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Date : 20191125


Dossier : T-1790-18

Référence : 2019 CF 1505

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 novembre 2019

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

KODY JOHN WILLIAM SOLOMON,

RALPH JUSTIN ROMANO et

PATRICIA KELLY SOLOMON

demandeurs

et

PREMIÈRE NATION DE GARDEN RIVER

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

Introduction

[1]  Le chef et le conseil de la Première Nation de Garden River ont adopté une série de résolutions bannissant Kody John William Solomon et Ralph Justin Romano du territoire de la Première Nation de Garden River (la PNGR). Dans le cadre de la présente demande, les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire des résolutions du conseil de bande (les RCB) et de la procédure suivie par le chef et par le conseil.

[2]  Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. J’ai conclu qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale dans la procédure suivie par le chef et le conseil de la PNGR qui a conduit au bannissement de MM. Solomon et Romano de la PNGR.

Contexte

[3]  Le demandeur Kody Solomon est membre de la Première Nation de Garden River, sur le territoire de laquelle il a vécu toute sa vie jusqu’à ce qu’il en soit banni en août 2018. Le demandeur Ralph Romano est le conjoint de fait de la mère de Kody, la demanderesse Patricia Kelly Solomon. M. Romano a vécu sur le territoire de la PNGR avec Mme Solomon pendant 19 ans avant d’en être banni. M. Romano et Mme Solomon ont une fille, qui est maintenant adolescente. Jusqu’en août 2018, tous les membres de la famille vivaient ensemble sur le territoire de la PNGR.

[4]  La réserve de la PNGR est située près de Sault Ste. Marie. Elle est dirigée par un chef et par des conseillers élus qui sont chargés de la gouvernance de la Première Nation. Elle compte environ 3 000 membres.

[5]  Le 27 août 2018, la PNGR a adopté deux résolutions, à savoir la résolution no 2017-2018-46 et la résolution no 2017-2018-47 en vertu du règlement administratif no 13. Les résolutions du conseil de bande en question étaient ainsi libellées :

[TRADUCTION] 

ATTENDU QUE le conseil de la Première Nation est chargé d’assurer la santé et la sécurité de ses citoyens;

ATTENDU QU’il existe une situation impliquant Ralph Justin Romano et mettant en cause la santé et la sécurité;

ATTENDU QUE Ralph Justin Romano est un non-membre de la Première Nation de Garden River qui a été accusé de trafic et de possession de drogues;

IL EST PAR LES PRÉSENTES RÉSOLU que le chef et le conseil de la Première Nation de Garden River BANNISSENT Ralph Justin Romano du territoire de la Première Nation de Garden River à compter de ce jour.

IL EST ÉGALEMENT RÉSOLU qu’il soit interdit à l’entreprise connue sous la raison sociale de D&R Plumbing, dont Ralph Justin Romano est l’un des associés, d’exercer des activités sur le territoire de la Première Nation de Garden River;

EN DERNIER LIEU, IL EST RÉSOLU que la présente résolution soit présentée au Service de police anishinabek de la Première Nation de Garden River afin qu’elle soit mise à exécution.

[et]

[TRADUCTION] 
ATTENDU QUE le conseil de la Première Nation est chargé d’assurer la santé et la sécurité de ses citoyens;

ATTENDU QU’il existe une situation impliquant Kody Solomon et mettant en cause la santé et la sécurité;

ATTENDU QUE Kody Solomon est un membre de la Première Nation de Garden River qui a été accusé de trafic et de possession de drogues;

IL EST PAR LES PRÉSENTES RÉSOLU que le chef et le conseil de la Première Nation de Garden River BANNISSENT Kody Solomon du territoire de la Première Nation de Garden River à compter de ce jour;

EN DERNIER LIEU, IL EST RÉSOLU que la présente résolution soit présentée au Service de police anishinabek de la Première Nation de Garden River afin qu’elle soit mise à exécution.

[6]  La requête en injonction sursoyant à l’exécution des RCB d’août 2018 présentée par les demandeurs a été rejetée le 19 décembre 2018 par la juge Strickland (Solomon c Première Nation de Garden River, 2018 CF 1284).

[7]  Entretemps, le 25 septembre 2018, le conseil de la PNGR a remplacé le règlement administratif no 13 par le règlement administratif no 20. Le règlement no 20 autorisait le conseil à déclarer que des membres de la bande, ainsi que leurs conjoints et leurs enfants, étaient des intrus. Ces termes ne figuraient pas dans le règlement administratif no 13.

