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Date : 20191126


Dossier : T-1526-12

Référence : 2019 CF 1514

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 novembre 2019

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

IAMGOLD CORPORATION

ET

NIOBEC INC.

demanderesses

et

HAPAG‑LLOYDAG, HAPAG‑LLOYD (CANADA) INC. et LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN INTÉRÊT DANS LE NAVIRE M/V « OOCL MONTREAL »

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La présente décision porte sur une requête en jugement sommaire par laquelle la Cour est priée de trancher une question relevant du droit allemand qui permettra d’établir le montant de la responsabilité de la défenderesse, Hapag‑Lloyd AG [Hapag‑Lloyd] pour la perte de la cargaison des demanderesses.

[2]  Les demanderesses, qui sont propriétaires d’une cargaison de ferroniobium, ont conclu avec Hapag‑Lloyd un contrat de transport de la cargaison, répartie en quatre conteneurs, d’abord par navire, de Montréal à Anvers, en Belgique, puis par camion d’Anvers à Moerdijk, aux Pays‑Bas. Alors que les conteneurs étaient en transit au terminal d’Anvers, trois d’entre eux ont été volés par un camionneur non autorisé qui a présenté à l’opérateur de terminal les numéros de ramassage [NIP] associés à ces conteneurs. L’opérateur a ainsi laissé le camionneur partir en emportant les conteneurs. Hapag‑Lloyd a reconnu sa responsabilité pour les besoins de la présente requête, mais les parties ne s’entendent pas sur la question de la limitation de la responsabilité applicable à l’égard de cette perte.

[3]  La Cour doit donc décider si, au regard du droit allemand, la perte de la cargaison s’est produite au cours du segment océanique ou du segment routier de ce transport multimodal. Du fait du droit allemand, de la lettre de transport maritime délivrée par Hapag‑Lloyd et régissant ce transport [la LTM] et de la façon dont ils appliquent respectivement les règles de La Haye‑Visby [les règles LHV] et la Convention relative au contrat de transport international de marchandises par route [CMR], des régimes de limitation de la responsabilité différents s’appliquent aux deux segments.

[4]  Comme je l’explique en détail plus loin, je conclus que la perte de la cargaison est survenue au cours du segment routier du transport et qu’elle est donc assujettie à la limite de responsabilité prévue par le droit allemand en matière de transport routier.

II.  Le contexte procédural

[5]  Les parties ont bien circonscrit la teneur de leur différend, si bien qu’il est possible de le régler en répondant à la question suivante [la Question] :

En vertu du droit de l’Allemagne, laquelle des limites de responsabilité suivantes s’applique à la perte de la cargaison volée au terminal du port d’Anvers, en Belgique, décrite dans l’exposé conjoint des faits du 16 juillet 2019 :

  1. Deux (2) droits de tirage spéciaux (DTS) par kilogramme, en application des clauses de la LTM délivrée par Hapag‑Lloyd;

OU

  1. 8,33 DTS par kilogramme, conformément aux dispositions de la CMR et/ou des clauses de la LTM de Hapag‑Lloyd.

[6]  Comme la Question l’indique, les parties se sont entendues sur un exposé conjoint des faits [l’exposé conjoint] qui établit le fondement factuel de leur différend. Elles ont ensuite convenu que les demanderesses demanderaient à la Cour, par voie de requête suivant l’alinéa 220(1)c) des Règles des Cours fédérales, DORS 98-106 [les Règles], de trancher la Question qu’elles ont formulée dans un mémoire spécial. Les demanderesses ont déposé la requête le 23 septembre 2019 et chaque partie a ensuite déposé le témoignage d’un expert du droit allemand pour permettre le contre-interrogatoire de ces experts lors de l’instruction de la requête.

[7]  Dans le cadre de la gestion de cette instance, la protonotaire Steele [la protonotaire] a demandé aux parties d’examiner la question de savoir si l’alinéa 220(1)c) des Règles s’appliquait à la situation visée par la requête. Généralement, l’article 220 des Règles s’applique lorsque les parties veulent faire trancher une question de droit. Or, bien que la Question suppose de déterminer en quoi consiste le droit allemand, les conclusions que peut tirer la Cour au regard du droit étranger sont en principe des conclusions de fait, tirées à partir des témoignages d’expert présentés par les parties. Pour discuter de ce point, la protonotaire a convoqué une nouvelle conférence de gestion de l’instance à laquelle j’ai pris part, en ma qualité de juge désigné pour instruire la requête.

[8]  À la conférence, j’ai suggéré qu’il était peut-être plus approprié d’envisager une requête en jugement sommaire sous le régime des articles 213 et 216 des Règles. Les parties ont confirmé qu’il était dans leur intérêt de faire trancher efficacement leur différend en obtenant une réponse à la Question et qu’elles ne voyaient aucun inconvénient à ce que la requête soit considérée comme une requête en jugement sommaire. J’ai donc confirmé que la requête serait traitée ainsi et que je tiendrais compte de ces changements dans le jugement et les motifs qui seraient rédigés après l’audience.

[9]  Les parties ont présenté leurs arguments concernant la requête les 22 et 23 octobre 2019, à Montréal. Leurs experts respectifs ont comparu à l’audience. Chaque expert a fait l’objet d’un court interrogatoire principal basé sur son ou ses rapports déposés à la Cour, puis d’un contre‑interrogatoire par l’avocat de la partie adverse. Chaque partie a ensuite présenté des arguments fondés sur les témoignages des experts.

[10]  À supposer que la Cour doive encore conclure formellement, en vertu du paragraphe 216(6) des Règles, que la présente affaire se prête bien à un procès sommaire, étant donné que les parties ont opté ensemble pour cette façon de procéder, je conclus qu’elle s’y prête en effet, appliquant à cet égard les principes énoncés dans la décision Louis Vuitton Malletier SA c Singga Enterprises (Canada) Inc, 2011 CF 776 (voir aussi Cascade Corporation c Kinshofer GmbH, 2016 CF 1117, par. 35‑36).

III.  L’exposé conjoint des faits

[11]  Il n’est pas nécessaire de reprendre tout le contenu de l’exposé conjoint. Je me propose plutôt de donner un résumé des faits entourant le transport et la perte de la cargaison des demanderesses sur lesquels les parties s’accordent et qui me paraissent essentiels pour répondre à la Question :

  1. Le 4 août 2011, Hapag‑Lloyd a délivré la LTM pour le transport de la cargaison, répartie dans quatre conteneurs, du port de Montréal jusqu’à un entrepôt situé à Moerdijk, aux Pays-Bas [l’entrepôt] en passant par le port d’Anvers.

  2. Les demanderesses et Hapag‑Lloyd savaient et ont convenu que le transport de la cargaison du port d’Anvers à Moerdijk se ferait par camion.

  3. Le 10 août 2011, le consignataire désigné dans la LTM a donné comme instruction au mandataire local de Hapag‑Lloyd de livrer la cargaison à l’entrepôt le 15 août 2011.

  4. Le 11 août 2011, des dispositions ont été prises pour le ramassage des conteneurs par le camionneur désigné par Hapag‑Lloyd et un bon de travail a été délivré.

  5. Le 12 août 2011, au port d’Anvers, la cargaison a été déchargée du navire par l’opérateur de terminal qu’avait retenu Hapag‑Lloyd. Elle est restée au terminal pendant quelques heures en attendant son transport par route jusqu’à l’entrepôt.

  6. Le 12 août 2011, un camionneur non autorisé s’est présenté au terminal et a produit les NIP requis pour obtenir l’autorisation de sortie de trois des conteneurs, puis il est reparti en emportant ces derniers. Le même jour, le conteneur restant a été enlevé du terminal par le camionneur autorisé d’un sous-traitant de Hapag‑Lloyd pour être ensuite livré à l’entrepôt.

