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20050307

Dossiers : IMM-6576-04

IMM-1100-05

Référence : 2005 CF 329

ENTRE :

                                                              LEON GRIFFITHS

                                                                                                                                          demandeur

                                                                          - et -

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

ET ENTRE :

                                                LEON MELBOURNE GRIFFITHS

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                          défendeurs


                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE HARRINGTON

[1]                L'avis est arrivé le jeudi. Faites vos valises, monsieur Griffiths, disait l'avis. Vous serez expulsé mardi. Son avocat n'a pas perdu de temps. Il a demandé à l'agent d'expulsion de reporter le renvoi en attendant que les affaires pendantes devant la Cour soient résolues. La réponse a été négative. Il a déposé les documents le vendredi. Le sursis a été accordé le lundi.

[2]                Le sursis d'une mesure de renvoi en attendant la résolution d'un litige juridique sous-jacent est une réparation extraordinaire. Tout comme une injonction interlocutoire, le demandeur doit démontrer trois choses. Il doit établir qu'il existe une question sérieuse à juger, qu'il subirait un préjudice irréparable si le sursis n'était pas accordé et que la prépondérance des inconvénients milite en sa faveur. C'est la raison pour laquelle j'ai accordé les demandes.

[3]                M. Griffiths a 35 ans. Il a quitté la Jamaïque avec sa famille pour venir au Canada lorsqu'il avait 6 ans. Il n'est jamais retourné là-bas. Son père est décédé depuis. Sa mère et ses trois frères et soeurs sont tous citoyens canadiens.


[4]                M. Griffiths n'est pas citoyen canadien parce qu'il a exercé des activités criminelles. Il a fait l'objet d'une ordonnance d'expulsion en 1994. Il a interjeté appel et a obtenu en 1995 un sursis de quatre ans assorti de conditions. Une des conditions était qu'il s'abstienne de récidiver. Ce n'est pas ce qu'il a fait. Il a exercé d'autres activités criminelles en 1996. En 1998, le sursis à l'exécution de l'ordonnance d'expulsion a été levé. Il n'a toutefois pas été expulsé à l'époque parce qu'il faisait l'objet de deux accusations criminelles. En janvier 2001, il a été acquitté de l'une des accusations et il a plaidé coupable à l'autre.

[5]                Il aurait été possible à ce moment-là de l'expulser mais les autorités l'ont laissé tranquille jusqu'à la fin de 2003. Du moins, aucun élément n'a été présenté pour expliquer pourquoi il n'avait pas été expulsé avant. Entre-temps, M. Griffiths a poursuivi sa vie. Les preuves au dossier indiquent qu'il n'a pas récidivé, dans le sens qu'il n'a pas commis d'autres infractions depuis 1996, qu'il vit dans une relation conjugale stable, qu'il a trois enfants et une mère malade.

[6]                Entre-temps, le droit a continué d'évoluer. La Loi sur l'immigration, L.R.C. 1985, ch. I-2, ses modifications, a été abrogée et remplacée par la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés L.C. 2001, ch. 27 (LIPR). Les différences qui existent entre les deux lois et leurs règlements d'application pouvaient avoir des répercussions surprenantes pour M. Griffiths.


[7]                En décembre 2003, lorsque les autorités se sont penchées à nouveau sur le dossier de M. Griffiths, son procureur a demandé la réouverture de l'ancien appel. Le procureur invoquait l'ancienne loi et son règlement. Le ministre n'a pas présenté d'observations sur le fond de la demande. Le commissaire de la Section d'appel de l'immigration de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié qui a examiné la demande a décidé que la nouvelle loi s'appliquait et a rejeté la demande pour le motif qu'il n'y avait pas eu de manquement à un principe de justice naturelle. L'article 71 de la LIPR énonce :

71. L'étranger qui n'a pas quitté le Canada à la suite de la mesure de renvoi peut demander la réouverture de l'appel sur preuve de manquement à un principe de justice naturelle.

71. The Immigration Appeal Division, on application by a foreign national who has not left Canada under a removal order, may reopen an appeal if it is satisfied that it failed to observe a principle of natural justice.