[8]  Le 26 mars 2019, la PNG a adopté la résolution no 2018-2019-63, qui prévoyait :

[traduction

IL EST PAR LES PRÉSENTES RÉSOLU QUE :

1. Les résolutions du conseil de bande nos 2017-2018-46 et 2017-2018-47 soient abrogées à une date à déterminer à la convenance mutuelle du conseil et de MM. Romano et Solomon, mais ne devant pas être postérieure au 30 avril 2019. Une fois la date fixée, le conseil adoptera lors de sa réunion suivante une RCB abrogeant les résolutions en question avec effet à la date fixée.

2. Le conseil de la bande de Garden River a l’intention de convoquer une réunion, devant avoir lieu au plus tard le 30 avril 2019, pour décider si Kody Solomon et/ou Ralph Romano devraient être bannis du territoire de la réserve de Garden River. Les résolutions spécifiques soumises à la décision du conseil sont jointes à la présente résolution à titre d’annexes A et B.

3. En plus des conseillers, trois aînés tenus en haute estime par les membres de la communauté et connaissant les lois et les pratiques traditionnelles anishinaabe de Garden River seront présents et auront le droit de donner leur avis au conseil au sujet de la proposition de bannir Kody Solomon et/ou Ralph Romano.

4. La réunion aura lieu au pavillon de ressourcement Dan Pine, au plus tard le 30 avril 2019, à une date fixée d’un commun accord par le conseil et par Kody Solomon et Ralph Romano. Toutefois, si les intéressés n’arrivent pas à s’entendre sur cette date dans les 15 jours de la présente résolution, le chef fixera la date et l’heure de la réunion et en avisera Kody Solomon et/ou Ralph Romano.

5. Kody Solomon et Ralph Romano ont le droit de prendre la parole – ou de demander à quelqu’un de le faire en leur nom – pour une période maximale d’une heure trente minutes chacun au sujet des résolutions proposées jointes aux annexes A et B, ou pour une période plus longue, à la discrétion du conseil.

6. Si Kody Solomon et/ou Ralph Romano ou leur(s) représentant(s) n’assistent pas à la réunion, le conseil peut – sans toutefois y être obligé – désigner un aîné pour parler en leur nom.

7. La réunion a lieu à huis clos conformément à l’usage habituel de la bande de Garden River, à moins que Kody Solomon et Ralph Romano, ou l’un ou l’autre, ne demandent à ce que la réunion soit publique, auquel cas le conseil tient la réunion en séance publique ordinaire.

8. Après que Kody Solomon et Ralph Romano – ou leur(s) représentant(s) – ont fini de parler, les membres du conseil et les aînés présents discutent, débattent et délibèrent. Lorsqu’il est prêt à rendre sa décision, le conseil se prononce sur les résolutions jointes aux annexes A et B. Le sort de Kody Solomon et de Ralph Romano fera l’objet d’un vote distinct pour chacun.

9. Si Kody Solomon et Ralph Romano – ou leur(s) représentant(s) – n’assistent pas à la réunion, le conseil peut prendre une décision en leur absence.

10. Le conseil peut rendre sa décision immédiatement après la réunion ou reporter sa décision pour un maximum de 30 jours. Dans un cas comme dans l’autre, le chef prépare un résumé des motifs de la décision du conseil et le transmet à Kody Solomon et à Ralph Romano.

11. S’il décide d’adopter les résolutions jointes aux annexes A et B, le conseil transmet aux personnes concernées un avis d’intrusion et un ordre d’évacuation conformément au règlement administratif no 20, ainsi qu’une déclaration de bannissement conforme au droit anishinaabe.

12. En vertu des articles 15 à 25 du règlement administratif no 20, Kody Solomon et/ou Ralph Romano ont le droit de demander une audience devant le conseil pour interjeter appel de l’avis d’intrusion et de l’ordre d’évacuation, en avisant le gestionnaire de la bande par écrit dans les quatorze (14) jours suivant l’entrée en vigueur de la décision. L’avis d’appel transmis conformément à la présente partie est également considéré comme une demande de réexamen de la déclaration de bannissement.

