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                                                                                                                     Date : 20041126

                                                                                                        Dossier : IMM-4870-04

                                                                                                    Référence : 2004 CF 1661

Ottawa (Ontario), le 26 novembre 2004

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE SNIDER

ENTRE :

                                              KUMANAN VEERASINGAM

                                                  (alias VEERASINGHAM)

                                                                                                                              demandeur

                                                                    - et -

               LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                               défendeur

                          MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LA JUGE SNIDER

[1]                Le demandeur, M. Kumanan Veerasingam, est né au Sri Lanka le 10 juillet 1976. Il est entré au Canada en décembre 1994, à l'âge de 18 ans, et sa demande de statut de réfugié au sens de la Convention a été accueillie. Il est devenu résident permanent le 13 février 1997.


[2]         Entre février et décembre 1999, le demandeur a été déclaré coupable des sept infractions suivantes : vol de faible importance, entrave à un agent de la paix, tentative d'entrave à la justice, voies de fait, voies de fait causant des lésions corporelles, agression armée et défaut de se conformer à une ordonnance de probation. Cette liste ne comprend pas les accusations pour enlèvement et pour des infractions relatives aux armes qui ont été portées pour ensuite être retirées. En ce qui a trait aux événements qui ont conduit aux dernières accusations mentionnées, le demandeur a été déclaré coupable de voies de fait et de tentative d'entrave à la justice.

[3]         En raison de ces déclarations de culpabilité, une mesure de renvoi a été prise le 29 janvier 2002 à l'encontre du demandeur, conformément à l'alinéa 27(1)d) de la Loi sur l'immigration (abrogée) (la Loi). Le demandeur a interjeté appel de cette mesure de renvoi à la Section d'appel de l'immigration (la SAI) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié. Dans une décision datée du 12 mai 2004, un tribunal de la SAI a rejeté son appel. Le demandeur vise à obtenir le contrôle judiciaire de cette décision.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[4]         Le demandeur soulève les questions suivantes :

1.          La SAI a-t-elle commis une erreur de droit en tenant compte d'accusations et d'allégations non prouvées visant le demandeur?


2.          La SAI a-t-elle commis une erreur de droit en interprétant mal la preuve relative à l'abus d'une drogue de la part du demandeur?

3.          La SAI a-t-elle contrevenu aux principes d'équité procédurale en ne motivant pas adéquatement sa décision?

4.          La SAI a-t-elle commis une erreur de droit en examinant la question de l'appartenance à un gang alors que cette question n'avait pas été soulevée devant la Section de l'immigration?

Analyse

Nature de la décision de la SAI

[5]         Le demandeur n'a pas contesté la validité de la mesure de renvoi prise contre lui. L'appel à la SAI était plutôt fondé sur la compétence discrétionnaire de celle-ci en vertu de l'alinéa 70(1)b) de la Loi. Le demandeur a ainsi le fardeau de convaincre la SAI que, compte tenu de l'ensemble des circonstances, il ne devrait pas être renvoyé du Canada. La SAI a conclu qu'il ne s'était pas libéré de ce fardeau.


[6]         Dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, la SAI est guidée par les facteurs énoncés dans la décision Ribic c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1985] I.A.B.D. no 4 (QL), confirmée par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] A.C.S. no 1 (QL). Ces facteurs comprennent notamment :

·            la gravité de l'infraction à l'origine de l'expulsion;

·            la possibilité de réadaptation;

·            la durée de la période passée au Canada et le degré d'établissement de l'appelant ici;

·            la présence de la famille qu'il a au pays et les bouleversements que l'expulsion de l'appelant occasionnerait pour cette famille;

·            le soutien dont bénéficie le demandeur, non seulement au sein de sa famille, mais également de la collectivité;

·            l'importance des difficultés que pourrait connaître l'appelant dans le pays vers lequel il sera vraisemblablement renvoyé.


Première question en litige : La SAI a-t-elle commis une erreur de droit en tenant compte d'accusations et d'allégations non prouvées visant le demandeur?

