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Date : 20000712


Dossier : IMM-3917-99

IMM-5048-99


OTTAWA (ONTARIO), LE MERCREDI 12 JUILLET 2000

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE LEMIEUX

ENTRE :


PHEMA PHUTI



demanderesse


et


LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION


défendeur



O R D O N N A N C E


     Pour les motifs que j'ai exposés, les décisions des agents des visas sont annulées et la demande de résidence permanente que la demanderesse a déposée doit être examinée par un autre agent des visas conformément à ces motifs. Les dépens sont adjugés en faveur de la demanderesse sur la base des frais entre parties.


« François Lemieux »

                                             J U G E

Traduction certifiée conforme


Bernard Olivier, B.A., LL.B.





Date : 20000712


Dossier : IMM-3917-99

IMM-5048-99


ENTRE :


PHEMA PHUTI


demanderesse


et


LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION


défendeur



MOTIFS DE L'ORDONNANCE


LE JUGE LEMIEUX


INTRODUCTION


[1]      La présente demande de contrôle judiciaire soulève trois questions principales, qui découlent de deux décisions distinctes que des agents des visas ont prises dans le contexte du refus de la demande de résidence permanente au Canada que Phema Phuti, une citoyenne de l'Inde qui vit toujours dans ce pays (la demanderesse), a présentée. Voici ces questions : 1) le défendeur a-t-il violé l'obligation d'agir équitablement qui lui incombait vu la façon dont ses fonctionnaires ont traité la demande?; 2) ses fonctionnaires ont-ils agi illégalement en rouvrant une décision favorable?; et 3) la décision était-elle abusive?

[2]      Le dossier IMM-3917-99 traite de la décision par laquelle l'agent des visas a rejeté la demande. Il ne nécessitait pas une autorisation de notre Cour. Le dossier IMM-5048-99 a été soumis à notre Cour étant donné qu'il traitait de la décision du ministre de ne pas accorder une dispense à la demanderesse pour des motifs d'ordre humanitaire.

LES FAITS

[3]      La demanderesse a travaillé pour M. et Mme Manucha pendant trente ans; elle les accompagnait lorsqu'ils se rendaient à l'étranger à l'époque où M. Manucha était agent du service extérieur du gouvernement de l'Inde et, plus tard, ambassadeur de ce pays.

[4]      Quand M. Manucha a pris sa retraite, lui et son épouse sont devenus des résidents permanents du Canada, car ils souhaitaient se rapprocher de leurs deux fils, qui s'étaient installés à Toronto. En 1992, Mme Manucha, dont l'époux était décédé et qui, elle-même, souffrait d'un cancer, a entamé des démarches en vue de parrainer la demande de droit d'établissement de la demanderesse au Canada et d'obtenir que cette demande soit accueillie sur la base de motifs d'ordre humanitaire liés à la demanderesse et à elle-même.

[5]      Les choses n'avançaient pas très rapidement jusqu'à ce que Rajiv Manucha, l'un des deux fils, ne s'en mêle. Il a écrit une lettre le 21 novembre 1994 au haut-commissariat du Canada à New Delhi dans laquelle il soutenait la demande de droit d'établissement de la demanderesse au Canada et s'engageait à payer toutes les dépenses de cette dernière et à lui fournir un soutien financier et affectif au Canada. Il a mentionné qu'il était président de Management System Resources Inc. et qu'il avait demandé à l'avocate de l'entreprise, Anne Smokorowsky, d'assurer le suivi.

[6]      Le 8 décembre 1994, Claire Lord, troisième secrétaire à l'immigration du haut-commissariat du Canada à New Delhi, a fait parvenir une note de service à l'agent de programme (Immigration) lui recommandant que l'on dispense la demanderesse de l'application des critères de sélection sur la base de motifs d'ordre humanitaire (dossier certifié du tribunal, à la page 41).

[7]      Le dossier certifié du tribunal (le dossier certifié) fait ensuite état, en page 40, d'une lettre datée du 1er a oût 1996 que Claire Lord a fait parvenir à la demanderesse à propos de sa demande de résidence permanente; dans la lettre, elle disait que des directives d'ordre médical lui avait été envoyées le 15 novembre 1995 pour la première fois, mais que l'on n'avait reçu aucun résultat; elle lui demandait en outre dans la lettre si elle souhaitait toujours immigrer au Canada et, dans l'affirmative, quand elle subirait des examens médicaux. Elle invitait la demanderesse à répondre à sa lettre dans les 60 jours, sinon sa demande serait refusée.

