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Date : 20041123

Dossier : T-1976-04

Référence : 2004 CF 1642

Toronto (Ontario), le 23 novembre 2004

EN PRÉSENCE DE Me ROGER R. LAFRENIÈRE, PROTONOTAIRE                                               

ENTRE :

ROBERT GORDON, JOURNALISTE,

ET LA SOCIÉTÉ RADIO-CANADA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA DÉFENSE NATIONALE

                                                                                                                                             défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE


[1]                Les demandeurs - soit M. Robert Gordon, journaliste, et son employeur, la Société Radio-Canada (la SRC) - sollicitent une ordonnance abrégeant les délais d'avis et autres délais applicables à leur demande de contrôle judiciaire sous le régime des Règles de la Cour fédérale (1998) (les Règles) et fixant une date, aussi rapprochée que possible, pour l'audience de cette demande. Subsidiairement, ils demandent à la Cour des directives touchant les mesures à prendre pour accélérer la procédure.

[2]                La question en litige dans la présente requête est celle de savoir si la Cour devrait déroger aux délais que prescrit la partie 5 des Règles, en particulier aux articles 307, 308, 309, 310 et 314.

Le contexte

[3]                La procédure principale est une demande de contrôle judiciaire portant sur une décision en date du 4 novembre 2004 de la commission d'enquête chargée par les Forces canadiennes, sous le régime de l'article 45 de la Loi sur la défense nationale, d'examiner les cas de mort et de blessures survenus à bord du NCSM Chicoutimi le 5 octobre 2004 et d'en faire rapport (la commission).

[4]                Il a été demandé à la commission d'achever ses travaux et son rapport pour le 30 novembre 2004. Elle a recueilli des éléments de preuve et entendu des témoignages durant trois semaines en Écosse avant de commencer ses travaux à Halifax au début de novembre.


[5]                Les médias canadiens, notamment les demandeurs, ont pour la première fois demandé l'accès aux travaux de la commission à Halifax le 2 novembre 2004. Après que leur requête informelle eut été rejetée, les demandeurs ont formé devant la commission, en vertu de l'article 12 de son mandat, une demande d'accès immédiat aux travaux ou, subsidiairement, d'audition en vue de lui présenter oralement des observations à l'appui de leur demande d'accès.

[6]                Le président de la commission a rejeté aussi bien la demande d'accès immédiat que la demande d'audition. Il a cependant consenti à recevoir des observations écrites à l'appui de la demande d'accès.

[7]                Le 5 novembre 2004, après examen des observations écrites des demandeurs, la commission leur a refusé l'accès à ses travaux au motif qu'elle est un organisme d'enquête interne et non un organisme d'enquête publique ou de nature quasi judiciaire. Elle a ajouté que son mandat doit être rempli dans un délai très court et que l'admission du public à ses travaux retarderait ceux-ci.

[8]                Les demandeurs ont réagi à ce refus en formant une demande de contrôle judiciaire et une requête urgente en suspension des travaux de la commission, invoquant le déni des droits que leur garantit la Charte. Monsieur le juge Harrington a répondu au souhait des demandeurs en tenant, dans la soirée du vendredi 5 novembre 2004, une audience d'urgence qui s'est prolongée jusqu'au lendemain matin.


[9]                À la clôture de l'audience, le juge Harrington a rejeté oralement la requête, ayant conclu que les demandeurs n'avaient pas établi qu'il y eût en litige une question grave, qu'ils subiraient un préjudice irréparable ou que la prépondérance des inconvénients leur fût favorable. Il a ajouté que sa décision ne devait pas être interprétée comme tranchant au fond la demande de contrôle judiciaire et qu'il était loisible aux demandeurs, si cette démarche leur était conseillée, de présenter une requête en instruction accélérée. Les demandeurs ont répondu à cette invitation en formant la présente requête.

[10]            Interrogé à l'audience de la présente requête sur le calendrier envisagé par les demandeurs, leur avocat a répondu qu'ils souhaitaient que la demande de contrôle judiciaire fût instruite dans les jours suivants. Il a fait valoir que le défendeur pouvait se limiter à la preuve par affidavit qu'il avait déjà produite en réponse à la requête en suspension des travaux, que l'on pouvait se dispenser du contre-interrogatoire sur les affidavits et qu'il devrait être ordonné au défendeur de signifier et déposer son dossier immédiatement.

Analyse

[11]            Le paragraphe 8(1) des Règles confère à la Cour le pouvoir général de proroger ou d'abréger tout délai prévu par lesdites Règles dans les cas qui le justifient. Pour obtenir un abrégement de délai, le requérant doit établir non seulement que l'affaire est urgente, mais aussi que la dérogation à la procédure normale ne causera pas de préjudice au défendeur : Pearson c. Canada, [2000] A.C.F. no 246 (1re inst.), au paragraphe 15; et Moresby Explorers Ltd. c. Canada (Procureur général), [2004] A.C.F. no 738, au paragraphe 43.