  7. Ni les demanderesses ni Hapag‑Lloyd ne savent comment le camionneur non autorisé est entré en possession des NIP.

  8. Les demanderesses ont subi des pertes totalisant 1 566 586,90 $ US, plus un montant de 59 372,43 € du fait de la perte des trois conteneurs de leur cargaison qui ont été volés. Le poids de la cargaison volée était de 66 266 kg.

[12]  Les parties ont aussi convenu d’utiliser la date du 12 août 2011 pour la conversion des DTS (à savoir, les droits de tirage spéciaux établis par le Fonds monétaire international) en dollars canadiens. En somme, les parties conviennent que les demanderesses ont droit à un jugement contre Hapag‑Lloyd dont le montant en capital s’élève à :

  1. 209 582,13 $ CA (soit deux DTS par kilogramme, au taux de 1,581370 par DTS en vigueur le 12 août 2011), si la Cour tranche la Question en faveur de Hapag‑Lloyd;

  2. 872 909,57 $ CA (soit 8,33 DTS par kilogramme, au taux de 1,581370 par DTS en vigueur le 12 août 2011), si la Cour tranche la Question en faveur des demanderesses.

[13]  Enfin, les parties ont convenu que le droit allemand s’applique, sans renvoi, à la Question.

IV.  Les témoignages des experts

A.  La reconnaissance des compétences des témoins experts

[14]  Chacune des parties a retenu les services d’un expert pour qu’il témoigne à propos des règles applicables du droit allemand.

[15]  L’expert des demanderesses, le Pr Dieter Schwampe, est membre du barreau de Hambourg et exerce la profession d’avocat depuis 34 ans. Il se spécialise en droit des transports et en droit des assurances maritimes. Il est docteur en droit depuis 1984. Le Pr Schwampe enseigne le droit des transports à la faculté de droit de l’Université de Hambourg depuis 2011; il y est professeur titulaire depuis 2013. Son cours de droit des transports comporte un volet traitant du droit allemand en matière de transport multimodal. Par ailleurs, le Pr Schwampe occupe actuellement la présidence de l’Association allemande de droit maritime et la vice-présidence du Comité maritime international (CMI). Il reçoit également des mandats d’arbitrage et de nombreux tribunaux ont déjà reconnu sa qualité d’expert. Le Pr Schwampe a présenté deux rapports, le second étant la réponse au rapport de l’expert de Hapag‑Lloyd, Me Jost Kienzle, Ph.D.

[16]  Me Kienzle, qui exerce le droit depuis 1989, s’intéresse tout particulièrement à l’industrie maritime et au droit des transports. Il a terminé sa thèse de doctorat en droit maritime en 1993. Me Kienzle a déjà été reconnu comme témoin expert du droit allemand par un tribunal du Royaume-Uni. Il a présenté un rapport comprenant une réponse au premier rapport du Pr Schwampe.

[17]  Chacun des experts a aussi déposé un curriculum vitae exposant en détail les titres de compétence lui permettant de donner l’opinion d’expert dont la Cour a besoin en l’espèce. Aucune des parties ne s’est opposée à ce que l’expert de l’autre partie soit reconnu comme expert du droit allemand des transports. Compte tenu de ce qui précède et des critères d’admissibilité de la preuve d’expert établis dans l’arrêt R c Mohan, [1994] 2 RCS 9 [Mohan] et complétés dans l’arrêt White Burgess Langille Inman c Abbott and Haliburton Co, 2015 CSC 23 [White Burgess], je suis convaincu que les deux experts ont les compétences voulues pour être reconnus comme experts du droit allemand des transports et que leur témoignage est admissible.

B.  Points sur lesquels les experts s’entendent

[18]  Avant de procéder à l’analyse du différend qui oppose les parties sur la question du droit allemand applicable, il m’apparaît utile de passer en revue certains points non contestés, du fait qu’ils ne suscitent pas de profondes divergences d’opinions entre les experts. Ainsi, les deux experts acceptent les principes suivants du droit allemand :

  1. En matière de transport multimodal, s’il est établi qu’une cargaison a été perdue ou endommagée pendant un segment précis de son transport, la responsabilité du transporteur contractant est déterminée conformément aux dispositions légales applicables à un contrat hypothétique que les parties au contrat de transport multimodal auraient conclu uniquement pour ce segment du transport des marchandises.

  2. Sauf circonstances extraordinaires (et il n’y en a aucune en l’espèce), la manutention de marchandises au terminal après leur déchargement du navire et leur départ par un autre moyen de transport n’est pas considérée comme un segment distinct du transport en droit allemand. La manutention des marchandises est plutôt vue comme une composante soit du segment océanique du transport, soit du segment suivant.

  3. Puisque les parties s’accordent sur le fait que la perte est survenue au terminal d’Anvers, la présente affaire relève soit du régime de responsabilité applicable au transport océanique, soit du régime applicable au transport routier.

[19]  Je ferais aussi remarquer que dans leurs rapports, les experts emploient de manière interchangeable les termes « segment océanique » et « segment maritime », et pareillement, les termes « segment terrestre » et « segment routier ». Par souci d’uniformité, j’emploierai les termes « segment océanique » et « segment routier ».

[20]  Comme nous le verrons plus en détail dans la partie des motifs réservée à l’analyse, la principale divergence constatée dans la preuve d’expert concerne la question de savoir si, après avoir appliqué le droit allemand aux faits admis, il faut conclure que la perte s’est produite au cours du segment océanique ou du segment routier du transport multimodal. Les experts conviennent que la jurisprudence allemande ne traite pas de la situation factuelle précise à laquelle nous avons affaire ici. Autrement dit, aucune cour de justice allemande n’a jamais eu l’occasion de décider si la perte d’une cargaison survient au cours du segment océanique ou routier du transport lorsqu’un camionneur qui n’a pas reçu d’autorisation du transporteur multimodal utilise les NIP appropriés pour enlever cette cargaison du terminal après son transport par voie océanique. Par conséquent, chaque expert s’appuie sur des principes issus de la jurisprudence allemande pour étayer son opinion sur ce qui lui semble être la position du droit allemand sur cette question.

[21]  Le Pr Schwampe arrive à la conclusion que la perte est survenue au cours du segment routier, alors que Me Kienzle estime qu’elle est survenue au cours du segment océanique. Toutefois, je répète que les témoignages des experts ne divergent pas sur la question de savoir quel régime de limitation de responsabilité appliquer à chacun des segments – océanique ou routier – du transport.

[22]  Le Pr Schwampe donne son avis sur l’interaction entre le droit interne allemand, la CMR et la LTM, dont l’effet est de limiter la responsabilité de Hapag‑Lloyd, dans le cas où la perte se serait produite lors du segment routier, à 8,33 DTS par kilogramme. Me Kienzle ne commente pas l’analyse que fait le Pr Schwampe du régime de limitation de responsabilité applicable au segment routier. En effet, puisqu’il conclut que la perte en cause est survenue pendant le segment océanique du transport, il se prononce plutôt sur l’interaction entre le droit interne allemand, les règles LHV et la LTM, qui fait que la responsabilité de Hapag‑Lloyd à l’égard du segment océanique du transport est limitée à 2 DTS par kilogramme. Le Pr Schwampe a bien produit un rapport en réponse à celui de Me Kienzle, mais il s’abstient d’intervenir dans l’analyse que fait ce dernier du régime de limitation de responsabilité applicable au segment océanique.

