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Date : 20050510

Dossier : IMM-2009-04

Référence : 2005 CF 660

Ottawa (Ontario), le 10 mai 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE JAMES RUSSELL                         

ENTRE :                    

                                 BETSABE DEL CARMEN BALMACEDA TORRES

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                             et

                        MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE


[1]                La Cour est saisie d'une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, d'une décision en date du 9 février 2004 (la décision) par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et de la protection des réfugiés (la Commission) a estimé que la demanderesse n'avait ni la qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. La demanderesse réclame l'annulation de la décision de la Commission en vertu de l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. 1985, ch. F-7, et elle sollicite le renvoi de la demande à la Commission pour que celle-ci rende une nouvelle décision.

GENÈSE DE L'INSTANCE

[2]                La demanderesse est une citoyenne âgée de 20 ans du Nicaragua. Elle affirme craindre avec raison d'être persécutée dans son pays du fait de son appartenance à un groupe social, en l'occurrence les femmes victimes de violence familiale. Elle affirme avoir été victime de violences physiques et psychologiques de la part de son père. Elle soutient que sa vie serait en danger et qu'elle subirait des traitements cruels et inusités si elle devait retourner au Nicaragua.

[3]                La demanderesse affirme qu'elle fait l'objet de violences physiques de la part de son père depuis l'âge de six ans. Son père, un alcoolique, a toujours été violent envers chacun des membres de la famille de la demanderesse. Sa mère, qui est également victime de violences, était impuissante à porter secours à ses enfants. Une des soeurs de la demanderesse a quitté le foyer familial pour aller vivre avec son fiancé dans un autre quartier de la ville afin de fuir les accès de violence de son père.


[4]                La demanderesse explique qu'on ne la laissait sortir de la maison familiale que pour aller à l'école ou à l'église. Le groupe catholique dont elle faisait partie a décidé d'organiser un voyage au Canada pour participer aux Journées mondiales de la Jeunesse. Le groupe a monté diverses activités pour recueillir de l'argent et a procédé à un tirage parmi tous les participants. La demanderesse a gagné le concours, dont le prix était un voyage à Toronto pour participer aux Journées mondiales de la Jeunesse. Elle explique que, malgré le fait qu'il était un personnage redoutable, son père l'a laissée partir en voyage parce qu'il est aussi religieux.

[5]                La demanderesse explique qu'elle savait, avant de quitter le Nicaragua, qu'elle n'y reviendrait pas. Elle explique que c'était une décision très difficile à prendre parce qu'elle était très attachée à sa mère et à ses frères et soeurs.

[6]                Elle est arrivée au Canada en juillet 2002 sans savoir qu'elle pouvait y demander l'asile en invoquant la violence de son père. Ce n'est qu'après les Journées mondiales de la Jeunesse qu'elle a parlé avec sa tante, qui vit au Canada, des problèmes qu'elle avait avec son père et qu'elle a appris qu'il était possible de présenter une telle demande. En août 2002, la demanderesse a décidé de présenter une demande d'asile depuis le Canada.

[7]                Elle explique que son père a appelé son grand-oncle et sa tante le lendemain de son arrivée prévue au Nicaragua. Ils lui ont dit qu'elle ne rentrerait pas à la maison à cause des violences dont elle avait été victime. Elle a raconté que son père était furieux et qu'il lui aurait certainement infligé de mauvais traitements si elle était rentrée au pays. Elle a ajouté que, comme c'était un homme violent et obsédé, il l'aurait retrouvée même si elle s'était installée ailleurs au Nicaragua.

[8]                La Commission a conclu que la demanderesse n'avait ni la qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. Elle a estimé que la demanderesse n'avait pas réfuté la présomption de la protection de l'État. Tout en reconnaissant que la protection de l'État n'était pas parfaite, la Commission a estimé, compte tenu de la preuve documentaire, que la demanderesse pourrait se réclamer de la protection de l'État si elle retournait au Nicaragua.

QUESTION EN LITIGE

[9]                La demanderesse soulève la question suivante :

La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en interprétant mal le critère de l'absence de protection de l'État comme condition de la protection des réfugiés dans le cas de persécution de la part de personnes qui n'agissent pas au nom de État?

ANALYSE


[10]            Suivant la jurisprudence de notre Cour, le demandeur d'asile doit présenter une preuve « claire et convaincante » de l'incapacité de l'État d'assurer sa protection. À défaut d'un effondrement complet de l'appareil étatique, il y a lieu de présumer que l'État est capable de protéger le demandeur d'asile et, lorsque l'État en question est un régime démocratique, le demandeur ne doit pas se contenter de démontrer qu'il s'est adressé en vain à certains membres des forces policières. Voir Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Smith, [1999] 1 C.F. 310.

