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Date : 20050323

Dossier : T-1697-97

Référence : 2005 CF 405

ENTRE :

                                                      FRANKLIN LUMBER LTD.

                                                                                                                                demanderesse

                                                                            et

                                                  LE NAVIRE « ESSINGTON II » ,

LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES PERSONNES

                            AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « ESSINGTON II »

                                              et BULLCO PILE & DREDGE LTD.

                                                                                                                                       défendeurs

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

[1]                Les présents motifs font suite à une requête en date du 12 janvier 2005 visant à obtenir que je me récuse de la présente action qui a été introduite le 7 août 1997 et qui comprend notamment une requête en vente judiciaire de l'Essington II déposée le 24 décembre 2004. L'Essington II, qui appartient à la défenderesse Bullco Pile & Dredge Ltd. (Bullco), a été grevé d'une charge en faveur de la demanderesse, Franklin Lumber Ltd. (Franklin) à la suite de l'enregistrement d'une hypothèque maritime de premier rang consentie par Bullco.

[2]                J'ai rejeté la requête visant à obtenir ma récusation aux termes d'une ordonnance prononcée le 13 janvier 2005. Voici les motifs promis le 12 janvier 2005, date à laquelle j'ai prononcé l'ordonnance à l'audience. Je vais d'abord situer le litige dans son contexte.

GENÈSE DE L'INSTANCE

[3]                Le 5 janvier 2005, à l'ouverture de l'audience relative à la présente requête en vente de l'Essington II, j'ai informé les avocats que je croyais avoir déjà agi pour le compte de la Banque Royale du Canada, il y a une douzaine d'années, relativement à la constitution d'une hypothèque sur l'Essington II. J'ai également expliqué que j'avais alors rencontré M. Richard Smeal, qui était à l'époque le mandant du créancier hypothécaire, Bullco. Bien qu'il existe encore vraisemblablement quelques documents et que le dossier pertinent n'existe plus à mon ancien cabinet d'avocats, il semble, d'après un relevé plus récent du registre de la navigation, que l'hypothèque de la Banque Royale du Canada garantissant le remboursement du prêt consenti par la Banque Royale pour l'achat de l'Essington II, ait été enregistrée le 3 avril 1992.


[4]                Les avocats m'ont expliqué qu'ils étaient au courant du rôle que j'avais joué en 1992 pour le compte de la Banque Royale et que personne n'y trouvait rien à redire. Environ deux ans plus tard, le 17 février 1994, j'ai été nommé protonotaire à ce qui s'appelait alors la Cour fédérale du Canada, mettant ainsi un terme à ma carrière d'avocat en droit maritime. La présente vente fait suite à une hypothèque enregistrée le 16 mai 1997, qui a été consentie par Bullco à Franklin. En tout état de cause, l'instruction de la requête en vente du navire a été reportée du 5 janvier 2005 à une date d'audience spéciale, le 12 janvier 2005.

[5]                Le 10 janvier 2005, l'avocat de Bullco a écrit à la Cour pour lui faire part d'un fait nouveau qui était apparu. En effet, un certain Charles Green, qui était vraisemblablement un mandant de Franklin à l'époque et pour le compte de qui l'hypothèque de Bullco avait été enregistrée le 28 décembre 1994, agissait comme fiduciaire au moment où l'hypothèque consentie en 1997 à Franklin avait remplacé l'hypothèque consentie en décembre 1994 à Charles Green. L'avocat a expliqué que son client croyait que j'avais joué un rôle dans la constitution de l'hypothèque de décembre 1994, que j'avais été présenté à Charles Green par le mandant de Bullco et que j'avais reçu des instructions, malgré le fait que mon ancien associé avait effectué le travail. J'ai donc participé le 11 janvier 2005 à une conférence téléphonique avec l'avocat. J'ai alors conseillé à l'avocat de Bullco de présenter une requête en bonne et due forme appuyée d'un affidavit pour que la question de la récusation soit examinée le lendemain juste avant la requête en vente du navire.