[23]  En d’autres termes, chaque expert ne traite que du régime de limitation de responsabilité qui s’applique au segment du transport au cours duquel il estime que la perte s’est produite et aucun ne réfute l’opinion de l’autre sur cette question. En outre, les parties ont confirmé à l’audience que cette question n’est pas en litige. En conséquence, la Cour accepte le témoignage donné par chaque expert quant au régime de limitation de responsabilité applicable au segment du transport dont traite ce témoignage.

C.  Point litigieux

[24]  S’il est vrai que la Question à laquelle doit répondre la Cour dans le cadre de la présente requête est celle formulée par les parties, la réponse dépend de la question de savoir s’il faut considérer, au regard du droit allemand, que la perte de la cargaison des demanderesses s’est produite au cours du segment océanique du transport multimodal, ou du segment routier.

D.  Le Pr Dieter Schwampe

[25]  En plus de remettre deux rapports écrits, lesquels ont formé l’essentiel de sa preuve principale, le Pr Schwampe a été brièvement interrogé par l’avocat des demanderesses, avant de subir un contre-interrogatoire.

[26]   Pour étayer son opinion selon laquelle la perte de la cargaison des demanderesses se serait produite lors du segment routier du transport multimodal, le Pr Schwampe se fonde sur quatre décisions de la cour fédérale de justice allemande [CFJ] qui, selon ses explications, est le plus haut tribunal compétent d’Allemagne. La description qu’il a donnée de ces décisions et de leur importance est reprise dans les paragraphes qui suivent (les décisions sont présentées en fonction de l’année, conformément à ce que les avocats ont convenu à l’audience).

(1)  La décision de 2005

[27]  Dans cette décision qui concerne une affaire de transport multimodal, une cargaison en transit dans un terminal océanique avait subi des dommages entre le moment où elle avait été déchargée du navire et celui de son chargement dans un camion. Dans un premier temps, la CFJ a conclu que la manutention de marchandises dans un terminal après leur déchargement du navire ne constitue généralement pas un segment distinct du transport en l’absence de circonstances extraordinaires.

[28]  Puis, à l’issue d’un examen des critères servant à tracer la limite entre le segment océanique et le segment routier du transport, la CFJ a conclu que les dommages étaient survenus lors du segment océanique, parce qu’elle a estimé que le segment océanique du transport prenait fin au moment du chargement de la cargaison dans le camion pour le reste du parcours. Ainsi, le tribunal allemand a jugé que les manœuvres antérieures – lesquelles consistent à décharger les marchandises du navire, les entreposer, voire à les déplacer d’un endroit à un autre à l’intérieur des installations portuaires – étaient des éléments caractéristiques du transport océanique et qu’elles étaient donc étroitement liées au segment océanique.

(2)  La décision de 2007

[29]  Cette décision porte sur des dommages causés à des marchandises dans un terminal océanique, alors que la caisse contenant ces marchandises était posée sur une remorque Mafi que le terminal était en train de repositionner. La manœuvre devait permettre de soulever la caisse et de la déposer dans le camion auquel avait été confié le segment suivant du transport. Pendant la manœuvre, la caisse est tombée de la remorque et les marchandises ont été endommagées, parce que le terminal avait retiré les chaînes devant retenir la caisse en cas de chute pour faciliter le repositionnement de la remorque.

[30]  La CFJ a confirmé la conclusion issue de la décision de 2005, selon laquelle la manutention de marchandises dans un terminal ne constituait généralement pas en soi un segment du transport. La CFJ a aussi statué que la perte était survenue au cours du segment routier du transport multimodal, car l’incident s’était produit pendant les manœuvres de chargement de la cargaison dans le camion. Le tribunal allemand a expliqué qu’elle parvenait à cette conclusion parce que le terme [TRADUCTION] « chargement », défini dans la décision de 2005 comme la fin du segment océanique, renvoyait au commencement du chargement, et non à la fin de ce processus. Selon elle, le repositionnement de la remorque Mafi en vue du chargement des marchandises dans le camion faisait partie des manœuvres de chargement, et partant, du segment routier.

[31]  Le Pr Schwampe insiste sur le fait que la CFJ a considéré comme un élément décisif le fait que la perte, qui avait été causée par le retrait des chaînes de sécurité, corresponde à la concrétisation d’un risque lié au processus de chargement.

(3)  La décision de 2013

[32]  Cette décision porte sur la perte d’une cargaison survenue dans un terminal océanique de Savannah, dans l’État de la Géorgie, aux États-Unis, par suite de son transport par océan depuis l’Allemagne, mais avant son transport par route. La cargaison en question était une machine qui avait été transportée dans une caisse en bois. Les autorités américaines n’avaient pas permis que la machine demeure dans la caisse pendant le transport routier, car le bois dont était composée cette caisse n’était pas conforme à la réglementation américaine. La machine a donc été retirée de la caisse au terminal en vue de permettre son transport par camion. C’est pendant que la machine était ainsi retirée de la caisse et chargée dans le camion qu’elle a été endommagée, mais il était impossible de dire si les dommages étaient survenus pendant que la machine était sortie de la caisse ou pendant son chargement.

[33]  Selon la CFJ, le retrait de la caisse était une mesure de conditionnement de la machine en vue du transport routier. Reprenant ce qui avait été dit dans la décision de 2007, la CFJ a aussi jugé que la perte correspondait à la concrétisation d’un risque associé au processus de chargement. Le Pr Schwampe souligne que, pour arriver à la conclusion que la perte était survenue au cours du segment routier, la CFJ avait relié le retrait de l’emballage de la machine à son transport par route, qui n’est donc pas limité au seul chargement de la cargaison.

(4)  La décision de 2016

[34]  Selon le Pr Schwampe, il s’agit de la première décision rendue par la CFJ relativement à une situation où le transport océanique était consécutif au transport routier. Le transporteur avait entrepris le transport multimodal de huit caisses de bois entre l’Allemagne et Shanghai. Dans un premier temps, il a apporté les caisses à une société de conditionnement en conteneur de Brême. Hambourg ayant remplacé Brême comme port de chargement, les caisses ont ensuite été déplacées d’un port à l’autre par transport routier. Or, lorsque les opérations de mise en conteneur ont débuté à Hambourg, l’entreprise de conditionnement a constaté qu’il manquait deux caisses. Les deux caisses manquantes avaient en fait été laissées à Brême par erreur, dans un conteneur à destination du Guatemala, où elles ont donc abouti.

[35]  La CFJ a conclu que la perte était survenue au cours du segment océanique du transport multimodal, puisque le conditionnement des conteneurs à Brême était étroitement lié au transport océanique.

(5)  Application des décisions de la CFJ aux faits de l’espèce

[36]  Le Pr Schwampe reconnaît qu’aucune des quatre décisions de la CFJ exposées dans son témoignage ne porte sur une perte attribuable à un vol, à un acte d’appropriation illicite ou à une fraude. Il donne donc son opinion sur la question de l’application des principes découlant de ces décisions aux faits de la présente affaire. Dans son rapport principal, il expose ces principes en ces termes :

[traduction]
En l’espèce, il faut partir du principe que la présence des marchandises dans le terminal ne peut pas être considérée en soi comme un segment du transport, ce qui signifie que la perte doit être imputée soit au segment du transport qui précède, soit à celui qui suit. Les critères décisifs sont : est-ce que le processus est caractéristique de l’un ou l’autre segment du transport; est-ce que le risque qui s’est concrétisé se rapporte à un segment particulier du transport; et est-ce que le processus est plus étroitement lié à l’un ou l’autre segment du transport? Il n’existe pas de solution générale, applicable dans tous les cas. Au contraire, l’appréciation de la situation dépend des faits de chaque affaire.

