Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20050803

Dossier : IMM-1760-04

Référence : 2005 CF 1063

Toronto (Ontario), le 3 août 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE JOHN A. O'KEEFE

ENTRE :

                                                    LINDA AQUINO PRECLARO

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire présentée par Linda Aquino Preclaro (la demanderesse) à l'encontre de la décision par laquelle la Section d'appel de l'immigration de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté, en date du 9 février 2004, l'appel qu'elle avait interjeté du rejet de la demande de résidence permanente de son fils. La décision lui a été communiquée le 12 février 2004.

[2]                La demanderesse demande à la Cour d'annuler la décision de la Commission et de renvoyer l'affaire à un tribunal différemment constitué pour que celui-ci l'examine à nouveau.


Le contexte

[3]         La demanderesse, une citoyenne des Philippines qui travaillait à Singapour, est arrivée au Canada munie d'un permis de travail (dans le cadre du Programme concernant les aides familiaux résidants) le 8 août 1986. Après avoir rempli les exigences du Programme, elle a obtenu le droit d'établissement le 2 mars 1993.

[4]                Malgré le fait qu'elle était mariée depuis 1972 et que trois enfants étaient nés de ce mariage, la demanderesse n'a pas mentionné dans sa demande de permis de travail ni dans sa demande d'établissement qu'elle avait des personnes à sa charge. Elle a indiqué que c'est l'intermédiaire qui l'avait aidée, à Singapour, à venir au Canada qui lui avait conseillé de ne pas divulguer cette information.

[5]                En 2001, la demanderesse a déposé une demande afin d'être autorisée à parrainer son plus jeune enfant, Charles Preclaro (né le 16 décembre 1981). En mars 2002, elle a appris qu'elle satisfaisait aux conditions applicables aux répondants. La demande de résidence permanente présentée par Charles Preclaro à titre de membre de la catégorie du regroupement familial a cependant été rejetée en 2003, en application de l'alinéa 117(9)d) du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement), parce que la demanderesse n'avait pas révélé qu'elle avait un fils à sa charge dans sa demande de résidence permanente.

[6]                La demanderesse a interjeté appel du rejet de la demande de résidence permanente de son fils devant la Commission. C'est la décision de la Commission de rejeter cet appel qui est contestée en l'espèce.


Les motifs de la Commission

[7]         La décision de la Commission de rejeter l'appel de la demanderesse était fondée uniquement sur son interprétation de l'alinéa 117(9)d) du Règlement. La Commission a statué que cette disposition était claire : comme la demanderesse n'avait pas, dans sa demande de résidence permanente, mentionné Charles Preclaro et indiqué qu'il était à sa charge, ce dernier n'avait pas fait l'objet d'un contrôle dans le cadre de la demande de sa mère et il n'est pas membre de la catégorie du regroupement familial suivant l'alinéa 117(9)d) du Règlement.

Les questions en litige

[8]         La demanderesse soulève les deux questions suivantes :

1.          La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en appliquant rétroactivement l'alinéa 117(9)d) du Règlement pour conclure que le fils de la demanderesse n'appartenait pas à la catégorie du regroupement familial?

2.          La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en appliquant l'alinéa 117(9)d) du Règlement, une disposition contraire à l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11?

Les prétentions de la demanderesse

[9]         À l'audience, la demanderesse a retiré ses prétentions concernant la première question en litige.


[10]            En ce qui concerne la deuxième question, la demanderesse prétendait que l'alinéa 117(9)d) du Règlement portait atteinte à sa liberté et à la sécurité de sa personne d'une manière qui n'était pas conforme aux principes de justice fondamentale puisqu'il l'empêchait d'être avec son fils au Canada. Elle soutenait qu'il avait été porté atteinte à sa liberté et à la sécurité de sa personne et à celles de son enfant parce qu'elle avait été privée du droit de tout parent de choisir, dans le meilleur intérêt de son enfant, de l'avoir avec elle au Canada et que l'intérêt supérieur de son fils n'avait pas été pris en compte.

