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                                                  IMM-3135-95

OTTAWA (ONTARIO), LE 16 OCTOBRE 1996

EN PRÉSENCE DE : Monsieur le juge McKeown

ENTRE

                   LOFERNE PAULINE CUFFY,

                                                  requérante,

                             et

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

                                                      intimé.

                         ORDONNANCE

          La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision en date du 30 octobre 1995 de la section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié est annulée. L'affaire est renvoyée à la Commission pour qu'un tribunal de composition différente procède à un réexamen.

          La question suivante sera certifiée :

          Pour ce qui est de la condition qu'un demandeur fournisse la preuve claire et convaincante que l'État ne le protégera pas, un demandeur du statut de réfugié est-il tenu de s'adresser à des organismes en dehors de la police?

                                         W.P. McKeown         

                                           Juge

Traduction certifiée conforme                          

                                 Tan Trinh-viet


                                                  IMM-3135-95

ENTRE

                   LOFERNE PAULINE CUFFY,

                                                  requérante,

                             et

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

                                                      intimé.

                   MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE McKEOWN

          La requérante, citoyenne de Saint-Vincent et Grenadines, demande le contrôle judiciaire de la décision en date du 30 octobre 1995 dans laquelle la section du statut de réfugié, de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission), a conclu qu'elle n'était pas une réfugiée au sens de la Convention.

          Il s'agit de déterminer si la Commission a eu tort de conclure que l'État pouvait assurer la protection de la requérante et si l'audition de la requérante était devenue impartiale et violait les principes de justice nature parce que la preuve documentaire lui avait été révélée quelques minutes avant l'audition. La Commission a conclu que la crainte que la requérante avait du mauvais traitement infligé par son petit ami était sincère lorsqu'elle a quitté Saint-Vincent. La Commission a également conclu :

          [TRADUCTION]. ..la crainte de persécution exprimée par la demandeuse découle de son « sexe » , groupe défini par une caractéristique innée ou immuable selon l'arrêt Ward. La demandeuse était victime d'abus, principalement en raison de son sexe et en partie à cause de son âge, ce qui est visé par les Lignes directrices. Le tribunal conclut que les éléments de preuve dans cette revendication étayent la conclusion que le sexe de la demandeuse, son âge et, par conséquent, sa vulnérabilité, relèvent donc du sens de « groupe social » .   


                        [renvois omis]

          La Commission a ajouté aux pages 2 et 3 de ses

motifs :

          [TRADUCTION] Toutefois, la question de savoir si l'État ne peut assurer la protection est « ...un élément crucial servant à déterminer si la crainte de la demandeuse est fondée, et, par là, à déterminer le caractère raisonnable objectif de sa réticence à demander la protection de son pays de nationalité... »

          La Commission a également dit qu'on devrait se rappeler

que :

          [TRADUCTION] ...aucun gouvernement qui prétend à des valeurs démocratiques ou à la protection des droits de la personne ne peut garantir la protection de tous ses citoyens à tous moments.

          La Commission a par la suite confondu la preuve documentaire portant sur l'existence du service d'orientation et d'autres ressources avec la capacité de l'État d'assurer la protection. La Commission a discuté de certains éléments de preuve documentaire selon lesquels des femmes avaient été assassinées et il y avait eu arrestation. Toutefois, tout ce qu'elle a dit relativement au témoignage de la requérante sur sa déclaration à la police était ce qui suit :

          [TRADUCTION] La demandeuse a témoigné qu'elle s'était maintes fois adressée à la police de Saint-Vincent pour demander la protection. Selon la demandeuse, la police lui a dit qu'elle prendrait des mesures seulement s'il existait la preuve matérielle de l'abus. Elle lui a conseillé de demander des conseils juridiques si elle veut tenir son petit ami éloigné d'elle. Toujours selon la demandeuse, elle n'a demandé l'aide ni du National Council of Women ni du Ministry of Women's Affairs et n'a pas recherché des conseils juridiques en raison des frais.

