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Date : 20010514

Dossier : IMM-2364-00

Référence neutre : 2001 CFPI 476

ENTRE :

                    JOHN UZOELUE CHUKWURAH

                                                                            demandeur

ET :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉET DE L'IMMIGRATION

                                                                             défendeur

                      MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE ROULEAU

[1]    Il s'agit d'une demande pour faire annuler la décision du 7 avril 2000 rendue par la Section du statut de réfugié (la SSR), par laquelle celle-ci a statué que le demandeur n'était pas un réfugié au sens de la Convention.


[2]    Citoyen nigérian, M. Chukwurah revendique le statut de réfugié au sens de la Convention en raison de ses opinions politiques, craignant d'être persécuté et notamment de subir un préjudice physique aux mains des agents du gouvernement nigérian. Sa revendication a fait l'objet d'une audition devant la SSR le 16 février 2000.

[3]    Par une décision datée du 7 avril 2000, le tribunal a statué que M. Chukwurah n'était pas un réfugié au sens de la Convention. La SSR a conclu que la situation du Nigéria avait changé de façon telle que le demandeur ne disposait d'aucun fondement objectif au soutien de sa revendication. Les membres de la formation se sont appuyés sur les facteurs suivants pour étayer leur conclusion : la libération de prisonniers politiques, le rapatriement des personnes exilées, la tenue d'élections démocratiques en 1998 et en 1999, la transition d'un régime militaire à un gouvernement civil, l'élection du Nigéria au Comité des droits de l'homme des Nations Unies et la levée des sanctions imposées par l'Union européenne.

[4]    La SSR a ensuite examiné la question de savoir si le demandeur était visé par l'exception contenue au paragraphe 2(3) de la Loi sur l'immigration, dans la mesure où le demandeur avait fait l'objet d'actes épouvantables de persécution, de telle sorte que son expérience constituait à elle seule une raison suffisamment impérieuse pour qu'on n'ordonne pas son retour au Nigéria. Après avoir passé en revue les rapports médical et psychologique du demandeur, le tribunal a conclu qu'il n'y avait pas lieu d'appliquer la disposition d'exemption dans le cas de M. Chukwurah, exposant ainsi ses motifs :


Après avoir examiné la déposition du revendicateur et les documents rangés sous la pièce C-4 et suivant la prépondérance des probabilités, nous reconnaissons que le revendicateur a fait l'objet de mauvais traitements au moment de son arrestation en juillet 1997 et au cours de sa détention, qui a duré trente-cinq jours. Une lettre de médecin révèle que :

[TRADUCTION] « Il (le revendicateur) a été battu et torturé à plusieurs reprises avant de parvenir à s'échapper en 1997. Il a subi de nombreuses blessures et il a des cicatrices sur tout le corps. La plupart de ces cicatrices se trouvent à la poitrine, au dos et sur les épaules, mais les plus vilaines sont situées sur les genoux et sur la partie inférieure des jambes, la gauche surtout. Les deux genoux sont dans un terrible état : les cicatrices correspondent à celles qu'aurait quelqu'un qui a dû se mettre à genoux et ramper sur du gravier acéré. On trouve également des cicatrices sur la partie inférieure des deux jambes : elles correspondent à celles qu'aurait quelqu'un qui aurait été frappé à coups de bottes. »

Le rapport médical concorde avec le témoignage du revendicateur selon lequel, au cours de sa détention, des gardes l'ont interrogé à l'extérieur de la prison, l'ont forcé à se mettre à genoux sur du gravier et l'ont frappé de leurs bottes. La preuve documentaire corrobore le témoignage du revendicateur quant au caractère épouvantable des conditions de détention. Et les allégations de mauvais traitements du revendicateur, y compris celles que l'on trouve ci-dessus de même que les graves sévices que des officiers des services de sécurité lui ont infligés, ainsi qu'à son père, et le fait que ses gardiens l'aient fouetté, ne sont pas exagérées, si l'on en croit la preuve documentaire, qui fait état de violations brutales des droits de la personne par les forces de sécurité nigérianes. D'après ce qui précède et suivant la prépondérance des probabilités, nous reconnaissons, comme le soutient le revendicateur, que son père est décédé deux semaines après sa mise en liberté et que les mauvais traitements qu'il a subis au moment de son arrestation et pendant les trente-cinq jours qu'a duré son incarcération ont contribué à son décès.

