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Date : 20060203

Dossier : IMM-1612-05

Référence : 2006 CF 123

Ottawa (Ontario), le 3 février 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BEAUDRY

ENTRE :

ALMA BAJRAKTAREVIC

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire, conformément à l'article 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), visant une décision rendue par Nathalie Smolynec, gestionnaire du programme d'immigration à l'ambassade du Canada à Vienne, en Autriche, qui rejette la demande de résidence permanente déposée par la demanderesse et fondée sur des circonstances d'ordre humanitaire, conformément au paragraphe 25(1) de la Loi.

CONTEXTE

[2]                La demanderesse, Alma Bajrakterevic, est une citoyenne de la Bosnie-Herzégovine. Elle est née le 23 septembre 1967 à Brcko. Elle réside aujourd'hui à Samac, avec ses parents, son conjoint de fait Ilko Markovic et leurs fils jumeaux, Mario et Dario, nés le 11 août 1996.

[3]                La demanderesse est une musulmane de Bosnie, un groupe qui a été traité durement et qui a été victime d'épuration ethnique par les forces serbes entre 1992 et 1995. Elle a été détenue dans un camp de prisonniers d'avril à novembre 1992.

[4]                Le conjoint de fait de la demanderesse est un Croate catholique de Bosnie et ils vivent ensemble depuis 1995 dans une région de Bosnie-Herzégovine peuplée majoritairement de Serbes bosniaques. Elle prétend qu'ils se trouvent tous deux dans l'impossibilité de trouver du travail et de survivre financièrement en raison des tensions ethniques et religieuses présentes dans la région et qu'ils ne peuvent se permettre de déménager en Croatie où le coût de la vie est extrêmement élevé.

[5]                La soeur de la demanderesse, Mirzeta Ibralic, est citoyenne canadienne et habite Toronto avec son mari et ses trois enfants. Elle a parrainé la demande de la demanderesse, avec l'aide de l'Église unie Saint-James-Bond.   

[6]                La demanderesse a demandé la résidence permanente en 1999 en s'appuyant sur le Règlement sur les catégories d'immigrants précisées pour des motifs d'ordre humanitaire, DORS/97-183, sous le régime de l'ancienne Loi sur l'immigration, L.R.C. 1985, ch. I-2, quand le Canada offrait un programme temporaire permettant aux personnes affectées par le conflit civil en Bosnie et en Croatie de se réétablir. Cependant, sa demande a été rejetée quand la Bosnie-Herzégovine et la Croatie ont été retirées de la liste des pays sources en 2001. Une autre demande déposée en tant que réfugié au sens de la Convention cherchant à se réétablir a été rejetée en 2001 parce que la demanderesse ne répondait pas à la définition de « réfugié au sens de la Convention » énoncée au paragraphe 2(1) de la Loi sur l'immigration.

[7]                La demanderesse a déposé le 31 août 2004 une demande de résidence permanente s'appuyant sur le paragraphe 25(1) de la Loi et sa demande a de nouveau été parrainée par sa soeur et par l'Église unie Saint-James-Bond. Le 15 février 2005, elle et son conjoint de fait ont passé une entrevue à Sarajevo, menée par William Hawke, l'agent des visas travaillant pour l'ambassade du Canada à Vienne, en Autriche.   

[8]                La demanderesse a par la suite reçu une lettre datée du 18 février 2005 de Nathalie Smolynec (l'agente), la gestionnaire du programme d'immigration travaillant à l'ambassade du Canada à Vienne, dans laquelle celle-ci annonçait que la demande était rejetée.

DÉCISION FAISANT L'OBJET DU CONTRÔLE

[9]                La décision de l'agente est rédigée comme suit :

[traduction]

Madame,

J'ai terminé l'examen de votre demande pour circonstances d'ordre humanitaire fondée sur le paragraphe 25(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (la Loi).

Après avoir examiné tous les arguments à l'appui de votre demande, après avoir pris en compte les conditions dans lesquelles vous et les personnes à votre charge vivez et après avoir pris en compte les conditions se rencontrant généralement en Bosnie-Herzégovine et à Bosanski Samac, j'ai conclu qu'il n'existe pas de circonstances d'ordre humanitaire justifiant de vous octroyer la résidence permanente ou de lever tout ou partie des critères et obligations applicables de la Loi.