[8]      Le dossier certifié est incomplet pour ce qui est de la période allant du 8 décembre 1994 au 1er août 1996, mais les renseignements pertinents se trouvent dans les notes CAIPS qui ont été versées au dossier de la demanderesse. Voici ce qu'il semble s'être produit au cours de cette période:

     a)      Claire Lord a eu une entrevue avec la demanderesse à Bombay le 18 novembre 1994;
     b)      Comme il a déjà été souligné, le 8 décembre 1994, Claire Lord a fait une recommandation favorable à l'agent de programme qui avait le pouvoir de dispenser la demanderesse de l'application des critères de sélection;
     c)      Le 14 février 1995, l'agent de programme n'a pas estimé qu'il y avait des motifs d'ordre humanitaire suffisants pour dispenser la demanderesse de l'application des critères de sélection;
     d)      Le 9 novembre 1995, Claire Lord a inscrit la mention suivante dans les notes CAIPS:
             [TRADUCTION] L'affaire avait été soumise à BB pour fins d'approbation de la lettre de refus, mais après une discussion sur le cas, BB s'est dit d'avis que je devais rouvrir le cas et recommander un exercice favorable de son pouvoir discrétionnaire; [Non souligné dans l'original]
     e)      Le 13 novembre 1995, BB a fait la note suivante :
             [TRADUCTION] Je suis d'accord, compte tenu des renseignements fournis lors de la discussion susmentionnée et d'un examen du dossier;
     f)      Le 14 novembre 1995, Claire Lord a inscrit, dans les notes CAIPS : [TRADUCTION] « nous reprendrons le traitement en envoyant les directives d'ordre médical à la demanderesse et nous enverrons les formules suppl. à l'Unité B » . Il ressort des notes CAIPS que les directives d'ordre médical ont été envoyées à la demanderesse cette journée-là.

[9]      Le 3 septembre 1996, en réponse à la lettre datée du 1er août 1996 que Claire Lord avait envoyée à la demanderesse, Anne Smokorowsky a écrit à Claire Lord pour lui dire que la demanderesse souhaitait effectivement immigrer au Canada et qu'elle avait été chargée de l'affaire, et notamment de répondre à la lettre. Elle a mentionné qu'ils entendaient satisfaire à toutes les exigences applicables et demandé que toute la correspondance adressée à la demanderesse ou à son répondant lui soit envoyée en tant que procureure de ces derniers au Canada. Le 19 décembre 1996, elle a déposé au haut-commissariat du Canada (le HCC) l'autorisation notariée de la demanderesse la désignant comme sa représentante relativement à toute question concernant sa demande de résidence permanente. Elle a demandé qu'on lui fasse parvenir tous les documents du dossier et envoyé plusieurs lettres de rappel à ce sujet.

[10]      Le 23 juin 1997, le deuxième secrétaire (Immigration) au HCC a envoyé une lettre à la demanderesse l'avisant que sa demande de résidence permanente ne pouvait être accueillie vu qu'elle n'avait pas subi les examens médicaux mentionnés dans la lettre du 15 novembre 1995 et des lettres de rappel ultérieures.

[11]      Le 10 novembre 1997, Anne Smokorowsky a écrit au HCC pour l'aviser que malgré ses demandes répétées, elle n'avait reçu aucune correspondance du HCC. Elle estimait qu'il convenait de rouvrir le dossier et de rétablir la demande immédiatement compte tenu des facteurs qu'elle mentionnait dans sa lettre.

[12]      Elle a envoyé une lettre de rappel le 15 novembre 1997 et une autre, le 21 novembre de la même année.

[13]      Le 21 février 1998, Brian LeConte, conseiller en immigration au HCC, a fait parvenir une télécopie à Anne Smokorowsky dans laquelle il renvoyait à sa lettre du 10 novembre 1997; il disait: [TRADUCTION] « Comme vous, j'aimerais bien résoudre cette affaire » . Il a renvoyé au fait que l'agent de programme avait initialement rejeté la recommandation fondée sur des motifs d'ordre humanitaire, mais que [TRADUCTION] « après un examen supplémentaire, le gestionnaire responsable s'était dit d'accord en novembre 1995. C'est alors qu'on a fait parvenir des directives d'ordre médical à la demanderesse » [Non souligné dans l'original.].

