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Date : 20060530

Dossier : T-1491-05

Référence : 2006 CF 654

Toronto (Ontario), le 30 mai 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HUGHES

 

 

ENTRE :

LEVI STRAUSS & CO.

 

                                                                                                                                    demanderesse

et

 

 

LE REGISTRAIRE DES MARQUES DE COMMERCE et

AIRD AND BERLIS s.r.l.

 

                                                                                                                                          défendeurs

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’un appel, interjeté par voie de demande en vertu de l’alinéa 300d) des Règles des Cours fédérales, d’une décision par laquelle une agente d’audience, statuant sur une procédure engagée aux termes de l’article 45 de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. 1985, ch. T-13, a radié les marchandises [traduction] « salopettes pour hommes et femmes » de l’enregistrement en cause. La demanderesse conteste cette décision et a présenté une preuve supplémentaire au soutien de ses prétentions. Je suis d’avis, pour les motifs énoncés ci-dessous, d’ordonner le rétablissement de ces marchandises dans l’enregistrement.

 

[2]               La seule question porte sur la signification du terme anglais « overalls », en français « salopettes », et sur ce qu’il convient de faire étant donné que la signification de ce terme a changé au cours des cinquante années écoulées depuis l’enregistrement de la marque. En bref, l’enregistrement en cause, qui porte le numéro UCA 44368, consiste en un dessin constitué d’une griffe rouge sur laquelle figure le mot LEVI’S, cousue sur une partie visible d’un vêtement. La marque de commerce a été enregistrée pour la première fois en 1950 pour être employée en liaison avec des marchandises décrites comme suit :

[traduction]

« Vêtements, nommément salopettes et vêtements similaires pour hommes, femmes et enfants, spécialement les vêtements et salopettes du type à poches appliquées ».

 

[3]               À la suite d’une demande d’un cabinet d’avocats de Toronto présentée le 9 décembre 2002 en vertu de l’article 45 de la Loi, un avis enjoignant à la demanderesse de fournir la preuve de l’emploi de la marque de commerce en liaison avec les marchandises énumérées dans l’enregistrement a été envoyé à la demanderesse. En réponse, celle-ci a déposé un affidavit de Ellen Baker, spécialiste des marques de commerce qui travaille pour la filiale canadienne titulaire d’une licence de la demanderesse. L’affaire a été entendue par une agente d’audience désignée à cet effet par le registraire des marques de commerce. Plusieurs questions ont été soulevées et réglées par l’agente d’audience; ces questions ne sont plus en litige en l’espèce. 

 

[4]               La question essentielle qu’il reste à trancher est la signification du terme « salopettes ». La preuve au dossier a établi que des vêtements d’enfants consistant en un pantalon muni d’une bavette et de bretelles ont été vendus durant la période pertinente. L’agente d’audience a jugé cette preuve suffisante pour maintenir l’enregistrement au regard des salopettes pour enfants. La preuve a aussi démontré l’emploi de la marque, durant la période pertinente, sur des vêtements décrits comme des [traduction] « jeans pour hommes et femmes », à savoir des pantalons sans bavette ni bretelles. L’agente d’audience a conclu que cette preuve n’étayait pas l’emploi de la marque en liaison avec des « salopettes ». Aux pages 7 et 8 des motifs, elle a déclaré :

                        [traduction]

S’agissant des « salopettes pour hommes et femmes », la preuve est complètement muette au sujet de l’emploi de la marque de commerce avec ces marchandises.

 

Il est vrai que l’affidavit Baker établit l’emploi de la marque de commerce en liaison avec des « jeans pour hommes et femmes » et que Mme Baker a indiqué au paragraphe 5 de son affidavit qu’à l’époque où l’enregistrement de la marque de commerce a été obtenu, le terme anglais « overalls » était employé pour désigner des vêtements notamment des pantalons et des salopettes [« bib overalls » en anglais]. Toutefois, à mon avis, c’est la façon dont le terme serait compris aujourd’hui qui importe et je suis d’opinion que le terme « overalls » serait compris comme désignant des « pantalons à bavette et à bretelles » [c’est-à-dire des salopettes]. Comme l’emploi établi à l’égard des « overalls », nommément des pantalons à bavette et à bretelles, ne concerne que les « salopettes pour enfants (c.-à-d. pour garçons), je conclus qu’il ne faut maintenir dans l’enregistrement que les marchandises « salopettes pour enfants, spécialement du type à poches appliquées ».