[6]                Le 12 janvier 2005, l'avocat de Bullco a tenté de présenter verbalement une requête en récusation. J'ai suspendu brièvement la séance pour permettre à l'avocat de Bullco de préparer un avis de requête à bref délai. Cette requête visait à obtenir les réparations suivantes :

a)         que le protonotaire Hargrave se récuse et qu'il n'intervienne plus dans la présente action;


b)         un bref délai;

c)         dispense de la nécessité de présenter un dossier de requête.

Voici les moyens invoqués au soutien de la requête :

Une des principales questions en litige dans la présente affaire est celle de savoir si Charles Green agissait ou non comme fiduciaire de Franklin Lumber Ltd. au moment où il a avancé les fonds dont le remboursement serait garanti par l'hypothèque sur laquelle la demanderesse se fonde dans la présente action;

Avant d'accéder à la magistrature, le protonotaire Hargrave agissait comme avocat pour Charles Green et il se peut qu'il ait accepté des instructions initiales au sujet de la constitution d'une hypothèque visant à garantir le remboursement des sommes avancées alors que Charles Green agissait comme fiduciaire.


[7]                Après avoir pris connaissance de la requête, à la suite de la courte suspension de l'audience du 12 janvier 2005, ayant auparavant lu le bref affidavit de Richard Smeal, j'ai fait savoir aux avocats que je ne me souvenais pas d'avoir rencontré M. Charles Green, depuis décédé, ou d'avoir reçu des instructions en vue de constituer une hypothèque pour garantir le remboursement des sommes avancées vraisemblablement pour rembourser le prêt hypothécaire consenti par la Banque Royale en 1992. J'ai expliqué que j'avais d'ailleurs quitté mon ancien cabinet d'avocats pour accepter une nomination à titre de protonotaire à la Cour fédérale une dizaine de mois avant que l'hypothèque consentie par Bullco à Charles Green ne soit constituée. Cela ne veut toutefois pas dire que M. Smeal ne m'a pas, ainsi qu'il le déclare dans son affidavit du 11 janvier 2005, présenté à M. Green à une date non précisée peu de temps avant que je ne sois nommé protonotaire à la Cour fédérale le 17 février 2004, mais plutôt que je ne me souviens pas de cet événement, ni d'avoir reçu des instructions de M. Green ou d'avoir effectué du travail dans ce dossier, travail qui semble avoir été fait au cours de l'année 1994 par mon associé, le tout ayant culminé par l'enregistrement d'une hypothèque, en faveur de Charles Green, le 28 décembre 1994. Je tiens à rappeler que l'hypothèque en cause, en vertu de laquelle la vente du navire est réclamée, remonte au 16 mai 1997 et qu'elle a été consentie par Bullco à Franklin, et que l'hypothèque du 28 décembre 1994 consentie à Charles Green a, selon les archives du registre de la navigation, été purgée par la suite. Cette reconstitution des faits repose sur les affidavits fournis par les parties et sur un extrait du registre de la navigation. Il semble malheureusement que les deux dossiers relatifs à la garantie hypothécaire du printemps 1992 et à celle de décembre 1994 n'existent plus.


[8]                Enfin, on m'a informé que la garantie hypothécaire de décembre 1994 consentie à Charles Green correspond aux chiffres établis par Mme Mavis Smeal. Il s'agit d'une affaire entièrement familiale qui concerne des avances consenties en grande partie, mais pas exclusivement, avant le 17 février 1994, car les documents comptables de Mme Smeal font état d'entrées en mars, en avril et aussi tard que le 3 juin 1994, de sorte que le montant du refinancement de M. Green qui devait être garanti par l'hypothèque du 28 décembre 1994 ne pouvait être connu avant environ trois mois et demi après mon départ du cabinet et la date à laquelle j'ai cessé d'exercer comme avocat.

ANALYSE

[9]                Le juge Gibson avait affaire à une situation semblable dans le dossier Jose Pereira E Hijos, S.A. c. Canada (Procureur général), jugement non publié rendu le 14 décembre 2004, T-1602-95, 2004 CF 2738. Ce jugement ne m'a pas été cité, mais lors de la rédaction des présents motifs, je me suis inspiré de la démarche suivie par le juge Gibson pour analyser la question de la partialité.

