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Date : 20050408

Dossier : IMM-1103-04

Référence : 2005 CF 470

ENTRE :

MBUYI BITALA

NKANKU BITALA

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

                                                                             

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON

INTRODUCTION

[1]                Les présents motifs font suite à l'audition d'une demande de contrôle judiciaire à l'encontre d'une décision de la Section de la protection des réfugiés (la Section) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, aux termes de laquelle la Section a jugé que les demanderesses n'étaient pas des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes ayant besoin d'être protégées. La décision faisant l'objet du présent contrôle judiciaire a été rendue le 21 janvier 2004.


LES DEMANDERESSES ET LA PREUVE À L'APPUI DE LEUR REVENDICATION

[2]                Les demanderesses sont des soeurs jumelles citoyennes de la République démocratique du Congo (RDC). Elles sont arrivées au Canada le 22 juin 2003 en provenance de Kinshasa, en passant par l'Éthiopie et les États-Unis. Elles ont présenté leur revendication du statut de réfugié le jour même de leur arrivée au Canada. Elles fondent leur revendication sur leur appartenance à un groupe social particulier, leur famille, et sur l'opinion politique qui leur était imputée.

[3]                Les faits allégués à l'appui de la revendication du statut de réfugié des demanderesses se résument comme suit. La mère des demanderesses était une commerçante qui voyageait dans toute la RDC pour acheter des fèves, du poisson salé et de la farine. En conséquence, tout le monde la connaissait. En outre, plusieurs organisations non gouvernementales la consultaient et comptaient sur son aide pour faire la promotion, dans toute la RDC, de meilleures conditions pour les femmes et de la démocratie.

[4]                Les demanderesses prétendent que le 15 mai 2003, des agents de sécurité ont rendu visite à leur mère et l'ont accusée de collaborer avec les rebelles qui occupaient certaines régions dans l'Est du Congo. Ils ne l'ont pas arrêtée et ne l'ont pas mise en détention provisoire en vue de l'interroger.

[5]                Les demanderesses allèguent qu'elles-mêmes étaient membres d'un groupe de jeunes chrétiens qui se rencontraient chaque semaine et organisaient des retraites à chaque mois pour discuter de questions relatives à la tolérance et à la place de la femme dans la société. Elles affirment que le 25 mai 2003, alors qu'elles rentraient d'une réunion avec leur groupe de jeunes chrétiens, des agents de sécurité les ont confrontées chez elles et leur ont demandé de faire circuler un message de menace parmi les membres de leur groupe.

[6]                Le 30 mai 2003, les demanderesses allèguent qu'elles ont participé à une manifestation organisée par leur groupe de jeunes chrétiens, qu'environ 200 personnes s'étaient réunies pour cette manifestation et que des agents de sécurité, habillés en civil, se sont infiltrés dans la manifestation et ont demandé les noms des demanderesses. Ces dernières n'ont pas été arrêtées.

[7]                Le 6 juin 2003, les demanderesses affirment qu'elles rentraient d'une retraite et qu'elles ont été arrêtées, mises en détention et accusées d'avoir incité un soulèvement populaire et de s'être livrées à des activités contraires à l'ordre public. Elles ont été gardées en détention pendant deux nuits. Ensuite, un ami de leur mère, que les demanderesses appellent « Papa François » , est venu verser un pot-de-vin pour obtenir leur libération. Elles ont alors appris que leur mère avait disparu le 6 juin 2003 et en ont conclu qu'elles étaient en danger. On leur a conseillé de quitter la RDC. Les demanderesses sont restées avec Papa François jusqu'au 13 juin 2003, date à laquelle elles ont quitté la RDC en passant par l'aéroport de N'Djili et en utilisant de faux passeports auxquels leur photo avait été ajoutée.