[11]            La demanderesse s'appuyait à cet égard sur les trois arrêts suivants de la Cour suprême du Canada, lesquels traitaient des droits garantis par l'article 7 de la Charte dans le cadre de la relation parent-enfant : B. (R.) c. Children's Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315; Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, et Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307. Elle se fondait également sur les instruments internationaux qu'elle avait cités précédemment dans son mémoire.

[12]            La demanderesse prétendait en outre qu'elle et son fils avaient été privés de ces droits en violation des principes de justice fondamentale. Elle faisait valoir en premier lieu que, par son effet ou son application, l'alinéa 117(9)d) du Règlement produisait des résultats arbitraires, violant ainsi les principes de justice fondamentale (voir l'arrêt R. c. Morgentaler, [1998] 1 R.C.S. 30). Selon elle, l'alinéa 117(9)d) est arbitraire en ce sens que, dans son cas, il n'atteint pas l'objectif qu'il est censé visé, à savoir dissuader les demandeurs d'exclure délibérément les personnes à leur charge par crainte d'être interdits de territoire. Elle affirmait qu'elle n'avait pas omis de mentionner les membres de sa famille dans sa demande parce qu'elle craignait d'être interdite de territoire, mais plutôt à cause des conseils que lui avaient donnés son intermédiaire et son mari.


[13]            En deuxième lieu, la demanderesse prétendait que la disposition portait atteinte aux principes de justice fondamentale à cause de sa portée excessive : la disposition ne vise pas seulement les personnes qui ont caché l'existence de membres de leur famille afin de ne pas être interdites de territoire, mais elle pénalise également celles qui, comme elle, [traduction] « ont commis une erreur en toute innocence » .

Les prétentions du défendeur

[14]       En ce qui concerne la contestation, fondée sur l'article 7 de la Charte, de l'applicabilité de l'alinéa 117(9)d) au fils de la demanderesse, le défendeur faisait valoir qu'un enfant n'avait pas un droit constitutionnel de ne jamais être séparé de ses parents et que la Charte ne garantissait pas à un enfant non-citoyen le droit d'entrer ou de demeurer au Canada. Il citait les arrêts et décisions suivants à l'appui de sa thèse : Langner c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 1287 (C.F. 1re inst.), conf. par [1995] A.C.F. no 469 (C.A.F.), autorisation de pourvoi refusée : [1995] C.S.C.R. no 241; Holdner c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] A.C.F. no 956 (C.F. 1re inst.); Yanichevski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. no 1805 (C.F. 1re inst.), et Naredo c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1995] A.C.F. no 867 (C.A.F.).

[15]            Pour ces motifs, le défendeur demandait que la présente demande de contrôle judiciaire soit rejetée.

Les dispositions légales pertinentes

[16]       Les dispositions pertinentes de la LIPR prévoient ce qui suit :

3. (1) En matière d'immigration, la présente loi a pour objet :

3. (1) The objectives of this Act with respect to immigration are

[...]

. . .

d) de veiller à la réunification des familles au Canada;

(d) to see that families are reunited in Canada;

[...]

. . .

12. (1) La sélection des étrangers de la catégorie « regroupement familial » se fait en fonction de la relation qu'ils ont avec un citoyen canadien ou un résident permanent, à titre d'époux, de conjoint de fait, d'enfant ou de père ou mère ou à titre d'autre membre de la famille prévu par règlement.

12. (1) A foreign national may be selected as a member of the family class on the basis of their relationship as the spouse, common-law partner, child, parent or other prescribed family member of a Canadian citizen or permanent resident.

25. (1) Le ministre doit, sur demande d'un étranger interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, de sa propre initiative, étudier le cas de cet étranger et peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s'il estime que des circonstances d'ordre humanitaire relatives à l'étranger - compte tenu de l'intérêt supérieur de l'enfant directement touché - ou l'intérêt public le justifient.

25. (1) The Minister shall, upon request of a foreign national who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act, and may, on the Minister's own initiative, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligation of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to them, taking into account the best interests of a child directly affected, or by public policy considerations.

65. Dans le cas de l'appel visé aux paragraphes 63(1) ou (2) d'une décision portant sur une demande au titre du regroupement familial, les motifs d'ordre humanitaire ne peuvent être pris en considération que s'il a été statué que l'étranger fait bien partie de cette catégorie et que le répondant a bien la qualité réglementaire.