[10]            Le point de départ de l'examen d'une requête en récusation se trouve dans les motifs que le juge Grandpré a rédigés au nom des juges minoritaires dans l'arrêt Committee for Justice and Liberty c. Canada (Office national de l'Énergie), [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394 :

La Cour d'appel a défini avec justesse le critère applicable dans une affaire de ce genre. Selon le passage précité, la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d'une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires àce sujet. Selon les termes de la Cour d'appel, ce critère consiste àse demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [...] M. Crowe, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? »


Ce passage renferme les divers éléments qui sont susceptibles de donner lieu à une crainte de partialité, en l'occurrence la question de savoir si une personne raisonnable et sensée qui serait bien renseignée et qui étudierait la question en profondeur et d'une façon réaliste et pratique croirait selon toute vraisemblance que le décideur, consciemment ou non, n'a pas rendu une décision juste. Ce critère, qui a été énoncé dans l'arrêt Committee for Justice and Liberty, a été appliqué à de nombreuses reprises, notamment dans l'arrêt assez récent de la Cour suprême Bande indienne de Wewaykum c. Canada, [2003] 2 R.C.S. 259, sur lequel je reviendrai en temps utile. En ce qui concerne toujours l'arrêt Committee for Justice and Liberty, je ne suis pas en mesure de conclure que l'auteur de l'affidavit déposé à l'appui de la requête en récusation aurait, après avoir étudié la question en profondeur, pu conclure « d'une façon réaliste et pratique » et selon toute vraisemblance que la décision serait injuste.

[11]            Parce qu'une requête en récusation fondée sur la partialité met en cause non seulement l'intégritépersonnelle du juge, du protonotaire ou d'un autre auxiliaire de justice, mais aussi celle de l'administration de la justice toute entière, le critère minimal à respecter pour pouvoir conclure à une partialité réelle ou perçue est assez exigeant : ainsi, la personne qui se plaint de partialité doit établir une réelle probabilité de partialité; de simples soupçons ne suffisent pas. Je me réfère ici à l'arrêt R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, dans lequel le juge Cory souscrit à l'avis formulé par le juge de Grandpré dans l'arrêt Committee for Justice and Liberty, aux pages 394 et 395, suivant lequel les raisons permettant de conclure à une crainte de partialité doivent être solides. Le juge Cory écrit, aux pages 531 et 532 :

[...] Néanmoins, la jurisprudence anglaise et canadienne appuie avec raison la prétention de l'appelant selon laquelle il faut établir une réelle probabilité de partialitécar un simple soupçon est insuffisant. Voir R. c. Camborne Justices, Ex parte Pearce, [1954] 2 All E.R. 850 (Q.B.D.); Metropolitan Properties Co. c. Lannon, [1969] 1 Q.B. 577 (C.A.); R. c. Gough, [1993] 2 W.L.R. 883 (H.L.); Bertram, précité, à la p. 53; Stark, précité, au par. 74; Gushman, précité, au par. 30.


Peu importe les mots précis utilisés pour définir le critère, ses diverses formulations visent à souligner la rigueur dont il faut faire preuve pour conclure à la partialité, réelle ou apparente. C'est une conclusion qu'il faut examiner soigneusement car elle met en cause un aspect de l'intégrité judiciaire. De fait, l'allégation de crainte raisonnable de partialité met en cause non seulement l'intégritépersonnelle du juge, mais celle de l'administration de la justice toute entière. Voir la décision Stark, précitée, aux par. 19 et 20. Lorsqu'existent des motifs raisonnables de formuler une telle allégation, les avocats ne doivent pas redouter d'agir. C'est toutefois une décision sérieuse qu'on ne doit pas prendre à la légère.

Je suis convaincu que l'avocat de Bullco n'a pas pris de décision à la légère. Il a d'ailleurs effectué un travail honorable, compte tenu des éléments plutôt ténus dont il disposait.

[12]            Le juge Cory souligne, à la page 532, que la charge d'établir la partialité incombe à la personne qui en allègue l'existence et il ajoute que la crainte raisonnable de partialité est entièrement fonction des faits de l'espèce.