[8]                Les documents présentés au commissaire comprenaient le récit de la vie de M. Griffiths à partir de 1996. Le commissaire a pris note de l'affidavit de M. Griffiths qui indiquait qu'il s'était abstenu de toute activité criminelle, qu'il vivait dans une relation conjugale avec une conjointe qui avait donné naissance à un enfant, qu'il avait un emploi stable, qu'il n'avait aucune famille en Jamaïque. Il alléguait aussi que sa vie serait en danger s'il retournait dans ce pays. Le commissaire a néanmoins estimé que ces nouveaux éléments ne suffisaient pas à justifier la demande de réouverture présentée aux termes de l'article 71 de la LIPR. Il n'y avait aucun élément indiquant que la Section d'appel de l'immigration avait commis un manquement à un principe de justice naturelle lorsqu'elle avait entendu l'appel précédent. Il a également noté que M. Griffiths pouvait demander un examen des risques avant le renvoi (ERAR) qui pourrait tenir compte de la situation actuelle en Jamaïque. M. Griffiths a effectivement demandé un ERAR, qui a été refusé le 31 janvier 2005. L'ERAR une fois réglé, le solliciteur général a pris des mesures pour expulser le demandeur.


LES QUESTIONS SOUS-JACENTES

[9]         Deux demandes sous-jacentes ont été présentées à la Cour et elles n'ont toujours pas été réglées. La première concerne une demande d'autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la Section d'appel de l'immigration qui rejetait la demande présentée par M. Griffiths en vue d'obtenir la réouverture de son appel de 1994. Cette affaire a reçu le numéro de dossier IMM-6576-04. L'autre est la toute récente demande d'autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de l'agent d'expulsion de ne pas reporter le renvoi de M. Griffiths en Jamaïque. L'agent d'expulsion a refusé de reporter le renvoi en attendant l'issue du dossier IMM-6576-04 pour la raison suivante :

[TRADUCTION]

M. Griffiths a de lourds antécédents criminels... Cette longue liste de déclarations de culpabilité montre clairement que M. Griffiths ne respecte guère les lois du Canada.

Le fait que M. Griffiths n'avait pas récidivé depuis 1996, qu'il vivait dans une relation conjugale, que sa mère était malade et qu'il avait trois enfants nés au Canada n'était pas mentionné.

UNE QUESTION GRAVE

[10]       La Cour suprême a déclaré dans RJR - MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, qu'une mesure interlocutoire ne peut être accordée que s'il existe une question grave à juger. La question doit être tranchée par le juge des requêtes en se fondant sur le sens commun et sur un examen extrêmement restreint du bien-fondé de la demande. Il convient d'examiner si l'affaire est de nature frivole ou vexatoire.


[11]            Cependant, dans le cas d'une requête en vue d'obtenir le sursis du refus de reporter le renvoi, il est parfois approprié d'examiner de plus près le bien-fondé de la demande sous-jacente (Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] 3 C.F. 682 (le juge Pelletier, maintenant juge à la Cour d'appel).

[12]            L'examen de cette question s'effectue parfois dans des délais très serrés. M. Griffiths devait être expulsé dans les heures suivant sa comparution. Il n'y a pas lieu d'en faire le reproche à M. Griffiths. Son procureur a agi avec célérité. Il n'était pas nécessaire de ne donner à M. Griffiths qu'un seul jour ouvrable d'avis.

[13]            Les défendeurs ont été jusqu'à soutenir que la Cour ne devait pas examiner les requêtes parce que l'avocat de M. Griffiths n'avait pas présenté le mémoire de fait et de droit complet qu'exigent les Règles, de sorte que les défendeurs ne savaient pas quels étaient les arguments qu'ils devaient réfuter. J'ai bien entendu écarté cette exigence.


[14]            Les défendeurs ont tendance à soutenir, et en fait c'est ce qu'ils ont soutenu avec succès dans une motion qui a été entendue immédiatement avant les présentes motions, qu'il est prématuré de présenter une demande de sursis tant que l'avis d'expulsion n'a pas en fait été délivré. Les défendeurs ont obligé M. Griffiths à demander la réduction des délais normaux en raison du très court préavis qui lui a été donné et ils ne peuvent pas maintenant se plaindre d'être pris par surprise parce que son avocat n'a pas eu le temps de préparer des observations écrites complètes.

[15]            À mon avis, la question de savoir quelle est la loi qui s'applique est une question très grave et devrait faire l'objet d'un débat. Les articles 190 et 192 des dispositions transitoires de la nouvelle loi énoncent :

190. La présente loi s'applique, dès l'entrée en vigueur du présent article, aux demandes et procédures présentées ou instruites, ainsi qu'aux autres questions soulevées, dans le cadre de l'ancienne loi avant son entrée en vigueur et pour lesquelles aucune décision n'a été prise.

190. Every application, proceeding or matter under the former Act that is pending or in progress immediately before the coming into force of this section shall be governed by this Act on that coming into force.