65. In an appeal under subsection 63(1) or (2) respecting an application based on membership in the family class, the Immigration Appeal Division may not consider humanitarian and compassionate considerations unless it has decided that the foreign national is a member of the family class and that their sponsor is a sponsor within the meaning of the regulations.

67. (1) Il est fait droit à l'appel sur preuve qu'au moment où il en est disposé :

[...]

67. (1) To allow an appeal, the Immigration Appeal Division must be satisfied that, at the time that the appeal is disposed of,

. . .

c) sauf dans le cas de l'appel du ministre, il y a - compte tenu de l'intérêt supérieur de l'enfant directement touché - des motifs d'ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l'affaire, la prise de mesures spéciales.

(c) other than in the case of an appeal by the Minister, taking into account the best interests of a child directly affected by the decision, sufficient humanitarian and compassionate considerations warrant special relief in light of all the circumstances of the case.

[17]            L'article premier et l'article 7 de la Charte prévoient ce qui suit :

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

1. The Canadian Charter of Rights and Freedoms guarantees the rights and freedoms set out in it subject only to such reasonable limits prescribed by law as can be demonstrably justified in a free and democratic society.

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

7. Everyone has the right to life, liberty and security of the person and the right not to be deprived thereof except in accordance with the principles of fundamental justice.

L'analyse et la décision

[18]            Comme il a été indiqué précédemment, la demanderesse a laissé tomber la première question.

[19]            La deuxième question

La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en appliquant l'alinéa 117(9)d) du Règlement, une disposition contraire à l'article 7 de la Charte?

La demanderesse prétendait que l'alinéa 117(9)d) du Règlement était contraire à l'article 7 de la Charte et était, de ce fait, inconstitutionnel. Elle soutenait que son droit à la liberté était en cause. La liberté particulière dont elle a été privée est son droit personnel fondamental à la réunification de la famille - en d'autres termes, le droit d'avoir son fils avec elle.

[20]            La Cour suprême a écrit ce qui suit dans Blencoe, précité, au paragraphe 47 :

L'article 7 de la Charte prévoit ceci : « [c]hacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale. » Ainsi, avant même que l'on puisse se demander si les droits garantis à l'intimé par l'art. 7 ont fait l'objet d'une atteinte non conforme aux principes de justice fondamentale, il faut d'abord prouver que le droit visé par l'allégation de l'intimé relève de l'art. 7. Dans l'arrêt R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387, à la p. 401, le juge La Forest a énoncé ainsi ces deux étapes de l'analyse fondée sur l'art. 7 :

Pour que l'article puisse entrer en jeu, il faut constater d'abord qu'il a été porté atteinte au droit « à la vie, à la liberté et à la sécurité [d'une] personne » et, en second lieu, que cette atteinte est contraire aux principes de justice fondamentale.

Par conséquent, si le droit de l'intimé à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne n'est pas en cause, l'analyse fondée sur l'art. 7 prend fin. C'est à la première étape de cette analyse que les arguments de l'intimé relatifs à l'art. 7 me posent le plus de difficultés.

[21]            La Cour suprême du Canada a également expliqué le sens du mot « liberté » employé à l'article 7 de la Charte. Elle a dit dans Blencoe, précité, aux paragraphes 49 à 54 :

Le droit à la liberté garanti par l'art. 7 de la Charte ne s'entend plus uniquement de l'absence de toute contrainte physique. Des juges de notre Cour ont conclu que la « liberté » est en cause lorsque des contraintes ou des interdictions de l'État influent sur les choix importants et fondamentaux qu'une personne peut faire dans sa vie. Une telle situation existe, par exemple, lorsque des personnes doivent se présenter à un endroit et à un moment précis pour faire prendre leurs empreintes digitales (Beare, précité), produire des documents ou témoigner (Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425), et lorsque des personnes doivent s'abstenir de flâner dans certains lieux (R. c. Heywood, [1994] 3 R.C.S. 761). Dans notre société libre et démocratique, chacun a le droit de prendre des décisions d'importance fondamentale sans intervention de l'État. Dans B. (R.) c. Children's Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315, au par. 80, le juge La Forest, avec l'assentiment des juges L'Heureux-Dubé, Gonthier et McLachlin, souligne que le droit à la liberté garanti par l'art. 7 protège l'autonomie personnelle et qu'il doit être interprété largement et en conformité avec les principes et les valeurs qui sous-tendent la Charte dans son ensemble :