[37]  Le Pr Schwampe applique ensuite ce qu’il appelle les critères décisifs aux faits de l’exposé conjoint, et notamment au cas particulier du camionneur non autorisé qui présente les bons NIP au terminal pour que celui-ci lui remette la cargaison en cause. Faisant observer qu’aucun NIP n’est nécessaire pour que les marchandises arrivées par la voie maritime soient correctement acheminées au terminal du port, il en déduit que les NIP n’ont aucun lien avec le segment océanique du transport. Selon lui, ils ont plutôt un lien étroit avec le segment routier, car ce sont eux qui permettent au terminal de remettre les marchandises aux transporteurs routiers. Le Pr Schwampe ajoute que le risque d’être trompé par une personne qui prétend être le transporteur routier en est un qui se rapporte au transport routier. Ainsi, il en conclut que la perte s’est produite au cours du segment routier de ce transport multimodal.

[38]  Dans son rapport principal, le Pr Schwampe se dit aussi d’avis que le fait que le transporteur multimodal ou son mandataire, le terminal, ait la possession, la garde ou la maîtrise de la cargaison est sans importance pour ce qui est de déterminer au cours de quel segment du transport est survenue la perte. À cet égard, il se fonde sur les décisions de 2007 et de 2013 : dans la première, la CFJ a jugé que le déplacement d’une remorque Mafi faisait partie du segment routier, et dans la deuxième, que faisait aussi partie du segment routier la manœuvre consistant à sortir une machine de sa caisse en bois. Le Pr Schwampe note que ces deux manœuvres ont été exécutées alors que la possession, la maîtrise et la garde des marchandises appartiennent au terminal, et non au transporteur routier chargé du segment suivant du transport. Il s’ensuit, selon lui, que la détermination du segment du transport au cours duquel une perte se produit ne dépend pas de l’identité de la personne ayant la possession de la cargaison au moment de la perte.

E.  Me Jost Kienzle

[39]  Me Kienzle a produit un rapport, qui forme l’essentiel de sa preuve principale et comporte une réponse au rapport du Pr Schwampe. L’avocat de Hapag‑Lloyd a procédé à un bref interrogatoire de Me Kienzle; celui-ci a ensuite subi un contre-interrogatoire.

[40]  Dans son rapport, Me Kienzle examine, à l’instar du Pr Schwampe, les quatre décisions de la CFJ portant sur la question de la délimitation entre les segments océanique et routier du transport multimodal. À son avis, le segment océanique se termine lorsque débute le chargement de la cargaison dans le prochain moyen de transport. S’agissant de la décision de 2013, il souligne la conclusion de la CJF, selon laquelle la manœuvre en cause – le fait de sortir la machine de sa caisse en bois – constituait une mesure préparatoire destinée à permettre le chargement de la cargaison dans le camion désigné pour le segment suivant du transport.

[41]  Me Kienzle insiste sur le fait qu’aucun des jugements de la CFJ ne fait l’analyse du cas où une cargaison est volée dans le cadre du transport multimodal. Cela dit, il estime que ces jugements sont importants parce qu’ils établissent qu’en matière de transport multimodal, le segment océanique ne prend pas fin une fois que la cargaison est déchargée du navire, mais plus tard, au moment où commence le chargement des marchandises dans le prochain moyen de transport. Selon lui, la question à laquelle il est crucial de répondre est de savoir si le vol de la cargaison, et donc, sa perte, est attribuable au segment océanique du transport ou au segment routier qui le suit.

[42]  Me Kienzle se penche ensuite sur la question de savoir à quelle étape la perte de la cargaison s’est produite. Il remarque que, jusqu’à ce que la cargaison soit remise au camionneur non autorisé, c’est l’opérateur de terminal, en sa qualité de mandataire du transporteur Hapag‑Lloyd, qui en avait la garde. Me Kienzle en conclut que la perte a eu lieu au moment de cette remise.

[43]  Quant à la question de savoir si la perte a eu lieu au cours du segment océanique ou routier, Me Kienzle estime que le vol n’aurait pu avoir lieu durant le segment routier. Plus précisément, le vol n’a pas été commis pendant les étapes préparatoires au chargement de la cargaison dans un moyen de transport autorisé, ou pendant ce chargement. Il établit une distinction d’avec les affaires examinées dans les décisions de la CFJ, car dans ces affaires, les dommages étaient survenus lors du chargement de la cargaison dans le moyen de transport qui avait été prévu ou désigné pour la suite du transport. Me Kienzle affirme que, dans l’affaire en cause ici, le chargement de la cargaison dans le véhicule du camionneur non autorisé ne peut être qualifié de chargement mettant fin au segment océanique, car le camionneur n’était pas autorisé à prendre le relais du transport et ne peut être considéré comme le moyen de transport désigné suivant au sens de la jurisprudence de la CFJ. En fait, le véhicule du camionneur non autorisé est simplement le moyen grâce auquel le vol a été commis. Me Kienzle pense que l’analyse aurait été la même si la cargaison avait été volée grâce à une embarcation fluviale motorisée, une voie ferrée, voire un hélicoptère.

[44]  Se fondant sur cette analyse, Me Kienzle est d’avis que le segment routier du transport n’avait pas encore commencé lorsque la cargaison a été perdue. Il s’ensuit que la perte s’est produite au cours du segment océanique.

[45]  Pour étayer son opinion, Me Kienzle s’appuie sur une décision supplémentaire, que le Pr Schwampe ne mentionne pas dans son rapport principal. Il s’agit d’une décision rendue en 2008 par la Cour d’appel hanséatique de Hambourg, une juridiction inférieure à la CFJ; toutefois, la décision de 2008 n’a pas fait l’objet d’un appel devant la CFJ. Me Kienzle invoque la décision de 2008 parce que, à l’inverse des décisions de la CFJ, elle traite de la question de la délimitation entre les segments océanique et routier du transport multimodal lors d’un vol de la cargaison.

[46]  La décision de 2008 porte sur une affaire de transport multimodal de cinq bétonnières depuis l’Allemagne jusqu’en Inde. Les bétonnières devaient être conduites de l’Allemagne au port d’Anvers, puis expédiées par voie maritime jusqu’en Inde. Après leur arrivée au terminal d’Anvers, ces bétonnières ont été volées par des individus qui en ont pris le volant et les ont conduites hors du terminal. La Cour a conclu que l’entreposage des bétonnières au terminal au moment du vol était attribuable au segment océanique du transport auquel elles étaient destinées. Me Kienzle explique que pour arriver à cette conclusion, la Cour s’est fondée sur le fait que l’opérateur du terminal, qui avait la garde de la cargaison au moment de la perte, avait conclu un contrat d’entreposage pour le compte du transporteur océanique.

[47]  Me Kienzle insiste sur le fait que, même si les bétonnières avaient été volées par des individus qui en avaient pris le volant, la Cour n’avait pas jugé que le vol constituait le début d’un nouveau segment routier ou la poursuite du segment routier précédent. Selon lui, si on applique la décision de 2008 aux faits de l’espèce, il en découle que les circonstances à l’origine du vol de la cargaison des demanderesses ne constituaient pas le début du segment routier, car le camionneur non autorisé n’était pas mandaté par Hapag‑Lloyd.

[48]  Lors de son interrogatoire principal, Me Kienzle a expliqué qu’il avait un avis différent du Pr Schwampe sur la question de l’importance de l’identité du gardien de la cargaison dans la détermination du segment du transport au cours duquel la perte a eu lieu. Il signale que toutes les décisions de la CFJ concernaient des transporteurs dûment mandatés par le transporteur multimodal pour entreprendre le segment suivant du transport. Ainsi, dans tous ces cas, c’était le transporteur multimodal qui, par l’entremise de ses mandataires, avait la garde de la cargaison. Or, de l’avis de Me Kienzle, chaque fois qu’elle a décidé que le commencement du segment suivant du transport avait précédé la perte, la CFJ a accordé une importance fondamentale au fait que la garde était confiée à un transporteur autorisé.