13. Dans le cadre de sa décision, s’il décide d’adopter les résolutions figurant aux annexes A et B, le conseil peut également préciser des modalités quant à la façon et au moment où les personnes touchées peuvent demander au conseil de faire annuler leur bannissement.

[9]  Le 16 avril 2019, le conseil de la PNG a tenu une réunion à laquelle participaient les demandeurs et d’autres membres de leur famille. MM. Solomon et Romano ont tous les deux pris la parole et présenté leurs excuses. À la fin de la réunion, les demandeurs ont convenu de soumettre une proposition en vue de leur réintégration dans la communauté.

[10]  Le 23 avril 2019, Mme Solomon a soumis par message texte au chef de la PNGR une proposition au nom de son fils et de son mari. En voici un extrait :

[TRADUCTION] 

[…] Kody serait prêt à engager quelques gars pour l’aider à pêcher, et avec Ralph, il pourrait faire don d’orignaux ou de chevreuils à la banque alimentaire. Ralph fait tous les ans sur le terrain de jeu des feux d’artifice qui sont bien appréciés dans le quartier […] on pourrait demander à Kody de montrer aux jeunes ou à d’autres personnes comment dépouiller les originaux, les chevreuils et les filets de poisson, etc. Il est très doué et il peut faire bénéficier la communauté de ses talents. Ralph accorde aussi toujours de bons prix sur la plomberie. Faites-nous savoir quand nous nous reverrons. Je souhaite que les mêmes aînés soient invités. Merci.

[11]  Le 29 avril 2019, le conseil de bande a adopté les RCB nos 2019-2020-02 et 2019-2020-03 bannissant de nouveau MM. Solomon et Romano. Les résolutions précisaient que MM. Solomon et Romano étaient bannis parce qu’ils avaient été accusés d’infractions à la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, LC 1996 c 19, et que [TRADUCTION] « les drogues illégales ont causé beaucoup de tort à la Nation de Garden River et à ses membres » et [TRADUCTION] « le fait de permettre à Kody Solomon [et à Ralph Romano] de continuer à vivre sur le territoire de la Nation de Garden River pourrait causer du tort à la Nation et à ses membres ou mettre en péril la sécurité publique ».

[12]  La RCB d’avril 2019 indiquait que le conseil de la PNGR organiserait une réunion au cours de laquelle un cercle de justice déterminerait la procédure à suivre pour réintégrer M. Solomon dans la communauté.

[13]  Les RCB accordaient à MM. Solomon et Romano la possibilité de présenter une nouvelle demande de réexamen.

[14]  Le 1er mai 2019, après l’adoption de la RCB d’avril, le chef de la PNGR a fourni d’autres motifs justifiant les RCB en affirmant que MM. Solomon et Romano ne s’étaient pas [traduction] « clairement et publiquement engagés à réparer les torts qu’ils ont causés à la communauté » et que le conseil les considérait comme une menace pour la sécurité publique.

[15]  Dans sa lettre du 1er mai 2019, le chef de la PNG déclare ce qui suit :

[traduction] 

1. Kody Solomon doit continuer à participer à un processus de cercle de justice conformément au droit anishinaabe, avec pour objectif ultime sa réintégration complète au sein de la communauté. Jusqu’à ce que ce processus soit terminé, Kody Solomon est banni de la réserve de Garden River, sous réserve des exceptions contenues dans la résolution donnant effet à cette décision.

2. Ralph Romano était un invité à qui avait été accordé le privilège de vivre dans la réserve de Garden River. À la lumière de tous les facteurs dont il a tenu compte, le conseil bannit Ralph Romano de la réserve Garden River pour une période indéterminée, sous réserve des conditions et de la possibilité d’abrogation de la résolution prévues à l’article 5 de la résolution donnant effet à la présente décision.

[16]  Le 2 mai 2019, les demandeurs ont contesté leur bannissement. Le conseil de la PNGR a tenu le 28 mai 2019 une réunion qui a été enregistrée et à laquelle participaient huit conseillers, ainsi que les trois demandeurs. MM. Solomon et Romano ont pris la parole en leur nom personnel une fois de plus, tout comme Mme Solomon.

[17]   Le conseil n’avait pas quorum à la réunion du 28 mai 2019. De plus, la conseillère Karen Bell présidait la réunion, malgré le fait qu’elle avait été déclarée en situation de conflit d’intérêts et qu’elle avait admis ne pouvoir voter sur la question.

