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Date : 20020411

Dossier : T-58-99

Référence neutre : 2002 CFPI 420

Toronto (Ontario), le jeudi 11 avril 2002

En présence du protonotaire Roger R. Lafrenière

ENTRE :

                                                               SANDRA GREGORY

                                                                                                                                              demanderesse

                                                                              - et -

                                                            SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                                                                               défenderesse

                                            MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

Introduction


[1]                 La demanderesse prétend avoir subi une fouille déraisonnable de la part de Douanes Canada à l'aéroport international Pearson à Toronto le 28 mars 1998. De plus, elle allègue avoir été détenue et mise en état d'arrestation sans motif valable et s'être vu refuser la possibilité de communiquer avec un avocat. Par la présente action, la demanderesse sollicite une mesure de redressement pour la violation des droits que lui garantit la Charte.

[2]                 Six personnes ont été appelées à témoigner au procès : la demanderesse, Mme Sandra Gregory (Mme Gregory), son ami de coeur, M. Orrette Gray (M. Gray), le douanier qui a procédé à l'arrestation, M. Steven Lee (M. Lee), son superviseur M. Robert Hogan (M. Hogan), la douanière Dawn Tedford (Mme Tedford) et M. Frank Bardoul (M. Bardoul), un témoin expert en matière d'indices de répression du trafic des drogues.

Questions préliminaires et décisions

[3]                 Un certain nombre de questions préliminaires ont été soulevées au début du procès, qui a duré deux jours. Premièrement, la défenderesse a présenté une requête pour permission de modifier la défense en vue d'inclure un moyen de défense fondé sur la prescription aux termes de la Loi sur les douanes et de radier la demande au motif qu'elle ne révèle aucune cause d'action valable parce que l'action a été intentée après le délai de prescription. Du consentement de la demanderesse, la défenderesse a obtenu la permission de modifier la défense. La requête en radiation de la demande a été reportée pour que les avocats en traitent dans leur exposé final.


[4]                 Deuxièmement, l'avocat de la défenderesse a demandé si la demanderesse devrait être autorisée à maintenir sa prétention selon laquelle la fouille de ses bagages était illégale, compte tenu du retrait non équivoque des allégations figurant dans une ordonnance du protonotaire adjoint rendue après la conférence préalable à l'instruction. L'avocat de la défenderesse a répondu que ce retrait avait été rétracté à une seconde conférence préalable à l'instruction tenue par téléconférence, et il a affirmé que l'opportunité de la fouille des bagages demeurait une question en litige. La décision a été reportée après la clôture de la preuve.

[5]                 Troisièmement, la Cour a souligné que les parties ne s'étaient pas conformées à l'article 299 des Règles qui exige que, dans des actions simplifiées, la preuve principale soit présentée par affidavit. Les deux parties ont reconnu que la procédure simplifiée n'avait pas été suivie, mais elles ont indiqué que leurs témoins étaient tous présents et disponibles pour témoigner. Dans les circonstances, les parties se sont vu accorder la permission de présenter leur preuve principale verbalement au procès.


[6]                 Enfin, pendant le procès, la demanderesse a cherché à présenter une preuve de discrimination systématique contre les passagers de race noire de la part des douaniers à l'aéroport international Pearson. La défenderesse s'y est opposée pour des motifs de pertinence, faisant valoir que cette question n'avait pas été soulevée dans les actes de procédure et qu'admettre cette preuve lui porterait préjudice. Il ne fait aucun doute que les actes de procédure ont pour fonction de définir avec clarté et précision les questions en litige entre les parties et de donner un avis raisonnable de la cause à présenter de manière à permettre à la partie adverse d'orienter sa preuve vers les questions que les actes de procédure révèlent. Après avoir examiné ces derniers, je conclus que la question de discrimination raciale n'a pas été plaidée en bonne et due forme, ou qu'elle ne l'a pas été du tout, et que la demanderesse ne pouvait donc pas soulever cette question au procès.