... la liberté ne signifie pas simplement l'absence de toute contrainte physique. Dans une société libre et démocratique, l'individu doit avoir suffisamment d'autonomie personnelle pour vivre sa propre vie et prendre des décisions qui sont d'importance fondamentale pour sa personne.

Dans R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, le juge Wilson, s'exprimant uniquement en son propre nom, était d'avis que l'art. 251 du Code criminel violait non seulement le droit d'une femme à la sécurité de sa personne, mais également son droit à la liberté garanti par l'art. 7. Elle a indiqué que le droit à la liberté prend racine dans les concepts fondamentaux de la dignité humaine, de l'autonomie personnelle, de la vie privée et du choix des décisions concernant l'être fondamental de l'individu. Voici ce qu'elle a dit, à la p. 166 :


Ainsi, un aspect du respect de la dignité humaine sur lequel la Charte est fondée est le droit de prendre des décisions personnelles fondamentales sans intervention de l'État. Ce droit constitue une composante cruciale du droit à la liberté. La liberté, comme nous l'avons dit dans l'arrêt Singh, est un terme susceptible d'une acception fort large. À mon avis, ce droit, bien interprété, confère à l'individu une marge d'autonomie dans la prise de décisions d'importance fondamentale pour sa personne.

Le juge La Forest a adopté cet extrait dans l'arrêt B. (R.), précité, au par. 80. Dans cette affaire, notre Cour était appelée à décider si le droit à la liberté garanti par l'art. 7 protège le droit des parents de choisir un traitement médical pour leurs enfants. Le juge La Forest a appliqué l'extrait précité des motifs du juge Wilson aux droits individuels qui revêtent une importance fondamentale dans notre société, comme le droit des parents de prendre soin de leurs enfants.

Dans l'arrêt Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844, au par. 66, le juge La Forest, s'exprimant au nom du juge L'Heureux-Dubé et du juge McLachlin (maintenant Juge en chef), a réitéré son point de vue selon lequel le droit à la liberté garanti par l'art. 7 protège le droit de chacun de faire des choix intrinsèquement privés, y compris le choix d'un lieu pour établir sa demeure :

L'analyse qui précède ne fait que répéter mon opinion générale selon laquelle la protection du droit à la liberté garanti par l'art. 7 de la Charte s'étend au droit à une sphère irréductible d'autonomie personnelle où les individus peuvent prendre des décisions intrinsèquement privées sans intervention de l'État. Comme les propos que j'ai tenus dans l'arrêt B. (R.) l'indiquent, je n'entends pas par là, je le précise, que cette sphère d'autonomie est vaste au point d'englober toute décision qu'un individu peut prendre dans la conduite de ses affaires. Une telle opinion, en effet, irait à l'encontre du principe fondamental que j'ai formulé au début des présents motifs et dans les motifs de l'arrêt B. (R.), selon lequel nul ne peut, dans une société organisée, prétendre à la garantie de la liberté absolue d'agir comme il lui plaît. J'estime même que cette sphère d'autonomie ne protège pas tout ce qui peut, même vaguement, être qualifié de « privé » . Je suis plutôt d'avis que l'autonomie protégée par le droit à la liberté garanti par l'art. 7 ne comprend que les sujets qui peuvent à juste titre être qualifiés de fondamentalement ou d'essentiellement personnels et qui impliquent, par leur nature même, des choix fondamentaux participant de l'essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l'indépendance individuelles. Comme je l'ai déjà mentionné, j'ai exprimé, dans l'arrêt B. (R.), l'opinion voulant que les décisions des parents quant aux soins médicaux administrés à leurs enfants appartiennent à cette catégorie limitée de sujets fondamentalement personnels. À mon avis, le choix d'un lieu pour établir sa demeure est, de la même façon, une décision essentiellement privée qui tient de la nature même de l'autonomie personnelle. [Je souligne.]