Bien qu'il faille déplorer les mauvais traitements infligés au revendicateur, d'après la preuve documentaire, la situation n'était malheureusement pas inhabituelle pour les gens qui, à l'époque, s'étaient mis à dos les forces de sécurité nigérianes.

Suivant la procédure utilisée dans l'affaire Arguello-Garcia, nous avons tenu compte de la vulnérabilité psychologique particulière du revendicateur. Bien qu'il soit au courant des changements survenus au Nigeria, le revendicateur craint à ce point le retour à la situation antérieure que, selon ses dires, le fait de le renvoyer au pays équivaudrait à le condamner à mort : si les autorités ne l'exécutent pas, il va se suicider. D'après le rapport de la psychologue examinatrice, nous reconnaissons que le revendicateur continue de montrer des séquelles psychologiques des mauvais traitements qu'il a subis, dont une anxiété post-traumatique et des symptômes de dépression, et que, d'après les résultats des tests qu'elle lui a administrés, il s'agit de séquelles profondes. La psychologue écrit que :


[TRADUCTION] « sur le plan psychologique, ses symptômes sont tous consécutifs aux problèmes qu'il a connus au Nigeria. On peut attribuer la dépression dont a souffert M. Chokwurah au désespoir dans lequel il était plongé et à sa séparation d'avec les siens. Il pleure également la perte de son père, qu'il relie à l'ensemble des incidents traumatiques qu'il a vécus. »

La psychologue examinatrice est d'avis que [TRADUCTION] « M. Chokwurah court le risque de se suicider, surtout s'il est expulsé. Il est très seul, ici, au Canada, et un tel isolement est souvent un facteur qui peut favoriser les tentatives de suicide. » En sa qualité de spécialiste, elle estime que le renvoi du revendicateur au Nigeria se traduirait par une aggravation de tous ses symptômes.

La décision Obstoj a fixé la norme d'application des raisons impérieuses. Il nous faut suivre la voie tracée par la Cour d'appel fédérale. Nous estimons que les mauvais traitements qu'a subis le revendicateur équivalent à de la persécution. Néanmoins, et malgré la fragilité psychologique du revendicateur dont on a fait état, ces mauvais traitements n'ont pas atteint un degré tel qu'ils puissent, à notre avis, être qualifiés d' « atroces » et d' « épouvantables » . Par conséquent, le revendicateur ne répond pas à la norme fixée dans la décision Obstoj quant à l'application des « raisons impérieuses » .

[5]                 Le demandeur recherche aujourd'hui l'annulation de cette décision au motif qu'elle ne satisfait pas au critère donnant droit à l'exemption contenue au paragraphe 2(3) de la Loi et que la SSR a commis une erreur de droit dans son interprétation de la norme juridique qui y est véhiculée. Il soutient que les membres de la formation ont mal interprété la décision Obstoj en y recourant pour invoquer l'empêchement automatique en droit d'examiner si la torture et l'état psychologique du demandeur remplissent les exigences pour l'application du paragraphe 2(3) de la Loi.

[6]                 Je suis d'avis d'annuler la décision contestée pour les motifs suivants.