Crédibilité des témoins

[7]                 Étant donné que le témoignage des principaux témoins, Mme Gregory et M. Lee, était parfois incompatible et même contradictoire, il est nécessaire de tirer une conclusion sur la crédibilité. Après avoir entendu toute la preuve, j'ai conclu que M. Lee était un témoin plus crédible. J'ai tiré cette conclusion en me fondant sur la cohérence et la rationalité du témoignage de M. Lee et en tenant compte de son comportement devant moi. J'ai jugé qu'il était un témoin franc, honnête et professionnel. Malgré un contre-interrogatoire éprouvant, le témoignage de M. Lee est demeuré inébranlable. Son témoignage a été corroboré pour l'essentiel par ses notes écrites, qui ont été rédigées en même temps que les événements, ou juste après. Ces notes se sont révélées remarquablement exactes, à l'exception toutefois d'une mention indiquant que le billet de Mme Gregory avait été acheté un jour avant le départ. En rétrospective, M. Lee a honnêtement admis que sa conclusion selon laquelle le billet d'avion de Mme Gregory avait été acheté le jour avant son départ pour la Jamaïque était inexacte. L'explication que M. Lee a fournie pour cette erreur me convainc qu'il n'avait pas l'intention de fabriquer une preuve et qu'il s'est vraiment trompé.

[8]                 Je n'ai aucun doute que Mme Gregory a été profondément bouleversée par son arrestation, mais j'ai trouvé qu'elle manquait un peu de franchise en tentant de se faire passer pour une victime. Certaines différences entre sa version des faits et celle de M. Lee pourraient s'expliquer comme de simples différences de perception. De plus, Mme Gregory pourrait fort bien avoir attribué une plus grande importance à des faits que M. Lee a considérés comme sans conséquence ou pas importants. Toutefois, en fin de compte, je ne peux faire autrement qu'avoir l'impression que le témoignage de Mme Gregory a été influencé par sa ferme conviction d'avoir été prise à partie injustement par M. Lee le soir en question. Au cours de son témoignage, elle a paru remarquablement naïve au sujet du protocole des douanes, compte tenu surtout de ses voyages antérieurs et de ses rapports avec les douanes. Par exemple, dans son témoignage, Mme Gregory a déclaré ne pas savoir qu'elle devrait payer des taxes sur certaines des six bouteilles de rhum qu'elle avait achetées en Jamaïque. J'ai donc privilégié le témoignage de M. Lee lorsqu'il différait de celui de Mme Gregory.

[9]                 Les témoignages de M. Hogan et de Mme Tedford se sont révélés peu utiles pour établir les faits essentiels. M. Hogan n'était pas présent aux moments importants où Mme Gregory a été fouillée et où ses bagages ont été inspectés. De ce fait, il ne peut que confirmer dans une mesure restreinte la chronologie des événements et certaines procédures des douanes. Quant à Mme Tedford, même en se servant de ses notes, elle n'avait que très peu de souvenirs indépendants de ce qui s'était produit. Peu de poids a donc été accordé à son témoignage.

[10]            J'ai été particulièrement impressionné par le témoignage de M. Bardoul en tant que témoin expert au sujet de l'importance des indices pour les procédures de Douanes Canada. M. Bardoul travaille comme conseiller supérieur en renseignement auprès de Douanes Canada, à la Direction de la contrebande et des services du renseignement à Ottawa, qui est chargée de la politique d'application de loi au sein de Douanes Canada et du Programme de services de renseignements du Canada, un organisme de coordination des agents du renseignement. Non seulement son témoignage concernant la validité des indices était-il logique, mais il m'a semblé évident en soi. Je me suis toutefois réservé le soin de décider en fin de compte si, en l'espèce, il y avait assez d'indices pour justifier la fouille et l'arrestation de Mme Gregory.