[11]              Dans l'arrêt Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Villafranca, [1992] A.C.F. no 1189, la Cour d'appel fédérale a souligné que « [a]ucun gouvernement qui professe des valeurs démocratiques ou affirme son respect des droits de la personne ne peut garantir la protection de chacun de ses citoyens en tout temps. Ainsi donc, il ne suffit pas que le demandeur démontre que son gouvernement n'a pas toujours réussi à protéger des personnes dans sa situation. »

[12]            En l'espèce, la demanderesse a réussi à faire la preuve de sa crainte subjective de retourner au Nicaragua, mais la Commission a estimé qu'elle n'avait pas réfuté la présomption de protection suffisante de l'État.

[13]            La demanderesse reproche à la Commission de ne pas avoir pris en compte la distinction établie par le juge Gibson dans les décisions Penelova c. Canada (Solliciteur général), [1994] A.C.F. no 1722, et D'Mello c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. no 72. La crainte de la demanderesse ne tenait pas au fait qu'il n'existait pas au Nicaragua de mécanisme législatif et procédural visant à protéger les femmes victimes de violence, mais plutôt au fait que ces femmes ne pouvaient compter sur l'aide de la police et qu'il leur devenait alors difficile, compte tenu de l'absence de pareille aide, de se prévaloir avec succès du mécanisme législatif et procédural de protection de l'État qui existait au Nicaragua.


[14]            La crédibilité de la demanderesse n'a pas été attaquée et il ressort à l'évidence de son témoignage que la police et les divers groupes de soutien ne pouvaient la protéger efficacement de son père.

[15]            La Commission n'a examiné la question de l'efficacité qu'en rapport avec la protection et les poursuites de la police qui, suivant la preuve, étaient inefficaces : [TRADUCTION] « Bien que la police intervienne à l'occasion pour empêcher la violence familiale, elle poursuit rarement les délinquants parce que les victimes refusent de porter des accusations » et [TRADUCTION] « Les affaires effectivement portées devant les tribunaux se soldent habituellement par des verdicts d'acquittement en raison de l'inexpérience des juges face à ce type de violence et de l'insuffisance de leur formation juridique en la matière » .


[16]            Lorsque j'examine la décision dans son ensemble, il n'est pas évident pour moi que la Commission a abordé la question de la crainte de la demanderesse au sujet de l'insuffisance de la protection de la police et de la difficulté pour elle de se prévaloir avec succès du mécanisme législatif et procédural existant de protection de l'État au Nicaragua. Il me semble que la Commission n'a jamais vraiment tenu compte de la préoccupation de la demanderesse au sujet de l'incapacité de la police et d'autres groupes de soutien d'assurer une protection efficace. Je crois que son témoignage était clair et convaincant et qu'il établissait que la police et les groupes en question n'avaient pas pu la protéger de son père dans le passé et qu'ils ne pourraient le faire à l'avenir. La Commission aurait dû se pencher sur cette question et l'aborder directement dans ses motifs.

[17]            Je n'irais pas jusqu'à dire, évidemment, que la décision aurait nécessairement été différente si la Commission avait examiné cette question, mais son défaut de le faire constitue une erreur qui justifie notre intervention et il serait imprudent de laisser cette décision inchangée. La Commission a omis d'analyser effectivement non seulement s'il existait un cadre législatif et procédural de protection, mais également si, par l'intermédiaire de la police ou par d'autres moyens, l'État était disposé à en mettre effectivement en oeuvre les dispositions. Ainsi que le juge Gibson l'a dit dans la décision Elcock c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] A.C.F. no 1438, au paragraphe 15 : « Non seulement le pouvoir protecteur de l'État doit-il comporter un encadrement légal et procédural efficace mais également la capacité et la volonté d'en mettre les dispositions en oeuvre » .

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.          La demande est accueillie et l'affaire est renvoyée à la Commission pour être réexaminée par un tribunal différemment constitué.


2.          Il n'y a pas de question à certifier.

                 « James Russell »              

Juge

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         IMM-2009-04

INTITULÉ :                                        BETSABE DEL CARMEN BALMACEDA TORRES

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                  TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE JEUDI 10 FÉVRIER 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE RUSSELL

DATE DES MOTIFS :                       LE 10 MAI 2005         

COMPARUTIONS :

Clifford Luyt                                                                              POUR LA DEMANDERESSE

                                                        David Tyndale                 POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates     

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR


FEDERAL COURT/COUR FÉDÉRALE

Date : 20050510

Dossier : IMM-2009-04

ENTRE :

BETSABE DEL CARMEN BALMECEDA TORRES

demanderesse

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

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