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Date : 20050622

Dossier : IMM-10432-04

Référence : 2005 CF 882

Ottawa (Ontario), le mercredi 22 juin 2005

EN PRÉSENCE DE MADAME La juge DAWSON

ENTRE :

YETIS KOKEN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS D'ORDonnance et ordonnance

LA JUGE DAWSON

[1]      M. Koken, un citoyen de la Turquie, a demandé l'asile et revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention. Il demande le contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, portant qu'il n'est ni un réfugié au sens de la Convention, ni une personne à protéger.

[2]      M. Koken se dit musulman et disciple du mouvement religieux Hizmet. Selon son témoignage, les membres de Hizmet pratiquent l'islam ensemble, lisent le Nisale Nur (le Coran) et croient généralement qu'ils doivent faire le bien. En Turquie, M. Koken relate avoir travaillé pour Zafer, un magazine lié à Hizmet et traitant de l'islam. Il fonde sa demande d'asile sur sa prétention d'avoir été persécuté par les autorités turques à cause de son lien avec Zafer.

[3]      En l'espèce, la Cour ne dispose que d'une argumentation et de motifs parcimonieux de la SPR. Toute l'exposition, donnée par le tribunal, de la preuve de M. Koken et toute son analyse de la revendication se réduisent au passage suivant :

                [Traduction] Le revendicateur a témoigné s'être d'abord associé à Hizmet en 1998 par l'entremise d'un collègue de l'usine de camions Iveco où il travaillait. Il a déclaré s'y être impliqué de plus en plus et s'être mis à collaborer bénévolement à Zafer, un journal publié par Hizmet. Il a présenté une preuve écrite de sa participation à Hizmet et à Zafer. J'admets qu'il est associé aux mouvements Hizmet et Zafer.

                Il a en outre témoigné avoir été promu au poste de directeur de bureau au Zafer, perçu les abonnements au magazine, rencontré des hommes d'affaires et reçu des donations pour des bourses aux étudiants soutenus par son organisation. Selon son témoignage, la police fiscale est venue à de nombreuses reprises vérifier les livres comptables du magazine, dans l'espoir d'y trouver une faute, mais vainement. J'estime que les incidents relatés par le revendicateur, à savoir que la police l'a amené, lui et d'autres collègues, au commissariat de police pour les interroger, même si on les prend cumulativement, constituaient du harcèlement et non de la persécution. Par ailleurs, je tire une inférence négative du fait que le revendicateur écrit dans ses notes prises au point d'entrée avoir été arrêté deux fois, alors qu'à l'audience, il a raconté avoir été arrêté quatre fois. Lorsqu'on a attiré son attention sur cette incohérence, il en a jeté le blâme sur son traducteur qui avait rempli le formulaire sur lequel reposait sa revendication. Il soutient avoir parlé du nombre d'arrestations dont il avait été l'objet à un homme avec qui il vivait, ce dont l'homme a pris note par écrit. J'estime son récit sur le nombre de ses arrestations et son explication non crédibles. L'avocat du revendicateur a signé la déclaration de celui-ci sa propre déclaration selon laquelle que celui-ci avait compris le contenu du document avant de le signer. Quoi qu'il en soit, le revendicateur a été interrogé et libéré sans aucune condition, à toutes les fois, et aucune accusation n'a été portée contre lui. J'estime raisonnable d'inférer que, selon la prépondérance de la preuve, la police aurait déposé des chefs d'accusation contre lui si elle avait constaté ou cru qu'il avait commis un crime. [Non souligné dans l'original, note de bas de page omise]

[4]      Le témoignage de M. Koken devant la SPR peut se résumer de la façon suivante.

[5]      En mars 1999, il a commencé son emploi au magazine Zafer, où il s'occupait de tâches générales de bureau, organisant des réunions, invitant des conférenciers et aidant à la levée de fonds. Zafer, qui participait régulièrement à des foires de livres, envoyait à l'organisme gouvernemental chargé de ces foires une liste des livres qu'il voulait présenter. En 1999 et 2000, M. Koken et Zafer ont remarqué qu'il était alloué moins d'espace qu'auparavant à Zafer, et davantage à des sociétés de publication profanes. Le gouvernement s'est aussi mis à rejeter certains livres pour des raisons illogiques, comme le titre du livre ou la couverture. M. Koken croit que le gouvernement tentait ainsi de décourager les éditeurs de livres religieux ou de les écarter des foires de livres.

[6]      Selon les prétentions de M. Koken, lors d'une réunion chez lui de 15 personnes en juin 2000, des policiers en civil y ont fait une descente et les ont tous amenés au commissariat de police. M. Koken y a été détenu seul dans une pièce. Trois hommes agressifs l'ont interrogé et frappé à la tête et au visage. Les questions portaient sur son passé, ses relations, sa situation financière, son emploi et ses activités religieuses. M. Koken a été libéré le matin suivant sans aucune inculpation. Il a ensuite appris que les autres hommes arrêtés avaient été libérés à minuit et qu'ils n'avaient pas été battus.