 

En ce qui concerne la mention de « vêtements similaires » dans l’état déclaratif des marchandises, comme je suis d’avis que le terme « vêtements similaires » n’est pas clair et comme je ne suis pas disposée à accepter que le terme englobe les « jeans », à l’égard desquels l’emploi a été établi, je conclus que la mention « vêtements similaires, spécialement les vêtements » figurant dans l’état déclaratif des marchandises devrait être supprimée.

 

[5]               Comme le permet le paragraphe 56(5) de la Loi, une preuve supplémentaire a été déposée dans le présent appel. Cette preuve consiste en un affidavit de Lynn Downey, historienne au service de la demanderesse. Mme Downey est responsable d’effectuer des recherches historiques, de trouver des vêtements d’époque et de colliger, classer et conserver des données historiques concernant la demanderesse. Elle est titulaire d’une maîtrise en bibliothéconomie et en information, a été présidente de la Society of California Archivists et a écrit et donné des conférences sur des sujets historiques, notamment sur les vêtements de la demanderesse. J’accepte la preuve qu’elle a souscrite comme une preuve d’expert dans le domaine de l’histoire du vêtement et du langage relatif au domaine vestimentaire.

 

[6]               La preuve de Mme Downey établit en résumé les points suivants :

1.                  À la fin du XIXe siècle, on employait en général le terme « overalls » ou « salopettes » pour désigner un vêtement porté sur d’autres vêtements ou, de façon générique, un vêtement de travail protecteur.

2.                  Au fil du temps, les gens ont commencé à porter des « waist overalls » ou [traduction] « salopettes à la taille » tous les jours plutôt que de les considérer uniquement comme des vêtements de travail. À compter des années 1920, lorsque les consommateurs demandaient des « salopettes », on leur remettait un pantalon qu’on appelle désormais un jeans.  

3.                  Jusque vers 1960, la demanderesse a employé dans l’ensemble les termes traditionnels « overalls » ou « waist overalls » pour désigner les « jeans ».

4.                  À la fin des années 1950, certains clients, principalement des adolescents, ont commencé à appeler « jeans » les « waist overalls » ou « salopettes à la taille ».

5.                  Ce n’est approximativement que vers 1960 que le catalogue et les produits de publicité de la demanderesse ont commencé à employer le mot « jeans ».

 

[7]               La partie qui a engagé la procédure n’a présenté aucune preuve à la Cour ni à l’agente d’audience et elle n’a pas pris part au présent appel, non plus que le registraire des marques de commerce. 

 

[8]               La nouvelle preuve de Mme Downey, qui n’a pas été présentée à l’agente d’audience, est une preuve substantielle qui nécessite de ma part un examen de novo.

 

[9]               En deux mots, il s’agit de déterminer ce qu’il faut faire lorsque l’acception reconnue d’un terme employé dans la définition de marchandises énumérées dans l’enregistrement d’une marque de commerce a changé entre l’époque de son enregistrement et celle où l’on met en question l’emploi de la marque de commerce.

 

[10]           Cette question se pose presque exclusivement au Canada. En effet, la plupart des autres pays ont adopté un régime en vertu duquel les marchandises spécifiées dans l’enregistrement d’une marque de commerce sont fonction d’une classification nationale ou internationale; ainsi, suivant la classification internationale établie dans l’Arrangement de Nice, auquel plusieurs pays sont parties, la marque de commerce pourrait être enregistrée tout simplement à l’égard des marchandises de la classe 25, qui comprend les « vêtements, chaussures, chapellerie ». Les classifications sont elles‑mêmes mises à jour régulièrement.

 

[11]           Le Canada, toutefois, n’a pas adhéré à l’Arrangement de Nice et demeure un pays où les marchandises et services doivent être précisés dans l’enregistrement. Au fil des ans se sont créées certaines pratiques, suivant lesquelles le Bureau des marques de commerce accepte certains termes généraux pour décrire globalement une catégorie de produits. Tous, cependant, ne suivent pas cette pratique et, dans le cas d’anciens enregistrements comme celui qui nous occupe, des descriptions conformes aux pratiques autrefois acceptées demeurent en vigueur.  