LA DÉCISION FAISANT L'OBJET DU CONTRÔLE JUDICIAIRE

[8]                La Section a déterminé que les demanderesses étaient citoyennes de la RDC et qu'elles étaient bien les personnes qu'elle prétendent être. Pour tous les autres aspects de la preuve, la Section a jugé que le témoignage des demanderesses n'était pas plausible pour les motifs suivants :

-      les demanderesses n'ont présenté aucun élément de preuve documentaire permettant d'établir qu'elles étaient bien en RDC, au cours de la période en cause, et ce, même si elles ont reçu une demande précise à cet égard au cours des quatre mois précédant l'audience;

-      les demanderesses n'ont déposé aucun document qui aurait permis de confirmer qu'elles faisaient partie d'une association de jeunes chrétiens et qu'elles ont participé à des activités, y compris le rassemblement du 30 mai 2003;         

-      puisque la mère des demanderesses a été accusée de collaborer avec les rebelles de l'Est du Congo, les allégations des demanderesses voulant que des agents de sécurité leur aient demandé de répandre un message pro-gouvernemental parmi les membres de leur groupe de jeunes chrétiens sont peu plausibles;                   


-      il est invraisemblable que la mère des demanderesses n'ait pas été immédiatement arrêtée et amenée pour subir un interrogatoire, lorsqu'elle a été accusée, le 15 mai 2003, de collaborer avec les rebelles;

-      de même, compte tenu des activités alléguées des demanderesses et de leur relation avec leur mère, il est peu plausible qu'elles n'aient pas été immédiatement arrêtées suite à leur participation au rassemblement du 30 mai 2003;         

-      il est également peu probable que la mère des demanderesses, compte tenu de la nature de son travail et de l'objet limité de ses voyages dans la RDC, et du fait qu'elle n'avait jamais reçu de formation officielle et ne possédait aucune compétence manifeste, ait été considérée par plusieurs organisations non gouvernementales comme une spécialiste de la condition féminine;

-      les demanderesses ont été incapables de nommer une seule organisation non gouvernementale à laquelle leur mère aurait censément prêté main-forte;

-      compte tenu de la renommée de la mère des demanderesses dans la collectivité, il est curieux qu'aucune de ces organisations non gouvernementales ne soit intervenue pour dénoncer sa disparition;


-      de plus, il est étrange qu'aucun quotidien ne semble avoir signalé la disparition de la mère des demanderesses;

-      enfin, il est également curieux que les demanderesses ne sachent rien des circonstances liées à la disparition de leur mère et qu'elles n'aient jamais demandé de renseignement à Papa François sur ce sujet ni jamais essayé de faire ouvrir une enquête sur sa disparition.

LA THÈSE DE L'AVOCAT DES DEMANDERESSES

[9]                L'avocat des demanderesses fait valoir que la Section a violé un principe de justice fondamentale en s'appuyant précisément sur les connaissances qui sont du ressort de sa spécialisation pour tirer une conclusion défavorable envers les demanderesses, sans les aviser de son intention à cet égard et sans leur donner l'occasion de répondre. De plus, l'avocat prétend que la Section a commis une erreur en rejetant les revendications des demanderesses en se fondant sur l'absence de preuve documentaire à l'appui, même si les demanderesses avaient été informées qu'il était souhaitable de produire de tels documents avant l'audience. L'avocat soutient enfin que la Section a commis une autre erreur en écartant le seul document, hormis leur certificat de naissance, déposé par les demanderesses au soutien de leur revendication.


ANALYSE

[10]            La Section résume ses préoccupations quant au manque de preuve documentaire à l'appui des revendications des demanderesses en ces termes :   

Tout d'abord, il y a lieu de se demander si les demanderesses se trouvaient en RDC durant la période de persécution alléguée portant sur l'année 2003, en ce qu'elles n'ont produit aucun document qui permettrait au tribunal d'en arriver à cette conclusion.

Cette preuve est capitale, d'autant plus que les demanderesses, qui prétendent avoir voyagé avec un passeport d'emprunt, n'ont pas présenté ce document qui aurait été repris par leur accompagnateur. Elles n'ont laissé non plus aucune trace de l'itinéraire qu'elles ont parcouru avant d'aboutir au Canada par le Fort Érié.

Ce faisant, elles ne se sont pas déchargées du fardeau de prouver qu'elles étaient en RDC durant la période de persécution qui couvre l'année 2003.

De même, n'ayant présenté aucun document au sujet de leur soi-disant appartenance à l'Association des jeunes chrétiens, les demanderesses ne se sont pas déchargées non plus de leur fardeau d'établir qu'elles appartenaient à ce « mouvement » et qu'elles y ont participé aux activités qui les auraient amenées à quitter leur pays.

Elles n'ont présenté aucune carte de membre ou lettre de cette association pour confirmer leur adhésion et les activités qu'elles prétendent avoir eues. Elles se devaient de présenter cette preuve, d'autant plus que le tribunal leur en avait fait la demande dans l'examen initial produit sous la cote A-1 qui leur avait été envoyé par le biais de leur procureur et signé le 28 juillet 2003, soit quatre mois et demi avant l'audience.