[7]      M. Koken a ensuite raconté que quatre policiers en civil, venus aux bureaux de Zafer l'interroger sur les publications qu'il vendait et sur la question de savoir s'il payait des taxes au gouvernement, l'ont arrêté en juillet 2000. Au commissariat de police, on l'a interrogé sur les abonnements, les propriétaires d'entreprises donateurs et le fonctionnement du système de bourses et d'aide financière aux étudiants. Il a juré avoir été battu à coups de bâtons et s'être fait arracher des cheveux et cracher au visage lors de l'interrogatoire. Pendant la semaine suivante, il ne pouvait plus bouger son petit doigt qu'on avait frappé. Les agents lui ont dit qu'il ferait mieux de saisir enfin le message, que ce n'était pas un jeu et qu'ils étaient sérieux.

[8]      Selon les allégations de M. Koken, régulièrement après cet incident, des agents sont allés aux bureaux de Zafer, vérifier des dossiers et rechercher des informations sur ses bienfaiteurs. Les activités de Zafer augmentaient et ses donateurs étaient plus nombreux, mais les autorités d'État ne cessaient pas le harcèlement, car elles voulaient déterminer la provenance du soutien financier de l'organisation.

[9]      M. Koken dit avoir été détenu de nouveau pendant deux jours en août 2001. Les agents voulaient tout savoir sur les donations des hommes d'affaires : les montants donnés, les motivations etc. Gravement battu à cause de son refus de donner ces renseignements, il a été libéré deux jours après, sans qu'aucun chef d'accusation ne soit porté contre lui. Comme tous les hôpitaux étaient dirigés par le gouvernement et que la police qui l'avait battu était elle-même une agence du gouvernement, M. Koken a raconté n'avoir pas pu aller à l'hôpital. Les hôpitaux privés étant tous trop chers et leurs rapports n'ayant pas de valeur devant les tribunaux, il ne pouvait pas y aller. M. Koken a en outre juré avoir été averti par la police de ne pas tenter d'obtenir de documentation et qu'un policier de faction dans chaque hôpital voyait les patients avant même les médecins.

[10]     Après cet incident, M. Koken s'est rendu à la ville de sa naissance pour y obtenir son passeport et visiter sa famille, laquelle a convenu qu'il lui fallait quitter le pays pour sa propre sécurité. M. Koken a alors passé une semaine avec sa famille jusqu'au moment de décider où aller, puis, après avoir examiné ses options et écouté les conseils des autres, il a choisi de venir au Canada. Il a obtenu un visa d'étudiant le 24 septembre 2001. Entre-temps, il a encore été détenu à la mi-septembre. Les agents ont fait irruption dans les bureaux de Zafer et dans la salle de prière où il priait. De nouveau, M. Koken a été interrogé et battu. Les questions portaient sur les entrées d'argent mensuelles de l'organisation provenant de donations et sur la gestion des finances de l'organisation. Avant de le libérer, les agents ont averti M. Koken que c'était seulement un exercice et que la prochaine fois ce serait extrêmement différent.

[11]     M. Koken a alors quitté la Turquie et est venu au Canada où il a fait une demande d'asile.

[12]     À la lumière de la preuve de M. Koken, les motifs de la SPR posent problème à plusieurs égards.

[13]     D'abord, la SPR ne traite pas de façon satisfaisante de la divergence entre les notes prises au point d'entrée et le témoignage de M. Koken à propos du nombre de ses arrestations. Le tribunal a tiré une inférence négative non précisée et a conclu que [traduction] « son récit quant au nombre de ses arrestations et son explication ne sont pas crédibles » . Les faits que le tribunal a admis ne ressortent pas clairement de cette conclusion. Le tribunal admet-t-il qu'il a été arrêté ne serait-ce qu'une fois? En droit, les conclusions sur la crédibilité doivent être exprimées en termes clairs et non équivoques. Les éléments mis en doute dans le témoignage d'un témoin doivent être cernés précisément et il faut expliquer intelligemment les motifs du rejet du témoignage. Malgré l'imprécision des motifs du tribunal, l'avocat du ministre a convenu que la SPR semble avoir admis que M. Koken avait été arrêté deux fois.

[14]     Deuxièmement, la SPR ne donne aucune analyse à l'appui de sa conclusion que le traitement de M. Koken au commissariat de police équivalait à du harcèlement et non à de la persécution.