En conséquence, votre demande de résidence permanente au Canada est rejetée.

[10]            Les notes inscrites dans le Système de traitement informatisé des dossiers d'immigration (STIDI) apparaissant au dossier de la demanderesse comportent l'entrée suivante :

[traduction]

APRÈS EXAMEN DE TOUS LES ARGUMENTS DU PRÉSENT DOSSIER (ET DES PRÉCÉDENTS), Y COMPRIS LES SOUFFRANCES DE L'INTÉRESSÉ PENDANT LA GUERRE, LA FAMILLE AU CAN., LES CONDITIONS POUR LES ÉMIGRÉS RENTRÉS AU PAYS ET POUR LEURS ENFANTS DANS CETTE RÉGION DE LA BOSNIE, AINSI QUE LES CONDITIONS GÉNÉRALES EN BOSNIE ET LES CIRCONSTANCES DE CETTE FAMILLE EN COMPARAISON AVEC CELLES D'AUTRES FAMILLES EN BOSNIE, JE NE SUIS PAS CONVAINCUE DE L'EXISTENCE DE CIRCONSTANCES D'ORDRE HUMANITAIRE QUI JUSTIFIERAIENT DE LEVER LES CRITÈRES HABITUELS D'IMMIGRATION.

QUESTION

[11]            L'agente a-t-elle commis une erreur de droit susceptible de contrôle judiciaire en jugeant que les circonstances d'ordre humanitaire n'étaient pas suffisantes pour faire droit à la demande de la demanderesse?

[12]            Pour les motifs suivants, la demande est accueillie.

ANALYSE

[13]            Le paragraphe 25(1) de la Loi est rédigé comme suit :

25. (1) Le ministre doit, sur demande d'un étranger interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, de sa propre initiative, étudier le cas de cet étranger et peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s'il estime que des circonstances d'ordre humanitaire relatives à l'étranger -- compte tenu de l'intérêt supérieur de l'enfant directement touché -- ou l'intérêt public le justifient.

25. (1) The Minister shall, upon request of a foreign national who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act, and may, on the Minister's own initiative, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligation of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to them, taking into account the best interests of a child directly affected, or by public policy considerations.

[14]            À la suite de l'arrêt de la Cour suprême du Canada dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, la jurisprudence de la Cour au sujet de la norme de contrôle s'appliquant aux décisions sur les demandes fondées sur le paragraphe 25(1) de la Loi a établi que la norme applicable est la décision raisonnable simpliciter. Dans Agot c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CFPI 436, la juge Layden-Stevenson a écrit :

Il est utile de rappeler certains des principes établis qui régissent les demandes fondées sur des raisons d'ordre humanitaire. La décision du représentant du ministre en ce qui concerne une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire est une décision discrétionnaire : Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817 (l'arrêt Baker). La norme de contrôle judiciaire applicable à ces décisions est celle de la décision raisonnable simpliciter (arrêt Baker). Dans le cas d'une demande de dispense fondée sur des raisons d'ordre humanitaire, le fardeau de la preuve incombe au demandeur (Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CFPI 94, [2003] A.C.F. no 139, le juge Gibson, citant les jugements Prasad c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1996), 34 Imm.L.R. (2d) 91 (C.F. 1re inst.) et Patel c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1997), 36 Imm.L.R. (2d) 175 (C.F. 1re inst.)). La pondération des facteurs pertinents ne ressortit pas au tribunal appelé à contrôler l'exercice du pouvoir discrétionnaire ministériel (Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3 (Suresh); Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 4 C.F. 358 (C.A.) (Legault)). Les lignes directrices ministérielles n'ont pas force de loi et ne lient pas le ministre et ses représentants, mais elles sont accessibles au public et la Cour suprême les a qualifiées de très utiles à la Cour (Legault). Les décisions relatives à des raisons d'ordre humanitaire doivent être motivées (Baker). Il serait excessif d'exiger des agents de révision, en tant qu'agents administratifs, qu'ils motivent leurs décisions avec autant de détails que ceux que l'on attend d'un tribunal administratif qui rend ses décisions à la suite d'audiences en règle (Ozdemir c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), (2001), 282 N.R. 394 (C.A.F.)).   