[18]  Le 11 juin 2019, le conseil a tenu une réunion au cours de laquelle il a adopté deux autres résolutions confirmant le bannissement de MM. Solomon et Romano.

[19]  Dans leur demande de contrôle judiciaire, les demandeurs sollicitent les mesures suivantes :

  • o une ordonnance annulant les articles 15 à 25 du règlement administratif no 20;

  • o une ordonnance annulant les RCB d’avril (2019-2020-02 et 2019-2020-03) et les RCB de juin (2019-2020-04 et 2019-2020-05);

  • o un bref de prohibition interdisant aux chefs et aux conseillers de la bande de prendre toute autre décision concernant le bannissement des demandeurs tant qu’ils seront chefs et conseillers de la bande;

  • o à titre subsidiaire, une ordonnance suspendant de façon permanente toute autre procédure dont est saisie le conseil concernant le bannissement des demandeurs;

  • o les dépens de leur demande.

Affidavits

[20]  À l’appui de la présente demande contrôle judiciaire, les demandeurs se fondent sur les éléments de preuve suivants :

  • o l’affidavit de Kayleigh Davidson;

  • o l’affidavit de Patricia Kelly Solomon;

  • o les RCB et les déclarations du conseil de la Première Nation de Garden River.

[21]  La défenderesse se fonde sur les éléments de preuve suivants :

  • o les RCB;

  • o l’enregistrement vidéo de la réunion du 28 mai 2019 du conseil;

  • o l’enregistrement vidéo de la réunion du 11 juin 2019 du conseil;

  • o le procès-verbal de la réunion du 11 juin 2019 du conseil;

  • o le contre-interrogatoire de Kayleigh Davidson;

  • o le contre-interrogatoire de Patricia Kelly Solomon.

Questions en litige

[22]  Le présent contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. Doit-on tenir compte de l’affidavit de Kayleigh Davidson?

  2. Quelle est la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire?

  3. Quelle est la norme de contrôle applicable?

  4. Les demandeurs ont-ils été privés de leur droit à l’équité procédurale?

  5. La décision de bannir les demandeurs était-elle raisonnable?

Analyse

1.  Devrait-on tenir compte de l’affidavit de Kayleigh Davidson?

[23]  La défenderesse s’oppose à ce que la Cour tienne compte de l’affidavit souscrit le 13 juin 2019 par Kayleigh Davidson dans le présent contrôle judiciaire. À cet affidavit sont jointes 34 annexes composées en grande partie de lettres échangées entre les avocats des parties entre le rejet de la requête en injonction des demandeurs, en juin 2018, et les RCB de juin 2019.

[24]  La défenderesse affirme que l’affidavit n’est pas conforme au paragraphe 81(1) des Règles des Cours fédérales étant donné qu’il ne porte pas exclusivement sur des faits dont Mme Davidson a eu personnellement connaissance. La PNGR affirme également que l’affidavit élargit la portée du contrôle judiciaire puisqu’il renferme des renseignements ultérieurs à la RCB du 11 juin 2019.

[25]  Les demandeurs affirment que l’affidavit de Mme Davidson renferme les renseignements factuels et procéduraux requis et qu’il tombe par conséquent sous le coup des exceptions prévues par l’arrêt Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, au paragraphe 20 [Access Copyright]. Ils soutiennent que, compte tenu des questions d’équité procédurale soulevées, l’affidavit en question est nécessaire pour mettre la Cour au courant de tout le contexte.

[26]  Dans ces conditions, je suis convaincue que l’affidavit tombe sous le coup des exceptions énumérées dans l’arrêt Access Copyright (au paragraphe 20), étant donné qu’il renferme des renseignements généraux et qu’il est nécessaire compte tenu des questions d’équité procédurale soulevées. J’admets donc en preuve l’affidavit de Mme Davidson.

2.  Quelle est la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire?

[27]  La défenderesse affirme qu’aux termes de l’article 302 des Règles, le présent contrôle judiciaire devrait porter uniquement sur les RCB du 11 juin 2019. L’article 302 des Règles des Cours fédérales dispose :

Sauf ordonnance contraire de la Cour, la demande de contrôle judiciaire ne peut porter que sur une seule ordonnance pour laquelle une réparation est demandée.

