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Date : 20060307

Dossier : T-812-04

Référence : 2006 CF 294

Ottawa (Ontario), le 7 mars 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLAIS

ENTRE :

JERRY G. ROSS

demandeur

et

AGENCE DES DOUANES ET DU REVENU DU CANADA

défenderesse

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]       Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de l'article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.C. 1985, ch. F-7, d'une décision par laquelle M. Bruce Cook, directeur du bureau des services fiscaux de Winnipeg de l'Agence du revenu du Canada (ARC), a rejeté la demande de M. Ross pour que le ministre renonce à percevoir et annule des pénalités, intérêts débiteurs et intérêts pour acomptes provisionnels (demande d'équité) au titre de l'impôt sur le revenu, de la taxe sur les produits et services et de retenues salariales, en application du paragraphe 220(3.1) de la Loi de l'impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.) (la Loi).

FAITS PERTINENTS

[2]       Le demandeur est un avocat à la retraite. En 1998, la Société du Barreau du Manitoba a dissous sa pratique professionnelle et pris en charge tous ses dossiers actifs. Le demandeur a perdu son immeuble de bureaux et la valeur nette qui y était associée de même que des comptes débiteurs irrécouvrables. Il a aussi, envers l'ARC, une dette qui est antérieure à la dissolution de son cabinet d'avocats.

[3]       Le demandeur souffre de dépression et il prend des médicaments pour traiter sa maladie. Il considère que sa dépression a contribué à ses difficultés financières et à son endettement envers l'ARC.

[4]       Le 16 mai 2002, le demandeur a présenté au ministre du Revenu national (le ministre) une première demande d'équité dans laquelle il demandait au ministre de renoncer à percevoir et d'annuler les pénalités, intérêts débiteurs et intérêts pour acomptes provisionnels se rapportant à l'impôt sur le revenu, à la taxe sur les produits et services et aux retenues salariales. Sa demande a été étudiée par Mme Michele Wissel, agente de recouvrement au service de la direction du recouvrement de l'ARC; celle-ci a ensuite préparé un rapport d'équité dans lequel elle a recommandé que la demande soit refusée.

[5]       Le rapport a été transmis au comité de l'équité de l'ARC, qui a accepté la recommandation de Mme Wissel, et le 25 mars 2003, M. Rick Charles, gestionnaire de la direction du recouvrement de l'ARC, a informé le demandeur du rejet de sa demande d'équité.

[6]       Le 14 octobre 2003, le demandeur a présenté au ministre une nouvelle demande d'équité, qui a donné lieu à un deuxième rapport d'équité. Le rapport concluait que la demande, cette fois encore, devrait être refusée. Dans une lettre en date du 29 janvier 2004, le Directeur a avisé le demandeur du rejet de sa seconde demande d'équité.

DÉCISION DU DIRECTEUR DU RECOUVREMENT DE L'ARC

[7]       La demande visant l'annulation des pénalités relatives aux retenues salariales a été refusée pour les motifs suivants :

  • Aucun élément de preuve n'indiquait que l'Agence n'avait pas exercé son pouvoir discrétionnaire de manière raisonnable lors du premier examen; ou

  • Le demandeur n'avait soumis aucun renseignement additionnel pour établir que des circonstances indépendantes de sa volonté l'avaient empêché de se conformer aux exigences de la Loi.

[8]       Quant à la demande visant l'obtention d'une mesure discrétionnaire au regard du critère relatif à l' « incapacité de verser le montant exigible » , elle a été refusée parce que :

·       Aucun élément de preuve n'indiquait que l'Agence n'avait pas exercé son pouvoir discrétionnaire de manière raisonnable lors du premier examen; ou

·       Le demandeur n'avait soumis aucun renseignement additionnel pour établir l'existence d'un [traduction] « fardeau financier excessif » .