                   (motifs de la Commission, page 4)

          La Commission a alors discuté en détail l'omission par la demandeuse d'épuiser toutes les possibilités de protection dont elle disposait avant de quitter Saint-Vincent.    La Commission s'est exprimée en ces termes aux pages 4 et 5 :

          [TRADUCTION] ...Le tribunal accepte le motif ( son manque de connaissance suffisante quant à la façon de demander la protection et quant à la personne à qui il fallait en demander) de n'avoir pas demandé la protection en recourant à tous les systèmes de soutien de Saint-Vincent avant de venir au Canada. Toutefois, la définition de réfugié au sens de la Convention est prospective. Le tribunal conclut du comportement de la demandeuse dans la salle d'audition et des expériences qu'elles avait connues dans la recherche d'assistance qu'elle sera en mesure de demander sa protection si et lorsqu'elle en a besoin, et que la protection qui lui sera assurée sera suffisante pour ne pas dire parfaite. Elle ne sera pas une de ces victimes de violence en milieu familial qui ou bien hésiteront à porter des accusations ou bien ne demanderont pas le soutien des organismes existants tel le National Council of Women. Le tribunal est convaincu que la raison pour laquelle la demandeuse n'a pas utilisé toutes les ressources dont elle disposait pour demander sa protection -- à savoir son manque de connaissance en raison de son âge et de son expérience -- ne tient plus maintenant. La demandeuse a pu obtenir d'un parent qui vit aux États-Unis d'Amérique une aide financière pour son voyage au Canada. Le tribunal ne saurait donc conclure qu'elle ne pourra se procurer l'assistance financière pour demander l'aide juridique relativement à une question plus grave telle que l'abus. Puisqu'il n'existe aucune « confirmation claire et convaincante de l'incapacité de l'État d'assurer la protection » à la demandeuse, et puisqu'elle a démontré qu'elle est maintenant en mesure de demander la protection, le tribunal conclut que sa crainte de persécution n'est pas fondée.

                        [renvoi omis]

          Ainsi que l'a dit le juge Tremblay-Lamer dans l'affaire N.K. v. Canada (solicitor General) (1995), 107 F.T.R. 25, à la page 38 (1re inst.) :

          Le fardeau de preuve pour le requérant tel qu'exigé par Ward, à la p. 724, R.C.S., est de démontrer par des incidents passés que cette protection ne s'est pas matérialisée.

          La requérante à l'instance avait demandé l'assistance de la police qui avait refusé d'agir en raison du défaut de preuve matérielle. Toutefois, comme le juge Teitelbaum l'a dit dans l'affaire Kraitman v. Canada (Secretary of State) (1994), 81 F.T.R. 64, aux pages 71 et 72 (1re inst.) :

          La police peut avoir la capacité d'offrir de la protection mais lorsqu'elle choisit de ne pas le faire cela revient à dire qu'elle est incapable de protéger les requérants.

          Dans l'affaire N.K. v. Canada (Solicitor General) précité, le juge Tremblay-Lamer a dit en outre à la page 38 :

          De plus, cette inaction aura, à mon avis, pour conséquence non seulement de justifier la réticence d'un requérant à rechercher la protection de l'État puisqu'il a constaté qu'elle était inutile mais elle permettra, comme il n'y a aucune mesure corrective et/ou punitive, la réoccurrence de tels incidents.

          Le procureur de l'intimé soutient que dans les situations où la police refuse de faire son devoir, le citoyen devrait s'adresser à une instance plus haute ou se présenter devant un organisme différent comme par exemple la Commission des droits de la personne.

          Je ne peux acquiescer à une telle proposition. Il ne s'agit pas ici uniquement d'actes discriminatoires lesquels pourraient faire l'objet d'une plainte auprès d'une Commission des droits de la personne. Certains des actes reprochés sont de nature criminelle (agression sexuelle, assauts) et ne sont donc pas de la compétence d'une Commission des droits de la personne. Les requérants, comme dans tous les pays où il n'y a pas un effondrement du système étatique, sont en droit, lorsqu'ils sont victimes d'actes criminels, de s'adresser à la police et de s'attendre à tout le moins à ce qu'elle fasse enquête. Je ne connais aucun système juridique qui impose au citoyen un fardeau plus lourd...

          Ainsi que l'a souligné le juge Dubé dans l'affaire Risak v. M.E.I. (1994), 86 F.T.R. 67, à la page 70 (1re inst.) :

          Donc, en l'espèce, il s'agit de déterminer s'il était objectivement raisonnable d'exiger du requérant qu'il ait davantage recherché la protection de l'armée et de la police en Israël, après avoir été si brutalement traité par ces autorités, qui sont celles de qui les citoyens s'attendent normalement de recevoir la protection. Notre jurisprudence ne contient aucun principe en vertu duquel un requérant placé dans une situation comparable à l'espèce aurait l'obligation supplémentaire de demander l'aide d'organismes de protection des droits fondamentaux ou d'intenter une action en cour contre son gouvernement.