[14]      Monsieur LeConte a alors dit à Anne Smokorowsky qu'il lui était possible de rouvrir le dossier et de délivrer des directives d'ordre médical, mais que pour ce faire, il avait besoin de certains renseignements. Il a écrit :

[TRADUCTION] Cependant, j'aimerais d'abord clarifier les points suivants :
- je crois comprendre que parmi les raisons pour lesquelles la demanderesse souhaite immigrer au Canada, elle veut vivre avec un parent âgé de votre client. Est-ce toujours le cas?
- en cas de décès du parent âgé de votre client, celui-ci souhaiterait-il que la demanderesse demeure au Canada et voudrait-il en prendre soin (vu qu'il est peu probable que la demanderesse puisse subvenir à ses propres besoins)?

[15]      Anne Smokorowsky lui a répondu, le 24 février 1998, que [TRADUCTION] « Nous souhaitons effectivement que le dossier soit rouvert et que vous nous fassiez de nouveau parvenir des directives d'ordre médical, comme vous le mentionniez dans votre lettre » (dossier certifié, à la page 21).

[16]      Dans cette lettre datée du 24 février 1998, Anne Smokorowsky a avisé M. LeConte que Mme Manucha était décédée mais que son fils souhaitait toujours prendre soin de la demanderesse dans ses vieux jours et qu'il souhaitait la présence et l'amour d'une personne qui pourrait jouer le rôle de grand-mère à l'égard de ses enfants. Elle a dit de nouveau que M. Manucha avait l'intention de subvenir à tous les besoins de la demanderesse et de la faire venir au Canada en tant que membre de sa famille. Le 15 avril 1998, M. LeConte a avisé Anne Smokorowsky que [TRADUCTION] « ... nous avons rouvert le dossier... » . Monsieur LeConte lui demandait qu'on lui envoie quatre photographies de la demanderesse de façon à ce qu'il puisse envoyer de nouvelles directives d'ordre médical (dossier certifié, à la page 18).

[17]      Anne Smokorowsky a suivi l'état du dossier, et le 22 septembre 1998, elle a demandé à Monsieur LeConte de la mettre à jour. Voici la réponse qu'elle a obtenue de ce dernier le 12 octobre 1998 :

[TRADUCTION] Nous avons reçu les résultats médicaux et j'espère pouvoir finaliser le dossier dans les meilleurs délais. Je vous avise en outre que toute la correspondance vous sera envoyée, comme vous l'aviez demandé. Il semble y avoir des renseignements contradictoires quant à sa date de naissance. Nous délivrerons le visa après avoir obtenu une photocopie de la page de son passeport faisant état des détails à son sujet. Veuillez prendre les dispositions nécessaires afin qu'on nous la fasse parvenir (dossier certifié, à la page 15). [Non souligné dans l'original.]

LES DÉCISIONS DES AGENTS DES VISAS

[18]      Environ neuf mois plus tard, le 27 juin 1999, M. LeConte a écrit à Anne Smokorowsky pour l'informer qu'il avait été chargé d'aviser la demanderesse que sa demande de résidence permanente ne pouvait être acceptée. Il a mentionné que la demanderesse ne satisfaisait pas aux critères de sélection habituels en matière d'immigration et que le gestionnaire de programme refusait d'exercer favorablement le pouvoir discrétionnaire que lui conférait l'article 2.1 du Règlement sur l'immigration. Il a joint à sa lettre la lettre de refus qui était adressée à la demanderesse. Il a dit qu'il avait communiqué pour la dernière fois avec Anne Smokorowsky le 12 octobre 1998 et indiqué qu'il avait envoyé le dossier au gestionnaire de programme afin d'obtenir son avis, conformément à l'article 2.1 du Règlement. Monsieur LeConte a dit qu'il avait agi ainsi parce que [TRADUCTION] « ce n'est qu'à ce moment-là qu'il s'est rendu compte que le gestionnaire de programme n'avait pas donné son accord, comme le prévoit le Règlement » [Non souligné dans l'original]. Il a ajouté :

