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Date : 20191127


Dossier : IMM-1857-19

Référence : 2019 CF 1519

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 27 novembre 2019

En présence de madame la juge Fuhrer

ENTRE :

KEMAL KAYA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Monsieur Kemal Kaya est un citoyen de la Turquie et il s’identifie comme étant un alévi kurde. Pendant qu’il travaillait à bord d’un navire de charge étranger, M. Kaya s’est rendu de Singapour au Canada. Le 30 septembre 2017, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] lui a accordé une permission de 72 heures pour quitter le navire. Il n’est jamais retourné à bord.

[2]  Le 3 octobre 2017, IRCC a déclaré M. Kaya comme étant interdit de territoire pour avoir omis de retourner à bord du navire ou de quitter le Canada dans les 72 heures après avoir cessé d’être un membre d’équipage, et a délivré un mandat à son encontre. IRCC a ensuite pris une mesure d’exclusion le 11 janvier 2018, empêchant M. Kaya de présenter une demande d’asile. Le mandat a finalement été exécuté le 2 février 2018. Peu après, M. Kaya a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] conformément au paragraphe 112(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[3]  Un agent principal d’immigration [API] a rendu une décision défavorable relativement à la demande d’ERAR de M. Kaya quelque douze mois plus tard, soit le 21 février 2019, ce qui a entraîné la délivrance d’une convocation à se présenter en vue de son renvoi par l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC], et la présente demande de contrôle judiciaire aux termes du paragraphe 72(1) de la LIPR. Le 26 mars 2019, la juge Mactavish (tel était son titre alors) a accordé un sursis à l’égard de la mesure de renvoi en attendant l’issue de la demande de contrôle judiciaire.

[4]  Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie et l’affaire est renvoyée pour nouvel examen.

II.  Contexte

[5]  Dans sa demande d’ERAR, M. Kaya allègue qu’il a été persécuté en raison de son appartenance ethnique, de son identité religieuse et de ses opinions politiques. Il est exposé à un niveau de danger accru en raison de la renommée de sa mère en tant que dissidente politique. De plus, il allègue que sa mère et lui ont été torturés en 2002 en raison des activités politiques de sa mère et que, même après que celle‑ci eut fui en Autriche, les autorités turques ont continué de surveiller les membres de sa famille, et les ont mis en détention arbitraire pendant de courtes périodes tout en les menaçant. Il affirme que ses collègues de travail sur le navire de charge [traduction« lui feraient la vie dure » aussi s’ils venaient à connaître ses origines.

[6]  M. Kaya prétend qu’il était au parc Gezi en juin 2013 lorsque des émeutes ont éclaté. Il explique qu’il a été détenu par la police qui, après avoir découvert ses liens avec sa mère, l’a insulté et battu sauvagement. Des procureurs l’ont interrogé avant de le mettre en liberté. À la suite de ces événements, des partisans du Parti de la justice et du développement [l’AKP] l’ont attaqué avec des bâtons après qu’il leur eut dit que [traduction« la tentative de coup d’état était une mise en scène ». Il affirme que la police n’a pas voulu lancer une enquête.

[7]  M. Kaya aurait pris part à une manifestation organisée par le Parti démocratique des peuples [le HDP] après l’arrestation des deux coprésidents du parti en novembre 2016. La police a attaqué les manifestants avec des gaz lacrymogènes et des canons à eau avant de procéder à des arrestations, dont celle du demandeur. Là encore, ce dernier a été interrogé au sujet de sa mère, de ses détentions précédentes, et d’organisations illégales, et a été passé à tabac après qu’il eut protesté lorsqu’un de ses interrogateurs a blasphémé à propos de sa mère. Le procureur public l’a mis en liberté un jour plus tard.

[8]  M. Kaya prétend qu’il a eu une violente altercation avec des agents de police en civil en avril 2017 après que ceux‑ci eurent commencé à détruire des prospectus qu’il distribuait. Il explique qu’il a été battu et amené au poste de police, où il a été mis dans une cellule à l’intérieur de l’unité antiterrorisme avant d’être escorté en salle d’interrogatoire les yeux bandés. Il allègue qu’il a été longuement interrogé au sujet de ses détentions passées, de ses activités politiques, de sa mère et d’organisations de gauche illégales, et été accusé de faire partie de telles organisations. Après avoir nié son appartenance à ces organisations, il a subi des mauvais traitements et a reçu des menaces. Le procureur public l’a à nouveau remis en liberté 36 heures plus tard.

