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Date : 20191113


Dossier : IMM‑3642‑18

Référence : 2019 CF 1420

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 13 novembre 2019

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

IRENE ISTRATI JACOBUS

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Mme Jacobus, la demanderesse, est citoyenne de l’Indonésie. Elle sollicite le contrôle judiciaire de la décision que la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rendue le 17 juillet 2018 [la décision], à la fin de l’audience. La SPR a conclu que Mme Jacobus n’avait pas qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, aux termes de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2]  Mme Jacobus, qui est de foi chrétienne, a fondé sa demande d’asile sur la crainte de son ex‑conjoint, M. Zulkifli. Celui‑ci était devenu violent à son égard, tant physiquement que verbalement, après s’être joint à un groupe de musulmans qui faisaient la promotion d’un islam radical. Il a exercé des pressions sur elle pour qu’elle se convertisse du christianisme à l’islam. Il l’a également isolée de ses amis et a menacé de la tuer si elle le quittait ou s’il la voyait avec un autre homme.

[3]  Lorsque les menaces se sont intensifiées au cours de la troisième année de leur relation, Mme Jacobus a commencé à craindre que M. Zulkifli ne la tue dans son sommeil. Avec l’aide d’un ami qui lui a acheté un billet d’avion et l’a conduite à l’aéroport, elle a pu quitter l’Indonésie et venir au Canada en septembre 2009, munie d’un visa de visiteur d’une durée de six mois. Mme Jacobus affirme que M. Zulkifli ignore où elle se trouve ou encore qu’elle est au Canada.

[4]  En août 2012, Mme Jacobus a été détenue par les autorités frontalières. Elle affirme que c’est à ce moment qu’elle a appris pour la première fois qu’elle pouvait demander l’asile, ce qu’elle a ensuite fait.

II.  La question en litige et la norme de contrôle applicable

[5]  Bien que les documents déposés soulèvent plusieurs questions, les parties ont convenu lors de l’audience que la seule question à trancher était de savoir si la conclusion de la SPR selon laquelle Mme Jacobus avait une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable à Bali était raisonnable. Cette conclusion est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Haastrup c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 711, au par. 9.

[6]  Le caractère raisonnable d’une décision s’apprécie en fonction de la question de savoir si le processus décisionnel est justifié, transparent et intelligible ainsi que si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit faire preuve de retenue à l’égard de l’expertise du tribunal décisionnel. La déférence exige de la Cour une attention respectueuse aux motifs donnés ou qui pourraient être donnés : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, aux par. 47 et 48 [Dunsmuir].

[7]  Si la décision appartient aux issues raisonnables, le fait qu’une issue différente soit possible ne permet pas de conclure qu’une décision est déraisonnable. Les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, aux par. 16 et 17 [Newfoundland and Labrador Nurses’ Union].

III.  Analyse

[8]  La SPR a avisé Mme Jacobus que l’une des questions en litige portait sur l’existence d’une PRI à Bali. Comme je l’ai déjà mentionné, le caractère raisonnable de la conclusion relative à la PRI est la seule question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire.

[9]  Pour les motifs exposés ci‑dessous, je conclus que, en considérant que Bali constituait une PRI viable, la SPR a raisonnablement appliqué le critère à deux volets établi par la Cour d’appel fédérale dans Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CAF), à savoir que :

[P]our établir le bien‑fondé de sa revendication du statut de réfugié au sens de la Convention, le demandeur […] doit prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il risque sérieusement d’être persécuté dans son pays. Si la question de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays est soulevée, il doit prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il risque sérieusement d’être persécuté dans cette partie de son pays qui offre prétendument une possibilité de refuge. […]

[10]  Si Mme Jacobus risque sérieusement d’être persécutée à Bali ou s’il n’est pas raisonnable pour elle de s’y installer, alors il ne s’agit pas d’une PRI viable. La question de savoir si une PRI est raisonnable ou non est tranchée objectivement. Le seuil pour prouver le caractère déraisonnable objectif est très élevé. Il faut une preuve réelle et concrète de l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité de Mme Jacobus lorsqu’elle doit se rendre à Bali ou s’y réinstaller temporairement : Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 (CAF) [Ranganathan], au par. 15.

[11]  En fin de compte, la SPR a conclu que Mme Jacobus ne serait exposée à aucune possibilité sérieuse de persécution, que ce soit de la part d’extrémistes musulmans hostiles aux chrétiens ou de M. Zulkifli personnellement. La SPR a tiré ces conclusions principalement en raison de l’insuffisance de la preuve présentée par Mme Jacobus.

[12]  Dans les observations qu’elle a présentées à la SPR, Mme Jacobus a prétendu qu’elle craignait avec raison d’être persécutée et que cela découlait de son sexe, de la violence familiale dont elle était victime et de sa religion chrétienne, alors qu’elle vivait dans un pays majoritairement musulman.

[13]  Dans la présente demande, Mme Jacobus soutient en outre que la SPR a omis d’examiner ses allégations aux termes des Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe, publiées le 13 novembre 1996 [les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe].