[15]            Dans la présente affaire, la demanderesse prétend que l'agente a commis une erreur susceptible de contrôle en ne présentant pas d'analyse ou d'examen des arguments avancés par la demanderesse à l'appui de sa demande, donc en fournissant des motifs inadéquats et insuffisants.

[16]            La demanderesse soutient également que les mauvaises conditions de vie et les circonstances d'autres personnes vivant dans la même région qu'elle ne constituent pas des critères pertinents et que l'agente a commis une erreur susceptible de contrôle en fondant sa décision sur ces facteurs non pertinents.

[17]            Le défendeur affirme que la demanderesse ne s'est pas acquittée du fardeau d'établir l'existence de circonstances d'ordre humanitaire justifiant de lever les exigences prévues par la loi canadienne en matière d'immigration, que les motifs de l'agente étaient adéquats et qu'elle n'a pas commis d'erreur susceptible de contrôle en évaluant puis en rejetant la demande de la demanderesse.

[18]            Malgré les arguments éloquents de l'avocate du défendeur affirmant le contraire, je conclus que les motifs de l'agente étaient clairement insuffisants et que le simple fait d'énoncer de nouveau les facteurs pris en compte et d'y ajouter une conclusion ne peut être considéré comme un examen et une analyse adéquats de la demande.   

[19]            Dans Adu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 565, la juge MacTavish a écrit ce qui suit au paragraphe 14 :

À mon avis, ces « motifs » n'en sont pas du tout. Il s'agit plutôt essentiellement d'un résumé des faits et de l'énoncé d'une conclusion, sans aucune analyse étayant celle-ci. L'agente a simplement examiné les facteurs favorables pour lesquels la demande pourrait être accueillie, concluant que, à son avis, ces facteurs n'étaient pas suffisants pour justifier l'octroi d'une dispense. Elle n'a cependant pas expliqué pour quelles raisons. Or, cela n'est pas suffisant puisque les demandeurs se trouvent ainsi dans une position peu enviable où ils ignorent pourquoi leur demande a été rejetée.

[20]            Le juge Russell en est venu à une conclusion semblable dans Jasim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 1017, où il a conclu que le fait pour l'agente d'énoncer brièvement de nouveau les facteurs pris en compte et d'y ajouter une conclusion ne constituent pas une analyse suffisante, et que l'agente a commis une erreur susceptible de contrôle en omettant de fournir les motifs pour lesquels elle a rejeté la demande du demandeur.

[21]            La demanderesse a fourni un dossier très complet à l'appui de sa demande et elle avait le droit de recevoir des motifs adéquats justifiant le refus de sa demande de résidence permanente fondée sur des circonstances d'ordre humanitaire. Dans la présente affaire, la lettre de l'agente datée du 18 février 2005 et les notes du STIDI ne peuvent être considérées comme des motifs suffisants et adéquats.

[22]            Les parties ont choisi de ne pas soumettre de question à certifier et aucune n'est soulevée.

ORDONNANCE

            LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie. La décision de l'agente est annulée et la demande de la demanderesse est renvoyée à un agent des visas différent pour qu'il rende une nouvelle décision. Aucune question n'est certifiée.

« Michel Beaudry »

Juge

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                                 IMM-1612-05

INTITULÉ :                                                                ALMA BAJRAKTAREVIC

                                                                                    c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                                          TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                        LE 31 JANVIER 2006

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :                           LE JUGE BEAUDRY

DATE DES MOTIFS :                                               LE 3 FÉVRIER 2006

COMPARUTIONS :

Paul VanderVennen                                                       POUR LA DEMANDERESSE

Marina Stefanovic                                                          POUR LE DÉFENDEUR

                                                                                               

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

VanderVennen Lehrer                                                   POUR LA DEMANDERESSE

Toronto (Ontario)                                                                     

John H. Sims, c.r.                                                          POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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