[9]  M. Kaya explique qu’il n’a pas tenté de fuir la Turquie avant parce qu’il ne voyait pas comment il le pourrait, puisque même les navires de charge sur lesquels il travaillait n’allaient pas dans des pays sûrs et qu’il était toujours accompagné d’agents de sécurité. L’événement survenu en avril 2017, toutefois, a été la goutte qui a fait déborder le vase, de sorte qu’en mai 2017 il est monté à bord d’un navire de charge qui semble être retourné en Turquie au cours du même mois. M. Kaya allègue qu’à son retour, il a à nouveau été détenu pendant plusieurs heures et a dû répondre à de nombreuses questions.

[10]  M. Kaya, après avoir payé un intermédiaire pour qu’il prenne des dispositions afin de lui faire quitter le pays en toute sécurité par la voie des airs, s’est envolé de la Turquie en direction de Singapour, le 5 juillet 2017, afin de prendre place à bord d’un navire de charge à destination du Canada. Il explique que cette étape s’est avérée nécessaire parce qu’il ne pouvait pas prendre un vol direct de la Turquie en direction du Canada sans visa. Il est arrivé à Mississauga le 29 septembre 2017 et a quitté le navire en compagnie d’un autre membre d’équipage. Il a trouvé un interprète en décembre 2017 mais, en raison des fêtes de fin d’année, n’a pas pu présenter une demande d’asile immédiatement. De plus, en raison de ses prétendues expériences passées, il craignait d’être placé en détention dès la présentation de sa demande, puisqu’il avait entendu dire qu’il en avait été ainsi pour son collègue qui avait aussi quitté le navire. Il a fini par surmonter sa peur et a présenté une demande d’asile après avoir trouvé un avocat.

[11]  M. Kaya allègue que la police en Turquie continue de se renseigner à son sujet, puisque le capitaine a rapporté aux autorités turques qu’il voulait demander l’asile au Canada.

III.  Décision contestée

[12]  L’API a accepté d’analyser l’ensemble du dossier en raison de la mesure d’exclusion, mais n’a pas jugé nécessaire de tenir une audience étant donné que la crédibilité de M. Kaya n’était pas en cause. Puisque l’ERAR a pour objet l’appréciation du risque prospectif, l’API a commencé par renvoyer à des extraits de la plus récente version du Country Report on Human Rights Practices - Turkey (2007) du Département d’État des États‑Unis. Ces extraits portaient sur les sujets suivants : les importants changements politiques qui sont survenus depuis 2016 et la répression politique qui s’en est suivie; le fonctionnement et l’efficacité de la police et de l’appareil judiciaire; et la discrimination à laquelle est exposée la population alévie kurde. L’API a ensuite pris en compte le document de l’organisation Freedom House, intitulé Freedom in the World 2018 – Turkey et a établi que la Turquie [traduction« n’était pas libre ».

[13]  L’API a résumé les facteurs de risque allégués par M. Kaya en ces termes :

  • - Le demandeur est un alévi kurde et a été persécuté et arrêté par le passé en raison des activités politiques de sa mère;

  • - La mère du demandeur a été arrêtée et torturée et s’est enfuie pour demander l’asile en Autriche;

  • - Le demandeur affirme que ses frères et sœurs et lui ont été interrogés à de nombreuses reprises et détenus pendant de courtes périodes entre 2004 et 2014;

  • - Le demandeur a déclaré [traduction« ma demande d’asile repose sur mon identité alévie kurde et de partisan du HDP et sur des liens soupçonnés de ma mère et moi avec une organisation de gauche illégale » ;

  • - Le demandeur a affirmé qu’il avait été détenu et interrogé pour la dernière fois en avril 2017 avant de s’embarquer sur un navire en partance de Singapour pour le Canada.

[14]  L’API a souligné que M. Kaya avait présenté un récit quant à ce qu’il avait vécu en Turquie, dans lequel il avait décrit ce qui faisait que sa mère était perçue comme une dissidente politique, avait été arrêtée et torturée en 2002, et avait fini par s’enfuir en Autriche, où elle avait demandé et obtenu l’asile. M. Kaya a aussi relaté des événements qui seraient arrivés aux membres de sa famille et à lui-même en Turquie jusqu’en 2017, et a produit des documents traduits de la Human Rights Foundation of Turkey (fondation des droits de la personne de la Turquie) étayant la torture subie par sa mère en Turquie.