Dans l'arrêt Godbout, le juge La Forest a donc parlé d'une catégorie limitée de décisions intrinsèquement personnelles qui méritent la protection de la loi. Selon trois juges de notre Cour, le choix d'un lieu pour établir sa demeure faisait partie de cette catégorie limitée.


Dissident en Cour d'appel du Nouveau-Brunswick dans l'affaire G. (J.), j'ai également préconisé une interprétation plus généreuse du droit à la liberté qui protégerait les droits personnels qui sont inhérents à l'individu et conformes aux valeurs essentielles de notre société (Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. J.G. (1997), 187 R.N.-B. (2e) 81, au par. 49). Dans le même ordre d'idées, le droit des parents d'éduquer leurs enfants et d'en prendre soin serait protégé. J'ai cependant souscrit à la mise en garde du juge La Forest selon laquelle le droit à la liberté n'engloberait que les décisions qui revêtent une importance fondamentale.

Le professeur Hogg, op. cit., à la p. 44-9, préconise une interprétation plus prudente de l'art. 7 de manière à éviter que cet article confère un droit résiduel englobant toutes les garanties juridiques de la Charte. Le professeur Hogg aborde aussi la question de l'omission délibérée de garantir, à l'art. 7, le droit à la « propriété » , en sus du droit « à la vie, à la liberté et à la sécurité de [l]a personne » , et affirme, à la p. 44-12 :

[TRADUCTION] Cela exige en outre [...] que ces termes [liberté et sécurité de [l]a personne] soient interprétés comme excluant la liberté et la sécurité économiques; sinon, refoulée à la porte avant, la propriété entrerait par la porte arrière.

Même si un individu a le droit de faire des choix personnels fondamentaux sans intervention de l'État, cette autonomie personnelle n'est pas synonyme de liberté illimitée. Dans les circonstances de la présente affaire, l'État n'a pas empêché l'intimé de faire des « choix personnels fondamentaux » . À mon avis, les droits que l'on cherche à protéger en l'espèce ne font pas partie du droit « à la liberté » garanti par l'art. 7.

[22]            En l'espèce, la demanderesse prétendait que son choix fondamental d'être avec son fils au Canada entrait en jeu parce qu'elle ne pouvait pas le parrainer à cause de l'alinéa 117(9)d) du Règlement. Cette disposition s'applique à la demanderesse parce que celle-ci a omis de révéler qu'elle était mariée et qu'elle avait des enfants. L'alinéa 117(9)d) du Règlement s'applique uniquement de manière à exclure le fils de la demanderesse de la catégorie du regroupement familial parce que celle-ci ne l'a pas mentionné lorsqu'elle a fait sa demande de résidence permenante, empêchant ainsi qu'il puisse faire l'objet d'un contrôle à l'époque.


[23]            Les dispositions de la LIPR régissant le parrainage d'un membre de la famille offrent un moyen d'entrer au Canada aux personnes qui remplissent les exigences qu'elles prévoient. Il existe cependant d'autre façons d'entrer au Canada. En l'espèce, l'État n'a pas empêché la demanderesse de faire quelque choix personnel fondamental que ce soit. La demanderesse a décidé de ne pas mentionner son fils dans sa demande de résidence permanente et, en conséquence, elle ne peut pas le parrainer pour qu'il puisse entrer au Canada à titre de membre de la catégorie du regroupement familial. À mon avis, cette situation ne fait pas entrer en jeu le droit à la liberté garanti à l'article 7 de la Charte.

[24]            Subsidiairement, si le droit à la liberté garanti à la demanderesse par l'article 7 de la Charte n'est pas en cause, je dois décider si ses droits ont été violés d'une manière qui n'est pas conforme aux principes de justice fondamentale.

[25]            La demanderesse prétendait que l'application de la disposition était contraire à la justice fondamentale pour deux raisons : (1) la disposition a une portée excessive; (2) la disposition est incompatible à la fois avec les principes fondamentaux de notre système juridique, selon lesquels l'intérêt supérieur des enfants doit être évalué avant qu'une décision ayant une incidence sur eux soit prise, et avec les principes de la réunification des familles.