 

[12]           L’on peut se faire une idée de la pratique actuelle au Canada en consultant le Guide de l’utilisateur de l’actuel Manuel des marchandises et des services utilisé par l’Office de la propriété intellectuelle du Canada. Le paragraphe 1.2 et le sous‑paragraphe 1.2.1 énoncent : 

 

1.2       Marchandises

 

Les marchandises sont classées par ordre alphabétique et une légende explicative figure au haut de la première page de chaque lettre. Les marchandises indiquées en gras sont acceptables sans plus de précision. Les marchandises indiquées en italiques ne sont pas acceptables sans précision. Toutefois, si une description de marchandises peut être clairement identifiée dans le contexte d’un énoncé complet, elle peut être acceptable même si les marchandises sont listées comme inacceptables dans le Manuel (voir section 1.2.3).

 

1.2.1        Marchandises acceptables figurant en gras

 

Lorsqu’une catégorie générale de marchandises est en caractères gras, les marchandises individuelles incluses dans cette catégorie ne figurent pas dans le Manuel. Par exemple, comme la catégorie générale « vêtements sport » est considérée comme acceptable dans le Manuel, les articles individuels de cette catégorie comme les chemisiers, les jupes et les pantalons, n’y figurent pas. De même, les « produits laitiers » forment une catégorie générale acceptable, donc le lait, la crème, le fromage, le yogourt n’apparaissent pas dans le Manuel. En d’autres mots, même si des articles d’une catégorie acceptable de marchandises ne sont pas énumérés individuellement dans le Manuel, chacun de ces articles est considéré comme acceptable. En règle générale, les marchandises qui sont décrites de façon plus précise qu’une entrée acceptable seront acceptées par le Bureau des marques de commerce.

 

[13]           Il est possible, mais peu pratique, de modifier un enregistrement pour mettre à jour l’état déclaratif des marchandises. Penser exiger d’un propriétaire qu’il passe en revue chaque description de chaque enregistrement dans le but de mettre l’enregistrement à jour périodiquement pour le rendre conforme à un usage linguistique qui peut être passager n’est pas réaliste. Nous devons donc nous résoudre, comme en l’espèce, à un examen au cas par cas lorsqu’un réexamen s’impose, par exemple à l’occasion d’une demande en vertu de l’article 45.

 

[14]           Suivant les principes essentiels formulés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kirkbi AG c. Ritvik Holdings Inc. (2005), 43 C.P.R. (4th) 385, aux paragraphes 28 à 31, les droits liés à une marque de commerce, en common law, découlent de l’usage de la marque et de l’achalandage qui survient lorsque le public associe une marque de commerce avec les marchandises ou services, là où la marque est employée. L’enregistrement d’une marque de commerce comporte la reconnaissance de l’achalandage qui résulte de l’usage de la marque, mais il ne se limite pas à cette reconnaissance : il confère le droit exclusif d’employer cette marque partout au Canada et d’exercer un recours pour violation de ce droit, et il dispense de la nécessité, dans une telle procédure, de prouver l’existence de ce droit, la preuve de l’enregistrement en constituant une preuve suffisante. 

 

[15]           Comme l’a fait remarquer le juge LeBel, s’exprimant au nom de la Cour, au paragraphe 30 : «  Cependant, qu’elles soient déposées ou non, les marques de commerce demeurent des marques de commerce parce qu’elles partagent les mêmes caractéristiques juridiques. »

 

[16]           Dans le cas présent, la preuve montre que la demanderesse emploie la marque de commerce en cause depuis une date antérieure à 1990 en liaison avec des marchandises que nous désignerions aujourd’hui comme des « jeans », c'est-à-dire des pantalons qui commencent à la taille, sans bavette ni bretelles, même si la marque de commerce a aussi été apposée sur le modèle comportant bavette et bretelles. Dans les années 1950, ces marchandises étaient adéquatement décrites comme des « salopettes ». La marque a continué d’être employée au fil des ans jusqu’à ce que, plus récemment, elle ne vise plus que les « jeans », des pantalons commençant à la taille, sans bavette ni bretelles. Désigner ce genre de pantalon comme des « salopettes » serait, au mieux, un archaïsme. Néanmoins, l’emploi de la marque de commerce sur les mêmes marchandises s’est poursuivi; c’est la terminologie qui a changé.