          La requérante à l'instance s'était adressée à la police à plusieurs reprises comme l'a dit la Commission, et la police ne lui avait pas donné d'assistance. Elle n'est nullement tenue d'utiliser ses propres ressources ni d'accepter une offre d'orientation de ce que la protection d'État exige. L'intimé a cherché à diviser les remarques de la Commission en deux

points : 1) la Commission n'était pas convaincue qu'il existait une confirmation claire et convaincante de l'incapacité de l'État de protéger la demandeuse; et 2) la Commission a étudié la question d'orientation. Malgré la tentative de l'intimé de prouver le contraire, je ne peux conclure que la Commission a séparé ces deux questions. À mon avis, la Commission a examiné la question d'orientation comme une méthode adéquate de la protection de l'État dans des circonstances où la requérante prétendait que l'État, par l'entremise de sa police, n'avait pu la protéger.    La Commission n'a tiré aucune conclusion sur cet argument de la requérante. En conséquence, l'affaire doit être renvoyée à la Commission pour qu'un tribunal de composition différente puisse déterminer, compte tenu du témoignage de la requérante concernant ses visites rendues à la police et la réponse de celle-ci et de la documentation portant sur la protection des femmes à Saint-Vincent et Grenadines, si elle a réfuté la présomption que l'État fournit normalement une protection adéquate. La Commission doit être persuadée, par une confirmation claire et convaincante, de l'incapacité de l'État de protéger la requérante.

          Il ne m'est pas nécessaire d'aborder la question de la justice naturelle, mais je désire vraiment faire quelques commentaires. La requérante a eu la possibilité de prendre connaissance des documents seulement quelques minutes avant le début de l'audition. Les documents sont très importants en l'espèce, et il est quelque peu douteux que donner à la requérante deux semaines pour faire des observations, et pour fournir de nouveaux renseignements, soit suffisant. Toutefois, le problème semble être soulevé parce que les documents ont été fournis à l'avocat de la requérante suffisamment à temps, mais que ce dernier s'est retiré de l'affaire à l'insu de la Commission. Il serait utile si la Commission prévoit dans ses règles que toute demande de cessation de s'occuper d'une affaire devrait être présentée à la Commission, ou prévoit une autre façon de recevoir l'avis selon lequel l'avocat ne s'en occupe plus. Il est très important que les requérants qui comparaissent pour leur propre compte reçoivent un avis adéquat des documents qu'on se propose d'utiliser dans l'affaire dont est saisie la Commission.

          La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision en date du 30 octobre 1995 de la Commission est annulée. L'affaire lui est renvoyée pour qu'un tribunal de composition différente procède à un réexamen d'une manière conforme aux motifs ci-dessus.

          Je certifierai la première question qui est ainsi

rédigée :

          [TRADUCTION] Pour ce qui est de la condition qu'un demandeur fournisse la preuve claire et convaincante que l'État ne le protégera pas, un demandeur du statut de réfugié est-il tenu de s'adresser à des organismes en dehors de la police?

          À mon avis, la Commission aurait dû déterminer si le témoignage de la requérante sur le défaut de soutien de la police était la preuve claire et convaincante de l'incapacité de l'État de le protéger.    À mon sens, l'orientation ne remplace pas l'absence de la protection de la police (au cas où le tribunal de composition différente tirerait une telle conclusion).    Il s'agit d'un cas où la requérante a demandé l'aide de la police. L'expérience d'un requérant en matière d'orientation peut très bien être pertinente lorsqu'il n'a pas demandé l'aide de la police ni d'autres forces de sécurité, mais je n'ai pas à trancher cette question.

          La seconde question ne détermine pas l'issue de l'appel et ne sera pas certifiée.

                                      W.P. McKeown    

                                           Juge

OTTAWA (ONTARIO)

Le 16 octobre 1996

Traduction certifiée conforme                          

                                 Tan Trinh-viet


                   COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

          AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                     IMM-3135-95

INTITULÉ DE LA CAUSE :             LOFERNE PAULINE CUFFY c. M.C.I.

LIEU DE L'AUDIENCE :               Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :               Le 25 septembre 1996

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU JUGE MCKEOWN

EN DATE DU                         16 octobre 1996

ONT COMPARU :

                                

Michael Crane                      pour la requérante

Jeremiah Eastman                   pour l'intimé

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER:

Michael Crane                      pour la requérante

Toronto (Ontario)

George Thomson

Sous-procureur général du Canada

                                  pour l'intimé

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