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Date : 20040301

Dossier : IMM-4592-03

Référence : 2004 CF 303

ENTRE :

                                                                 GJERGJI GJERGO

                                                         DRITA BALLUKU GJERGO

                                                                                                                                                   demandeurs

                                                                                   et

                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                   

                                                                                                                                                      défendeur

                                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE HARRINGTON

INTRODUCTION


[1]                  La Cour est saisie d'une demande de contrôle judiciaire présentée par les demandeurs en vertu de l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, modifiée, relativement à une décision en date du 23 mai 2003 par laquelle la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, section de la protection des réfugiés ("tribunal"), a conclu que les demandeurs ntaient pas des réfugiés au sens de la Convention, tel que défini à l'article 96 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (ci-après appelée la Loi). Le tribunal a également conclu que les demandeurs n'avaient pas la qualité de personnes à protéger conformément aux alinéas 97 (1) (a) et (b) de la Loi.

CONTEXTE FACTUEL

[2]         Le demandeur et son épouse, demanderesse, sont tous les deux citoyens de l'Albanie, pays qu'ils auraient quitté en mars 2001 pour venir au Canada en raison d'une crainte bien fondée de persécution en raison de leurs opinions politiques et de leur appartenances à un groupe social (la famille). Ils allèguent être des « personnes à protéger » en ce qu'ils sont exposés au risque dtre soumis àla torture au sens de l'article premier de la Convention contre la torture, à une menace à leur vie et au risque de traitements ou peines cruels et inusités en cas de retour dans leur pays.

[3]                 En 1974, le père de la demanderesse, qui était alors ministre de la Défense et Vice-premier ministre de l'Albanie, a été accusé dtre un ennemi du peuple et a été assassiné.

[4]                 Le demandeur, qui était alors professeur à l'université, a subi la pression du conseil pédagogique lui demandant de divorcer son épouse, ce qu'il a refusé de faire. On a alors mis fin à sa carrière de professeur, lui-même et son épouse ont perdu le bénéfice de leurs diplômes, et le ministre de l'Intérieur les a transférés à Mirdite, au nord de l'Albanie, à la fin de l'année 1974 oùils sont devenus de simples ouvriers.

[5]                 Ils ont été par la suite transférés à Kurbnesh oùils sont restés jusqu'en 1990. Cette année-là, on leur a permis de retourner à Tirana où ils ont vécu chez la mère de la demanderesse puisqu'on leur refusait un logement.

[6]                 Après la chute du régime communiste, le demandeur est devenu membre du Parti démocratique dès le 15 août 1991. Il a participé aux rencontres et rassemblements du parti. Lorsque le Parti a pris le pouvoir, il a obtenu un poste à la facultéde médecine de l'Universitéde Tirana.

[7]                 À cause de ses activités politiques au sein du parti, il a reçu de nombreux appels téléphoniques et des lettres anonymes menaçant sa vie et celle de sa famille s'il ne mettait pas fin à ses activités politiques.

[8]                 En 1997, les communistes ont repris le pouvoir et en avril 1999, il a été maltraitépar des agents du service secret et des policiers en civils. Cet événement l'a décidé à envoyer son fils au Canada, où celui-ci a depuis obtenu le statut de réfugié.

[9]                 En novembre 2000, sa fille a été violée par des gens qui staient identifiés comme étant du Parti socialiste. Le 8 mars 2001, alors qu'il sortait d'une réunion du Parti en compagnie d'un collègue, on a tiré des balles en sa direction, mais il n'a pas été touché.

[10]            C'est donc dans ce contexte que, craignant pour leur vie et celle de leur famille, les demandeurs ont décidé de venir au Canada, ce qu'il ont pu réaliser le 15 mars 2001. En même temps, ils ont envoyé leur fille en France, où elle a obtenu le statut de réfugié.

DÉCISION CONTESTÉE

[11]       Après avoir analysé toute la preuve, tant testimoniale que documentaire, le tribunal a conclu que ni le demandeur, ni son épouse ne sont des réfugiés ou des « personne àprotéger » , pour les motifs suivants :

            -           le témoignage du demandeur comporte tellement d'incohérences, de réticences et d'ajustements, qu'on ne peut y ajouter foi;

-           pendant tout le temps qu'il a témoigné, son épouse lui a soufflé des réponses et ce, malgré plusieurs mises en garde du tribunal;

-           après avoir écrit dans son FRP qu'il avait été arrêté et maltraité, il a dû au cours de l'audience corriger ses propos pour dire qu'il n'avait pas été arrêté, mais seulement maltraité par des agents du service secret;

-           le demandeur a déclaré que ses problèmes en tant que membre du Parti démocratique ont commencé en 1997 du fait qu'il organisait des réunions à l'université et avait une très grande influence auprès des étudiants. Cependant, il a oublié de dire que dès 1993, il avait pris sa retraite de l'université. Quand il a été confronté à ce fait, il a déclaré que même si officiellement, il était à la retraite, il était toujours à l'université. Le tribunal a rejeté cette explication car il paraissait manifeste que le demandeur avait improvisé cette réponse dans le seul but de se sortir d'embarras;