[26]            La disposition a une portée excessive et est arbitraire

La demanderesse prétendait que l'alinéa 117(9)d) avait une portée excessive et qu'elle était arbitraire parce qu'il s'appliquait peu importe que le demandeur ait eu l'intention de cacher que des membres de sa famille étaient interdits de territoire ou de garantir sa propre admissibilité. La disposition s'applique sans égard à la faute. De plus, elle impose une interdiction perpétuelle et n'exige pas que le demandeur soit avisé de cette interdiction.

[27]            Dans la décision De Guzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. no 1557 (QL), le juge Kelen a indiqué au paragraphe 67 :


La demanderesse prétend qu'elle a été privée de son droit à la liberté et à la sécurité sans que les principes de justice fondamentale aient été respectés. Le 13 mai 2004, la SAI a tranché une affaire similaire. Dans l'affaire Gloria Samosa c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, no de dossier de la SAI : VA2-02990, la commissaire Kim Workun a examiné l'objet, l'importance et le raisonnement pour lesquels on exige que les demandeurs divulguent l'existence de tous les membres de la « catégorie du regroupement familial » . Le principe de la réunification des familles requiert que les autorités d'immigration apprécient la famille comme un tout et évaluent l'admissibilité de chaque membre qui demande l'admission au Canada ou qui pourrait le faire par la suite dans cette catégorie préférentielle. La SAI a déclaré ce qui suit au paragraphe 30 :

[...] L'obligation de divulguer de façon exacte l'existence d'une telle personne vise à préserver l'intégrité du régime d'immigration.

[28]            La demanderesse faisait valoir que la disposition réglementaire visait un plus grand nombre de personnes que nécessaire, notamment celles qui, comme elle, ne tireraient aucun avantage sur le plan de l'admissibilité en ne mentionnant pas les membres de leur famille. Le paragraphe 2 de l'affidavit de la demanderesse indique ce qui suit :

[TRADUCTION] Je me suis mariée en 1972 aux Philippines. Je n'en ai rien dit à Immigration Canada lorsque j'ai demandé un permis de travail et, ensuite, le droit d'établissement. Je n'ai pas dit non plus que j'avais trois enfants à l'époque. Je ne l'ai pas dit parce que l'intermédiaire que j'avais payé à Singapour pour obtenir mes papiers pour le Canada m'a conseillé de ne rien divulguer au sujet de ma famille. Cette personne m'a dit que, si je révélais que j'avais un mari et trois enfants, je serais refusée. J'ai suivi ce conseil. [...]

[29]            Je conviens que l'intégrité du système est importante et que les autorités doivent pouvoir se fier aux renseignements contenus dans une demande présentée par une personne qui souhaite entrer au Canada. Aussi, je ne crois pas que la disposition réglementaire a une portée excessive pour cette raison.

[30]            La demanderesse soutenait également que la disposition réglementaire avait une portée excessive parce qu'elle ne prévoyait pas que le demandeur devait être avisé et qu'elle imposait une interdiction perpétuelle. Je ne pense pas que la disposition entraîne une interdiction perpétuelle puisque le parrainage n'est qu'un des moyens par lesquels un étranger peut entrer au Canada. La LIPR prévoit d'autres moyens qu'un demandeur peut utiliser.

[31]            L'alinéa 117(9)d) du Règlement n'est pas conforme à la justice fondamentale parce qu'il n'est pas compatible avec les principes fondamentaux de notre système juridique

La demanderesse prétendait que les principes fondamentaux de notre système juridique étaient mis en application par le droit international relatif aux droits de l'homme et par notre common law nationale. Elle invoquait la Convention relative aux droits de l'enfant, d'autres accords internationaux et l'arrêt Baker, précité. Selon elle, l'alinéa 117(9)d) du Règlement n'inclut pas les valeurs énumérées dans ces documents car il ne prévoit pas que l'intérêt supérieur de l'enfant doit être pris en compte. Dans la décision De Guzman, précitée, le juge Kelen a dit aux paragraphes 53 à 55 :