[15]  Après avoir accepté les éléments de preuve montrant que la mère de M. Kaya était perçue comme une dissidente politique et avait été détenue et torturée en 2002‑2003, l’API a conclu que cela n’établissait pas que M. Kaya lui-même avait été maltraité, persécuté ou torturé. De plus, l’API a conféré peu de poids aux allégations relatées de persécution passée de M. Kaya parce que celui‑ci avait produit peu d’éléments de preuve corroborants selon lesquels il avait personnellement été persécuté ou maltraité pendant qu’il résidait en Turquie. Pour cette raison, l’API a conclu que M. Kaya ne s’était pas acquitté du fardeau de preuve qui lui incombait pour démontrer le risque.

[16]  L’API a conclu que M. Kaya avait produit peu d’éléments de preuve de rapports ou de documents quant aux conditions dans le pays pour les alévis ou les Kurdes ou les opposants/dissidents politiques. Par conséquent, il a effectué ses propres recherches, citant des extraits de rapports de Freedom House (2018) et de Minority Rights Group International. En dépit du fait qu’il a trouvé [traduction« certains des rapports […] troublants, [l’API a conclu] qu’ils présentaient de l’information touchant la population tout entière. Les Kurdes et les alévis sont nombreux en Turquie. Bien qu’ils aient pu faire l’objet de discrimination […] [cela n’atteignait pas] le niveau de la persécution selon les rapports relatifs à la situation dans le pays qui sont disponibles à l’heure actuelle. »

IV.  Questions en litige

[17]  L’API a-t-il commis une erreur de fait ou de droit, manqué à l’équité procédurale ou outrepassé sa compétence?

V.  Norme de contrôle

[18]  Les demandes d’ERAR sont des « demandes axées sur les faits qui impliquent la pondération des éléments de preuve et l’expertise d’un agent dans l’évaluation des risques ». Pour ces raisons, elles sont généralement susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au par. 59; Semykin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 496 [Semykin] aux par. 11 et 12; Namgyal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1327 au par. 14.

[19]  Cela dit, comme il est souligné dans la décision Ruszo au sujet de la question de l’équité procédurale, « [l]a norme de contrôle applicable portant sur la question de tenir une audience semble dépendre de l’approche de la cour. Si cette dernière est d’avis que la tenue d’une audience est une question d’équité procédurale, la norme de contrôle est celle de la décision correcte. S’il est plutôt d’avis qu’elle constitue une question d’interprétation de la LIPR, la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable. […] [L]orsqu’il s’agit d’établir si un agent d’ERAR aurait dû tenir une audience, la norme de contrôle doit être celle de la décision raisonnable, puisque la décision dépend de l’interprétation et de l’application de la loi applicable, c’est-à-dire les articles 113(b) et 167 de la LIPR » : Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 788 [Ruszo] au par. 16.

[20]  Selon la norme de la décision raisonnable, la Cour « [déférera] à toute interprétation raisonnable du décideur administratif, même lorsque d’autres interprétations raisonnables sont possibles » tant que celle-ci appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : McLean c Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67 au par. 40; Canada (Procureur général) c Heffel Gallery Limited, 2019 CAF 82 au par. 48; Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117 aux par. 27 et 28; Dunsmuir c Nouveau Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] au par. 47.

[21]  Si les motifs du décideur, quand ils sont interprétés dans le contexte des éléments de preuve, permettent à la Cour de comprendre le fondement de la décision du tribunal, la décision sera justifiée, transparente et intelligible : Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [NL Nurses] aux par. 15 à 18. Avant de tenter de contrecarrer la décision du décideur, la Cour doit d’abord chercher à la compléter : NL Nurses, précité au par. 12. Toutefois, la Cour n’a pas le « pouvoir absolu de reformuler la décision en substituant à l’analyse qu’elle juge déraisonnable sa propre justification du résultat » : Petro-Canada c British Columbia (Workers’ Compensation Board), 2009 BCCA 396 aux par. 53 et 56, adopté dans l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 [Alberta] au par. 54, et dans l’arrêt Delta Air Lines Inc c Lukács, 2018 CSC 2 [Delta] au par. 24.