[13]            Lorsque j'ai accepté ma charge de protonotaire, j'ai prêté serment devant le juge en chef Isaac. Je me suis engagé à juger avec impartialité toutes les affaires dont je serais saisi. Pourtant, la plupart d'entre nous, y compris les protonotaires, avons jusqu'à un certain point des partis pris personnels que nous devons nous efforcer de surmonter, comme le juge Cory l'a bien expliqué aux pages 532 et 533 de l'arrêt R. c. S. Il a poursuivi en disant ce qui suit à la page 533 :

Les tribunaux ont reconnu à juste titre l'existence d'une présomption voulant que les juges respectent leur serment professionnel [...] C'est l'une des raisons pour lesquelles une allégation d'apparence de partialité doit être examinée selon une norme rigoureuse. En dépit cependant de cette norme stricte, il est possible de combattre la présomption par une « preuve convaincante » démontrant qu'un aspect de la conduite du juge suscite une crainte raisonnable de partialité.


Ce que le juge Cory explique ici, c'est que, bien que le critère minimal à respecter pour établir la partialité soit rigoureux, il est possible de l'écarter en présentant une preuve convaincante démontrant que la conduite du juge suscite une crainte raisonnable de partialité. D'ailleurs, les juges et, par extension les protonotaires, sont tenus de respecter les normes d'impartialité les plus rigoureuses :

Il est juste et bon que les juges soient tenus de respecter les plus hautes normes d'impartialité car ils sont appelés à statuer sur les droits les plus fondamentaux des parties. Cela vaut autant pour les litiges entre les citoyens que pour ceux entre les particuliers et l'État. Tout commentaire fait par un juge à l'audience est pesé et évalué par la collectivité et par les parties. Les juges doivent être conscients qu'ils sont constamment jugés et ils doivent faire tout leur possible pour remplir leur fonction avec neutralitéet équité. Cela doit être la règle cardinale qui guide leur conduite.

[14]            Le juge Cory fait observer avec éloquence que les juges amènent avec eux des sympathies, des antipathies et des attitudes, mais qu'ils doivent admettre et même remettre en question tout ce bagage :

Rester neutre pour le juge ce n'est pas faire abstraction de toute l'expérience de la vie à laquelle il doit peut-être son aptitude à arbitrer les litiges. On a fait observer que l'obligation d'impartialité

[...] ne veut pas dire qu'un juge n'amène pas ou ne peut pas amener avec lui sur le banc de nombreuses sympathies, antipathies ou attitudes. Tout être humain est le produit de son expérience sociale, de son éducation et de ses contacts avec ceux et celles qui partagent le monde avec nous. Un juge qui n'aurait pas connu ces expériences passées - à supposer que cela soit possible - manquerait probablement des qualités humaines dont a besoin un juge. La sagesse que l'on exige d'un juge lui impose d'admettre consciemment, et peut-être de remettre en question, l'ensemble des attitudes et des sympathies que ses concitoyens sont libres d'emporter à la tombe sans en avoir vérifié le bien-fondé.


La véritable impartialité n'exige pas que le juge n'ait ni sympathie ni opinion. Elle exige que le juge soit libre d'accueillir et d'utiliser différents points de vue en gardant un esprit ouvert.

(Conseil canadien de la magistrature, Propos sur la conduite des juges (1991), à la p. 15.)

                                                                                                            [aux pages 533 et 534]

[15]            Tant le juge Cory, dans l'arrêt R. c. S., que le juge Gibson dans le jugement Jose Pereira E. Hijos S.A. (précité), au paragraphe 13, expliquent que, bien qu'ils soient inévitablement influencés par leur expérience personnelle et professionnelle, les juges ont :

[...] l'obligation fondamentale envers la collectivité de rendre des décisions impartiales et de paraître impartiaux. Il s'ensuit que les juges doivent s'efforcer de ne prononcer aucune parole et de n'accomplir aucun acte durant le procès ou en rendant jugement qui puisse donner à une personne raisonnable et bien renseignée l'impression qu'une question a été jugée prématurément ou tranchée sur la foi de suppositions ou de généralisations stéréotypées.