[28]  Les demandeurs affirment que, malgré l’article 302 des Règles, la Cour a compétence pour élargir la portée de son examen au-delà d’une « seule ordonnance » lorsque, comme en l’espèce, la demande porte sur une même série de faits qui sont si étroitement liés qu’on peut légitimement les considérer comme formant un tout. Ils invoquent à l’appui de cet argument les jugements Shotclose c. Première Nation Stoney, 2011 CF 750, et Frank c. Tribu des Gens-du-Sang, 2018 CF 1016.

[29]  Je souscris à la thèse des requérants. Bien que la PNRG ait adopté trois RCB de « bannissement » sur une période de 11 mois, chaque RCB de bannissement visait les mêmes personnes : Kody Solomon et Ralph Romano. Chaque RCB portait sur la même série de faits (les actes criminels reprochés) et chacune visait le même objectif : le bannissement du territoire de la PNRG. Il s’agit d’une série de faits qui sont si étroitement liés qu’ils doivent être considérés comme un tout. Par conséquent, je suis d’avis qu’il convient que la Cour tienne compte de l’ensemble des faits survenus au cours de la période de 11 mois comprise entre l’adoption des RCB en août 2018 à celle des RCB de juin 2019.

3.   Quelle est la norme de contrôle applicable?

[30]  Les parties ne s’entendent pas sur la norme de contrôle applicable.

[31]   Les demandeurs affirment que la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte en ce qui concerne les questions d’équité procédurale, et celle de la décision raisonnable pour les autres questions.

[32]  La défenderesse affirme que la norme de la décision raisonnable est la norme qui s’applique à toutes les questions soulevées par les demandeurs, y compris celles concernant l’équité procédurale. La défenderesse soutient que la PNGR est habilitée, en vertu des alinéas 81(1)c) et 81(1)d) de la Loi sur les Indiens, à prendre des règlements administratifs pour l’observation de la loi et le maintien de l’ordre et pour la répression de l’inconduite et des incommodités. Elle soutient que les règlements administratifs et les RCB de la PNRG se comparent à des lois électorales et qu’ils découlent du droit inhérent des Premières Nations à l’autonomie gouvernementale. À l’appui de son argument, elle invoque les jugements Pastion c. Première nation Dene Tha’, 2018 CF 648, aux paragraphes 19 à 28, et Crowchild c. Nation Tsuu T’ina, 2017 CF 861, aux paragraphes 25 et 26. Dans ces affaires, la Cour fédérale a confirmé que la norme de contrôle applicable était celle de la décision raisonnable et que la Cour devait faire preuve de beaucoup de retenue lorsque la décision faisant l’objet du contrôle découlait du droit inhérent des Premières Nations à l’autonomie gouvernementale.

[33]  La défenderesse affirme que la Cour doit faire preuve d’une grande retenue envers les décisions de la PNGR, qui agissait en vertu de son droit inhérent à l’autonomie gouvernementale lorsqu’elle a adopté les RCB.

[34]  À mon avis, les questions que soulève la présente demande ne portent pas sur le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale de la PNGR. Elles concernent plutôt la question de savoir si la procédure suivie par le chef et les conseillers de la PNGR lorsqu’ils agissaient en vertu des règlements et des RCB était équitable envers les demandeurs. La question cruciale ne concerne donc pas le droit inhérent de la PNGR d’ordonner le bannissement, mais plutôt la question de savoir si la procédure de bannissement suivie était équitable pour les demandeurs.

[35]  Il est de jurisprudence constante que les questions d’équité procédurale sont assujetties à la norme de contrôle de la décision correcte (Chemin de fer Canadien Pacifique c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, aux paragraphes 34, 40, 41, 49, 54, 55 et 56).

4.   Les demandeurs ont-ils été privés de leur droit à l’équité procédurale?

[36]  Les demandeurs soutiennent que la procédure suivie par le chef et les conseillers de la PNGR pour ordonner le bannissement était inéquitable. Ils font notamment valoir ce qui suit :

  • le conseil de la PNGR n’a pas suivi sa propre procédure;

  • il n’y a pas eu de véritable réexamen de la décision initiale ordonnant le bannissement;

  • le conseil n’était pas impartial, parce que certains conseillers ayant été déclarés en situation de conflit d’intérêts ont néanmoins participé aux réunions;

  • le conseil n’a pas tenu compte de l’importance de la décision en ce qui avait trait aux droits des demandeurs de résider sur le territoire de la PNGR.