VI.  Dispositions pertinentes

[22]  Voir à l’Annexe A les dispositions de la LIPR et du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR] qui s’appliquent.

VII.  Analyse

[23]  M. Kaya affirme qu’il a produit des éléments de preuve corroborants à l’appui de son récit, soulignant les traductions anglaises du rapport de la Human Rights Foundation of Turkey au sujet de sa mère, et un document intitulé Minutes of Statement (procès-verbal de déposition), qui contient des précisions sur une déposition que la mère de M. Kaya aurait faite au poste de police de Gazi. Le premier document montre que sa mère a déclaré qu’il avait été torturé, outre le fait qu’elle avait elle-même été torturée, tandis que le dernier document souligne que des soldats ont menacé sa mère qu’ils le tueraient si elle posait des gestes répréhensibles. Il précise que lorsqu’un document passe sous silence un élément donné, l’omission en question n’entache pas la crédibilité : Sitnikova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 464 [Sitnikova] au par. 23, citant la décision Belek c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 205 au par. 21.

[24]  De plus, M. Kaya soutient que, étant donné que sa crédibilité n’est pas en cause, son récit doit être accepté en tant que preuve des faits : Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 [Maldonado] au par. 5. Il souligne que l’API n’a pas relevé d’information ou d’élément de preuve supplémentaire qu’il aurait raisonnablement pu présenter : Mowloughi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 270 au par. 65. M. Kaya déclare qu’il n’y a aucun doute que les membres de sa famille et lui-même ont eu des problèmes et affirme qu’il ne s’agissait pas d’une simple question d’éléments de preuve insuffisants étant donné que les faits ne pouvaient étayer aucune autre inférence raisonnable sinon qu’il était pris pour cible par des agents étatiques.

[25]  M. Kaya conclut que le fait d’exiger des éléments de preuve additionnels de sa part, sans explication claire, relevait de l’hypothèse et s’apparentait davantage à une conclusion voilée quant à la crédibilité, ce qui a entraîné un manquement à l’équité procédurale parce qu’il n’a pas eu droit à une audience : Ruszo, précitée au par. 17; Balogh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 654 au par. 29.

[26]  Le ministre soutient qu’il n’y a pas de question grave susceptible d’un contrôle judiciaire, étant donné que M. Kaya ne s’est pas acquitté de son fardeau de preuve consistant à produire des éléments de preuve sur tous les éléments de la demande d’ERAR : Luse c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 464 au par. 5. Il explique que, même lorsque les éléments de preuve sont présumés être crédibles et dignes de foi, cela ne signifie pas nécessairement que la preuve en soi est suffisante pour établir les faits ou le risque selon la prépondérance des probabilités : Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067 [Ferguson] aux par. 20 à 22, 25 et 26; Semykin, précitée au par. 19; Cosgun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 400 [Cosgun] aux par. 38 à 41; Haji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 889 [Haji] au par. 10. La décision quant au caractère suffisant de la preuve revient au juge des faits, qui est, en l’occurrence, l’API : Sallai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 446 [Sallai] aux par. 55 et 57; Blidee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 244 [Blidee] au par. 16.

[27]  Le ministre précise que les éléments de preuve corroborants proposés par M. Kaya, bien qu’ils donnent à penser que sa mère était une dissidente politique qui a été détenue et torturée, n’établissent pas les allégations personnalisées de mauvais traitements ni le bien-fondé d’une demande d’asile aux termes de l’article 96 ou du paragraphe 97(1) de la LIPR. En ce qui concerne les renvois au rapport de la Human Rights Foundation of Turkey et le procès-verbal de déposition, le ministre affirme que ces documents sont [traduction« clairement contradictoires », ce qui influe sur la valeur probante de ces éléments de preuve et sur le poids qui devrait leur être accordé. Par exemple, comme il est mentionné précédemment, le rapport de la Human Rights Foundation of Turkey montre que M. Kaya a été torturé, tandis que selon le procès-verbal de déposition, il serait tué si sa mère posait des gestes répréhensibles. J’estime, toutefois, que ces documents ne sont pas contradictoires à première vue.

[28]  Enfin, le ministre souscrit à la conclusion de l’API selon laquelle M. Kaya a produit peu d’éléments de preuve objectifs quant aux conditions qui existent en Turquie pour les Kurdes/alévis ou les opposants/dissidents politiques; un examen des plus récents éléments de preuve documentaire relatifs aux Kurdes/alévis ne révèle pas de la discrimination qui atteint le niveau de la persécution.