[12]            Les demandeurs déclarent dans leur avis de demande que la décision de la commission porte atteinte à la liberté d'expression que leur garantit l'alinéa 2 b) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). Selon eux, s'il y a eu atteinte à leur liberté d'expression, la seule réparation applicable est de leur donner accès aux travaux de la commission. Il est donc nécessaire, de leur point de vue, d'accélérer la procédure pour qu'une réparation adéquate puisse leur être accordée. Les demandeurs soutiennent que la prépondérance des inconvénients milite en faveur de l'abrégement du délai afin de les protéger, eux et le public, contre une atteinte à la liberté d'expression.

[13]            Pour les motifs exposés ci-dessous, je refuse d'accorder la mesure de redressement demandée.

[14]            Premièrement, l'affaire ne peut être considérée comme urgente, puisque les travaux de la commission sont en cours depuis le 8 octobre 2004 et que les demandeurs n'y ont pas sollicité l'accès avant la première semaine de novembre. Les demandeurs ont déjà manqué l'occasion d'essayer d'obtenir l'accès à une partie considérable de l'enquête, et l'on prévoit que la commission achèvera ses travaux sous peu.


[15]            Les demandeurs ont créé une atmosphère d'urgence artificielle par leur propre retard. La commission a commencé à recevoir des témoignages en Écosse le 11 octobre 2004. Il était notoire que les travaux avaient commencé, et les demandeurs avaient en Écosse des reporters qui rendaient compte de l'évolution de l'enquête de la commission. Le fait que cette dernière ait commencé à siéger à Halifax au début de novembre ne peut, vu les circonstances, être considéré comme un événement survenu avant le moment prévu qui donnerait droit à une instruction accélérée.

[16]            Deuxièmement, le défendeur conteste l'affirmation des défendeurs selon laquelle la demande de contrôle judiciaire considérée serait en état. Les parties sont d'accord pour dire que cette demande soulève des questions complexes, notamment des questions constitutionnelles relatives à la liberté de la presse sous le régime du paragraphe 2 b) de la Charte. Le défendeur fait valoir qu'elle soulève aussi des questions liées à la situation des commissions d'enquête constituées en vertu de dispositions législatives et dont le mandat, aussi d'origine législative, est d'examiner des faits et d'en faire rapport. Selon lui, la demande considérée pourrait avoir des répercussions non seulement sur la commission d'enquête en question, mais aussi sur d'autres commissions semblables mises sur pied sous le régime d'autres lois.

[17]            L'article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales établit un régime de contrôle judiciaire des tribunaux administratifs fédéraux. Dans ce cadre, l'article 18.4 dispose que « la Cour fédérale statue à bref délai et selon une procédure sommaire » sur les demandes de contrôle judiciaire. Les délais prescrits par les Règles sont conçus en vue de donner aux parties un temps suffisant pour préparer leurs moyens, de sorte que la Cour puisse trancher correctement l'affaire dont elle est saisie et ainsi rendre justice aux parties tout en atteignant l'objectif de statuer à bref délai. Toute dérogation à ces prescriptions - en particulier l'abrégement des délais - doit être exceptionnelle.

[18]            Vu la complexité des questions que soulève la demande considérée, je conclus que le défendeur subirait un préjudice grave s'il se voyait obligé de hâter la préparation de ses moyens relativement à cette demande, en particulier s'il lui était imposé un délai qui avantagerait concrètement les demandeurs. En accordant au défendeur un temps insuffisant pour se préparer, non seulement on lui causerait un préjudice, mais on risquerait aussi de compromettre l'aptitude de la Cour à juger cette affaire correctement en l'obligeant à trancher des questions importantes sans disposer de toutes les pièces nécessaires. Je reprendrai ici à mon compte les observations formulées par Monsieur le juge O'Keefe au paragraphe 3 de la décision Moss c. Canada, [2000] A.C.F. no 486 (1re inst.) :

[..] je ne ferais pas droit à la demande visant à l'obtention d'un bref délai, conformément aux Règles de la Cour fédérale, aux fins de l'audition de cette demande. Les questions qui se posent sont complexes et, en l'espèce, la défenderesse devrait être autorisée à produire ses documents et à prendre les mesures prévues par les règles. De fait, c'est ce qu'il faut faire afin de permettre à la Cour de traiter d'une façon appropriée des questions qui sont soulevées dans la demande [...]