[16]            Le juge Gibson a tiré les trois principes suivants des motifs exposés par le juge Cory dans l'arrêt R. v. S. :

[...] premièrement, chaque allégation de crainte raisonnable de partialité doit être analysée compte tenu des faits en cause; deuxièmement, lorsqu'une allégation de crainte raisonnable de partialité est présentée, la charge de la preuve incombe à la personne qui formule l'allégation; enfin, la norme est rigoureuse et il existe une présomption selon laquelle les juges respecteront leur serment professionnel, laquelle présomption ne peut être renversée qu'au moyen d'une « preuve convaincante » .

(Jose Pereira E Hijos S.A. au paragraphe 14)

[17]            Dans l'affaire Jose Pereira E Hijos S.A., on accusait le juge saisi de l'affaire de partialité en raison de l'expérience générale qu'il avait acquise alors qu'il était avocat au ministère fédéral de la Justice, une charge qui avait pris fin lorsqu'il avait été nommé juge une douzaine d'années plus tôt. L'affaire Bande indienne de Wewaykum c. Canada (précitée) ressemble davantage au cas qui nous occupe. Elle concernait le travail qu'avait effectué quinze ans plus tôt un des juges de la Cour suprême du Canada à titre de sous-ministre adjoint fédéral de la Justice. Dans cette affaire, le juge Binnie était intervenu dans un dossier qui s'était finalement retrouvé devant la Cour suprême. Il n'y avait pas participé directement, ayant plutôt joué un rôle de supervision et d'administration limité. De plus, alors que certains documents démontraient une certaine intervention dans le litige territorial avant le dépôt de la déclaration, le juge Binnie ne se souvenait pas de ce dossier et n'était donc pas influencé par ce qu'il aurait pu connaître de sa participation antérieure en prenant part à la décision de la Cour dans cette affaire. Dans l'affaire Bande indienne de Wewaykum, le litige ne portait pas sur une partialité effective, mais sur la possibilité d'une crainte raisonnable de partialité. Dans son analyse, la Cour suprême a reproduit le passage suivant des motifs souvent cités rédigés au nom des juges minoritaires par le juge de Grandpré dans l'arrêt Committee for Justice and Liberty, au sujet de la crainte de partialité (à la page 395) :

Toutefois, les motifs de crainte doivent être sérieux et je [. . .] refuse d'admettre que le critère doit être celui d' « une personne de nature scrupuleuse ou tatillonne » .


Dans l'arrêt Wewaykum, la Cour suprême a ajouté, à la page 295, que les circonstances particulières sont de la plus haute importance et qu'en raison de la nature de la partialité et de l'inhabileté « [...] il est fort possible que des juges se soient récusés dans des affaires où, à proprement parler, ils n'étaient pas légalement tenus de le faire » . La Cour suprême a poursuivi en faisant observer :

[...] on ne saurait conclure de façon réaliste que le juge Binnie a agi comme avocat en l'espèce, et le caractère limité de sa participation n'étaye pas l'existence d'une crainte raisonnable de partialité. Comme nous l'avons dit précédemment, les considérations pertinentes sont la nature et l'étendue du rôle du juge Binnie.

                                                                                                            [aux pages 296 et 297]

                                                     

La Cour a rappelé que les fonctions générales que le juge Binnie avait exercées au sein du ministère de la Justice démontraient qu'il avait joué un rôle limité d'administration et de supervision, qui ne se limitait peut-être pas à la gestion pro forma du dossier, mais qui ne permettait certainement pas de lui imputer un rôle actif après l'introduction de l'action. La Cour suprême a ensuite abordé la question de l'écoulement du temps et celle de l'absence de souvenir de la part de l'intéressé. La Cour a estimé qu'un facteur déterminant se détachait nettement des autres, du point de vue de la personne raisonnable qui évaluerait les incidences de la participation du juge Binnie : c'était celui de l'écoulement du temps, que la Cour a qualifié de manifestement important, d'autant plus que le juge Binnie n'avait aucun souvenir de sa participation à ce dossier (aux pages 298 et 299 de l'arrêt Wewaykum). La Cour a ensuite fait observer, au sujet de l'absence de souvenir au sujet de la participation au dossier :

Il faut décider si cette déclaration a une influence sur l'appréciation que fait la personne raisonnable, compte tenu du contexte - à savoir la période qui s'est écoulée, et le rôle limité d'administration et de supervision qu'a jouéM. Binnie dans ce dossier. À notre avis, il s'agit d'un facteur dont la personne raisonnable tiendrait à juste titre compte et qui, dans les circonstances, rend improbable l'existence de partialité ou de crainte de partialité.