[29]  Il peut s’avérer difficile de tracer la démarcation entre la crédibilité et le caractère suffisant des éléments de preuve étant donné que la Cour doit voir au-delà de la formulation même de la décision de l’API pour établir si la crédibilité d’un demandeur était en cause : Ferguson, précitée aux par. 16, 20 à 22; Sallai, précitée aux par. 47 et 48. La question déterminante en l’espèce est celle de savoir si l’API a déraisonnablement conclu que M. Kaya n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve à l’appui de sa demande d’ERAR, puisque sa crédibilité n’était pas en cause. Cela suppose l’examen de la question de savoir si l’API a raisonnablement rejeté les éléments de preuve objectifs et le récit personnel de M. Kaya, particulièrement étant donné que l’API a choisi de ne pas examiner la crédibilité de M. Kaya à la faveur d’une audience.

[30]  Lorsqu’il a rejeté la demande d’ERAR, l’API a conclu ce qui suit :

[traduction]

« En premier lieu, je conclus que le demandeur a produit peu d’éléments de preuve démontrant qu’il avait été personnellement persécuté en Turquie ou qu’il avait subi des préjudices pendant qu’il résidait en Turquie. À l’exception de ses déclarations, et des déclarations de son avocat, qui reprend les déclarations du demandeur, j’estime qu’il y a peu d’éléments de preuve documentaire probants […]. Il incombe au demandeur de produire des éléments de preuve documentaire à l’appui de toutes les allégations formulées dans sa demande d’asile, et j’estime que le demandeur ne s’est pas acquitté de ce fardeau.

« J’accepte l’information qui a été présentée qui montre que la mère du demandeur était perçue comme une dissidente politique et qu’elle a été emprisonnée et torturée en 2002-2003 en Turquie. Je ne conclus toutefois pas que l’information établit que le demandeur a été maltraité, persécuté ou torturé de la même façon. Encore une fois, peu d’éléments de preuve ont été présentés pour établir que le demandeur a été affecté personnellement.

« En raison de ces conclusions, j’accorde peu de poids à ces allégations relatées de persécution passée. ». [Caractères gras ajoutés.]

[31]  En ce qui concerne les conclusions tirées aux termes des art. 96 à 98 de la LIPR, l’API doit tenir compte du principe dégagé dans la décision Maldonado selon lequel le témoignage d’un demandeur d’asile est présumé être véridique et crédible sauf s’il y a des raisons de le rejeter ou d’en douter : Maldonado, précitée au par. 5. Ce principe n’est toutefois pas déterminant dans une analyse du caractère suffisant des éléments de preuve. Dans certaines circonstances, un témoignage par ailleurs crédible peut s’avérer insuffisant pour établir le bien-fondé d’une demande d’asile : Ferguson, précitée aux par. 26 et 27. Il peut en être ainsi, par exemple, lorsque l’on s’attendrait raisonnablement à ce que des éléments de preuve corroborants soient produits, mais qu’ils ne le sont pas, ou lorsque les éléments de preuve objectifs laissent entendre que les événements tels qu’ils ont été décrits ne sont pas vraisemblables, ce qui hausse le fardeau de preuve incombant au demandeur : Ferguson, précitée au par. 22; Perampalam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 909 au par. 45; Semykin, précitée au par. 19; Cosgun, précitée au par. 41; Haji, précitée au par. 10; Sallai, précitée aux par. 48 à 58. De plus, les éléments de preuve produits par un demandeur d’asile peuvent s’avérer insuffisants lorsque ceux-ci en soi ne démontrent pas ou n’expliquent pas de façon raisonnable en quoi le risque allégué par le demandeur d’asile découle d’une situation qui est définie aux articles 96 ou 97 de la LIPR : Cosgun, précitée au par. 37; Blidee, précitée au par. 17; Haji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 474 au par. 20.

[32]  Sur la foi des faits d’une affaire donnée, l’API peut conclure que le récit personnel ou le témoignage du demandeur d’asile, en soi, est insuffisant pour étayer la demande d’asile. Ce faisant, toutefois, l’API doit expliquer pourquoi, dans les circonstances, les éléments de preuve du demandeur d’asile sont insuffisants; sinon, la conclusion n’est pas conforme au critère d’intelligibilité, de justification et de transparence énoncé dans l’arrêt Dunsmuir : Dunsmuir, précité au par. 47; Sallai, précitée aux par. 57 à 63; Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 au par. 35.