[1]         Naturellement, vu le casier judiciaire du demandeur, la SAI a accordé beaucoup d'attention au premier facteur, à savoir la gravité de l'infraction à l'origine de l'expulsion. Une grande partie de cette attention a été dirigée sur un incident qui a eu lieu en juin 1999 et qui a été décrit de façon détaillée dans la décision de la SAI :

[L]'appelant et son co-accusé [...] sont entrés par la force dans la voiture d'un homme et ont pris possession du véhicule. La victime conduisait une Volkswagen Corrado jaune. L'appelant et son co-accusé avaient l'impression qu'il s'agissait de la voiture d'une personne impliquée dans une grave agression contre leur ami [...] quelques jours plus tôt. M. [R.], qui est connu des policiers comme appartenant à un gang de rue tamoul appelé The Gilder Boys, a été agressé par des membres de gangs rivaux, A.K. Kannan et Silversprings Boys, et a reçu trois balles dans une jambe. L'appelant a pointé ce qui semblait être une arme de poing sur la victime et a menacé de le tuer s'il refusait de coopérer. L'appelant et [...] étaient en compagnie de [trois autres personnes]. Ils ont interrogé la victime pour savoir s'il avait participé à l'agression contre [R.]. L'appelant et ses co-accusés ont conduit la victime à l'hôpital Sunnybrook, où [R.] était hospitalisé, afin que ce dernier l'identifie. Après que [R.] eut dissipé tout doute quant à la participation de la victime à l'agression contre lui, la victime a été relâchée, mais on l'a prévenue de ne pas parler de cet incident à la police. Toutefois, la victime a communiqué avec la police, qui a procédé à l'arrestation de deux des co-accusés de l'appelant. L'appelant a plus tard communiqué avec la victime et a essayé de l'obliger à laisser tomber les accusations portées contre lui et ses co-accusés. L'appelant a été accusé de plusieurs infractions découlant de cet incident. En septembre 1999, il a reconnu sa culpabilité à des accusations de voies de fait et de tentative d'entrave au cours de la justice, et le reste des accusations ont été retirées. [...]

[Renvoi omis.]


[2]         Dans sa décision, la SAI a déclaré que la preuve visant à démontrer le retrait des accusations avait été jugée irrecevable. Néanmoins, dans l'analyse des observations du demandeur, la SAI a ensuite fait référence à cette preuve en concluant que le demandeur avait commis des infractions criminelles graves et en décidant qu'il était membre d'un gang criminel. Le demandeur fait valoir que, une fois que la SAI a décidé que cette preuve était irrecevable, elle ne pouvait pas ensuite y faire référence et y baser sa décision (Bertold c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] A.C.F. no 1492).

[3]         Citant les décisions Thuraisingam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. no 746, et Thanaratnam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 349, le défendeur fait valoir que la SAI s'est appuyée sur les faits sous-tendant l'accusation et que, par conséquent, il n'y a pas eu d'erreur susceptible de révision. Dans la décision Thuraisingam, la juge Mactavish était saisie d'une question semblable concernant la preuve invoquée par le délégué du ministre lors de l'émission d'un avis de danger. Au paragraphe 35 de cette décision, la juge Mactavish a déclaré ce qui suit :

[...] À mon avis, il faut établir une distinction entre le fait de se fonder sur le fait qu'une personne a été accusée d'une infraction criminelle et le fait de se fonder sur la preuve qui sous-tend les accusations en question. Le fait qu'une personne a été accusée d'une infraction ne prouve rien : il s'agit seulement d'une allégation. Par contre, la preuve sous-tendant l'accusation peut être suffisante pour justifier qu'un avis selon lequel une personne constitue un danger présent ou futur pour autrui au Canada soit émis de bonne foi.


[4]         Le demandeur soutient qu'il existe une divergence d'opinion au sein de la Cour fédérale quant à savoir si une preuve à l'appui d'accusations qui sont par la suite retirées est recevable devant la SAI. Voyez, par exemple, Bakchiev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 1881; Bertold, précitée; La c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. no 649, et Lau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1984] 1 C.F. 434, où la Cour a jugé que la preuve relative à des accusations retirées ou rejetées ne pouvait pas être utilisée comme preuve dans une décision de la SAI ou pour un avis de danger. Pour l'opinion contraire, voyez les décisions Thuraisingam, précitée, et Thanaratnam, précitée, où la Cour a permis l'utilisation de la preuve.