Contexte


[11]            Les passagers arrivant de l'étranger à l'aéroport international Pearson sont tenus de passer aux douanes. Le passager qui débarque d'un avion doit franchir la porte pour se rendre à la zone d'inspection principale, où sont postés des douaniers. Le passager fait la file à un comptoir donné en ayant à la main sa carte de déclaration dûment remplie qui fournit des renseignements sur ses déplacements, toute marchandise acquise lors de son séjour à l'étranger, ainsi que des renseignements personnels, tels que son nom et son adresse. Une fois l'inspection principale terminée, le passager se dirige soit vers le bureau d'immigration soit vers la zone de récupération des bagages. Si une inspection plus poussée est requise, comme dans le cas où des exemptions permises ont été dépassées, le passager est dirigé vers la zone secondaire. Pendant ce processus, les douaniers surveillent les « indices » .

[12]            Un indice est défini par Douanes Canada comme « toute anomalie ou incohérence dans les renseignements ou l'apparence physique qui est de nature à susciter un doute raisonnable dans l'esprit d'un inspecteur des douanes quant à la présence de contrebande » . Selon M. Bardoul, les indices servent à maximiser l'efficacité des douaniers dans le choix des personnes qui présentent un risque élevé de contrebande. Les indices peuvent être glanés par l'observation du comportement du passager, par l'interrogatoire et aussi par l'examen des documents produits ou demandés. On enseigne aux douaniers à rechercher plusieurs indices, car la présence d'un seul peut ne pas être suffisant pour déduire qu'un passager transporte de la marchandise de contrebande.


[13]            Les contrebandiers, ou les « passeurs » , travaillent souvent pour des organisations qui prennent les dispositions de voyage pour eux. Ainsi, une personne qui voyage seule avec un billet acheté par un tiers peut attirer l'attention d'un douanier. Les billets d'avion achetés à la dernière minute peuvent aussi piquer la curiosité d'un douanier car ils peuvent être interprétés comme une tentative pour contrecarrer les efforts du personnel chargé de l'application de la loi qui filtre régulièrement les billets avant les voyages vers des destinations étrangères. Les passeurs de drogue sont également connus pour arriver à la toute dernière minute dans un aéroport étranger pour éviter d'être examinés ou interrogés par les douanes ou la police avant le départ. Les bagages marqués « enregistrement tardif » déclencheront donc un signal d'alarme.

[14]            M. Bardoul a témoigné que certains pays sont reconnus par Douanes Canada comme d'importantes sources de drogue, et ce, d'après des statistiques reflétant les saisies antérieures. Vu les ressources limitées qui sont disponibles durant n'importe quel quart de travail, les douaniers sont tenus d'identifier les vols représentant les risques les plus élevés et de se concentrer sur ceux-ci en s'acquittant de leur mandat de saisie. Selon des statistiques ministérielles, la Jamaïque, comptant pour presque 20 % de la valeur marchande globale de toutes les drogues saisies, a été classée au premier rang des saisies parmi une liste de 96 pays. Les vols en provenance de la Jamaïque sont donc systématiquement considérés comme des vols à risque élevé.

Les faits

[15]            Mme Gregory est une citoyenne canadienne résidant à Toronto. Elle a deux enfants et travaille pour Postes Canada. Le 9 mars 1998, Mme Gregory est partie en avion pour la Jamaïque dans le but d'assister aux funérailles d'une tante. Son ami de coeur, M. Gray lui avait acheté son billet une semaine plus tôt le 2 mars 1998, mais il ne l'a pas accompagnée pour le voyage. Mme Gregory est demeurée en Jamaïque pendant environ trois semaines, puis est rentrée au Canada le 25 mars 1998.


[16]            Avant son départ de la Jamaïque, Mme Gregory a acheté trois bouteilles de rhum blanc et trois bouteilles de crème de rhum à la boutique hors taxes de l'aéroport. Elle a mis trois bouteilles de rhum blanc et une bouteille de crème de rhum dans une boîte fournie par la boutique et a fixé le reçu de la boutique à l'extérieur de la boîte. Les deux autres bouteilles ont été enveloppées dans du papier brun puis mises dans son bagage à main. Juste avant de monter à bord, un douanier jamaïcain lui a demandé d'enregistrer son sac à main parce qu'il était trop lourd pour être transporté à bord. Après avoir enregistré son sac, Mme Gregory s'est vu remettre un reçu d'acceptation tardive.