[33]  Dans l’affaire que doit trancher la Cour, l’API a commis une erreur susceptible de contrôle en omettant d’expliquer pourquoi les éléments de preuve présentés par M. Kaya étaient insuffisants et quels autres éléments de preuve corroborants précis M. Kaya était censé produire. Autrement dit, l’API a omis d’énoncer quels aspects du récit de M. Kaya présentaient des lacunes en l’absence d’éléments de preuve supplémentaires, ou quelles conditions avaient haussé le fardeau de preuve incombant à M. Kaya.

[34]  Comme il a été mentionné précédemment, il n’y a pas de contradiction claire entre le rapport de la Human Rights Foundation of Turkey et le procès-verbal de déposition. Par conséquent, l’API aurait dû prendre en compte la question de savoir si l’un de ces documents, ou les deux documents, corroboraient le récit de M. Kaya, puisqu’il n’avait aucune raison de les rejeter : Sitnikova, précitée aux par. 22 à 24. Vu l’importance et la valeur probante du rapport de la Human Rights Foundation of Turkey, particulièrement en ce qui concerne le cœur de la demande d’asile de M. Kaya, j’estime que l’API devait se pencher sur la question de savoir si les éléments de preuve corroboraient les allégations de M. Kaya avant d’établir si M. Kaya s’était acquitté du fardeau de preuve qui lui incombait : Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF) au par. 17. À tout le moins, j’estime qu’il est incompréhensible que le rapport ait été accepté comme établissant que la mère de M. Kaya était une dissidente politique qui a été emprisonnée et torturée avant d’avoir pu s’enfuir de la Turquie, mais que sa déclaration selon laquelle son fils avait subi la torture ait été rejetée. Cela équivaut à une conclusion voilée quant à la crédibilité, étant donné que la seule explication logique pour exiger des éléments de preuve corroborants supplémentaires est que l’API ne croyait pas le récit de M. Kaya.

VIII.  Conclusion

[35]  J’estime que la décision contestée est déraisonnable parce qu’elle contrevient au critère d’intelligibilité, de justification et de transparence qui a été établi dans l’arrêt Dunsmuir. En l’absence d’une explication claire quant aux raisons pour lesquelles les éléments de preuve fournis par M. Kaya étaient insuffisants ou quant aux aspects des éléments jugés comme étant insuffisants, il est impossible d’établir si la conclusion de l’API était raisonnable ou si ce dernier a tiré une conclusion voilée inacceptable quant à la crédibilité en obligeant le demandeur d’asile à corroborer ses déclarations par ailleurs véridiques : Magonza, précitée au par. 35. Dans les circonstances, il ne revient pas à la Cour de compléter des motifs lacunaires et de formuler des hypothèses quant à savoir si les faits tels qu’ils ont été allégués suffisaient pour accorder l’asile : Delta, précité au par. 24, citant l’arrêt Alberta, précité au par. 54; Leahy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 227 au par. 100; Canada c Kabul Farms Inc, 2016 CAF 143 aux par. 32 à 34; Vavilov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 132 au par. 39. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen, y compris une nouvelle décision quant au bien-fondé de tenir une audience.

IX.  Question à certifier proposée

[36]  Dans les observations de vive voix qui ont été formulées à l’audience, le demandeur a soulevé une question susceptible d’être certifiée. Comme la question n’a pas été soulevée cinq jours avant l’audience conformément aux Lignes directrices sur la pratique dans les instances intéressant la citoyenneté, l’immigration et les réfugiés de la Cour fédérale (datées du 5 novembre 2018), le demandeur a été invité à présenter la question par écrit le même jour que l’audience, et le défendeur s’est vu accorder cinq jours pour présenter de brèves observations écrites au sujet de la question proposée. Le demandeur propose la question qui suit : [traduction« Dans une demande d’ERAR, incombe-t-il au demandeur que l’agent d’ERAR a explicitement jugé crédible de corroborer tous les aspects des allégations relatives au risque? ».