A.  Les facteurs liés au sexe et à la religion ainsi que les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe

[14]  Mme Jacobus soutient que la SPR n’a pas été réceptive et sensible aux Directives concernant la persécution fondée sur le sexe et que la décision devrait être annulée. Elle n’a pas précisé en quoi la SPR avait omis de tenir compte des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe. Dans ses documents, Mme Jacobus a reproduit une partie des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe et a affirmé que, compte tenu de son sexe, la SPR aurait dû tenir compte de sa capacité de se rendre en toute sécurité à l’endroit censé offrir une PRI. La SPR aurait également dû tenir compte de facteurs religieux, économiques et culturels, et se demander si ces facteurs auraient une incidence sur la demanderesse dans la région correspondant à la PRI et de quelle façon.

[15]  Je ne suis pas d’accord pour dire que la SPR n’a pas tenu compte des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe qu’elle a mentionnées au début de la décision. La SPR a raisonnablement examiné et appliqué les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe à la preuve fournie par Mme Jacobus.

(1)  La foi chrétienne

[16]  Lorsqu’elle a examiné la possibilité de refuge intérieur à Bali, la SPR a noté que Mme Jacobus avait prétendu qu’elle ne pouvait trouver refuge nulle part en Indonésie, en raison de la majorité musulmane. En examinant la démographie de Bali, la SPR a tenu compte du fait que 84 p. 100 des habitants étaient hindous, 13 p. 100 musulmans et 3 p. 100 chrétiens. Les musulmans n’étaient pas majoritaires.

[17]  Lorsque la SPR a interrogé Mme Jacobus sur la raison pour laquelle elle ne serait pas en sécurité à Bali, celle‑ci a invoqué l’attentat à la bombe perpétré il y a plusieurs années par des extrémistes musulmans. La SPR a noté que l’attaque ciblait un groupe de touristes australiens. La SPR a conclu que l’attaque ne constituait pas une preuve que M. Zulkifli ciblerait Mme Jacobus à Bali. De plus, le tribunal a reconnu que les extrémistes musulmans harcèlent et attaquent parfois violemment les membres des communautés religieuses minoritaires, mais il a conclu qu’il s’agissait d’un risque généralisé partagé par tous les membres de ces communautés minoritaires.

(2)  Le voyage sécuritaire vers l’endroit offrant une PRI

[18]  Le voyage sécuritaire vers l’endroit sûr est un facteur important dans l’appréciation de la viabilité d’une PRI : Ranganathan, au par. 15.

[19]  Contrairement aux observations de Mme Jacobus, la SPR a bel et bien examiné la question de savoir si elle pouvait se rendre en toute sécurité à Bali. La SPR a souligné que Bali se trouvait à plus de 1000 km de Jakarta et que Mme Jacobus pouvait s’y rendre directement par avion, sans passer par Jakarta.

(3)  Les facteurs culturels

[20]  Mme Jacobus laisse entendre que la SPR n’a pas discuté des facteurs culturels auxquels elle ferait face à Bali en tant que femme célibataire membre d’une minorité culturelle. Toutefois, la seule mention d’un aspect de nature culturelle dans la demande d’asile figure dans l’exposé circonstancié personnel de Mme Jacobus. Elle déclare qu’elle ne serait pas en mesure de déménager dans une plus petite île à l’extérieur de Jakarta, [traduction] « sans subir de répression de nature religieuse et culturelle ».

[21]  Mme Jacobus n’a pas expliqué, ni dans les documents de sa demande d’asile ni dans son témoignage devant la SPR, la nature ou l’étendue d’une éventuelle répression culturelle qu’elle craignait si elle devait vivre à Bali. Essentiellement, la SPR ne disposait que de la simple affirmation de Mme Jacobus.

[22]  Mme Jacobus n’a présenté aucune observation à la SPR au sujet des enjeux culturels existants à Bali ou ailleurs. Il est tout à fait raisonnable que la SPR ne tienne pas compte d’une question que Mme Jacobus n’a pas soulevée, qu’elle n’a pas expliquée et pour laquelle elle n’a fourni aucun élément de preuve.

(4)  Les facteurs liés à l’emploi et au statut de femme célibataire

[23]  La SPR a conclu que Mme Jacobus était une femme instruite d’âge mûr, célibataire et sans enfant qui vivait seule à Jakarta. Elle a été en mesure de subvenir à ses besoins grâce au travail de bureau effectué pour une société de transport maritime et pour une banque pendant une période de 12 ans. Mme Jacobus n’a présenté aucun élément de preuve indiquant qu’elle ne pouvait pas vivre et travailler à Bali.

[24]  La SPR a également conclu que, dans son exposé circonstancié, Mme Jacobus s’était décrite comme une « personne indépendante et ouverte d’esprit » et qu’elle n’avait présenté aucun élément de preuve démontrant que la religion ou l’origine ethnique constitueraient des problèmes qui limiteraient sa réinstallation à Bali. Étant donné que Mme Jacobus parle à la fois l’indonésien et l’anglais, le tribunal a conclu qu’il n’y avait aucun obstacle apparent à sa capacité de trouver un emploi et de subvenir à ses besoins à Bali.