                                                                                                                       [À la page 299]


[18]            Immédiatement après ce passage, la Cour suprême a reconnu que l'absence de souvenir était un facteur pertinent, mais pas déterminant. La Cour suprême s'est toutefois dite convaincue que la personne raisonnable, considérant la question de façon réaliste, ne conclurait pas que le rôle limitéd'administration et de supervision qu'avait joué le juge Binnie dans ce dossier, une quinzaine d'années plus tôt, avait influencé, même inconsciemment, sa capacité de demeurer impartial en l'espèce (à la page 300).

[19]            Le juge Gibson a conclu ses motifs dans le jugement Jose Pereira E Hijos S.A. par un passage mémorable écrit par le juge Dubé dans le jugement Fogal c. Canada, (1999) 164 F.T.R. 99. Dans cette affaire, le juge Dubé avait été invité à se récuser parce que, de nombreuses années plus tôt, il avait été ministre des Anciens combattants et ministre des Travaux publics et que, suivant les demandeurs, il avait entretenu par le passé des relations politiques qui, dans le contexte de leur demande, soulevaient à leur avis une crainte raisonnable de partialité. Le juge Dubé a reconnu qu'on ne pouvait dissocier leurs antécédents des juges mais qu'à l'instar des autres juges, il s'était engagé, par le serment professionnel qu'il avait prêté lors de sa nomination à la Cour fédérale, à être juste et impartial et que c'est ainsi qu'il avait jugé toutes les affaires qu'il avait examinées depuis. On ne lui avait jamais demandé auparavant de se récuser et il n'avait pas l'intention de le faire dans l'affaire Fogal, dans laquelle il avait fait observer ce qui suit :


Les juges ne procèdent pas du ciel. Ils proviennent de différentes sphères d'activité. Certains d'entre nous sont d'anciens professeurs, d'autres appartenaient à la fonction publique et d'autres ont exercé le droit dans de petites villes ou de grands cabinets d'avocats. Certains d'entre nous, encore, ont fait de la politique. La diversité des carrières personnelles de leurs membres constitue, pour les tribunaux, une source précieuse de connaissance et d'expérience. Quand nous avons prêté notre serment d'office, nous nous sommes coupés de notre passé et nous sommes consacrés à notre nouvelle vocation. Notre devoir est de rendre justice sans crainte et sans favoritisme.

[p. 103]

Ce qui importe ici, c'est que le serment que le juriste accompli prête lorsqu'il est nommé à sa nouvelle charge marque un tournant décisif qui fait en sorte qu'il laisse derrière lui ses activités passées et qu'il doit se consacrer entièrement à sa nouvelle mission, celle de dire le droit.

[20]            Tous les éléments qui ont été portés à mon attention et dont j'ai fait mention concernent des cas dans lesquels on a demandé au juge de se récuser. Les mêmes principes valent également pour les protonotaires. Nous apportons aussi avec nous des expériences de vie semblables, des sympathies, des vulnérabilités, des antipathies et des attitudes. Les protonotaires non plus ne procèdent pas du ciel; ils apportent avec eux diverses expériences passées. D'ailleurs, comme le juge Cory le dit dans l'arrêt R. v. S. : « La sagesse que l'on exige d'un juge lui impose d'admettre, de permettre consciemment, et peut-être de remettre en question, l'ensemble des attitudes et des sympathies que ses concitoyens sont libres d'emporter à la tombe sans en avoir vérifié le bien-fondé » (à la page 534 de l'arrêt R. c. S. (précité)).