F.  La réponse du Pr Schwampe (le deuxième rapport)

[49]  Dans sa réponse à l’avis donné par Me Kienzle, le Pr Schwampe établit une distinction entre la présente affaire et un vol ordinaire, où des marchandises sont enlevées à quelqu’un en usant de la force. Il fait observer que le terminal, agissant en qualité de mandataire de Hapag‑Lloyd, a volontairement remis la cargaison au camionneur parce que celui-ci a présenté les bons NIP. En ce sens, le Pr Schwampe estime que, du point de vue du terminal, le camionneur était autorisé à prendre livraison de la cargaison.

[50]  Le Pr Schwampe partage l’avis de Me Kienzle lorsque celui‑ci remarque qu’aucune des décisions de la CFJ ne porte sur une cargaison dont la perte a été le fait de criminels. Cela dit, il estime que les principes qui se dégagent de ces décisions ne dépendent pas du fait que le transporteur subséquent avait l’autorisation du transporteur multimodal. À titre d’exemple, le Pr Schwampe cite les faits visés par la décision de 2007 : une cargaison était tombée au sol depuis une remorque Mafi qui appartenait au terminal et qu’on tentait de repositionner pour pouvoir procéder au chargement des marchandises dans un camion. La CFJ avait jugé que les dommages étaient survenus au cours du segment routier, étant donné que le risque qui s’était matérialisé se rapportait au processus de chargement. De l’avis du Pr Schwampe, le raisonnement et le résultat auraient été les mêmes si le camionneur qui attendait le chargement avait été un criminel.

[51]  Le Pr Schwampe se fonde aussi sur la décision de 2013, dans laquelle la FCJ a statué que la perte causée par la manutention d’une cargaison après son retrait de la caisse de transport s’était produite au cours du segment routier. En effet, la CFJ avait expliqué que l’activité ayant entraîné les dommages (le retrait de la caisse) était une mesure de conditionnement de la machine en vue du transport terrestre. Le Pr Schwampe dresse un parallèle avec la situation actuelle, où le terminal a autorisé la remise des conteneurs dont les NIP lui avaient été présentés. Il estime que cette procédure d’autorisation de sortie était une mesure préparatoire au transport routier et que les risques inhérents à cette pratique sont caractéristiques du transport routier consécutif, et non du transport océanique qui a précédé.

[52]  Pendant son témoignage, le Pr Schwampe a déclaré que la décision de 2008 invoquée par Me Kienzle n’avait pas modifié son opinion. Il considère qu’une distinction doit être faite entre le vol qui sous-tend la décision de 2008 et la situation actuelle, qui concerne une cargaison que le terminal a volontairement remise à des criminels sur présentation des bons NIP. Il estime aussi que la décision de 2008 ne vient ni modifier ni compléter les principes de la CFJ analysés précédemment. Au contraire, la Cour d’appel hanséatique a appliqué les décisions de 2005 et de 2007 pour arriver à la conclusion que le vol s’était produit au cours du segment océanique, car l’entreposage de bétonnières au terminal océanique en était une caractéristique.

V.  Analyse

[53]  En m’aidant des opinions exprimées par les experts sur les principes du droit allemand et leur application aux faits de l’espèce, je dois décider de l’état du droit allemand applicable en abordant l’exercice comme une question de fait. Pour ce faire, non seulement je peux examiner les opinions des experts et les raisons susceptibles de m’autoriser à privilégier une opinion plutôt qu’une autre, mais il m’est aussi permis de déterminer si la jurisprudence invoquée par chaque expert va dans le sens de l’interprétation qu’il fait du droit (voir Allen c Hay, [1922] 69 DLR 193, p. 196, 64 RCS 76 (CSC); Drew Brown Ltd c Le navire « Orient Trader », [1974] RCS 1286; World Fuel Services Corporation c Le navire « Nordems », [2012] CF 332, 366 FTR 118). Pour faciliter ce processus, les parties ont déposé des traductions anglaises certifiées et mutuellement acceptées des cinq décisions allemandes sur lesquelles se sont fondés leurs experts.

A.  La valeur accordée à la preuve des experts

[54]  D’abord, j’aimerais examiner l’argument des demanderesses, qui avancent que la preuve présentée par le Pr Schwampe devrait être préférée à celle de Me Kienzle, ce dernier étant un témoin moins objectif. Les demanderesses remarquent que Me Kienzle a reconnu avoir représenté la défenderesse Hapag‑Lloyd dans d’autres dossiers pendant environ 15 ans et qu’il a fourni un avis juridique à Hapag‑Lloyd au sujet de la présente affaire en 2012. En contre‑interrogatoire, Me Kienzle a reconnu qu’il considérait Hapag‑Lloyd comme une cliente importante. Il a aussi expliqué qu’au départ, dans la présente affaire, ses services avaient été retenus directement par Hapag-Lloyd ou ses assureurs, et non par l’avocat canadien de Hapag‑Lloyd.

[55]  En réinterrogatoire, Me Kienzle a confirmé avoir signé, lors de la préparation de son rapport, le Certificat relatif au Code de déontologie régissant les témoins experts, qui est établi à la formule 52.2 des Règles. En apposant sa signature, Me Kienzle acceptait de se conformer au Code de déontologie régissant les témoins experts qui figure en annexe des Règles et qui énonce, entre autres choses, que le témoin expert a une obligation d’indépendance et d’objectivité et qu’il ne doit pas plaider le point de vue d’une partie.

[56]  J’aimerais signaler qu’un problème s’est posé au début de la présentation des observations finales lorsque l’avocat des défendeurs a signifié qu’il souhaitait corriger ce qu’il a qualifié d’erreur typographique dans le rapport de Me Kienzle ainsi que la répétition de cette erreur dans son témoignage. En effet, dans son rapport, Me Kienzle déclare que c’était en février 2012 qu’il avait été informé de l’existence de la présente affaire et qu’ensuite, il avait produit un avis concernant les questions juridiques examinées dans le rapport. Il explique qu’en ce qui le concerne, le dossier est ensuite devenu inactif et qu’il n’a resurgi qu’en mai 2018 du fait, semble-t-il, que l’instance en Cour fédérale progressait. En contre-interrogatoire, après avoir été renvoyé à la date de février 2012 indiquée dans son rapport, Me Kienzle a confirmé qu’il s’agissait du moment où il avait obtenu son mandat. Le lendemain, à l’ouverture de l’audience, l’avocat des défendeurs a fait savoir que depuis la veille, ils avaient déterminé que cette date était erronée et que les services de Me Kienzle n’avaient été retenus qu’en septembre 2012.

[57]  L’avocat des demanderesses s’est opposé à ce qu’il estimait être, de la part des défendeurs, une tentative de modification du témoignage de Me Kienzle au moyen d’observations après la clôture de la preuve. L’avocat des demanderesses a indiqué qu’il comptait expliquer, dans le cadre de ses observations finales, en quoi la date à laquelle Me Kienzle a été engagé est importante. J’ai donc choisi de différer ma décision sur ce point et j’ai informé les parties que j’en traiterais dans mon jugement et mes motifs après avoir entendu les observations des deux parties.