De plus, elles n'ont présenté aucune preuve de la manifestation du 30 mai 2003 qui aurait été organisée par leur organisation et au cours de laquelle des agents de sécurité habillés en civil se seraient contentés de prendre leurs coordonnées sans les avoir arrêtées. Lorsque cette preuve leur a été demandée, elles se sont contentées de dire qu'elles n'avaient rien.

N'ayant présenté aucune preuve pour soutenir leur prétention, le tribunal doit conclure que les demanderesses ne sont pas crédibles.

[11]            Compte tenu de ce qui précède, je suis d'avis que le deuxième argument soulevé pour le compte des demanderesses doit être rejeté. Je suis convaincu que la conclusion de la Commission, telle qu'elle figure dans le dernier paragraphe de l'extrait cité, a été raisonnablement tirée. De même, en ce qui concerne le troisième argument, à savoir le rejet de la seule preuve documentaire à l'appui, exception faite des certificats de naissance, je suis d'avis que la Section a tiré une conclusion raisonnable, même si les motifs exposés pour justifier ce rejet ne sont pas nécessairement très éloquents ni très bien formulés.

[12]            Enfin, examinons le premier argument avancé au nom des demanderesses, soit le manquement allégué au principe de l'équité procédurale de la part de la Commission, du fait qu'elle se serait appuyée sur ses « connaissances spécialisées » sans donner aux demanderesses une véritable occasion de répondre.

[13]            La Section a écrit ce qui suit :

Voilà autant d'interrogations qui amènent le tribunal à croire que les demanderesses ont fabriqué une histoire pour faire valoir leur revendication.

De connaissance spécialisée en la matière, les agents de sécurité qui accusent un individu de collaboration avec les rebelles vont perquisitionner son domicile, procéder à son arrestation et vont jusqu'à le détenir même arbitrairement pour l'interroger et lui faire subir des mauvais traitements.                                                                                                                              [Non souligné dans l'original.]

[14]            L'alinéa 170i) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés[1] autorise clairement la Section, dans toute procédure dont elle est saisie, à admettre d'office les renseignements ou opinions qui sont du ressort de sa spécialisation. Cela dit, ce pouvoir est restreint par les dispositions de l'article 18 des Règles de la Section de la protection des réfugiés[2], ainsi libellé :


18. Avant d'utiliser un renseignement ou une opinion qui est du ressort de sa spécialisation, la Section en avise le demandeur d'asile ou la personne protégée et le ministre - si celui-ci est présent à l'audience - et leur donne la possibilité de :

a) faire des observations sur la fiabilité et l'utilisation du renseignement ou de l'opinion;

b) fournir des éléments de preuve à l'appui de leurs observations.


18. Before using any information or opinion that is within its specialized knowledge, the [Refugee Protection] Division must notify the claimant or protected person, and the Minister if the Minister is present at the hearing, and give them a chance to:

(a)            make representations on the reliability and use of the information or opinion; and

(b)            give evidence in support of their representations.


[15]            Au vu des faits de l'espèce, la Section n'a pas clairement et sans équivoque avisé les demanderesses de son intention de s'appuyer sur les connaissances qui sont du ressort de sa spécialisation et elle ne leur a pas donné l'occasion d'y répondre.

[16]            Dans N'Sungani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[3], la juge Tremblay-Lamer affirme que le fait de ne pas respecter l'article 18 des Règles précitées constitue un « manquement à l'équité procédurale » .


Je suis disposé à admettre que, la Section n'ayant pas révélé ces chiffres, qui étaient des « connaissances spécialisées » , au cours de son audience, elle a agi contrairement à ses propres règles de procédure et manqué à l'équité procédurale. Il s'agit cependant de savoir si ce manquement à l'équité procédurale requiert une nouvelle audience devant de nouveaux commissaires.

Selon le demandeur, cette erreur est fatale, et il cite à l'appui la décision Kitoko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (...). Cependant, à mon avis, ce précédent n'autorise pas une telle conclusion. La décision (...) Kitoko soulevait plusieurs doutes, outre le fait que la Section avait négligé de dire aux parties qu'elle s'en était remise à ses connaissances spécialisées. La juge MacTavish a expressément conclu que la décision de la Section ne pouvait subsister, et cela en raison de l' « effet cumulatif des erreurs » (...).