[17]            À son arrivée à l'aéroport international Pearson vers 22 h, Mme Gregory a fait la file avec d'autres passagers pour passer à Douanes Canada. Lors de l'inspection principale, elle a parlé avec un douanier, qui l'a interrogée au sujet du but de son voyage et des marchandises déclarées. Mme Gregory a montré son billet d'avion et son formulaire de déclaration énumérant les bouteilles et leur valeur. Après que Mme Gregory ait répondu aux questions du douanier, on lui a fait signe de passer.


[18]            Au moment où Mme Gregory quittait la zone d'inspection principale vers 23 h 05, un autre douanier, plus tard identifié comme M. Lee, l'a abordée. Même si les fonctions de M. Lee concernent généralement la vérification ou le traitement des passagers arrivant des États-Unis et d'outre-mer qui voyagent par avion, ce soir-là, il travaillait dans une équipe appelée l'équipe d'intervention mobile, et parcourait donc le secteur situé entre la zone principale et la consigne des bagages.

[19]            Dans le cadre de ses fonctions de patrouille, M. Lee a choisi au hasard Mme Gregory pour l'interroger. Il lui a posé des questions au sujet de son voyage en Jamaïque, y compris le temps durant lequel elle avait été absente du pays, qui lui avait acheté son billet et combien de bagages elle avait avec elle. Malgré l'affirmation de M. Lee selon laquelle Mme Gregory n'avait déclaré que cinq bouteilles sur sa carte de déclaration, je n'ai pas tenu compte de l'allégation de déclaration insuffisante formulée contre Mme Gregory car celle-ci ne lui avait pas été présentée comme un fait en litige au cours de son contre-interrogatoire.

[20]            En interrogeant Mme Gregory, M. Lee a remarqué que sa carte de déclaration avait déjà été codée pour un renvoi obligatoire à l'inspection secondaire pour excédent d'alcool. M. Lee a inscrit son indicatif d'appel sur la déclaration pour indiquer au douanier de la zone secondaire que c'était lui qui avait parlé avec Mme Gregory et qu'il lui parlerait de nouveau dans la zone secondaire.


[21]            Après avoir ramassé ses bagages, Mme Gregory est arrivée à la zone d'inspection secondaire vers 23 h 20. Elle a été dirigée vers un bureau libre où, à sa grande surprise, elle a rencontré de nouveau M. Lee. Ce dernier lui a posé d'autres questions et lui a demandé de produire ses documents de voyage et de lui remettre son sac à main. Il a ensuite inspecté ses bagages, d'abord en vidant le contenu entier du sac à main sur le bureau, y compris quelques serviettes sanitaires, au grand embarras de Mme Gregory.

[22]            M. Lee a poursuivi son inspection en passant au sac marin, contenant les bouteilles de crème de rhum, qui avait été enregistré tardivement. Dans son témoignage, Mme Gregory a déclaré que son sac à main ne renfermait que deux bouteilles. Toutefois, M. Lee se souvient avoir trouvé trois bouteilles d'alcool. Dans son témoignage, M. Lee a aussi déclaré que la marque de liqueur de la bouteille qui avait attiré son attention était Wray & Nephew, Meadows. Ce point a été contesté par Mme Gregory, qui a souligné à juste titre que la marque Wray & Nephew est du rhum et non de la crème de rhum. À mon avis, le nombre ou la marque des bouteilles ne revêt pas beaucoup d'importance. Il ne fait pas de doute que M. Lee a fini par porter son attention sur une bouteille de crème de rhum en particulier qui portait une étiquette différente des autres. Je suis convaincu que l'erreur de nom n'est rien d'autre qu'une erreur commise par inadvertance, surtout que Wray & Nephew est le fabricant de la crème de rhum Meadows, selon M. Lee.