[37]  Le critère appliqué pour vérifier si la procédure était équitable consiste à se demander si une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, croirait, selon toute vraisemblance, que le décideur n’a pas rendu une décision juste (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 1999 CSC 699, au paragraphe 46). Parmi les facteurs proposés dans l’arrêt Baker (aux paragraphes 23 à 27) pour évaluer l’équité procédurale, mentionnons : la nature de la décision et le processus suivi pour y parvenir, la nature du régime législatif, l’importance de la décision pour les personnes visées, les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision, et le choix de procédure fait par l’organisme fait lui-même.

[38]  Je vais maintenant examiner ses facteurs à la lumière des mesures et des décisions prises par le chef et par les conseillers de la PNGR au cours de la période de 11 mois écoulée entre le 27 août 2018 et le 11 juin 2019.

[39]  Il est acquis aux débats que les premières RCB du 27 août 2018 (reproduites au paragraphe 5 ci-dessus) ont été adoptées par le chef et les conseillers de la PNRG sans que MM. Solomon et Romano aient la possibilité de faire valoir leur point de vue. Rien ne permet non plus de penser qu’ils ont été avisés. Compte tenu des droits en jeu et des conséquences pour les demandeurs, il y a lieu de penser qu’une procédure équitable leur aurait donné la possibilité de connaître les arguments à leur encontre et d’avoir leur mot à dire dans le processus (s’ils avaient choisi de participer). Étant donné les graves conséquences que les décisions de bannissement ont sur eux, le degré d’équité procédurale auquel les demandeurs avaient droit était d’autant plus élevé.

[40]  Les dispositions pertinentes du règlement administratif no 13 sur lesquelles s’est fondée la PNGR pour adopter la RCB d’août 2018 prévoyaient ce qui suit :

[traduction] 

ATTENDU QUE le conseil de la Première Nation de Garden River souhaite prendre un règlement administratif prévoyant l’expulsion des intrus et des personnes fréquentant la réserve dans un but interdit et prévoyant certaines sanctions […]

… ATTENDU QU’IL est jugé à propos et nécessaire pour l’avantage, la commodité et la sécurité des habitants de la réserve indienne de la Première Nation de Garden River de prendre des dispositions pour l’expulsion de la réserve des intrus et des personnes fréquentant la réserve dans un but interdit et de prévoir certaines sanctions […]

BUTS INTERDITS

3. (1) Est réputée fréquenter la réserve dans un but interdit toute personne autre que celles visées au paragraphe (2) toute personne qui se livre à l’une ou l’autre des activités suivantes :

a. le déchargement de déchets;

b. l’enlèvement d’une réserve ou le fait de permettre à quelqu’un d’enlever, sans la permission écrite du ministre ou de son représentant dûment autorisé, des minéraux, des pierres, du sable, du gravier, de la glaise, ou de la terre des arbres, de jeunes arbres, des arbrisseaux, des broussailles, du bois de service, du bois de corde ou du foin, ou le fait d’avoir en sa possession une chose enlevée d’une réserve contrairement au présent article;

c. la chasse, la pêche et le piégeage;

d. le colportage et la vente ambulante d’articles ou de marchandises;

e. le flânage;

f. la sollicitation d’une aide financière.

 

 (2) Le paragraphe (1) ne s’applique pas aux personnes suivantes :

a. les résidents légitimes de la réserve;

b. toute personne qui, en vertu d’un règlement administratif du conseil, est titulaire d’un permis en cours de validité lui permettant de se livrer aux activités susmentionnées ou qui est autrement autorisée à exercer de telles activités.

[41]  Le droit à une audience impartiale exige que MM. Romano et Solomon soient adéquatement informés des allégations formulées contre eux et qu’ils aient une possibilité suffisante d’y répondre avant qu’une décision contraire à leurs intérêts ne soit prise (Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, au paragraphe 53).

[42]  Les demandeurs n’ont pas été informés, avant l’adoption de la première RCB par le conseil en août 2018, des allégations formulées contre eux ni des raisons pour lesquelles le conseil était d’avis qu’ils représentaient un danger pour la PNGR. Le seul renseignement que contenait la RCB d’août était qu’il y avait un [traduction« problème de santé et de sécurité ». On ne leur a pas précisé quelle activité visant un des « buts interdits » par le règlement administratif no 13 était invoquée pour justifier leur bannissement.