[19]            En refusant au défendeur le bénéfice des délais prescrits par les Règles et par conséquent la possibilité de préparer suffisamment ses moyens, on lui causerait non seulement un inconvénient - à lui comme à la Cour -, mais aussi un préjudice que ne contrebalance pas le désir des demandeurs d'accélérer la procédure.


[20]            Troisièmement, l'affaire qui nous occupe ne peut être considérée comme urgente, puisque les demandeurs n'ont pas établi qu'ils subiraient un préjudice irréparable dans le cas où ils seraient déboutés. La question du préjudice irréparable a déjà été examinée par le juge Harrington, qui a rejeté cet argument et conclu que la commission pouvait poursuivre ses travaux en l'absence des demandeurs. S'il est vrai que le juge Harrington a formulé ses conclusions dans le contexte d'une requête en suspension des travaux de la commission, les parties invoquent essentiellement les mêmes faits et les mêmes arguments dans la présente requête. La suspension ayant été refusée au motif de l'absence de préjudice irréparable, je serais mal venu de réexaminer cette question.

Conclusion

[21]            Pour terminer, je conclus que le défendeur subirait un préjudice grave si les délais étaient abrégés de manière à avantager concrètement les demandeurs. En outre, je me vois dans l'impossibilité de conclure que la demande de contrôle judiciaire soit suffisamment urgente pour justifier l'accélération de la procédure que proposent les demandeurs. Je dois donc rejeter la requête en instruction immédiate de ladite demande.

[22]            Malgré le fait que la réparation consistant en un accès immédiat aux travaux de la commission ne soit peut-être plus envisageable en pratique, les demandeurs continuent de solliciter l'accès à la transcription de ces travaux, qui n'a pas été publiée. Afin de faire en sorte que la Cour examine sans retard les importantes questions de liberté d'expression soulevées par les demandeurs tout en protégeant les droits du défendeur, je suis disposé à ordonner que l'audience de la demande de contrôle judiciaire soit prévue pour la date la plus proche possible à Halifax.


                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.          La demande de contrôle judiciaire faisant l'objet de la présente requête sera entendue dans les locaux de la Cour fédérale à Halifax (Nouvelle-Écosse), le 9 février 2005 à 9 h 30 du matin.

2.         La requête en abrégement des délais d'avis et autres délais afférents aux demandes de contrôle judiciaire est par ailleurs rejetée.

3.          Dans l'intérêt d'un prompt règlement, la demande de contrôle judiciaire restera une instance à gestion spéciale.

4.          Le calendrier des étapes restantes de la procédure est le suivant :

a)         Le dossier authentique du tribunal sera signifié et déposé d'ici au 29 novembre 2004.

b)         Le défendeur signifiera et déposera sa preuve par affidavit au plus tard le 13 décembre 2004.

c)         Les parties achèveront les contre-interrogatoires d'ici au 20 décembre 2004.


d)         Les demandeurs signifieront et déposeront leur dossier de demande au plus tard le 10 janvier 2005.

(e)        Le défendeur signifiera et déposera son dossier de demande d'ici au 31 janvier 2005.

5.         Il n'est pas adjugé de dépens relativement à la présente requête.

« Roger R. Lafrenière »

                                                                                         Protonotaire                  

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                            T-1976-04

                                                     

INTITULÉ :                                           ROBERT GORDON, JOURNALISTE, ET

LA SOCIÉTÉ RADIO-CANADA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA DÉFENSE NATIONALE

                                                                                              défendeur

LIEUX DE L'AUDIENCE :                     OTTAWA (ONTARIO)

HALIFAX (NOUVELLE-ÉCOSSE)

TORONTO (ONTARIO)

DATES DE L'AUDIENCE :                    LE 5 NOVEMBRE 2004 (Ottawa , par vidéoconférence, de 19 h 30 à 23 h 35)

LE 5 NOVEMBRE 2004 (Halifax, par vidéoconférence, de 20 h 30 à 0 h 35)

LE 15 NOVEMBRE 2004 (Toronto)

LE 18 NOVEMBRE 2004 (Toronto)

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                             LE PROTONOTAIRE LAFRENIÈRE     

DATE DES MOTIFS :                LE 23 NOVEMBRE 2004

COMPARUTIONS :

David Coles                                          POUR LES DEMANDEURS

Martin Ward

Elizabeth Richards                                POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :   

Boyne Clarke

Avocats

Dartmouth (Nouvelle-Écosse)               POUR LES DEMANDEURS

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada      POUR LE DÉFENDEUR


                                               

                               COUR FÉDÉRALE

Date : 20041123

Dossier : T-1976-04

ENTRE :

ROBERT GORDON, JOURNALISTE, ET

LA SOCIÉTÉ RADIO-CANADA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA DÉFENSE NATIONALE

                                                                               défendeur

                                                                                          

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE    

                                                                                           

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