[23]            Même si la preuve n'est pas claire quant à la chronologie des événements, à un certain moment M. Lee et trois autres douaniers ont commencé à se passer les bouteilles de rhum et à les examiner attentivement. À travers le verre opaque du goulot, M. Lee a remarqué qu'il semblait y avoir une séparation dans le liquide ou un corps étranger à l'intérieur de la bouteille. Ce que M. Lee a vu lui semblait familier étant donné qu'il avait déjà saisi de la cocaïne liquide cachée dans des bouteilles de rhum.


[24]            Dans son témoignage, M. Lee a déclaré avoir ouvert la bouteille et vu du liquide clair, qu'il croyait être de la cocaïne liquide. Mme Gregory a maintenu que la bouteille n'a été ouverte qu'après qu'elle ait été menottée. Je préfère le témoignage de M. Lee et je conclus que la bouteille a été ouverte avant que ce dernier n'arrête Mme Gregory. La logique veut que M. Lee ait examiné la bouteille suspecte plus attentivement, au-delà d'un examen superficiel à travers le verre opaque, avant de prendre quelque autre mesure.

[25]            En tenant compte du fait que Mme Gregory arrivait d'un pays qui est une source de drogue, que son sac avait été enregistré tardivement, que son vol était un vol à risque élevé, qu'elle voyageait seule et qu'elle semblait transporter de la drogue en contrebande, M. Lee a conclu qu'il y avait des motifs raisonnables de l'arrêter. Ainsi qu'il est mentionné dans les présents motifs, M. Lee a supposé à tort que le billet d'avion avait été acheté la veille du départ de Mme Gregory pour la Jamaïque. M. Lee n'est pas certain de la façon dont il a tiré cette conclusion mais il a supposé qu'étant donné qu'elle figure dans ses notes, il doit avoir obtenu ces renseignements de Mme Gregory. Il a admis que le billet d'avion produit à l'audience indique que l'achat a été effectué une semaine avant la date du départ et qu'il se peut qu'il ne l'ait pas examiné le soir en question.


[26]            Vers 23 h 26, M. Lee a décidé que pour procéder à l'arrestation, il utiliserait des menottes, se protégeant ainsi contre des blessures, et protégeant aussi Mme Gregory ou toute autre personne présente dans cette zone et éliminant tout risque de fuite. Il a demandé à Mme Gregory de se mettre les mains derrière le dos. Désorientée, elle a obéi à la demande et a lentement baissé ses mains. M. Lee l'a ensuite menottée. Mme Gregory a réagi avec étonnement, puis crié [Traduction] « Mais que faites-vous? Êtes-vous fou? » M. Lee a informé Mme Gregory qu'elle était en état d'arrestation pour avoir tenté d'introduire une substance illégale au Canada. Il lui a aussi dit qu'elle avait le droit de garder le silence et le « droit à un avocat » . Comme le relate Mme Gregory, elle a eu l'échange suivant avec M. Lee :

[Traduction] « Pourquoi suis-je en état d'arrestation? Pourquoi suis-je en état d'arrestation? » Il a dit : « Vous avez des stupéfiants » . J'ai dit : « êtes-vous en train de dire ... » J'ai dit : « qu'est-ce que c'est que des stupéfiants? » Il a dit : « de la drogue » . J'ai dit : « êtes-vous en train de dire que j'ai de la drogue sur moi? » . Il a dit « Oui » . J'ai dit « Où est la drogue? » , et c'est à ce moment que le douanier a pris la bouteille de crème de rhum comme ça et qu'il l'a fait pencher vers l'avant et il a dit « Vous voyez ces morceaux dans la bouteille? » J'ai dit : « Non, je ne vois aucun morceau » , parce que, à ce moment, tout ce que je voyais c'était des bulles d'air.