 

[17]           La jurisprudence relève de façon constante qu’il faut se garder d’examiner avec un soin méticuleux le langage utilisé dans un état déclaratif des marchandises. Par exemple, le débat séculaire sur la question de savoir si la tomate est un fruit n’a pas besoin d’être résolu sur le plan des marques de commerce : l’emploi d’une marque pour des tomates peut justifier un enregistrement relatif à un fruit (voir Countryside Canners Co. Ltd. c. Registraire des marques de commerce (1981), 55 C.P.R. (2nd) 25 (CF)); même l’emploi à l’égard de maïs peut donner lieu à un enregistrement comprenant des fruits (ConAgra Foods Inc. c. Fetherstonhaugh & Co. (2002), 23 C.P.R. (4th) 49 (CF)).

 

[18]           L’article 45 prévoit une procédure simple et rapide dont le but est de débarrasser le registre du bois mort (Meredith & Finlayson c. Berg Equipment Co. (Canada) Ltd. (1998), 40 C.P.R. (3rd) 409 (CAF), le juge Hugessen s’exprimant au nom de la Cour, à la page 412). Une procédure de cette nature ne se prête pas à l’exercice décrit par la Cour suprême du Canada au paragraphe 48 de l’arrêt Whirlpool Corp. c. Camco Inc, [2000] 2 R.C.S. 1067 – citant un extrait de l’arrêt de la Chambre des lords Catnic Components Ltd. c. Hill & Smith Ltd, [1982] R.P.C. 183 – comme un « genre d’analyse terminologique méticuleuse que les avocats sont trop souvent tentés de faire en raison de leur formation ».

 

[19]           Pour les besoins de la demande présentée en l’espèce en vertu de l’article 45 de la Loi, il suffit de déclarer que l’emploi de la marque de commerce en liaison avec des « salopettes » a été établi.

 

[20]           En conséquence, l’appel sera accueilli et l’état déclaratif des marchandises de l’enregistrement portant le numéro UCA 44368 sera le suivant :

[traduction]

« Vêtements, nommément salopettes pour hommes, femmes et enfants, spécialement les salopettes du type à poches appliquées. »

 

[21]           Conformément à la pratique habituelle, aucuns dépens ne seront adjugés.

 


JUGEMENT

VU L’APPEL, interjeté par voie de demande, d’une décision de l’agente d’audience en date du 30 juin 2005 concernant la procédure engagée aux termes de l’article 45 au regard de l’enregistrement de la marque de commerce portant le numéro UCA 44368;

 

APRÈS avoir examiné les dossiers soumis en preuve et entendu l’avocat de la demanderesse, personne n’ayant comparu pour le compte de l’un ou l’autre défendeur;

 

POUR LES MOTIFS accompagnant le présent jugement;

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.                  L’appel est accueilli;

 

2.                  L’état déclaratif des marchandises de l’enregistrement portant le numéro UCA 44368

            sera le suivant :

[traduction]

« Vêtements, nommément salopettes pour hommes, femmes et enfants, spécialement les salopettes du type à poches appliquées. »

 

3.         Aucuns dépens ne sont adjugés.

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-1491-05

 

INTITULÉ :                                       LEVI STRAUSS & CO.

demanderesse

                                                            et

 

                                                            LE REGISTRAIRE DES MARQUES DE COMMERCE et AIRD AND BERLIS s.r.l.

défendeurs

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 30 mai 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge Hughes

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 30 mai 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Brian Isaac

 

POUR LA DEMANDERESSE

Aucune comparution

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Smart and Biggar

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Aird and Berlis s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.

Toronto

 

 

POUR LA DÉFENDERESSE (Aird and Berlis s.r.l.)

 

POUR LE DÉFENDEUR (le registraire des marques de commerce)

 

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