[58]  Dans les observations finales qu’il a présentées subséquemment, l’avocat des demanderesses a signalé que la présente action avait été engagée en août 2012. Ainsi, selon lui, il était important de savoir que les services de Me Kienzle avaient été retenus avant le début de l’action en justice, car cela consolidait la position des demanderesses selon laquelle Me Kienzle agissait en tant que plaideur, et non de témoin expert impartial.

[59]  Je souscris au point de vue des demanderesses. Les défendeurs ne pouvaient pas recourir aux observations pour modifier le témoignage de Me Kienzle alors que l’étape de la présentation de la preuve était terminée. J’accepte la déclaration de l’avocat des défendeurs, qui affirme qu’il voulait par cette mesure s’assurer que la Cour disposait d’une information exacte. Toutefois, comme les demanderesses le font remarquer, les défendeurs ont eu l’occasion de corriger ce qu’ils qualifient d’erreur dans le rapport de Me Kienzle lors de l’interrogatoire principal de ce dernier, ou de son réinterrogatoire, après une nouvelle évocation de ce point en contre‑interrogatoire. Puisque l’un de leurs arguments dépend du moment où Me Kienzle a été engagé, les demanderesses ont le droit d’exiger que la Cour examine leur argumentation à la lumière de la preuve. Cela étant, comme nous le verrons plus loin, ma décision dans la présente affaire ne repose pas sur un éventuel manque d’objectivité de Me Kienzle, de sorte que rien ne dépend de ce témoignage en particulier.

[60]  Le fait que Me Kienzle conseille Hapag‑Lloyd et, en particulier, qu’il a reçu un mandat de Hapag‑Lloyd ou de ses assureurs dans le cadre du présent dossier aurait pu constituer un obstacle à sa reconnaissance comme témoin expert et à l’admission de son témoignage en l’espèce. Les critères établis dans l’arrêt Mohan pour décider de l’admissibilité de la preuve d’expert commandent notamment de déterminer si l’expert s’est acquitté de son obligation d’indépendance et d’impartialité et s’il a la « qualification suffisante de l’expert » et aussi, si une preuve d’expert par ailleurs admissible devrait être exclue parce que sa valeur probante est surpassée par son effet préjudiciable (voir l’arrêt White Burgess, par. 19, 53 et 54). Ces considérations peuvent également influer sur l’appréciation que la Cour fera de la preuve d’expert jugée admissible.

[61]  Dans l’affaire qui nous intéresse, les demanderesses ne se sont pas opposées à la reconnaissance de l’expertise de Me Kienzle ni à l’admission de son témoignage. Néanmoins, elles peuvent mettre en doute la valeur probante du témoignage de Me Kienzle au moyen d’arguments relatifs à son objectivité. Comme je l’expliquerai plus loin, il est vrai que j’accorde plus de valeur au témoignage du Pr Schwampe qu’à celui de Me Kienzle. Toutefois, c’est parce que je suis arrivé à la conclusion que l’opinion du Pr Schwampe est plus compatible avec les principes énoncés dans la jurisprudence étrangère. Je ne vois nulle part, dans l’opinion de Me Kienzle, matière à conclure qu’il a manqué à ses obligations envers la Cour. Son attitude comme témoin ne permet pas non plus de tirer une telle conclusion. Il est certes risqué pour une partie de s’en remettre à un expert qui est aussi son avocat dans un autre État, mais en l’occurrence, cette situation n’a pas eu d’incidence sur ma décision.

[62]  Dans le même ordre d’idées, après examen, j’ai rejeté l’argument des demanderesses voulant qu’il faille privilégier la preuve présentée par le Pr Schwampe parce que ses titres de compétences surpassent ceux de Me Kienzle. S’il est vrai que le Pr Schwampe détient de vastes compétences, les deux experts ont les qualifications nécessaires pour exprimer les opinions qu’ils ont présentées à la Cour. Leurs compétences respectives ne comportent rien de particulier qui puisse m’inciter à préférer une opinion à l’autre.

B.  Les conclusions relatives à la preuve d’expert et leur application à la Question

[63]  Ainsi que je l’ai mentionné plus haut, j’ai décidé d’accorder la préférence à la preuve présentée par le Pr Schwampe parce que j’ai conclu qu’elle est plus compatible avec la jurisprudence allemande. J’ai pris connaissance des traductions anglaises des décisions de la CFJ et j’ai conclu qu’elles étayaient l’interprétation donnée par le Pr Schwampe aux principes qui s’en dégagent.

[64]  Pour savoir si une perte donnée est survenue au cours du segment océanique d’un transport multimodal, il faut déterminer si l’activité qui a causé la perte était caractéristique d’un segment en particulier, si elle y était attribuable ou si elle y était étroitement liée. Autrement dit, la CFJ cherche à déterminer si le risque qui s’est concrétisé et qui a causé la perte est inhérent à un segment particulier du transport ou s’il y est associé. Ayant appliqué ces principes dans les affaires susmentionnées, la CFJ a constaté que les activités en cause étaient attribuables à un segment particulier du transport et elle a conclu, à partir des faits propres à ces affaires, que les pertes se produisaient au cours du segment routier si elles étaient la concrétisation d’un risque lié aux mesures préparatoires au transport routier même ou aux manœuvres de chargement en vue du transport routier. Contrairement à Me Kienzle, je ne pense pas qu’il faille voir dans ces décisions une intention de restreindre la conclusion qui précède aux seules situations où les manœuvres de chargement d’une cargaison ou les mesures préparatoires au chargement visent le véhicule autorisé du mandataire du transporteur multimodal. Je fais cette observation après avoir examiné ce point sous deux angles différents.

[65]  D’une part, je ne considère pas que les principes qui se dégagent des décisions de la CFJ s’appliquent uniquement aux situations où intervient le processus de chargement de la cargaison dans le moyen de transport suivant. Une telle conclusion serait incompatible, par exemple, avec la décision de 2016, qui traitait d’un cas où l’erreur ayant entraîné la perte se rapportait non pas au chargement, mais au processus de tri des cargaisons avant leur acheminement vers leur navire de destination. Je partage l’avis du Pr Schwampe lorsqu’il affirme que l’analyse des décisions de la CFJ ne permet aucunement de penser que les principes ne s’appliqueraient pas à la perte causée par une activité relevant d’une catégorie non encore examinée par la CFJ, par exemple la procédure d’autorisation de remise des conteneurs sur présentation des NIP appropriés.

[66]  Si j’applique les principes émanant de la CFJ à une telle activité, je me range encore une fois à l’avis du Pr Schwampe : il n’existe aucun lien entre l’activité en cause en l’espèce et l’entreposage de la cargaison par suite d’une traversée océanique. Au contraire, l’activité est caractéristique du transport routier, ou y est attribuable, car elle correspond à une mesure de sécurité qui, bien qu’elle ait échoué dans l’affaire qui nous intéresse, vise à garantir la remise de la cargaison au bon transporteur routier. Par conséquent, puisque la perte en cause ici est le résultat d’une activité caractéristique du transport routier, je reconnais que, selon le droit allemand, on considérerait qu’elle s’est produite au cours du segment routier du transport multimodal.

[67]  D’autre part, je ne crois pas que cette analyse soit compromise du fait que la cargaison n’a pas été livrée au transporteur retenu par le transporteur multimodal. En fait, c’est justement parce que la cargaison a été remise à un camionneur non autorisé qu’il y a eu perte. La jurisprudence de la CFJ s’intéresse surtout à la matérialisation du risque et à la répartition de ce risque entre les différents segments du transport. Dans le cas qui nous occupe, c’est le risque de remettre la cargaison à une partie qui n’y avait pas droit qui s’est concrétisé. La procédure de vérification du NIP était destinée à limiter ce risque et à faire en sorte que seul le transporteur appartenant à la chaîne contractuelle de Hapag‑Lloyd puisse prendre livraison de la cargaison. Ce système a failli pour des raisons que les parties ignorent, mais ce genre de défaillance procède très certainement d’un risque associé au segment routier plutôt qu’au segment océanique.