[27]            Dans son témoignage, Mme Gregory a déclaré qu'elle ne pouvait rien voir dans la bouteille parce que le verre était brun et opaque. Elle prétend avoir insisté à maintes reprises pour que M. Lee vérifie le reçu sur la bouteille pour confirmer qu'elle avait bel et bien acheté les bouteilles à la boutique hors taxes en Jamaïque, mais que M. Lee avait refusé de le faire. M. Lee ne se souvient pas de cela. Je suis convaincu que Mme Gregory a bel et bien demandé à maintes reprises à M. Lee de vérifier la facture sur la boîte et que sa demande a été ignorée. Toutefois, cette conclusion ne devrait pas être interprétée comme une critique des gestes de M. Lee étant donné qu'il avait parfaitement le droit de mener son examen comme bon lui semblait. Le scepticisme est une caractéristique importante des douaniers, comme le reflète la réponse de M. Lee à une question de l'avocat de Mme Gregory : « Si je croyais tout ce que l'on me dit, je crois que je n'attraperai jamais un seul contrebandier. »

[28]            M. Lee était manifestement préoccupé par son inspection de la bouteille douteuse et ne semble pas avoir été ému par Mme Gregory, qui protestait de son innocence. En tout état de cause, le reçu n'aurait pas établi définitivement la provenance de la bouteille en cause, mais simplement que Mme Gregory avait acheté une bouteille de même marque à la boutique hors taxes.

[29]            M. Lee a tiré une chaise et a dit à Mme Gregory de s'asseoir et de rester tranquille pendant qu'il poursuivait son examen. Dans son témoignage, Mme Gregory a déclaré avoir dit à M. Lee que les menottes étaient trop serrées et qu'elles lui blessaient les poignets, mais que ses plaintes avaient été ignorées. De plus, elle dit que lorsqu'elle avait demandé la permission de se lever pour soulager la douleur, M. Lee avait continué à faire la sourde oreille. M. Lee ne se souvient pas d'avoir été informé que les menottes étaient trop serrées ou douloureuses. Dans son témoignage, il a déclaré s'être assuré que les menottes étaient verrouillées à double tour pour les empêcher de se resserrer. De plus, selon M. Lee, Mme Gregory n'a pas été menottée plus de huit minutes.


[30]            Après avoir arrêté Mme Gregory, M. Lee a informé M. Hogan, son superviseur, de ce qui s'était passé. Mme Tedford, une douanière, a été envoyée pour l'aider. Comme Mme Gregory était manifestement troublée, M. Lee a décidé de l'emmener de la zone secondaire à une pièce plus isolée afin de poursuivre la fouille. Mme Gregory s'est dit inquiète de laisser ses effets personnels éparpillés sur tout le bureau, mais s'est fait répondre une fois de plus de rester tranquille.

[31]            Dans son témoignage, M. Lee a déclaré qu'une fois qu'ils sont entrés dans la salle de fouille, il a immédiatement enlevé les menottes. Il a expliqué qu'il avait décidé de les enlever parce qu'il se trouvait dans un milieu plus contrôlé et qu'il n'y avait pas de risque de fuite. Mme Gregory soutient que les menottes ne lui ont été enlevées qu'à la fin de la fouille. Encore une fois, je préfère le témoignage de M. Lee, qui est conforme à la chronologie des faits qu'il a donnée et qui n'a pas été sérieusement mise en doute par Mme Gregory.

[32]            Vers 23 h 35, M. Lee a examiné le contenu de la bouteille suspecte en le versant dans un sac en plastique. Aucun corps étranger n'y a été découvert. Un test a alors été effectué au moyen du nécessaire d'identification des stupéfiants, et les résultats se sont révélés négatifs. M. Lee s'est excusé des inconvénients et a informé Mme Gregory qu'elle était libre de partir. Constatant que Mme Gregory était angoissée, M. Lee s'est informé pour savoir si quelqu'un devait la rencontrer à l'aéroport. Mme Gregory a répondu que son ami de coeur l'attendait. M. Lee a remis à Mme Gregory sa carte et elle a revérifié son nom et son numéro d'insigne. Lorsque M. Lee lui a demandé si elle voulait la crème de rhum qui se trouvait dans le sac en plastique, Mme Gregory l'a refusée en disant : [Traduction] « Que voulez-vous que j'en fasse maintenant? »

[33]            De toute évidence, Mme Gregory a été secouée par cette expérience. Dans son témoignage, elle a déclaré qu'elle [Traduction] « avait les nerfs détraqués » et elle a demandé la permision de rester quelques minutes pour reprendre son calme. Après dix minutes environ, M. Lee l'a menée à la sortie et s'est assuré que quelqu'un l'attendait. Mme Gregory a quitté la salle des Douanes à 23 h 55.