192. S'il y a eu dépôt d'une demande d'appel à la Section d'appel de l'immigration, à l'entrée en vigueur du présent article, l'appel est continué sous le régime de l'ancienne loi, par la Section d'appel de l'immigration de la Commission.

192. If a notice of appeal has been filed with the Immigration Appeal Division immediately before the coming into force of this section, the appeal shall be continued under the former Act by the Immigration Appeal Division of the Board.

[16]            Les articles ne précisent pas quelle est la loi qui s'applique à un avis d'appel déposé aux termes de l'ancienne loi, à une décision prononcée aux termes de l'ancienne loi, à un appel interjeté en vertu de l'ancienne loi et à une requête en réouverture de cet appel après l'entrée en vigueur de la nouvelle loi.

[17]       Aux termes de l'ancienne loi, la Commission conservait sa compétence quant aux demandes de sursis jusqu'à ce que le demandeur ait quitté le pays (Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 84.).

[18]       Selon l'ancienne loi, les considérations d'ordre tout à fait humanitaire que M. Griffiths a soulevées étaient examinées dans le cadre d'une réouverture d'appel.

Dans chaque cas, la Commission tient compte des mêmes considérations générales pour déterminer si, compte tenu des circonstances de l'espèce, la personne ne devrait pas être renvoyée du Canada. Ces circonstances comprennent la gravité de l'infraction ou des infractions à l'origine de l'expulsion et la possibilité de réadaptation ou, de façon subsidiaire, les circonstances du manquement aux conditions d'admissibilité, qui est à l'origine de la mesure d'expulsion. La Commission examine la durée de la période passée au Canada, le degré d'établissement de l'appelant, la famille qu'il a au pays, les bouleversements que l'expulsion de l'appelant occasionneraient pour cette famille, le soutien dont bénéficie l'appelant, non seulement au sein de sa famille, mais également de la collectivité, et l'importance des difficultés que causerait à l'appelant le retour dans son pays de nationalité. Même si les questions générales à examiner sont similaires dans chaque affaire, les faits, eux, ne sont que rarement, voire jamais, identiques.

[Ribic c. Canada (Minister of Employment and Immigration), [1985] I.A.B.D. no 4 (QL), cité avec approbation dans Chieu, précité.]

S'il est maintenant obligé de présenter une demande fondée sur des considérations humanitaires aux termes de la nouvelle loi, il devra faire face à l'argument selon lequel elle n'est pas présentée en temps utile.

[19]            Le refus de reporter l'expulsion opposé par l'agent d'expulsion soulève également des questions graves. Il a parlé de criminalité mais n'a pas tenu compte du fait que les dernières accusations portées contre M. Griffiths remontaient à neuf ans. Les preuves n'établissent pas clairement qu'il [traduction] « ne respecte guère les lois du Canada » .

[20]            L'agent n'a même pas mentionné les enfants.

[21]            Même si l'agent d'expulsion n'est pas en mesure d'effectuer une analyse complète fondée sur des considérations humanitaires, il doit tenir compte de la présence d'enfants. Rien n'indique qu'il l'ait fait (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Wu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] A.C.F. no 721 (QL); Thomas c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. no 1890 (QL)).

LE PRÉJUDICE IRRÉPARABLE

[22]       Les faits qui montrent l'existence d'une question grave permettent également de conclure que M. Griffiths et ses enfants subiraient un préjudice irréparable (Thomas, précité).

[23]            Le ministre est chargé d'appliquer la loi et de faire expulser rapidement M. Griffiths. Il s'est contenté de le laisser tranquille pendant près de trois ans en le laissant poursuivre sa vie au Canada et il devra maintenant attendre l'issue des affaires soumises à la Cour (Manvalpillai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 1297, [2003] A.C.F. no 1639 (QL)).

                                                                              « Sean Harrington »            

                                                                                                     Juge                         

Ottawa (Ontario)

Le 7 mars 2005

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                 IMM-6576-04 et

IMM-1100-05

INTITULÉ :               LEON GRIFFITHS

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

et

LEON MELBOURNE GRIFFITHS

c.

LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                           LE 21 MARS 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :               LE JUGE HARRINGTON

DATE :                        LE 7 MARS 2005

COMPARUTIONS :

Osborne G. Barnwell     POUR LE DEMANDEUR

Martin Anderson           POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Osborne G. Barnwell     POUR LE DEMANDEUR

North York (Ontario)

John H. Sims, c.r.          POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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