DISPOSITIF

[21]            Lecture faite des pièces versées au dossier de la requête en récusation et après avoir écouté les avocats et après avoir examiné la situation avant de rejeter la requête en récusation à l'audience, j'ai longuement réfléchi à ce qui précède. J'ai tenu compte du fait que les avocats avaient exposé de façon professionnelle les règles de droit générales. C'est ce avec quoi j'avais à travailler, puisque aucune décision directement applicable ne m'a été citée. J'ai tenu compte du fait que l'essence de la justice est le règlement équitable des causes à la lumière des éléments de preuve pertinents régulièrement soumis au tribunal. J'ai tenu compte du rôle que j'étais censé avoir joué en rencontrant quelqu'un qui est devenu un client de mon associé et en acceptant des instructions. En supposant que j'aie effectivement joué ces deux rôles, j'ai tout oublié depuis longtemps. J'ai également examiné la requête en récusation dans le contexte de la requête principale en vente du navire. Je me suis rendu compte que, même en supposant que j'aie rencontré M. Green au début de 1994, ce fait n'avait aucune incidence soit sur la requête en vente en litige, soit, de façon plus générale, sur le fond de l'affaire, que ce soit d'après les allégations ou d'après les actes de procédure. J'étais alors d'avis que même en acceptant l'avis de M. Smeal sur ce qui s'était produit selon lui, les faits de l'espèce étaient loin de répondre à la norme fixée par la jurisprudence en matière de récusation.

[22]            J'ai brièvement envisagé la possibilité de me récuser pour éviter d'avoir à traiter du problème, mais j'ai reconnu qu'une solution aussi facile était tout à fait inacceptable, vu l'ensemble des faits, des circonstances et de l'engagement que j'ai pris lorsque j'ai été nommé protonotaire à la Cour fédérale, il y a près de onze ans. J'ai donc rejeté la requête.


[23]            Conscient de l'énergie que l'avocat de la demanderesse a consacrée pour contester la requête en récusation, étant donné que la vente de l'Essington II posait un problème de délai, sans toutefois aller jusqu'à accorder une indemnité, j'ai tenu compte de la proposition de l'avocat de Bullco, qui suggérait la somme de 700 $ à titre de dépens, ainsi que la position de l'avocat de Franklin, qui suggérait une somme maximale de 2 000 $ à titre de dépens. J'ai donc accordé 1 000 $ à titre de dépens, payables sur-le-champ. J'accorde à titre de dépens cette somme qui est relativement modeste pour ne pas dissuader les avocats de présenter de telles requêtes, mais qui est par ailleurs supérieure à une somme symbolique, pour exprimer le sérieux de la requête.

« John A. Hargrave »

       Protonotaire

Traduction certifiée conforme

Richard Jacques, LL.L.


                                                  COUR FÉDÉRALE

                                   AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                T-1697-97

INTITULÉ :               Franklin Lumber Ltd. c. Navire « Essington II » et autres

                                                                  

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L'AUDIENCE :                            12 janvier 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

DATE DES MOTIFS :                                   23 mars 2005

COMPARUTIONS :

David McEwen                                                 POUR LA DEMANDERESSE

Brad Caldwell                                                   POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McEwen Schmitt & Co.                                                POUR LA DEMANDERESSE

Vancouver

Caldwell & Co.                                                 POUR LE DÉFENDEUR

Vancouver


Date : 20050113

Dossier : T-1697-97

Vancouver (Colombie-Britannique), le 13 janvier 2005

EN PRÉSENCE DU PROTONOTAIRE JOHN A. HARGRAVE

ENTRE :

                                          FRANKLIN LUMBER LTD.

                                                                                                         demanderesse

                                                                 et

                                       LE NAVIRE « ESSINGTON II »

                LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES PERSONNES

                 AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « ESSINGTON II »

                                   et BULLCO PILE & DREDGE LTD.

                                                                                                                défendeurs

                                                    ORDONNANCE

LA COUR, STATUANT SUR la requête déposée le 12 janvier 2005 pour le compte des défendeurs en vue d'obtenir une ordonnance :

a)         enjoignant au protonotaire Hargrave de se récuser et lui interdisant d'intervenir davantage dans la présente action;

b)         un bref délai;

c)         dispensant les défendeurs de la nécessité de présente un dossier de requête :

ACCORDE le bref délai demandé;


DISPENSE de la nécessité de présenter un dossier de requête en l'espèce;

REJETTE la requête en récusation pour les motifs qui seront exposés en temps utile;

ADJUGE sans délai la somme de 1 000 $ au demandeur à titre de dépens.

« John A. Hargrave »

    protonotaire

Traduction certifiée conforme

Richard Jacques, LL.L.


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