[34]            Mme Gregory a rencontré M. Gray et celui-ci a immédiatement remarqué qu'elle pleurait et était très troublée. Il a tenté de savoir ce qui s'était passé et a fini par le savoir après avoir réussi à la calmer. Dans son témoignage, M. Gray a déclaré qu'après être retournée à la maison, Mme Gregory a continué à trembler et à pleurer. Dans son lit, elle n'a pas arrêté de se tourner et de se retourner et a eu de la difficulté à dormir. Le choc de l'arrestation avait traumatisé Mme Gregory et, au cours des jours suivants, elle en a parlé obsessivement.


[35]            En contre-interrogatoire, on a cité à M. Lee le manuel de l'exécution des Douanes et le manuel des procédures normales d'exploitation des Douanes qui donnent des directives au sujet de la politique ministérielle concernant les exigences relatives aux menottes et aux déclarations. Le manuel d'application prévoit que l'on peut utiliser les menottes lorsqu'il est nécessaire de contrôler une personne arrêtée qui est violente, qui est connue pour être violente, qui tente de s'enfuir ou qui risque de s'enfuir, ou lorsqu'il est nécessaire de contenir et de contrôler plusieurs personnes en même temps. M. Lee a reconnu qu'aucune de ces conditions n'existait lorsqu'il a décidé d'utiliser les menottes. Dans son témoignage, il a déclaré qu'il était d'usage de menotter une personne arrêtée pour une infraction criminelle grave.

Analyse

[36]            Quatre questions doivent être examinées. Premièrement, Mme Gregory a t-elle subi une fouille déraisonnable? Deuxièmement, y a-t-il eu violation du droit de Mme Gregory à retenir les services d'un avocat sans retard et à être informée de ce droit? Troisièmement, Mme Gregory a-t-elle été détenue et arrêtée sans motif valable? Quatrièmement, l'utilisation des menottes était-elle justifiée? J'aborderai chacune de ces questions séparément.   

[37]            Premièrement, pour ce qui est de la fouille des bagages, aucun élément de preuve n'appuie la prétention de Mme Gregory selon laquelle elle a été prise à partie. Les passagers des lignes aériennes consentent implicitement à être interrogés et fouillés lorsqu'ils passent aux douanes. M. Lee s'acquittait simplement de ses fonctions lorsqu'il a choisi au hasard Mme Gregory parmi les passagers qui arrivaient. Même s'il a commis une erreur à l'égard d'un indice, l'examen par M. Lee de Mme Gregory et l'inspection de ses bagages étaient amplement justifiés par la présence d'autres indices importants. D'un point de vue objectif, Mme Gregory correspondait, malgré elle, au profil d'un trafiquant de drogue.

[38]            Deuxièmement, la preuve établit clairement que le droit à un avocat n'a pas été refusé. Mme Gregory reconnaît qu'on lui a dit qu'elle avait le droit de garder le silence et de faire appel à un avocat. Je suis convaincu que Mme Gregory a été avertie en bonne et due forme de ses droits, qu'elle a compris ses droits et qu'elle a refusé de les exercer.

[39]            Troisièmement, Mme Gregory n'a pas établi que son arrestation et sa détention étaient injustifiées. La Charte des droits et libertés garantit à toute personne au Canada, le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité et il ne peut être porté atteinte à ce droit « qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale » . La privation des libertés doit être totalement justifiée.   