[5]         Après avoir examiné la jurisprudence, je ne suis pas convaincue qu'il existe une divergence d'opinion au sein de la Cour. Je conclurais plutôt qu'il ressort de ces affaires une opinion unanime selon laquelle une accusation retirée ne peut pas, en elle-même, être invoquée. La question de savoir si la SAI l'a fait dépend des faits particuliers dont dispose le juge chargé de contrôler la décision. Après avoir examiné les affaires dont on a fait référence, je conclurais que le processus de contrôle de la Cour est basé sur deux considérations.

·            Premièrement, le fait d'invoquer l'accusation retirée, en elle-même, constituerait une erreur susceptible de révision.


·            Le deuxième aspect à apprécier est celui de savoir si la preuve sous-tendant l'accusation, et sur laquelle la décision de la SAI a été fondée, est fiable et crédible. Je remarque que la SAI n'est pas appelée à trancher la question de savoir si le demandeur est coupable d'un crime en application du Code criminel, où une norme de preuve hors de tout doute raisonnable serait requise. Dans le contexte de son appréciation de l'ensemble des circonstances, la preuve n'a pas à respecter une norme comme celle qui serait requise dans le cas d'une déclaration de culpabilité criminelle; l'analyse de la SAI doit plutôt être conforme à la norme de la décision raisonnable. Autrement dit, je dois être convaincue que la conclusion de la Commission portant sur tout aspect de l'affaire est appuyée par une preuve crédible et fiable.

[6]         Appliquant ces principes à l'espèce, les questions que je dois aborder sont les suivantes :

1.          La SAI s'est-elle appuyée sur l'accusation ou sur la preuve sous-tendant celle-ci pour en venir à sa conclusion?


2.          La preuve sous-tendant l'accusation est-elle fiable et crédible et, de ce fait, suffisante pour justifier une opinion de bonne foi selon laquelle, compte tenu de l'ensemble des circonstances de l'espèce, le demandeur devrait être renvoyé du Canada?

La SAI a commis une erreur si elle s'est appuyée sur l'accusation pour en venir à sa décision ou si la preuve sous-jacente est insuffisante.

[7]         Pour analyser cette question, la première étape consiste à comprendre sur quelle « preuve » la SAI s'est appuyée dans le cadre de sa décision.

[8]         L'analyse de la SAI commence avec les déclarations de culpabilité criminelles du demandeur, lesquelles concernaient des accusations « respectivement pour vol, obstruction au travail d'un policier, tentative d'entrave au cours de la justice, voies de fait, voies de fait causant des blessures corporelles, agression armée et omission de respecter une ordonnance de probation » . La SAI décrit les différentes déclarations de culpabilité, mettant l'accent sur les circonstances entourant trois d'entre elles, à savoir celles pour « vol » , pour les accusations de voies de fait et de tentative d'entrave à la justice (décrites précédemment), ainsi que pour les accusations d'agression armée, de voies de fait causant des lésions corporelles et de défaut de se conformer à une ordonnance de probation. Après avoir décrit les déclarations de culpabilité, la SAI déclare ce qui suit :


L'appelant a été reconnu coupable de délits graves. La plupart de ses infractions impliquaient des actes de violence ou des menaces. Le fait de tenir une personne en otage sous la menace d'une arme et de la forcer à se soumettre à ses exigences est assurément une activité à risque élevé comportant un potentiel de sévices corporels ou de mort pour la victime. [Non souligné dans l'original.]

[9]         La phrase soulignée fait-elle référence à l'accusation d'enlèvement? Bien que le mot « enlèvement » ne soit pas utilisé, l'expression « le fait de tenir une personne en otage sous la menace d'une arme » ne peut, selon moi, avoir un autre sens que celui d' « enlèvement » . Les mots utilisés par la SAI constitueraient un élément de l'infraction du Code criminel. Je suis consciente que je ne devrais pas sortir ces mots de leur contexte. La décision est longue et il ne s'agit que d'une phrase dans un paragraphe qui en compte trois. Toutefois, considérée globalement, la décision contient un nombre inquiétant de références à l'accusation retirée. Cela m'amène à la conclusion que, en l'espèce, la SAI a glissé dans cette distinction entre la preuve sous-tendant une accusation et le fait que le demandeur ait été accusé. En ce faisant, la SAI a commis une erreur susceptible de révision.