[25]  Après avoir examiné la décision et la transcription de l’audience, je suis convaincue, comme je l’ai déjà mentionné, que la SPR a raisonnablement tenu compte des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe et des questions précises soulevées par Mme Jacobus à cet égard. Les conclusions qu’elle a tirées étaient raisonnables au regard des faits et du droit.

B.  Le risque de violence familiale

[26]  En ce qui concerne le risque de violence familiale de la part de M. Zulkifli, Mme Jacobus a témoigné qu’il ignorait qu’elle s’était enfuie au Canada. Selon elle, bien que neuf ans se soient écoulés depuis qu’elle avait quitté l’Indonésie, M. Zulkifli pouvait croire qu’elle se trouvait toujours au pays. Sa crainte de M. Zulkifli si elle vivait à Bali était motivée par le fait qu’il avait de nombreux amis et que la photographie de Mme Jacobus se trouvait sur son téléphone. Elle a déclaré que lui ou ses amis pourraient la retrouver à Bali et que M. Zulkifli mettrait alors ses menaces à exécution et lui ferait du mal.

[27]  La SPR a conclu que Mme Jacobus n’avait présenté aucune preuve que la cellule à laquelle appartenait M. Zulkifli était un groupe violent ou que ses membres la poursuivraient pour lui faire du mal, parce qu’ils étaient des musulmans et des amis de M. Zulkifli.

[28]  La SPR a demandé à Mme Jacobus si elle avait des éléments de preuve démontrant qu’elle serait ciblée si elle vivait à Bali. Elle a répondu qu’elle ne savait pas si elle serait ciblée ou non, mais qu’elle ne voulait pas que cela se produise et qu’elle voulait se protéger.

[29]  La SPR a conclu que rien ne démontrait que M. Zulkifli était toujours à la recherche de Mme Jacobus ou qu’il l’avait poursuivie au cours des neuf dernières années. Le seul élément de preuve présenté par Mme Jacobus était une lettre d’un ami de l’église qui affirmait avoir vu M. Zulkifli en juin 2017. À ce moment‑là, M. Zulkifli lui avait demandé s’il savait où se trouvait Mme Jacobus. Selon l’ami, lorsqu’il avait dit qu’il ne savait pas où se trouvait Mme Jacobus, M. Zulkifli s’était éloigné précipitamment.

[30]  Compte tenu de ce qui précède, je conclus que la SPR a raisonnablement jugé que Mme Jacobus ne serait pas personnellement exposée à un risque de préjudice de la part de M. Zulkifli ou de quiconque agirait en son nom si elle déménageait à Bali. Il s’agit donc d’une PRI viable.

[31]  En ce qui concerne le deuxième volet du critère, les faits qui précèdent s’appliquent également à l’examen du caractère raisonnable de la réinstallation de Mme Jacobus à Bali. Mme Jacobus n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour convaincre la SPR qu’il serait déraisonnable pour elle, au sens de la jurisprudence, de se réinstaller à Bali.

IV.  Conclusion

[32]  Il incombait à Mme Jacobus de démontrer à la SPR pourquoi Bali ne constituait pas une PRI viable. La SPR a raisonnablement conclu qu’elle ne s’était pas acquittée de ce fardeau, compte tenu de la preuve insuffisante qu’elle avait présentée à l’appui de ses allégations.

[33]  La déférence est un élément clé du contrôle de toute décision d’un tribunal administratif. Dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union, la juge Abella a demandé à la cour de révision d’aborder le contrôle de la décision d’un tribunal de la façon suivante :

[traduction]

La déférence est le principe directeur qui régit le contrôle de la décision d’un tribunal administratif selon la norme de la décision raisonnable. Il ne faut pas examiner les motifs dans l’abstrait; il faut examiner le résultat dans le contexte de la preuve, des arguments des parties et du processus. Il n’est pas nécessaire que les motifs soient parfaits ou exhaustifs.

Newfoundland and Labrador Nurses’ Union, au par. 18.

[34]  L’analyse de la SPR aurait pu être plus approfondie, mais elle est raisonnable. Le contrôle judiciaire n’est pas une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur : Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, au par. 54.

[35]  Le critère de l’arrêt Dunsmuir a été respecté. Les motifs fournis par la SPR permettent à la Cour de comprendre pourquoi elle est arrivée à la décision qu’elle a rendue, et le dossier sous‑jacent confirme que le résultat appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[36]  La demande est rejetée. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3642‑18

LA COUR STATUE :

1.  que la demande est rejetée;

2.  qu’il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier;

3.  qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 13e jour de décembre 2019

Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3642‑18

 

INTITULÉ :

IRENE ISTRATI JACOBUS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 MARS 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 13 NOVEMBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

John Rokakis

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Christopher Crighton

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

John Rokakis

Avocat

Windsor (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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