J'ai conclu que l'alinéa 3(3)f) de la LIPR codifie le principe fondamental d'interprétation législative en common law selon lequel les lois internes devraient être interprétées de façon à refléter les valeurs contenues dans les conventions internationales portant sur les droits de l'homme auxquelles le Canada a adhéré. Dans l'arrêt Baker, précité, la Cour suprême a statué, au paragraphe 70, que les valeurs exprimées à l'égard des droits de la personne dans les conventions internationales peuvent « être prises en compte dans l'approche contextuelle » de l'interprétation des lois. Cependant, l'alinéa 3(1)f) de la LIPR n'incorpore pas les conventions internationales portant sur les droits de l'homme dans la législation canadienne pas plus qu'il n'énonce qu'elles outrepassent les termes simples d'une loi. L'alinéa 3)(1)f) de la LIPR signifie que les conventions devraient être considérées par la Cour comme un « contexte » lorsqu'elle interprète des dispositions ambiguës de la législation en matière d'immigration. Je suis d'avis que l'alinéa 117(9)d) du Règlement est simple, clair et sans ambiguïté. Il ne laisse pas de place à une telle interprétation.

De toute façon, la LIPR prévoit au paragraphe 25(1) un mécanisme pour exempter les deux fils de la demanderesse, sur le fondement de circonstances d'ordre humanitaire ou de l'intérêt supérieur des enfants, de l'application de l'alinéa 117(9)d) du Règlement.

Je suis d'avis que l'article 25 de la LIPR reflète l'engagement du Canada de tenir compte des droits de l'homme et de l'intérêt supérieur des enfants dans le contexte de l'administration de la législation en matière d'immigration et remplit ses obligations à cet égard. L'alinéa 117(9)d) du Règlement n'est pas une règle inflexible qui empêche le parrainage dans des cas appropriés. La demanderesse peut appuyer ses fils en invoquant l'article 25. Cet article peut reconnaître que la demanderesse est la mère qui aurait pu parrainer ses deux fils si elle avait correctement divulgué leur existence lorsqu'elle a présenté sa demande de résidence permanente au Canada. Cet article peut appliquer des facteurs équitables dans des cas appropriés.

[32]            Je fais mien le raisonnement du juge Kelen. Je suis d'avis que l'alinéa 117(9)d) du Règlement est compatible avec les principes fondamentaux de notre système juridique et avec les principes de justice fondamentale.


[33]            Par conséquent, j'estime que l'alinéa 117(9)d) du Règlement n'est pas contraire à l'article 7 de la Charte.

[34]            La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

[35]            La question suivante sera certifiée car je crois qu'il s'agit d'une question grave de portée générale :

[TRADUCTION] L'alinéa 117(9)d) du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés est-il invalide ou inopérant du fait qu'il est inconstitutionnel parce qu'il prive la demanderesse de son droit à la liberté et/ou à la sécurité de sa personne d'une manière qui n'est pas compatible avec les principes de justice fondamentale, contrairement à l'article 7 de la Charte?

                                                                ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.          La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.          La question grave de portée générale suivante est certifiée :

[TRADUCTION] L'alinéa 117(9)d) du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés est-il invalide ou inopérant du fait qu'il est inconstitutionnel parce qu'il prive la demanderesse de son droit à la liberté et/ou à la sécurité de sa personne d'une manière qui n'est pas compatible avec les principes de justice fondamentale, contrairement à l'article 7 de la Charte?

                                                                                                                            « John A. O'Keefe »                  

                                                                                                                                                     Juge                              

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B.


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                             AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                            IMM-1760-04

INTITULÉ:                                                             LINDA AQUINO PRECLARO

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                                     TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                   LE 21 FÉVRIER 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                           LE JUGE O'KEEFE

DATE DES MOTIFS :                                          LE 3 AOÛT 2005

COMPARUTIONS:

Ronald Poulton                                                       POUR LA DEMANDERESSE

Deborah Drukarsh                                                 POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Mamann & Associates                                          POUR LA DEMANDERESSE

Toronto (Ontario)

John H. Sims, c.r.                                                   POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.