[10]       Même si j'avais tort sur ce premier aspect du contrôle et que je concluais que la SAI faisait référence à la preuve sous-tendant les accusations et non aux accusations elles-mêmes, j'aurais du mal à accepter l'utilisation que la SAI fait de cette preuve. En fait, je ne suis pas convaincue, même en appliquant la norme de contrôle du caractère manifestement déraisonnable, que la SAI pouvait conclure que la preuve dont elle disposait concernant l'événement de juin 1999 était crédible et fiable.


[11]       Dans son témoignage sous serment devant la SAI, le demandeur a nié avoir tenu la présumée victime en otage ou de l'avoir forcée à l'accompagner à l'hôpital Sunnybrook; selon sa version des faits, la présumée victime l'aurait plutôt suivi volontairement. La SAI disposait du rapport de police décrivant les événements allégués. Le policier qui a préparé ce rapport ou qui a interrogé un témoin n'a pas témoigné lors de l'audience tenue par la SAI. Celle-ci disposait de la transcription de l'interrogatoire du témoin par la police. Dans cet interrogatoire, le témoin était loin d'être certain quant à savoir si la présumée victime avait été forcée. À un moment donné, il a déclaré que la victime était allée à l'hôpital de son plein gré et à un autre, il a déclaré que la victime [traduction] « avait peur » . Nous ne sommes pas en mesure de vérifier la fiabilité ni du rapport de police ni de la déclaration du témoin, puisqu'il n'y a pas eu de procès ni de déclaration de culpabilité concernant l'aspect sérieux de ces accusations. À mon avis, selon ce qui est décrit dans le dossier dont je dispose, la preuve sur laquelle la SAI a basé sa conclusion selon laquelle le demandeur avait tenu quelqu'un en otage n'est ni fiable ni crédible. Il était manifestement déraisonnable de la part de la SAI de s'y appuyer.

[12]       La SAI aurait pu écarter le témoignage du demandeur et préférer la preuve du rapport de police à la sienne. Les motifs auraient pu expliquer les raisons pour lesquelles la preuve du rapport de police et du témoin était plus convaincante. L'appréciation de la preuve relève de la SAI. Toutefois, en l'espèce, les motifs ne mentionnent pas qu'une appréciation a été effectuée.


Conclusion

[13]       En conclusion, je suis convaincue que la SAI a commis une erreur en s'appuyant soit sur l'accusation retirée ou soit sur la preuve qui n'était peut-être pas fiable ou crédible. Bien qu'il ne s'agisse que d'un aspect de la décision de la SAI, c'est un élément important de la conclusion tirée par la Commission. Le demandeur a un long et sérieux casier judiciaire et, si l'analyse de la criminalité avait été effectuée correctement, cela n'aurait peut-être pas changé le résultat de l'examen par la SAI de l'ensemble des circonstances de l'espèce. Toutefois, c'est à la SAI et non à la Cour que revient la responsabilité d'effectuer cette analyse. Par conséquent, la demande sera accueillie.

[14]       Vu ma conclusion concernant cette première question, il n'est pas nécessaire d'aborder les autres questions soulevées par le demandeur.

[15]       Le demandeur a proposé la question suivante en vue de la certification :

[traduction]

La preuve d'accusations criminelles qui ne conduisent pas à des déclarations de culpabilité, et des renseignements sur lesquels les accusations étaient basées, est-elle recevable dans le cadre d'un appel interjeté à la Section d'appel de l'immigration à l'encontre d'une mesure d'expulsion?


[16]       Le défendeur s'oppose à la certification de cette question. Vu que le demandeur a eu gain de cause dans le cadre du présent contrôle judiciaire, la question ne sera pas certifiée.

                                                          ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.          La demande est accueillie.

2.          Aucune question n'est certifiée.

        « Judith A. Snider »

                                                                                                                                                                                                  

        Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER DE LA COUR

DOSSIER :                                                     IMM-4870-04

INTITULÉ :                                                    KUMANAN VEERASINGAM (alias VEERASINGHAM)

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                              TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 9 NOVEMBRE 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                    LA JUGE SNIDER

DATE DES MOTIFS :                                   LE 26 NOVEMBRE 2004

COMPARUTIONS :

Ronald Poulton                                      POUR LE DEMANDEUR

Rhonda Marquis                                                POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann & Associates                           POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

Morris Rosenberg                                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

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