[37]  En réponse, le défendeur a soutenu que la décision de l’API n’était pas fondée sur l’absence de crédibilité, mais plutôt sur le caractère insuffisant des éléments de preuve. Comme il a déjà été mentionné, toutefois, la Cour estime que la décision n’est pas suffisamment explicite ni suffisamment intelligible, justifiée et transparente pour établir si le caractère suffisant des éléments de preuve, ou l’absence de crédibilité, ou un agencement de ces deux facteurs, sous-tendait la décision.

[38]  Quoi qu’il en soit, j’estime que les faits en l’espèce ne soulèvent pas la question proposée, aussi grave soit-elle, au niveau d’importance générale nécessaire pour la certification et, par conséquent, je refuse de certifier la question.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1857-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent principal d’immigration pour nouvel examen, y compris du bien-fondé de tenir une audience.

  3. La question proposée n'est pas certifiée.

 

« Janet M. Fuhrer »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 17e jour de décembre 2019.

Isabelle Mathieu, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1857-19

 

INTITULÉ :

KEMAL KAYA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

 

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 NovembrE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

lA juge FUHRER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 novembrE 2019

 

COMPARUTIONS :

Micheal Crane

POUR LE DEMANDEUR

 

Nicole Rahaman

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Micheal Crane

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

 

 

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 


ANNEXE A : Dispositions pertinentes

[1]  Toute personne se trouvant au Canada qui est visée par une mesure de renvoi ayant pris effet, ou nommée au certificat visé au paragraphe 77(1) de la LIPR, peut demander la protection au ministre. Cette mesure s’appelle un « Examen des risques avant renvoi » ou « ERAR » : par. 112(1) de la LIPR.

112 (1) La personne se trouvant au Canada et qui n’est pas visée au paragraphe 115(1) peut, conformément aux règlements, demander la protection au ministre si elle est visée par une mesure de renvoi ayant pris effet ou nommée au certificat visé au paragraphe 77(1).

112 (1) A person in Canada, other than a person referred to in subsection 115(1), may, in accordance with the regulations, apply to the Minister for protection if they are subject to a removal order that is in force or are named in a certificate described in subsection 77(1).

[2]  Étant donné qu’une décision favorable à l’égard de l’ERAR confère l’asile, les API apprécieront le risque en fonction des art. 96 à 98 et des al. 113c) et 114(1)a) de la LIPR.

113 Il est disposé de la demande comme il suit :

113 Consideration of an application for protection shall be as follows:

[…]

c) s’agissant du demandeur non visé au paragraphe 112(3), sur la base des articles 96 à 98;

(c) in the case of an applicant not described in subsection 112(3), consideration shall be on the basis of sections 96 to 98;

[...]

...

114 (1) La décision accordant la demande de protection a pour effet de conférer l’asile au demandeur; toutefois, elle a pour effet, s’agissant de celui visé au paragraphe 112(3), de surseoir, pour le pays ou le lieu en cause, à la mesure de renvoi le visant.

114 (1) A decision to allow the application for protection has

 

(a) in the case of an applicant not described in subsection 112(3), the effect of conferring refugee protection; and BLANC/BLANK]

[3]  A qualité de réfugié au sens de la Convention la personne qui se trouve à l’extérieur de son pays d’origine et ne peut pas ou ne veut pas se réclamer de la protection de son pays en raison d’une crainte fondée de persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques : art. 96 de la LIPR.

96 A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96 A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

[4]  A qualité de personne à protéger la personne qui serait personnellement, par son renvoi, exposée à une menace à sa vie, au risque d’être soumise à la torture, ou au risque de peines ou de traitements cruels et inusités : art. 97 de la LIPR.

97 (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :  

97 (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and,

iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care .

2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

[5]  Les demandes d’ERAR sont généralement faites par écrit; une audience peut avoir lieu si l’API, selon les facteurs prévus dans le Règlement, établit qu’une audience s’impose : al. 113b) de la LIPR, art. 167 du RIPR

113 Il est disposé de la demande comme il suit :

113 Consideration of an application for protection shall be as follows:

[…]

b) une audience peut être tenue si le ministre l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires;

(b) a hearing may be held if the Minister, on the basis of prescribed factors, is of the opinion that a hearing is required;

 

167 Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci-après servent à décider si la tenue d’une audience est requise :

167 For the purpose of determining whether a hearing is required under paragraph 113(b) of the Act, the factors are the following:

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

(a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant’s credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Act;

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

(b) whether the evidence is central to the decision with respect to the application for protection; and;

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application for protection.

 

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