-           le demandeur a aussi déclaré que lors des manifestations qu'il avait organisées pour le Parti, il était le premier à prendre la parole contre le gouvernement du Parti socialiste. Pourtant, il s'agit d'un fait important qui ne figure pas dans son FRP. Quand on lui a fait remarquer, il a expliqué qu'il ne voulait pas faire un texte trop long, et ensuite, il a dit « C'est un manque d'expérience » . Le tribunal a rejeté cette explication, car le demandeur aurait pu le dire facilement dans son FRP où il a présenté un récit de six pages et demie;


-           après l'attaque en 1999, il avait décidé avec sa femme de faire voyager son fils et sa fille dans la ville de Korça en Albanie. Il a dit qu'il avait compris que les agresseurs avaient mis les noms de son fils et de sa fille sur une liste noire. Toutefois, ce renseignement ne figure pas dans son FRP. Quand le tribunal lui a fait remarquer, il n'a pas pu donner d'explications et il a simplement dit qu'il s'agissait d'un manque d'expérience, explication qui selon le tribunal ne tenait pas et que le tribunal a rejeté;

-           en ce qui concerne sa crainte subjective, selon son témoignage, il était la personne principalement visée dans la famille, mais il a déclaré avoir plutôt fait partir son fils et sa fille pour rester en Albanie, avec son épouse, jusqu'en mars 2001. Il a eu de la difficulté à justifier cette position et il a donné une explication vague voulant qu'il pensait que la démocratie allait finir par l'emporter. S'il croyait effectivement que sa vie était en danger dès août 1999, il n'aurait sûrement pas continué à s'exposer à un tel risque;

-           le demandeur est arrivé au Canada le 15 mars 2001, et ce n'est que le 22 mars qu'il a formulé sa demande d'asile. Appelé à s'expliquer à ce sujet, il a tout simplement dit qu'il ne savait pas comment faire, même si, en arrivant, ils sont allés vivre chez le frère de la demanderesse et chez leur propre fils, qui lui était au Canada en qualité de réfugié.

QUESTION EN LITIGE

[12]       La décision du tribunal est-elle manifestement déraisonnable ou a-t-elle été tirée sans tenir compte de l'ensemble de la preuve?

ANALYSE

[13]       La décision du tribunal n'est pas manifestement déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire doit donc être rejetée.


Norme de contrôle judiciaire

[14]       La norme de contrôle judiciaire en matière de questions de faits est le critère de la décision manifestement déraisonnable. Dans l'arrêt Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 160 N.R. 315, la cour a dit que les conclusions de fait et sur la crédibilité doivent s'appuyer sur la preuve. Le juge Russell dans Ramachanthran c. Canada (Ministre de la Citoyennetéet de l'Immigration), 2003 FCT 673 au para. 51 a écrit:

La Cour doit exercer une retenue judiciaire importante face aux conclusions de fait d'une formation de la Section du statut de réfugié. La norme de contrôle des décisions de la Section du statut de réfugié est généralement celle de la décision manifestement déraisonnable, sauf pour les questions qui portent sur l'interprétation d'une loi, auquel cas la norme devient celle de la décision correcte ...

[15]            À l'audience, les demandeurs ont allégué que le tribunal devrait faire droit à leur demande parce que leur fils et leur fille s'étaient vus reconnaître le statut de réfugié sur la base de leur récit. Cependant, le tribunal s'est prononcé sur cet élément et a conclu que la revendication d'un membre de famille dans une autre instance importe peu puisque le tribunal rend sa décision sur les faits au dossier. Je suis d'accord avec ce raisonnement, parce que les faits dans ces autres dossiers ne sont pas devant la Cour. Le contrôle judiciaire porte sur la reconnaissance du statut de réfugié des demandeurs, non de leurs enfants. Le juge Nadon dans Rahmatizadeh c. Canada (Ministre de l'emploi et l'immigration), [1994] A.C.F. no. 578 (en ligne: QL) a écrit au para. 8:


Avant de conclure, par ailleurs, je désire faire les commentaires suivants. Au paragraphe 31 de son mémoire, le requérant allègue que la Section du statut a reconnu le bien-fondé de la revendication de sa soeur par une décision en date du 9 avril 1992. Le fait de simplement prouver que sa soeur avait été déclarée réfugiée ne porte pas beaucoup de poids puisque les membres de la Section qui ont rendu cette décision l'ont rendue compte tenu des faits au dossier. Pourquoi le requérant n'a-t-il pas fait témoigner sa soeur et son beau-frère pour démontrer sa nationalité Kurde? La Section n'était pas liée par une décision rendue par un autre panel puisqu'il est possible que l'autre panel ait rendue une décision erronée.    [je souligne]

[16]            Le concept de l'unité de la famille dans des affaires de revendication a été rejeté encore une fois par le juge Nadon, lorsqu'il écrit dans l'arrêt Bromberg c. Ministre de la Citoyenneté et l'Immigration (2002), 224 F.T.R. 176, au para. 35:

...Ce dernier a conclu que le principe de l'unité de la famille ne retire pas à un revendicateur le fardeau de démontrer qu'il est visé par la définition de « réfugié au sens de la Convention » énoncée au paragraphe 2(1) de la Loi.