[15]     Dans certaines circonstances, il est parfois difficile de tracer la ligne de démarcation entre la persécution et la discrimination ou le harcèlement. Cependant, la question de la persécution est une question mixte de fait et de droit. Lorsque la SPR procède « en effectuant une analyse minutieuse de la preuve présentée et en soupesant comme il convient les divers éléments de la preuve » , l'intervention de la Cour n'est pas nécessaire, sauf si la conclusion de la SPR est déraisonnable. Voir : Sagharichi c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 182 N.R. 398 (C.A.F.), au paragraphe 3. S'agissant d'une question de fait et de droit, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnablesimpliciter. Selon cette norme, la décision déraisonnable est celle qui, « dans l'ensemble, n'est étayée par aucun motif capable de résister à un examen assez poussé. En conséquence, la cour qui contrôle une conclusion en regard de la norme de la décision raisonnable doit se demander s'il existe quelque motif étayant cette conclusion. » Voir : Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c.Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, au paragraphe 56.

[16]     En ce qui a trait à la nature d'une conduite qui atteint le niveau de la persécution, ma collègue la juge Tremblay-Lamer faisait remarquer dansN.K c. Canada (Solliciteur Général) (1995), 107 F.T.R. 25 (1re inst.), au paragraphe 23 :

                Les situations factuelles qui ont donné lieu en jurisprudence à une telle caractérisation comportent en général des actes de violence lesquels sont souvent accompagnés de menaces de mort. L'accumulation de ces actes hostiles sur une longue période de temps et souvent qui portent atteinte à la sécurité physique du revendicateur, ne peuvent de toute évidence se qualifier seulement de discriminatoires.

[17]     À l'encontre de ces principes, le tribunal n'a pas, comme nous l'avons vu, motivé sa conclusion que la conduite en question équivalait à du harcèlement et non à de la persécution. Des éléments de preuve d'actes de violence, ayant eu lieu de juin 2000 à septembre 2001, suivis de la menace finale que « c'était seulement un exercice et la prochaine fois ce serait extrêmement différent » , ont été présentés au tribunal. Vu ces éléments de preuve, sur lesquels la SPR ne s'est pas penchée et qu'elle n'a pas expressément rejetés, la conclusion du tribunal selon laquelle il y avait eu harcèlement et non persécution, est déraisonnable car aucune raison ne l'étaye et, a fortiori, aucun motif qui résiste à un examen quelque peu approfondi.

[18]     L'absence de toute analyse ou de tout motif pour justifier la conclusion de la SPR que les événements allégués par le revendicateur ne s'apparentent pas, même cumulativement, à de la persécution constitue le troisième élément problématique dans les motifs du tribunal. La SPR a commis une erreur de droit en ne considérant pas la nature cumulative de la conduite visant le revendicateur. Voir : Bobrik et al. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1994), 85 F.T.R. 13 (1re inst.). Je note incidemment que la conclusion ambiguë du tribunal quant à la crédibilité, qui tourne autour du nombre d'incidents, rend difficile de considérer comme il convient l'effet cumulatif de la conduite.

[19]     Enfin, je suis également préoccupé par le fait que la SPR semble minimiser l'effet de la conduite de la police, car elle écrit : [traduction] « J'estime raisonnable d'inférer que, selon la prépondérance de la preuve, la police aurait déposé des chefs d'accusation contre lui si elle avait constaté ou cru qu'il avait commis un crime » . Cela est préoccupant car aucune disposition législative ne prévoit qu'une personne doit être accusée pour être persécutée par la police, si bien que la SPR semble s'être penchée sur un élément non pertinent dans la mesure où elle a minimisé l'effet de la conduite de la police à cause de l'absence de chef d'accusation.

[20]     Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

[21]     L'avocat n'a posé aucune question concernant la certification, et je conviens que la cause ne soulève aucune question.


ORDonnance

[22]     LA cour ordonne :

1.          La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision de la SPR en date du 7 décembre 2004 est par la présente annulée.

2.          L'affaire est renvoyée pour réexamen devant un tribunal reconstitué de la SPR.

         « Eleanor R. Dawson       

Juge

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         IMM-10432-04

INTITULÉ DE LA CAUSE :             YETIS KOKEN c.. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                  WINNIPEG (MANITOBA)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 15 JUIN 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE    

ET ORDONNANCE :                        LA JUGE DAWSON

DATE DES MOTIFS :                       LE 22 JUIN 2005

COMPARUTIONS :

GARY STERN                                                                          POUR LE DEMANDEUR

OMAR SIDDIQUI                                                                   POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

WILDER WILDER & LANGTRY                                           POUR LE DEMANDEUR

WINNIPEG (MANITOBA)

JOHN H. SIMS, c.r.

SOUS PROCUREUR-GÉNÉRAL DU CANADA                   POUR LE DÉFENDEUR

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