[43]  À la suite de l’adoption, en août 2018, de la RCB ordonnant leur bannissement, le conseil de la PNGR a décidé qu’il incombait aux demandeurs de réfuter l’allégation suivant laquelle ils représentaient un « danger », même si la PNGR n’avait jamais clairement expliqué le fondement de cette allégation. Par conséquent, les demandeurs ignoraient quels renseignements ils devaient réfuter, ce qui a eu pour effet de les placer dans une situation désavantageuse qui a contribué aux manquements à l’équité procédurale entachant les mesures prises par la suite par le chef et par le conseil de la PNGR.

[44]  En tout état de cause, après l’adoption de la RCB d’août 2018, le conseil de la PNGR aurait lui-même admis que la procédure suivie était entachée d’irrégularités. Le règlement administratif no 20 a été adopté le 25 septembre 2018. La principale différence qu’il comportait par rapport au règlement administratif no 13 est le fait qu’il autorisait le conseil de bande à bannir des membres de la PNGR, ainsi que toute personne réputée constituer une menace pour la paix et la sécurité de la bande ou pour celles de toute personne se trouvant légalement dans la réserve. Le règlement administratif n20 prévoyait une procédure qui avait de toute évidence été formulée sur mesure pour tenir compte de la situation particulière des demandeurs, en l’occurrence un membre (M. Solomon) et un non-membre (M. Romano) de la PNGR, qui étaient accusés d’une infraction criminelle.

[45]  Le 1er octobre 2018, le conseil a réaffirmé sa décision de bannir les personnes en question dans une lettre annonçant la prise du règlement administratif no 20. Le conseil considérait que la RCB du mois d’août était toujours en vigueur. Le fait que la décision ordonnant le bannissement n’a pas été réexaminée est confirmé par la déclaration suivante faite par le chef de la PNGR le 1er octobre 2018 :

[traduction

Le conseil de la Première Nation de Garden River a pris position contre M. Solomon et l’a banni du territoire de la Première Nation et a interdit les activités auxquelles il se livre. Cette décision était et demeure irrévocable […] nous n’entendons pas fléchir et nous sommes déterminées à envoyer un signal fort à tous les trafiquants de drogue en leur faisant bien comprendre qu’ils doivent cesser de causer du tort à notre communauté!

[Non souligné dans l’original.]

[46]  Malgré les mesures qu’ont prises le chef et les conseillers de la PNGR en rédigeant un nouveau règlement administratif et en transmettant la lettre du 1er octobre 2018 réaffirmant leur position, la décision initiale de bannir MM. Solomon et Romano n’avait toujours pas fait l’objet d’un réexamen. Il semble plutôt que le conseil de la PNGR se soit contenté de prendre un nouveau règlement et qu’il estimait avoir corrigé les lacunes de la RCB du mois d’août.

[47]  Il est incontestable que la RCB ordonnant le bannissement de MM. Solomon et Romano du territoire de la PNGR a eu des conséquences graves et importantes pour les demandeurs. M. Solomon a été expulsé de la communauté où il avait vécu toute sa vie. M. Romano vivait sur le territoire de la PNGR depuis 19 ans avec sa conjointe. Les ordonnances de bannissement ont fait éclater leur famille. Suivant la preuve, ces ordonnances ont également nui à la capacité des demandeurs d’exploiter leur entreprise et, par conséquent, de gagner leur vie.

[48]  La RCB adoptée le 26 mars 2019 (reproduite au paragraphe 8 ci-dessus) prévoit une procédure d’abrogation de la RCB d’août 2018 [traduction« à une date à déterminer ». À cette fin, les demandeurs ont participé à la réunion du 16 avril 2019 et, comme convenu, Mme Solomon a, le 23 avril 2019, soumis au chef une proposition (reproduite au paragraphe 10 ci-dessus) au nom de son fils et de son mari en vue de leur réintégration au sein de la communauté.

[49]  Les demandeurs estimaient que la proposition qu’ils soumettaient en vue de leur réintégration dans la communauté était une mesure à long terme. Il ressort toutefois de la réponse du conseil de la PNGR que le conseil cherchait à obtenir un aveu de culpabilité de la part des demandeurs, MM. Solomon et Romano. Voici un extrait des explications fournies le 1er mai 2019 par le chef :

[traduction

Le conseil a examiné et débattu les faits à l’origine de la présente discussion, les ravages causés par la drogue dans la réserve de Garden River, les accusations portées contre Kody Solomon et Ralph Romano, les interventions de Kody Solomon et de Ralph Romano lors du cercle de justice, ainsi que la proposition soumise par Kelly Solomon au chef Syrette en vue d’obtenir leur réintégration dans la communauté.