La jurisprudence autorise d'ailleurs une approche plus nuancée. Ordinairement, un manquement à l'équité procédurale rend nulles l'audience et la décision qui en résulte, mais il y a une exception à cette règle (...). Cette exception trouve son origine dans l'arrêt Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada-Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers (...). Dans cette affaire, la Cour suprême du Canada expliquait qu'un manquement à l'équité procédurale ne requiert pas la tenue d'une nouvelle audience dans les « circonstances spéciales » où la réclamation en cause était par ailleurs « sans espoir » ou que le résultat obtenu était « inéluctable » (...).                                                                                                          [Références omises.]

[17]            Dans Mir c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[4], le juge Kelen, après avoir cité N'Sungani, écrit ce qui suit au paragraphe 10 de ses motifs :


[traduction] Reste cette question à trancher : l'erreur procédurale exige-t-elle que la décision soit invalidée? À mon avis, non. La principale conclusion de la Commission en ce qui concerne les tueries entre sectes, est qu'il y avait eu un déclin marqué du nombre de tués, en particulier les assassinats ciblés, suite à l'interdiction des organisations extrémistes et à la mise en oeuvre de différentes mesures, fin 2001 et début 2002. La Commission a souligné que plus de 400 personnes avaient été tuées par des groupes extrémistes en 2001, contre 40 assassinats ciblés en 2002 et moins de dix assassinats ciblés en 2003. Le demandeur ne conteste pas le fait que le nombre de morts ait diminué en 2002. Cependant, il affirme que s'il avait eu l'occasion de répondre au document contenant les données pour 2003, il aurait pu faire valoir qu'il n'appuyait pas la conclusion de la Commission voulant que moins de dix chiites aient été victimes d'assassinat ciblé. Même si les parties avaient eu l'occasion de débattre du nombre exact d'assassinats ciblés en 2003, il apparaît clairement dans ce document que les chiffres cités par la Commission sont relativement exacts et justifient généralement la conclusion de la Commission, selon laquelle le nombre de victimes d'assassinat ciblé étaient en baisse, par comparaison aux attentats terroristes visant des groupes. Dans les circonstances, la réponse du défendeur n'aurait manifestement eu aucune incidence sur la décision définitive.

[18]            Les faits dont est saisie la Cour aujourd'hui sont très différents de ceux dont était saisi le juge Kelen mais je suis convaincu que le raisonnement de mon collègue s'applique en l'espèce. Les connaissances spécialisées sur lesquelles la Section s'est appuyée ne sont essentiellement pas contestées. À mon avis, si la Commission avait donné aux demanderesses l'avis prévu à l'article 18 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, compte tenu des circonstances propres à l'espèce, la réponse des demanderesses n'aurait manifestement eu aucune incidence sur la décision définitive. Au bout du compte, je suis convaincu qu'il serait inutile de renvoyer la décision en cause pour qu'elle soit entendue de nouveau et qu'une nouvelle décision soit rendue en fonction de cette question.

CONCLUSION

[19]            Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.


[20]            À la fin de l'audience, les avocats ont été informés que la demande de contrôle judiciaire serait rejetée. Aucun des avocats n'a proposé la certification d'une question. La Cour est convaincue qu'aucune question importante de portée générale n'a été soulevée dans la présente instance. En conséquence, aucune question ne sera certifiée.

                                                                        « Frederick E. Gibson »               

Juge                         

Ottawa (Ontario)

Le 8 avril 2005

Traduction certifiée conforme

Richard Jacques, LL.L.


                         COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                    SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                IMM-1103-04

INTITULÉ :               MBUYI BITALA ET AL. c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                Le 4 avril 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : Le juge Gibson

DATE DES MOTIFS :                       Le 8 avril 2005

COMPARUTIONS :

Micheal Crane                          POUR LES DEMANDERESSES

Bari Crackower                                     POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Micheal Crane                           POUR LES DEMANDERESSES

Avocat

John H. Sims, c.r.                                  POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada            



[1]            L.C. 2001, ch. 27.

[2]            DORS/2002-228.

[3]            [2004] A.C.F. no 2142 (QL); 2004 CF 1759.

[4] [2005] A.C.F. no 237 (QL); 2005 CF 205.


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