[68]  À cet égard, je souscris au point de vue du Pr Schwampe selon lequel il existe une différence significative entre, d’un côté, la perte causée par des criminels qui s’introduisent par effraction dans un terminal et volent une cargaison et, de l’autre, le moyen utilisé pour enlever la cargaison en l’espèce. Je note que dans son témoignage, le Pr Schwampe relève les différences entre le vol, l’appropriation illicite et la fraude selon le droit allemand, ajoutant qu’à son avis, il est plus juste de qualifier la présente affaire de fraude commise aux dépens des parties. À mon sens, la nature précise de l’acte illégal importe peu. En revanche, la distinction que fait le Pr Schwampe entre deux types de criminels – ceux qui s’introduisent par effraction dans un terminal et ceux qui mettent la main sur la cargaison en présentant les bons NIP – a son importance. Dans le premier cas, la perte résulte de l’incapacité des services de sécurité du terminal de protéger la cargaison qui y est entreposée après son transport océanique. Contrairement à la procédure de vérification du NIP, qui vise à libérer la cargaison en vue de son transport par route, les activités d’entreposage et les risques qui s’y rapportent ne sont pas des éléments caractéristiques du segment routier.

[69]  Les défendeurs, qui cherchent à établir une distinction entre la présente affaire et les décisions de la CFJ, font valoir que dans les cas où la CFJ a estimé que les activités préparatoires au segment suivant du transport étaient caractéristiques de ce segment, le transport était placé sous l’autorité du transporteur multimodal. Ils évoquent notamment le texte de la traduction anglaise de la décision de 2013, au paragraphe 25, où la CFJ écrit ceci :

[traduction]

25  La cour d’appel a conclu, à juste titre, que lors d’une évaluation, le fait de retirer la machine PW 25 de sa caisse en bois constituait une mesure préparatoire au transport terrestre, qui devait désormais s’effectuer selon des modalités différentes de celles prévues au départ. Les dommages causés sont la concrétisation du risque de préjudice qui est, précisément, associé aux manœuvres de chargement. En effet, selon ce qui a été conclu, les dommages sont attribuables au fait que la machine a été soulevée directement au moyen des fourches du chariot élévateur, sans que soit utilisé le dispositif de retenue obligatoire. Il n’y avait plus aucun lien entre l’entreposage de marchandises dans les installations portuaires et cette opération exécutée en vue du chargement de la machine dans le véhicule prévu aux fins du transport terrestre. Il s’ensuit que la cour d’appel a eu raison de conclure que la responsabilité de la partie défenderesse pour les dommages faisant l’objet du litige doit être établie conformément aux articles 407 et suivants du HGB.

[Non souligné dans l’original.]

[70]  Les défendeurs insistent sur l’emploi, dans le passage précité, du mot [TRADUCTION] « prévu » qui, selon eux, renvoie au véhicule particulier que le transporteur multimodal a autorisé. Les demanderesses contestent cette interprétation : elles prétendent qu’il s’agit d’une référence au moyen de transport précis, plutôt qu’à un véhicule précis. À mon avis, il est inutile d’approfondir l’analyse de l’emploi de ce mot. Dans la décision de 2013, il n’était pas question de camionneur non autorisé. Par conséquent, le mot [TRADUCTION] « prévu » désignait à la fois le moyen de transport prévu et le véhicule prévu. Par contre, il faut se garder de considérer que ce dernier sens revêt quelque importance du point de vue jurisprudentiel, étant donné que la CFJ n’a procédé à aucune analyse des conséquences d’une intervention de la part d’un véhicule non autorisé.

[71]  Ce constat vaut d’ailleurs pour l’ensemble des décisions de la CFJ examinées ici. Je ne partage pas la thèse des défendeurs, qui soutiennent que l’application de ces décisions peut être limitée aux situations pour lesquelles aucune question ne se pose concernant des parties non autorisées. Les analyses présentées dans ces décisions ne permettent en rien d’affirmer que les principes qui en découlent ont une portée aussi restreinte.

[72]  En fait, comme le font valoir les demanderesses, le problème que pose l’opinion de Me Kienzle est qu’elle ne traite pas des principes qui se dégagent des décisions de la CFJ et supposent d’analyser la question de la répartition des risques entre les divers segments du transport multimodal. Me Kienzle se fonde en grande partie sur la décision de 2008 pour affirmer que la perte s’est produite pendant le segment océanique du transport. Or, j’ai lu la traduction anglaise de la décision de 2008 et je ne trouve pas qu’elle s’écarte des principes que la CFJ avait élaborés jusque-là. En fait, je suis du même avis que le Pr Schwampe : la décision de 2008 applique ces principes, car elle analyse la question de savoir si l’entreposage des bétonnières, au moment où celles-ci ont été volées, était attribuable à un segment du transport en particulier, ou était caractéristique de ce segment.

[73]  Je me dois de faire remarquer que, à la lumière de l’analyse contenue dans la décision de 2008, il m’est difficile d’accepter l’opinion du Pr Schwampe voulant que la possession, la garde ou la maîtrise soit sans importance pour ce qui est de déterminer à quelle partie du transport attribuer une perte. Ainsi que l’ont souligné les défendeurs, l’analyse exposée dans la décision de 2008 repose, du moins en partie, sur le fait que le terminal, dont les services avaient été retenus par le transporteur océanique, avait la garde des camions. Partant de cette prémisse, la Cour a conclu que l’entreposage était attribuable à la partie océanique du transport prévue en aval. Dans cette affaire, il ne fait aucun doute que la question de la garde était un élément pertinent de l’analyse.

[74]  Cela dit, je ne considère pas que l’analyse fondant la décision de 2008 déroge de la jurisprudence de la CFJ ou laisse entendre que les affaires faisant intervenir la perte d’une cargaison aux mains de criminels sont régies par des principes différents de ceux qui s’appliquent aux autres types de pertes. À mon sens, la jurisprudence allemande nous indique que, selon les faits propres à chaque affaire, il peut arriver que la question de la garde soit utile à l’analyse requise, mais elle n’est pas déterminante. Je partage d’ailleurs le point de vue du Pr Schwampe : dans la jurisprudence de la CFJ, la détermination du segment du transport au cours duquel est survenue la perte ne tient pas à l’identité de la personne qui avait la possession de la cargaison au moment en question. La décision de 2008 ne contient rien qui permette d’affirmer que, dans l’affaire qui nous occupe, la perte de la cargaison découlant de sa remise en échange de NIP obtenus de manière irrégulière devrait être attribuée au segment océanique du transport plutôt qu’au segment terrestre auquel est rattachée la procédure de remise de la cargaison.

[75]  Avant de clore l’analyse des arguments des parties portant sur la garde de la cargaison, j’aimerais aborder l’opinion de Me Kienzle, qui reconnaît que Hapag-Lloyd est responsable, en tant que transporteur multimodal, des faits des entrepreneurs et des sous-traitants qu’elle a engagés, mais affirme que les actes que le camionneur non autorisé a accomplis ou omis ne peuvent lui être imputés. J’accepte ce point de vue, mais je ne pense pas que les demanderesses prétendent que Hapag‑Lloyd doit être tenue responsable des actes du camionneur non autorisé. La position des demanderesses — position que Hapag‑Lloyd ne conteste pas — consiste plutôt à dire que Hapag‑Lloyd est responsable de la perte des demanderesses parce que son mandataire, le terminal, a remis la cargaison à un camionneur non autorisé. Si les défendeurs veulent dire par là qu’il incombe aux demanderesses de démontrer que Hapag‑Lloyd ou ses mandataires avaient la garde de la cargaison au moment de sa perte, cette démonstration a clairement été faite. La cargaison se trouvait sous la garde du terminal et elle a été perdue lorsque le terminal en a confié la garde au camionneur non autorisé, acte qui est caractéristique du segment routier du transport.