QUESTION EN LITIGE

[9]       Le Directeur a-t-il commis une erreur dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire en refusant d'accorder au demandeur une mesure spéciale au regard des pénalités et des intérêts, comme le lui permet le paragraphe 220(3.1) de la Loi?

ANALYSE

[10] Comme l'a souligné la défenderesse, le dossier du demandeur comporte des documents qui ne faisaient pas partie de la preuve soumise avec les deux demandes d'équité du demandeur, présentées respectivement le 16 mai 2002 et le 14 octobre 2003. La preuve additionnelle comprend les pièces D, E, F, G, H, I et J de l'affidavit du demandeur.

[11] Dans la décision Wood c. Canada (Procureur général) [2001] A.C.F. no 52, au paragraphe 34, le juge W. Andrew MacKay a réitéré qu'une preuve qui n'a pas d'abord été mise à la disposition du décideur administratif n'est pas admissible devant la Cour :

Dans le cadre d'un contrôle judiciaire, une cour peut uniquement tenir compte de la preuve mise à la disposition du décideur administratif dont la décision est examinée; elle ne peut pas tenir compte de nouveaux éléments de preuve (voir Brychka c. Canada (Procureur général), supra; Franz c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1994), 80 F.T.R. 79; Via Rail Canada Inc. c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne) (re Mills) (19 août 1997), dossier du greffe T-1399-96, [1997] A.C.F. no 1089; Lemiecha c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 72 F.T.R. 49, 24 IMM. L.R. (2d) 95; Ismaili c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), (1995) 100 F.T.R. 139, 29 Imm L.R. (2d) 1).

[12] Vu ce qui précède, la Cour ne tiendra pas compte des pièces D, E, F, G, H, I et J de l'affidavit du demandeur.

Le Directeur a-t-il commis une erreur dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire en refusant d'accorder au demandeur une mesure spéciale au regard des pénalités et des intérêts, comme le lui permet le paragraphe 220(3.1) de la Loi?

[13] Le paragraphe 220(3.1) de la Loi confère au ministre un vaste pouvoir discrétionnaire de renoncer aux intérêts et aux pénalités :

220 (3.1) Le ministre peut, à tout moment, renoncer à tout ou partie de quelque pénalité ou intérêt payable par ailleurs par un contribuable ou une société de personnes en application de la présente loi, ou l'annuler en tout ou en partie. Malgré les paragraphes 152(4) à (5), le ministre établit les cotisations voulues concernant les intérêts et pénalités payables par le contribuable ou la société de personnes pour tenir compte de pareille annulation.

220 (3.1) The Minister may at any time waive or cancel all or any portion of any penalty or interest otherwise payable under this Act by a taxpayer or partnership and, notwithstanding subsections 152(4) to 152(5), such assessment of the interest and penalties payable by the taxpayer or partnership shall be made as is necessary to take into account the cancellation of the penalty or interest.

[14] L'ARC a établi des lignes directrices qui exposent la manière dont doit être exercé le pouvoir discrétionnaire conféré par le paragraphe 220(3.1). Ces lignes directrices sont publiées dans la Circulaire d'information 92-2, intitulée « Lignes directrices concernant l'annulation des intérêts et des pénalités » .

[15] Dans une demande de contrôle judiciaire, le rôle de la Cour consiste à décider si le ministre ou son représentant a exercé son pouvoir discrétionnaire de manière légitime en prenant sa décision aux termes du paragraphe 220(3.1) de la Loi. Le juge Sean J. Harrington a confirmé, au paragraphe 8 de la décision Dort Estate c. Canada (Ministre du Revenu national - M.R.N.), 2005 CF 1201, [2005] A.C.F. no 1460, que la norme de contrôle applicable à une décision refusant d'accorder une mesure spéciale quant à l'imposition de pénalités et d'intérêts en vertu du paragraphe 220(3.1) de la Loi est celle de la décision raisonnable simpliciter :

