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Date : 19990526


Dossier : IMM-1139-98

Entre :

     SOLEDAD DEL CARMEN CONCHA TOBAR

     MATTHIAS GABRIEL VASQUEZ CONCHA

     PAUL JOHATHAN DIAZ CONCHA

     MARCO ANTONIO DIAZ CONCHA

     Partie requérante

Et:

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

     Partie intimée

     MOTIFS D'ORDONNANCE

LE JUGE ROULEAU

[1]      Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire interjetée à l'encontre de la décision de la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié ("la Commission") rendue le 2 février 1998, selon laquelle la requérante et ses trois fils ne sont pas des réfugiés au sens de la Conventions.

[2]      La requérante demande à la Cour d'annuler la décision de la Commission et de retourner son dossier pour une redétermination.

[3]      Les requérants sont Mme Soledad del Carmen Concha Tobar et ses trois fils, Paul Jonathan Diaz Concha, 20 ans, Marco antonio Diaz concha, 16 ans, et Matthias Gabriel Vasquez Concha, 3 ans. Tous sont citoyens du Chili et résidaient dans la ville de Valparaiso. Les fils fondent leur demande sur celle de leur mère.

[4]      Le conjoint de droit commun et père du fils cadet de la requérante, M. Marco Antonio Vasquez Cepeda, est arrivé au Canada le 13 octobre 1995 et a revendiqué le statut de réfugié le 21 octobre suivant. Les autres membres de la famille ont déposé leur demande suite à leur arrivée au Canada le 29 janvier 1996 et ont initialement fondé leur demande sur celle de M. Vasquez. Ce dernier a toutefois retiré sa demande le 10 décembre 1996 et est rentré au Chili en janvier 1997. La requérante et ses enfants sont demeurés au Canada. Six mois plus tard, elle a fondé sa demande sur un nouvel argument: la violence conjugale.

[5]      La requérante a rencontré M. Vasquez à Valparaiso en juin 1992, un an après avoir obtenu le divorce de son premier mari. Ses fils Paul et Marco sont issus de ce premier mariage. En février 1993, M. Vasquez a emménagé avec la requérante.

[6]      M. Vasquez s'est montré autoritaire et agressif dès le début. En mai 1993, la requérante et M. Vasquez se sont disputés et M. Vasquez a quitté le foyer. La requérante a fait une dépression et a tenté de se suicider. M. Vasquez a alors accueilli la requérante et ses fils chez lui. Dès lors, la requérante est devenu dépendante de lui. M. Vasquez est demeuré très autoritaire. Des problèmes ont surgi entre lui et Paul, fils du premier mariage de la requérante. Ce dernier a quitté pour aller vivre avec une tante.

[7]      M. Vasquez a commencé à suivre des cours du soir. Paul profitait de ces soirs pour visiter sa famille. Un soir, M. Vasquez est revenu plus tôt que d'habitude. Il a été furieux de voir Paul à la maison et a tenté de le frapper. Puis, il a menacé de mettre toute la famille à la porte. Il s'est calmé après quelques jours.

[8]      Quelques mois plus tard, M. Vasquez a maltraité Marco et obligea la requérante à partir de chez lui. Elle a tout d'abord loué une maison mais a subséquemment manqué d'argent. Elle s'est réfugiée chez la soeur de M. Vasquez; quelques jours plus tard ce dernier lui a donné de l'argent pour qu'elle se trouve un logement. Par la suite, il l'a convaincue de revenir et d'avoir un enfant de lui. Tout s'est bien passé pendant quelque temps, mais éventuellement la situation s'est détériorée. M. Vasquez était hostile et agressif, mettait la famille dehors régulièrement et refusait d'acheter de la nourriture pour les fils aînés. Il n'a pas assisté à la naissance de son fils. Après la naissance de Matthias, M. Vasquez a frappé Paul. Il a tenté d'expulser la requérante, mais voulait garder le bébé. La requérante est restée, refusant d'abandonner Matthias.

[9]      Après avoir organisé le baptême de son fils, M. Vasquez est venu au Canada. Les requérants l'ont suivi. Tout s'est bien passé mais le 5 juillet 1996 M. Vasquez est devenu violent et a tenté d'étrangler la requérante. Elle a appelé la police qui a arrêté M. Vasquez. Une injonction restrictive a été émise à son endroit et il l'a respecté jusqu'à son départ du Canada pour le Chili.

[10]      Les requérants ont reçu de l'aide du Centre des femmes de Montréal. Tous trois réagissent bien au counselling. La requérante craint de retourner au Chili à cause de M. Vasquez. Un ami l'a prévenue qu'il entendait se venger. De même, elle craint qu'il tente de lui enlever leur fils Matthias.

[11]      La Commission ne semble pas avoir douté de la crédibilité du récit de la requérante. On a cependant conclu à une absence de crainte objective advenant son retour au Chili, vu la capacité de l'État chilien de la protéger compte tenu des circonstances qui lui sont propres.