[40]            Un agent de la paix qui procède à une arrestation ne peut le faire que pour des motifs raisonnables ou lorsqu'il soupçonne qu'une infraction a été commise. L'agent de la paix doit croire honnêtement qu'il existe une possibilité sérieuse, fondée sur une preuve crédible, qu'une infraction criminelle a été commise. Un simple soupçon ne constitue pas des motifs raisonnables. D'après la preuve qui m'a été présentée, je suis convaincu que M. Lee avait des motifs raisonnables de soupçonner que Mme Gregory faisait la contrebande de cocaïne. La gravité de l'infraction criminelle soupçonnée, jointe à d'autres indices, suffisait, à mon avis, pour justifier l'arrestation.    


[41]            Quatrièmement, en plus des motifs raisonnables et probables qui justifient l'arrestation, un agent de la paix doit établir que des motifs raisonnables et probables justifient la prise de mesures de contention. Dans son témoignage, M. Lee a déclaré qu'il tentait d'éliminer toute possibilité que Mme Gregory s'enfuie, ou que quelqu'un se blesse. Malgré mes réserves, je conclus, d'après la preuve qui m'a été présentée, que M. Lee a conclu raisonnablement que les menottes étaient nécessaires. Les intérêts des agents de l'application de la loi à l'égard de leur sécurité personnelle, ainsi que de celle de la personne détenue et du public doivent être pris en considération. Qui plus est, la possibilité de fuite est difficile à évaluer, et je ne suis pas disposé à prêter des intentions à M. Lee dans les circonstances.

[42]            Ma décision ne devrait pas être interprétée comme une acceptation d'une politique générale consistant à menotter les personnes arrêtées. Le public s'attend à ce que les agents d'application de la loi fixent des normes élevées de véracité et d'honneur, tout en faisant preuve d'un attachement au devoir. Le public s'attend aussi à ce que les agents d'application de la loi soient responsables et comptables dans le cadre de l'exercice des pouvoirs que leur confère la loi. Il ne convient pas de menotter systématiquement toutes les personnes arrêtées sans tenir compte de la gravité de l'infraction, d'une crainte raisonnable de violence, d'un risque de fuite ou de l'état de la personne arrêtée.


[43]            Vu ce qui précède, il ne m'est pas nécessaire de trancher la requête en radiation de l'action présentée par la défenderesse. La défenderesse soutient qu'aucune cause d'action valable n'a été révélée parce que l'action a été engagée après le délai de prescription de 90 jours prévu à l'article 106 de la Loi sur les douanes. Cependant, si j'avais à trancher la question, j'aurais conclu que l'action est prescrite en raison du délai de prescription qui s'applique aussi bien aux gestes des douaniers qu'au ministère public qui se défend contre les allégations fondées sur la responsabilité du fait d'autrui.

[44]            Pour tous ces motifs, l'action de la demanderesse est rejetée. Si elles ne s'entendent pas sur les dépens, les parties peuvent s'adresser à moi en soumettant des observations écrites, d'une longueur de moins de trois pages, au cours des dix prochains jours.

                                              JUGEMENT

IL EST JUGÉ QUE :

1.                    L'action est rejetée.

                                                                              « Roger R. Lafrenière »     

                                                                                                Protonotaire             

Toronto (Ontario)

Le 11 avril 2002

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL. L.


                          COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                            T-584-01

INTITULÉ :                                           SANDRA GREGORY

                                                                                              demanderesse

- et -

SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                               défenderesse

DATE DE L'AUDIENCE :                 LE MARDI 6 MARS 2001

LIEU DE L'AUDIENCE :                   TORONTO (ONTARIO)

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT PAR LE PROTONOTAIRE LAFRENIÈRE

DATE :                                                   LE JEUDI 11 AVRIL 2002

COMPARUTIONS :

Kanji Wignarajah

Delné Cluady                                                                      Pour la demanderesse

Chris Park

Lesley King                                                                        Pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Roach, Schwartz & Associates

Avocats

688, St. Clair Avenue West

Toronto (Ontario)

M6C 1B1                                                                          Pour la demanderesse

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada                                  Pour la défenderesse


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                      Date : 20020411

                    Dossier : T-58-99

ENTRE :

SANDRA GREGORY

                                      demanderesse

- et -

SA MAJESTÉ LA REINE

                                       défenderesse

                                                                                         

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

                                                                                         

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