[17]            En conséquence, l'argument des demandeurs que le tribunal aurait dûfaire droit à leur demande parce que leur fils avait obtenu le statut de réfugié ne peut être retenu.

Appréciation de la preuve dans son ensemble

[18]       Il est clair que le tribunal a tenu compte de la preuve dans son ensemble. Le fait que le tribunal n'ait pas accordé à leur preuve autant de poids qu'auraient souhaité les demandeurs n'est pas suffisant pour justifier l'intervention de la Cour. Il est clair d'après l'affaire Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Hundal (1994), 167 N.R. 75 que le tribunal n'a pas à mentionner dans sa décision chacun des éléments de preuve qu'il avait devant lui.

[19]            Le tribunal n'a donc pas fait erreur sur cet aspect et il appartenait aux demandeurs de combler les lacunes dans la preuve, le cas échéant, puisque le fardeau de la preuve incombe aux demandeurs: Chan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1995] 3 R.C.S. 593.


Préférence de la preuve

[20]       Les demandeurs allèguent que le tribunal n'a pas pris en considération la preuve A-3.15 "Albania: Opinions of three specialists on a series of questions related to the current situation in Albania" qui décrit la situation politique en Albanie. Par contre, il n'est pas inutile de rappeler que la preuve documentaire portant sur la situation générale existant dans le pays d'un revendicateur ne permet pas, à elle seule, d'établir le bien-fondé de la revendication. Dans l'arrêt Sinora c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l 'Immigration), (1993) 66 F.T.R. 113, le juge Noël a écrit ce qui suit :

Il est bien établi qu'un requérant doit démontrer une crainte objective et subjective de persécution. En l'occurrence, il n'était pas suffisant de simplement déposer de la preuve documentaire. Il fallait tout au moins démontrer que le requérant lui-même avait une crainte réelle de persécution. En l'absence de cette preuve, les membres de la Section étaient en droit de conclure comme ils l'ont fait.

[21]            Le tribunal a aussi le pouvoir de retenir la preuve documentaire qu'il préfère lorsque la preuve dont il est saisi comporte des divergences: Tawfik c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 137 F.T.R. 43.

Comportement des demandeurs


[22]       Les demandeurs contestent le fait que le tribunal ait signalé que la demanderesse « soufflait » les réponses au demandeur lorsqu'il avait de la difficulté à témoigner. Àla lecture du procès verbal de l'audience, il est clair que la demanderesse est intervenue à plusieurs reprises pour aider le demandeur à relater les faits. Or, notre Cour a déjà statué que le tribunal peut prendre en compte le comportement d'un demandeur pendant son témoignage. Lorsque le témoin a de la difficulté à fournir des réponses adéquates et directes, le tribunal peut en tirer des conclusions défavorables. Dans la décision Grinevich c. Canada (ministre de le Citoyenneté et de l'Immigration) [1997] A.C.F. no. 444 (en ligne: QL), le juge Pinard a écrit:

En plus de mentionner les contradictions mal expliquées entre le FRP et le témoignage verbal des requérants, le tribunal a aussi noté le comportement, le manque de spontanéité et le manque de collaboration des requérants et a considéré que ces facteurs confirmaient son évaluation selon laquelle le récit des événements qui ont eu lieu en Israël n'était pas crédible. Il est bien établi que la Commission est en droit de tirer des inférences défavorables au niveau de la crédibilité à partir de tels facteurs et que, à moins que la conclusion concernant la crédibilité soit déraisonnable, la Cour ne doit pas intervenir.

[23]            S'agissant d'une décision portant sur l'appréciation des faits, et devant l'absence du moindre indice quant à la nature "déraisonnable" de la décision, je ne vois pas comment la Cour pourrait justifier une intervention.

LA CONCLUSION

[24]       Pour tous ces motifs, je rejette la présente demande de contrôle judiciaire. Les demandeurs n'ont présenté aucun élément de preuve permettant de conclure que le tribunal a rendu une décision manifestement déraisonnable.

"Sean Harrington"

ligne

                                                                                                             Juge                       

Ottawa (Ontario)

le 1er mars 2004


                                       COUR FÉDÉRALE

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

                                                         

DOSSIER :                                                         IMM-4592-03

INTITULÉ :                                                        GJERGJI GJERGO

DRITA BALLUKU GJERGO

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                                             MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L'AUDIENCE :                                           LE 24 FÉVRIER 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :              LE JUGE HARRINGTON

DATE DES MOTIFS :                                                  LE 1er MARS 2004

COMPARUTIONS :

Me Danielle Arpin                                                POUR LE DEMANDEUR

Me Michel Joubert                                               POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Danielle Arpin                                                POUR LE DEMANDEUR

Montréal (Québec)

Morris Rosenberg                                                 POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


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