[12]      La requérante a témoigné qu'elle avait déjà porté plainte à la police au Chili mais sans succès. Selon elle, la police n'intervient que dans les cas très graves de violence familiale où il y a blessures physiques visibles. Elle ne pouvait donc pas se fier à leur protection.

[13]      La Commission a préféré se fier sur la preuve documentaire. Celle-ci démontrait qu'il existe des mécanismes de protection au Chili. La loi 19.325, Loi sur la violence intrafamiliale, est entrée en vigueur au Chili en août 1994. La Commission a résumé l'effet de cette loi comme suit:

                 (La loi) énonce la marche à suivre pour porter une accusation de violence familiale, définit les tribunaux spéciaux qui sont aptes à juger une telle accusation et énonce les pouvoirs accordés aux magistrats qui traitent ces dossiers. Les magistrats sont habilités à tenter un processus de conciliation et à ordonner la prise de mesures de protection par la police, au besoin. Ils peuvent en outre ordonner que les auteurs d'actes de violence suivent un programme de réadaptation, versent des amendes ou soient emprisonnés.                 

[14]      La Commission poursuit en indiquant que les autorités chiliennes ont également établi un réseau de centres et de programmes d'aide aux victimes de violence familiale. Au nombre des services offerts, on note l'aide juridique, l'aide psychologique et des programmes éducatifs en matière de violence familiale.

[15]      Tous les commissariats de police sont habilités et qualifiés pour intervenir dans des situations de violence familiale. Trois commissariats, dont celui de Valparaiso, assument une responsabilité particulière à cet égard et leurs policiers ont reçu une formation spéciale.

[16]      Enfin la Commission a fait référence à une lettre datée du 7 juin 1996 provenant de la coordonnatrice nationale du programme SERNAM contre la violence familiale. Elle écrit:

                 D'autre part, les commissariats (dans toutes les communes du pays), les postes d'assistance publique et le CIDEM (programme du SERNAM chargé de l'information sur les droits de la femme) ont enregistré des plaintes et ont servi de premier refuge, avant et après la promulgation de la Loi 19.325. Par ailleurs, les carabiniers du Chili disposent, à Santiago, d'un commissariat chargé des affaires de la famille, d'un sous-commissariat à Valparaiso et d'une section des affaires de la famille à Conception, centres qui se consacrent tous à la lutte contre les cas de violence intrafamiliale.                 

[17]      La question que je dois trancher est la suivante: Est-ce que la conclusion de la Commission selon laquelle la requérante n'avait pas démontré une preuve claire et convaincante de l'incapacité de l'État chilien d'assurer sa protection est raisonnable et fondée sur la totalité de la preuve présentée?

[18]      La requérante soumet que la Commission n'a pas tenu compte de la totalité de la preuve présentée. Elle aurait omis de considérer qu'en réalité la police chilienne intervient rarement dans les cas de violence familiale. Les instances où elle intervient sont les cas de violence extrême ou de viol, jamais dans les cas de menaces. La requérante soumet de plus que la Commission n'a pas traité du fait que la prévention d'abus et la sensibilisation de la violence familiale n'existe pas au Chili. Enfin, la Commission n'aurait pas traité de l'absence de ressources économiques et éducationnelles au Chili qui permettraient aux victimes de violence familiale de devenir autonome. La requérante dit qu'elle sera obligée de retourner vivre avec son conjoint à son retour au Chili en raison de ce manque de services sociaux.

[19]      Les femmes victimes de violence conjugale constituent un groupe social au sens de la définition de "réfugié" à l'article 2 de la Loi sur l'immigration, L.R.C., c. I-2. La femme qui revendique le statut de réfugié sur cette base doit démontrer les éléments suivants:

     1.      que sa crainte est réelle;
     2.      que le préjudice redouté est suffisamment grave pour constituer de la persécution;
     3.      qu'elle n'a aucune possibilité de refuge intérieur; et
     4.      qu'elle court un risque raisonnable d'être persécutée si elle retourne dans son pays d'origine et qu'elle ne peut raisonnablement attendre une protection adéquate de l'État.

[20]      La Commission ne conteste pas que la crainte de la requérante est réelle. Elle semble avoir accepté que le préjudice redouté par la requérante constitue de la persécution; cependant elle semble rejeter la demande du fait qu'il y avait possibilité de refuge intérieur et qu'il y avait protection de l'État.

[21]      Le procès-verbal révèle que les membres de la Commission ont posé les questions pertinentes. La requérante a dit qu'elle avait de la famille dans la région de Valparaiso. Elle n'avait cependant pas beaucoup de contact avec eux et a déclaré qu'elle ne pourrait compter sur leur aide. Elle ne reçoit pas de pension alimentaire de son premier mari et a uniquement travaillé comme domestique dans le passé.

[22]      La Commission a complètement ignoré ces déclarations. Dans son affidavit, la requérante déclarait qu'il n'existe pas de ressources au Chili qui lui permettraient de devenir autonome. Elle serait donc obligée de retourner vivre avec son conjoint et sa famille. De toute évidence, on ne peut retourner une personne dans son pays d'origine si la seule possibilité pour celle-ci est de retourner vivre avec son agresseur.