[7]                 Les faits en l'espèce ne sont nullement contestés. Il ressort clairement de la décision de la SSR que celle-ci a accepté la preuve du demandeur concernant les traumatismes physiques et psychologiques qu'il avait subis aux mains des agents gouvernementaux nigérians et le fait qu'il était encore aux prises avec les séquelles découlant de cette persécution. Après avoir examiné la preuve dont ils disposaient, les membres de la formation se sont alors tournés vers la jurisprudence relative au paragraphe 2(3), notant qu'ils étaient liés par l'arrêt Canada (M.E.I.) c. Obstoj, [1992] A.C.F. 422, de la Cour d'appel fédérale. J'estime cependant que la SSR a commis une erreur en recourant à cet arrêt pour invoquer l'empêchement automatique en droit d'évaluer les faits dont elle dispose au regard du critère énoncé au paragraphe 2(3).

[8]                 Le tribunal était tenu d'évaluer la preuve dont il disposait et de déterminer si la persécution en question avait un caractère épouvantable ou atroce. Ces principes de droit ont tout récemment été énoncés par notre Cour dans l'affaire Igbalajobi c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, IMM-2230-00, 18 avril 2001, en ces termes :

La Commission doit analyser pourquoi la torture, s'il est conclu qu'elle a eu lieu, ou tout autre traitement répréhensible, satisfait aux exigences du paragraphe 2(3) de la Loi sur l'immigration. Dans la décision Biakona c. Canada (MCI), (1999), 164 F.T.R. 220 (1re inst.), Monsieur le juge Teitelbaum a fait les remarques suivantes, aux paragraphes 45 à 48 :

[45] Ces deux mots signifient pour moi qu'il s'agit d'actes infâmes ou révoltants. Par conséquent, il semble que la Commission ait été convaincue que les traitements infligés à la demanderesse au cours de sa détention au Zaire en décembre 1996 étaient à la fois infâmes et révoltants. La Commission est convaincue que tous les traitements qu'a subis la demanderesse étaient répréhensibles, mais qu'ils ne satisfont pas aux conditions spéciales du paragraphe 2(3) de la Loi, sans indiquer pourquoi elle en est venue à cette conclusion.


                                [46] La Commission fait référence à la décision Obstoj (précitée), mais elle ne dit pas pourquoi les actes répréhensibles et ignobles dont la demanderesse a été victime ne peuvent être considérés comme des « raisons impérieuses » au sens du paragraphe 2(3).

[47] Certainement, si les actes commis sont ignobles et répréhensibles, la Commission devrait indiquer, dans les circonstances de l'affaire, pourquoi les actes commis ne peuvent être considérés comme des raisons impérieuses. Elle ne l'a pas fait.

[48] La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée pour nouvelle audience devant un tribunal de composition différente.

[9]                 Ce raisonnement s'applique également à l'affaire en l'espèce. Pour ces motifs, la présente demande est accueillie et la décision de la SSR en date du 7 avril 2000 est annulée. L'affaire est renvoyée devant une formation différemment constituée pour un réexamen conformément aux présents motifs.

« P. Rouleau »

    JUGE

OTTAWA (Ontario)

Le 14 mai 2001

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C. L., LL.B.


Date : 20010514

Dossier : IMM-2364-00

OTTAWA (Ontario), le 14 mai 2001

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE ROULEAU

ENTRE :

                    JOHN UZOELUE CHUKWURAH

                                                                            demandeur

ET :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉET DE L'IMMIGRATION

                                                                             défendeur

                                  ORDONNANCE

[1]        La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée devant une formation différemment constituée pour un réexamen conformément aux motifs de l'ordonnance que j'ai rendus.

« P. Rouleau »

                                                      

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

NO DU GREFFE :                                   IMM-2364-00

INTITULÉ DE LA CAUSE :    John Uzoelue Chukwurah c. M.C.I.

LIEU DE L'AUDIENCE :                     Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                   Le 19 avril 2001

MOTIFS DE L'ORDONNANCE EXPOSÉS PAR LE JUGE ROULEAU

EN DATE DU :                                      14 mai 2001

ONT COMPARU :

M. Joël Etienne                                                               POUR LE DEMANDEUR

Mme Cheryl Mitchell                                        POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

M. Laurence Cohen                                                         POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

M. Morris Rosenberg                                        POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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