[76]  J’aimerais signaler au passage que, en ce qui concerne l’étape précise à laquelle s’est produite la perte, les experts ont des avis divergents et que les possibilités suivantes ont notamment été avancées : a) le moment où le camion non autorisé a pénétré à l’intérieur du terminal grâce aux NIP; b) celui de la mise en relation du camion et des conteneurs en cause; ou c) le moment où le camion a franchi la barrière du terminal en emportant les conteneurs. Il est difficile d’en arriver à une conclusion sur ce point, car l’exposé conjoint ne donne pas suffisamment de détails sur la façon d’utiliser les NIP pour obtenir la remise de la cargaison. Néanmoins, cette compréhension incomplète du processus ne change rien à la conclusion voulant que le processus soit caractéristique du segment routier.

[77]  Pour parvenir à la décision de préférer l’opinion du Pr Schwampe à celle de Me Kienzle, j’ai examiné un argument avancé par chaque partie, à savoir que l’application de l’opinion de l’expert de la partie adverse à certaines situations factuelles hypothétiques entraînerait un résultat absurde. Ainsi, le Pr Schwampe part des faits examinés dans la décision de 2007 – une cargaison posée sur une remorque Mafi est endommagée avant son chargement –, mais il introduit une variation où le camion attendant le chargement de la cargaison est conduit par un individu malhonnête qui n’a pas reçu d’autorisation du transporteur multimodal. Le Pr Schwampe soutient que la CFJ appliquerait forcément à un tel cas de figure la même analyse que celle qu’elle a appliquée aux faits en cause dans la décision de 2007. Hapag‑Lloyd, qui se fonde sur l’avis de Me Kienzle selon lequel le segment routier ne peut commencer en l’absence d’un transporteur subséquent autorisé, réfute expressément cette opinion du Pr Schwampe.

[78]  Je trouve l’opinion du Pr Schwampe plus convaincante sur le plan de la logique. Les principes que la CFJ a énoncés prévoient une répartition du risque. S’agissant du risque qui se concrétise sous la forme de dommages causés à une cargaison parce que celle-ci a été posée, sans y être arrimée, sur une remorque Mafi avant que le terminal procède à son chargement dans le camion, ce risque demeure le même, que le conducteur du camion soit ou non mandaté par le transporteur multimodal.

[79]  De leur côté, les défendeurs demandent à la Cour d’examiner le cas où une cargaison, à son arrivée dans un terminal océanique au terme d’un transport interportuaire, est chargée par erreur dans un camion qui attend la cargaison d’un autre destinataire et subit des dommages. Les défendeurs soutiennent que si on applique l’analyse du Pr Schwampe, la responsabilité du transporteur envers les personnes ayant un intérêt dans la cargaison serait établie en fonction du régime de responsabilité applicable au transport routier, même s’il n’a jamais été question que cette cargaison soit transportée par route. Je ne trouve pas cet argument convaincant, car il n’y a pas de contrat de transport multimodal dans la situation imaginée par les défendeurs. Je reconnais qu’il serait étrange d’appliquer un régime de responsabilité qui n’a jamais été envisagé par les parties, mais cette question ne se pose pas dans un cas comme celui qui se présente en l’espèce, c’est‑à‑dire lorsque les parties ont conclu un contrat de transport multimodal comprenant un segment océanique et un segment routier. En effet, si les parties ont prévu que certaines parties du transport seront assujetties au régime de responsabilité du transport océanique et d’autres au régime de responsabilité du transport routier, il est conforme à leurs attentes de soumettre les risques associés au transport routier au régime correspondant.

[80]  Enfin, je mentionnerais que chacune des parties prétend que si le droit canadien était appliqué à la perte en cause en l’espèce, la position qu’elle défend l’emporterait d’après les cas de la jurisprudence canadienne qu’elle cite. Or, le recours au droit canadien ne serait indiqué que si j’en venais à la conclusion que la preuve du droit allemand applicable n’a pas été faite. Si je ne m’abuse, aucune des parties ne prétend que la preuve d’expert n’a pas permis d’établir les règles nécessaires du droit allemand. J’estime quant à moi disposer d’une preuve d’expert suffisante pour pouvoir déterminer quels sont les principes pertinents du droit allemand des transports et les appliquer aux faits de l’exposé conjoint. Je peux donc répondre à la Question sans recourir au droit canadien.

VI.  Conclusion

[81]  Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la Question doit être tranchée en faveur des demanderesses. Ainsi, en vertu du droit de l’Allemagne, la limite de responsabilité qui s’applique à la perte de la cargaison volée au terminal du port d’Anvers, en Belgique, décrite dans l’exposé conjoint des faits du 16 juillet 2019, est de 8,33 DTS par kilogramme. Je rendrai donc un jugement en faveur des demanderesses et contre Hapag‑Lloyd pour un montant en capital de 872 909,57 $ CA. Les parties ont convenu que l’autre défenderesse, l’agence Hapag‑Lloyd (Canada) Inc., n’avait aucune part de responsabilité relativement à la perte des demanderesses. En conséquence, je rejetterai l’action contre cette défenderesse.

[82]  Il ne reste qu’à trancher la question des intérêts avant et après jugement et celle des dépens. Les parties ont accepté de s’efforcer de régler ces questions au moyen d’une entente; en cas d’échec, elles reviendront devant la Cour qui rendra une décision. Le tout sera prévu dans mon jugement, qui précisera que les parties disposeront de 30 jours pour faire ce qui suit : a) si elles sont parvenues à s’entendre sur toutes ces questions, en informer la Cour; b) si certaines de ces questions demeurent en suspens, proposer un processus pour leur adjudication.


JUGEMENT dans le dossier no T-1526-12

LA COUR STATUE :

  1. La requête des demanderesses est traitée comme une requête en procès sommaire.

  2. Les demanderesses obtiennent jugement contre la défenderesse, Hapag‑Lloyd AG, pour un montant en capital de 872 909,57 $.

  3. Dans les 30 jours suivant la date du présent jugement, les parties écriront à la Cour pour l’informer :

    1. soit qu’elles sont parvenues à s’entendre sur le paiement et le montant des intérêts avant jugement, des intérêts après jugement et des dépens et qu’elles demandent un jugement supplémentaire confirmant ces montants;

    2. soit qu’elles ne sont pas parvenues à s’entendre au sujet des intérêts avant jugement, des intérêts après jugement ou des dépens, auquel cas elles lui proposeront un processus pour leur adjudication.

  4. L’action des demanderesses contre la défenderesse Hapag‑Lloyd (Canada) Inc. est rejetée.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 23e jour de décembre 2019

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1526-12

INTITULÉ :

IAMGOLD CORPORATION ET NIOBEC INC. c HAPAG‑LLOYD AG, HAPAG‑LLOYD (CANADA) INC. et LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN INTÉRÊT DANS LE NAVIRE M/V « OOCL MONTREAL »

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 23 octobre 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

Le 26 novembre 2019

COMPARUTIONS :

Marc Isaacs

Pour les DEMANDERESSES

Jeremy Bolger

Darren McGuire

Pour les DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Isaacs & Co.

Toronto (Ontario)

Pour les DEMANDERESSES

Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., s.rl.

Montréal (Québec)

Pour les DÉFENDEURS

 

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