[23]      Je suis donc d'avis que la Commission a commis une erreur en ne déterminant pas si la requérante et ses enfants pouvaient bénéficier d'un refuge intérieur.

[24]      Il existe une présomption qu'en l'absence d'effondrement complet de l'appareil étatique, l'État est en mesure de protéger ses citoyens et citoyennes. Le Chili n'est pas en état d'effondrement complet. Il appartenait donc à la requérante de prouver de façon claire et convaincante qu'il était objectivement déraisonnable de chercher une protection des autorités chiliennes; voir Ward c. M.E.I., 103 D.L.R. (4e) 1 (S.C.C.).

[25]      Pour établir si un État offre une protection adéquate, il faut regarder non seulement si l'État est capable d'offrir cette protection mais s'il le veut; voir Bobrick c. M.C.I. (16 septembre 1994 - IMM-5519-93 (F.C.T.D.)). Parmi les considérations pertinentes, on doit vérifier si la violence familiale fait l'objet de sanctions aux termes des lois du pays, si ces lois sont conçues pour protéger les victimes contre les agressions, et surtout si elles sont appliquées.

[26]      L'existence de services de soutien (couselling, aide juridique et médicale) est louable mais ne constitue pas en soi de la protection. De même, l'existence de maison d'hébergement n'indique pas nécessairement qu'il existe une protection, si elles n'offrent qu'un refuge temporaire et que les autorités locales ne se donnent pas la peine de protéger les victimes de violence familiale.

[27]      Compte tenu des règles récemment établies par la communauté internationale, l'état qui ne prend pas de mesures pour prévenir les délits de violence à l'égard des femmes est aussi coupable que les auteurs de ces actes. Les états sont effectivement tenus de prévenir les délits liés à la violence à l'égard des femmes, d'enquêter sur ces actes et de les punir.

[28]      Dans l'affaire Bobrick c. M.C.I., (IMM-5519-93, 16 septembre 1994) (F.C.T.D.), le juge Tremblay-Lamer a statué que même si l'état veut protéger ses citoyens, un revendicateur remplira les critères du Statut de réfugié si la protection offerte est inefficace. Plus précisément, elle citait "Un état doit donner réellement de la protection et non simplement indiquer la volonté d'aider".

[29]      À la lecture de la décision du tribunal il est évident que ce dernier s'est penché sur la preuve documentaire d'une façon très sélective. Il se base déraisonnablement sur quelques paragraphes du rapport du Service national des femmes sans toutefois poursuivre sa lecture jusqu'au bout. La conclusion de ce document se lit comme suit:

                 3) En ce qui concerne la loi 19.325, il convient de dire que la qualification de délit de violence intrafamiliale, l'établissement de mesures de sûreté applicables par les juges pour protéger les victimes et l'imposition de sanctions pour punir ces comportements représentent des progrès importants en vue de l'institutionnalisation d'une réponse juridique et judiciaire à cette problématique.                 
                 Malgré ce qui précède, au cours des deux années presque complètes d'application de cette loi, diverses difficultés d'application ont été constatées, notamment:                 
                 -      Dans de nombreux cas, on exige des formalités non prévues par la loi (ratifications de dénonciations, présentation de certificats d'existence de blessures, etc.), ce qui retarde les processus et provoque une seconde victimisation.                 
                 -      Les délais impartis par la loi ne sont en général pas respectés, spécialement en ce qui concerne les dates de comparution, qui accusent beaucoup de retard.                 
                 -      Les mesures de sûreté sont prises dans une faible proportion des cas.                 
                 -      On constate que dans très peu de causes les sanctions prévues par la loi sont appliquées, ce qui entraîne une proportion très élevée de cas faisant l'objet de conciliations (65% des cas selon les données d'une étude réalisée par l'Instituto de la Mujer dans les tribunaux de Pedro Aguirre Cerda (Santiago), de Valparaiso et de Conceptión).                 
                 -      Le faible nombre de centres d'orientation vers des thérapies et l'inefficacité des mécanismes de contrôle aboutissent, dans de nombreux cas, à l'inefficacité des mesures prises.                 
                 -      Les fonctionnaires judiciaires et les magistrats déplorent un manque de ressources, d'infrastructures et de personnel pour s'occuper de ces cas, ce à quoi il faut ajouter que les tribunaux ne sont pas des lieux appropriés pour accueillir les victimes. Cette situation semble s'être améliorée ces derniers temps, le ministère de la Justice ayant affecté des ressources pour embaucher des fonctionnaires spécialisés.                 

[30]      Cette analyse démontre clairement que la demanderesse a surmonté le fardeau qui lui est imposé. Sa crédibilité n'est pas en doute; sa crainte est réelle; elle n'a aucune possibilité de refuge intérieur tenant compte de menaces de la part de son mari et elle ne peut raisonnablement s'attendre à une protection adéquate de l'État.

[31]      La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est retournée devant un tribunal différemment constitué pour nouvelle détermination.

                                     JUGE

OTTAWA, Ontario

Le 26 mai 1999

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