Dans l'arrêt Lanno c. Canada (Agence des douanes et du revenu), 2005 CAF 153, [2005] A.C.F. no 714 (QL), la Cour d'appel fédérale a infirmé le jugement du juge de première instance, qui avait appliqué la norme de la décision manifestement déraisonnable, et elle a déclaré que la norme applicable était celle de la décision raisonnable. La décision en cause dans cette affaire était celle d'un agent du fisc, qui avait refusé d'exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 152(4.2) de la Loi de manière à permettre d'établir une nouvelle cotisation concernant l'impôt de M. Lanno après la fin de la période normale de nouvelle cotisation, laquelle nouvelle cotisation se serait soldée par un remboursement. Tout comme la disposition en litige en l'espèce, le paragraphe 220(3.1), la disposition en cause faisait partie du Dossier d'équité introduit en 1991. Mme Dort affirme en l'espèce que la décision discrétionnaire relative à la renonciation aux intérêts est elle aussi assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable. Cet argument est bien fondé. La Cour d'appel fédérale a tout récemment élargi la portée de l'arrêt Lanno, précité, au paragraphe 220(3.1) de la Loi de l'impôt sur le revenu (Comeau c. Agence des douanes et du Revenu du Canada, 2005 CAF 271).

[16] Le demandeur prétend que le Directeur, en acceptant la recommandation défavorable du comité d'équité, a omis de tenir compte du fardeau financier qu'imposent au demandeur les arriérés, pénalités et intérêts de même que la perte d'un immeuble de bureaux et de comptes débiteurs. Partant, il affirme que le refus du Directeur de renoncer aux intérêts et pénalités constitue un exercice déraisonnable de son pouvoir discrétionnaire.

[17] La défenderesse soutient que le premier rapport d'équité a bien tenu compte du fardeau financier qu'évoque le demandeur, puisque le rapport contient une analyse de l'excédent du budget familial mensuel. Le rapport souligne que la déclaration du revenu, des dépenses et de l'avoir net (ou l'état des résultats) du demandeur est incorrect en ce que ce dernier a omis d'y inclure le revenu du conjoint, les REER et la valeur nette de la résidence familiale. Si le demandeur avait inclus ces données, dit la défenderesse, l'on aurait constaté que le demandeur n'éprouve aucune difficulté financière et que la famille jouit de fait d'un excédent budgétaire mensuel de 2 800 $. Cette conclusion est réitérée dans le second rapport d'équité, qui mentionne à la page 3 :

[Traduction]

Les données financières mises à jour ne comprennent pas le revenu du conjoint, et la déclaration fait état d'une augmentation des dépenses attribuable à un nouveau prêt-auto (aucun véhicule n'est immatriculé au nom du client) et à une dépense inexpliquée de 642 $. L'on estime que l'excédent mensuel des disponibilités s'élève à tout le moins à 2 260 $, et que la valeur nette de la résidence familiale est de 86 000 $.

(Voir le rapport d'équité - second examen, dossier de la défenderesse, à la page 26.)

[18] La défenderesse déclare que la décision du Directeur d'entériner les conclusions du rapport ne constitue pas une erreur susceptible de révision et ajoute que le Directeur a bel et bien tenu compte du fardeau financier allégué par le demandeur dans sa décision de refuser la demande d'équité.

[19] Je ne suis pas d'accord avec la décision du Directeur en ce qui concerne le second rapport d'équité et le fardeau financier invoqué par le demandeur. Je me suis penché sur l'analyse de l'état des résultats du demandeur, dans le second rapport d'équité, et je la trouve problématique. Le rapport dénonce le fait que le revenu de la conjointe du demandeur n'est pas inclus dans l'état des résultats. Cependant, s'il faut inclure le revenu du conjoint, il semble logique de tenir compte aussi de ses dépenses. Or, le rapport semble faire abstraction de l'étendue des dépenses de la conjointe du demandeur. Par exemple, il critique l'inclusion d'un prêt-auto dans les dépenses étant donné qu'aucun véhicule n'est immatriculé au nom du client. Pourtant, cette dépense pourrait être attribuée à la conjointe du demandeur. Si le rapport doit tenir compte du revenu de la conjointe, pourquoi ferait-il par ailleurs abstraction des dépenses de cette dernière pour apprécier si le demandeur éprouve ou non des difficultés financières?