[…] le conseil a décidé, en tenant compte de l’ensemble des circonstances, qu’on ne pouvait affirmer avec certitude que Kody Solomon et Ralph Romano avaient assumé la responsabilité de leurs actes ou s’étaient clairement et publiquement engagés à réparer les torts causés à la communauté.

[50]  Bien que la RCB du 26 mars 2019 soit censée comporter une procédure de réexamen de la RCB, le conseil de la PNGR n’a pas suivi sa propre procédure énoncée dans le règlement administratif no 20. Tout d’abord, le conseil n’avait pas quorum lorsqu’il a entendu les interventions des demandeurs le 28 mai 2019, contrairement à ce que prévoit l’article 15 du règlement administratif no 20. Deuxièmement, le conseil n’a pas convoqué d’audience de réexamen dans le délai de 14 jours prévu à l’article 16 du règlement administratif n20. Troisièmement, le conseil n’a pas effectivement réexaminé la décision lorsqu’il a tenu son audience. Enfin, le conseil n’a pas pris sa décision dans le délai de trois jours prévu à l’article 19 du règlement administratif n20, mais a attendu deux semaines avant de prendre sa décision.

[51]  Compte tenu du fait qu’il semble que le règlement administratif n20 ait été rédigé de manière à tenir compte de leur situation précise, MM. Solomon et Romano avaient une attente légitime que la procédure prévue par le règlement administratif n20 soit suivie. Toutefois, le fait que les attentes de la PNGR ont changé au fil du temps a suscité la crainte raisonnable que la procédure soit entachée de partialité.

[52]  Lorsqu’on examine les facteurs de l’arrêt Baker en tenant également compte de la crainte raisonnable de partialité, il est évident qu’il y a eu manquement au droit des demandeurs à l’équité procédurale. Il ressort de la preuve que le conseil de la PNGR a pris une série de mesures qui démontrent qu’il n’a jamais donné suite au réexamen auquel il s’était engagé dans sa décision originale de bannissement. Les RCB du 29 avril 2019 et du 11 juin 2019 n’étaient qu’une nouvelle version, fondée sur le nouveau règlement, des bannissements initiaux d’août 2018. Le processus décisionnel à l’origine de la décision de juin 2019 du conseil était inéquitable sur le plan procédural parce que le conseil avait déjà arrêté sa décision dès le mois d’août 2018. À partir de ce moment-là, le conseil de la PNGR n’a fait que défendre sa décision initiale plutôt que de procéder à un véritable réexamen.

[53]  Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que, lorsqu’on la considère dans son ensemble, la procédure était inéquitable sur le plan procédural.

5.  La décision de bannir les demandeurs était-elle raisonnable?

[54]  Comme j’ai conclu que la procédure de bannissement suivie par la PNGR n’était pas équitable sur le plan procédural envers les demandeurs, toute décision découlant de cette procédure est également déraisonnable.

Dépens

[55]  Les demandeurs ont droit aux dépens, que je fixe à 4 000 $.


JUGEMENT dans le dossier T-1790-18

LA COUR ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire, ANNULE les RCB du 29 avril 2019 et du 11 juin 2019 et RENVOIE l’affaire au conseil pour réexamen. Les demandeurs ont droit aux dépens, lesquels sont fixés à 4 000 $.

« Ann Marie McDonald »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 16e jour de janvier 2020.

Claude Leclerc, traducteur.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1790-18

 

INTITULÉ :

KODY JOHN WILLIAM SOLOMON ET AUTRES c

PREMIÈRE NATION DE GARDEN RIVER

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

toronto (ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 septembRE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

La JUGE mcdonald

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

 

LE 25 NovembRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Louis P. Strezos

Michelle M. Biddulph

Brian Greenspan

POUR LES demandeurs

Maggie Wente

Corey B. Shefman

POUR LA défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Louis P. Strezos & Associate

Toronto (Ontario)

Greenspan Humphrey Weinstein

Toronto (Ontario)

 

POUR LES demandeurs

Olthius Kleer Townshend LLP

Toronto (Ontario)

POUR LA défenderesse

 

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