[20] Je suis d'avis que le rapport accorde peu d'importance aux responsabilités familiales relevées par le demandeur. Ainsi, le rapport semble exclure toute dépense qui pourrait être attribuable aux frais d'université des enfants du demandeur. Ce, malgré que le demandeur ait clairement exposé dans d'autres documents qu'il aidait ses enfants à acquitter leurs dépenses universitaires et que ce facteur contribuait à ses difficultés financières.

[21] La conclusion du rapport selon laquelle il existe un excédent mensuel de disponibilités de 2 260 $ ne paraît pas justifiée. Le demandeur est âgé de 69 ans; il a récemment subi trois accidents de voiture et il souffre de dépression grave. Malgré son piètre état de santé, il continue de travailler dans le but de réduire sa dette et de payer les intérêts exigibles. Il est irréaliste de laisser entendre que le demandeur dispose d'un excédent annuel de 27 120 $. J'estime que la portée du second rapport d'équité est trop limitée pour permettre de conclure que le demandeur dispose d'un excédent mensuel de disponibilités considérable. En conséquence, je conclus que la décision du Directeur, dans la mesure où elle approuve les conclusions du second rapport d'équité quant à l'absence de difficultés financières, est déraisonnable. Si la défenderesse a le droit de conclure que la preuve soumise par le demandeur est insuffisante, je ne suis pas pour autant convaincu qu'il est raisonnable de sa part de tirer des conclusions précises quant au revenu et dépenses et quant à l'existence de difficultés financières à partir de l'état des résultats, qui constitue un élément de preuve problématique.

[22] À mon avis, l'intérêt de la justice serait mieux servi si la situation du demandeur était réévaluée, en gardant à l'esprit que le demandeur n'est pas relevé de sa responsabilité de fournir à la défenderesse tous les renseignements requis pour établir que des circonstances indépendantes de sa volonté l'ont empêché de se conformer aux exigences prévues par la Loi. Le demandeur a aussi l'obligation de mettre à la disposition de la défenderesse tous les renseignements démontrant qu'il subit un fardeau financier excessif.

[23] Pour sa part, la défenderesse a l'obligation d'apprécier de manière raisonnable les renseignements fournis.

[24] Puisque j'ai conclu que la décision du Directeur concernant le fardeau financier était déraisonnable, il n'est pas nécessaire que j'examine si l'on a prêté l'attention requise à la maladie du demandeur, ni que je commente l'affirmation du demandeur selon laquelle le comité d'équité a omis d'appliquer les principes de l'affaire George Radwansky, qui a servi à justifier la remise d'une dette due à l'ARC.   


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que

·          la demande de contrôle judiciaire soit accueillie;

·          l'affaire soit renvoyée pour une nouvelle évaluation par un autre représentant de la défenderesse, à la lumière des présents motifs.

« Pierre Blais »

Juge

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         T-812-04

INTITULÉ :                                        JERRY G. ROSS c.

                                                            AGENCE DES DOUANES ET DU REVENU DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :                  WINNIPEG (MANITOBA)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 17 JANVIER 2006

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                        LE JUGE BLAIS

DATE DES MOTIFS :                       LE 7 MARS 2006

COMPARUTIONS :

Jerry Ross

Winnipeg (Manitoba)

POUR SON PROPRE COMPTE

Penny Piper

Ministère de la Justice

Winnipeg (Manitoba)

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jerry Ross

Winnipeg (Manitoba)

POUR SON PROPRE COMPTE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LA DÉFENDERESSE

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