[TRADUCTION] Lorsque j'ai communiqué avec vous le 21 février 1998, je vous ai dit que j'avais l'impression que le gestionnaire avait donné son accord en novembre 1995. C'était sur ce fondement que j'avais accepté votre demande de réouverture du dossier.
Cependant, je me suis ultérieurement rendu compte que je me trompais lorsque j'avais l'impression que le gestionnaire de programme s'était dit d'accord pour traiter de ce cas. Je me suis trompé lorsque j'ai présumé que le gestionnaire de programme adjoint, M. Bob Brack, avait le pouvoir réglementaire voulu et qu'en me soumettant le dossier en novembre 1997, il confirmait son pouvoir de traiter favorablement la demande. Je ne me suis rendu compte de mon erreur qu'au moment d'examiner l'affaire, lorsque je vous ai fait parvenir une télécopie le 12 octobre.
Quand je me suis rendu compte de mon erreur, j'ai porté le dossier à l'attention de M. Roberge. Malheureusement, M. Roberge a été gravement malade peu de temps après ma télécopie du 12 octobre et il n'a pas eu l'occasion d'examiner la demande. C'est le gestionnaire de programme intérimaire, M. Brian Beaupre, qui a exercé cette responsabilité. Il a soigneusement examiné la demande. Les réserves qu'il avait au sujet des difficultés d'installation que la demanderesse était susceptible de subir en l'espèce et son refus d'approuver la demande en exerçant son pouvoir discrétionnaire de façon favorable pour des motifs d'ordre humanitaire sont décrits dans la lettre de refus ci-jointe adressée à Mme Phuti. (dossier certifié, aux pages 13 et 14) [Non souligné dans l'original.]

[19]      Dans une lettre datée du 28 juin 1999, M. LeConte a avisé la demanderesse que sa demande de résidence permanente au Canada avait été refusée, l'informant en outre que sa demande avait été rouverte en 1998. Il l'a également informée que les retards de traitement de sa demande avaient été causés par une demande qui avait été faite au HCC d'examiner son cas au regard de critères spéciaux d'ordre humanitaire, [TRADUCTION] « ce qui signifie que seul le gestionnaire de programme de ce bureau des visas peut exercer son pouvoir délégué afin de rendre une décision dans votre cas » .

[20]      Dans sa lettre datée du 28 juin 1999 qu'il a fait parvenir à la demanderesse, M. LeConte a informé celle-ci qu'elle avait été appréciée au regard des critères que prévoit la CNP en ce qui concerne les employés de maison (numéro 6142.130). Il l'a avisée qu'elle était loin d'obtenir les 70 points d'appréciation requis, et il a ajouté que bien que sa demande fût refusée au regard des critères de sélection des immigrants indépendants, le HCC l'avait examinée en fonction de motifs spéciaux, soit que [TRADUCTION] « l'employeure pour laquelle vous aviez travaillé pendant de nombreuses années, Mme Manucha, était malade au Canada et souhaitait que vous soyez auprès d'elle. Madame Manucha est maintenant décédée, mais son fils M. Rajiv Manucha a offert de continuer de subvenir à vos besoins dans le cas où vous obtiendriez un visa vous permettant de vous établir au Canada » . Il a ensuite écrit :

[TRADUCTION] On a repris le traitement de votre demande, mais, pour finaliser le cas, le gestionnaire de programme s'est rendu compte qu'il n'avait pas donné son accord, comme l'exige l'article 2.1 du Règlement sur l'immigration dans les cas qui invoquent des motifs d'ordre humanitaire. Pour apprécier le bien-fondé de votre cas, votre demande a été soigneusement examinée par le gestionnaire de programme, M. Brian Beaupre.
Dans son examen, M. Beaupre a souligné que le motif original de votre demande -- votre relation étroite avec votre ancienne employeure, Mme Manucha -- n'existait plus en raison du décès de cette dernière.
Il a souligné que son fils M. Rajiv Manucha, de qui vous aviez pris soin il y a plusieurs années, était disposé à maintenir l'offre de sa mère décédée, soit de vous aider à immigrer. Cependant, M. Beaupre a également souligné que compte tenu de votre âge (maintenant 60 ans) et du fait que vous n'avez pas fait d'études et que vous ne connaissez pas l'anglais, vous seriez complètement dépendante de M. Manucha. Dans le cas où, pour une raison ou pour une autre, il serait incapable de vous aider ou de subvenir à tous vos besoins ou refuserait de le faire, il ne serait pas légalement tenu de vous venir en aide. Comme vous n'avez apparemment pas de proches parents au Canada ou tout autre lien important avec le pays, la décision de M. Beaupre est que le risque que vous imposiez des coûts sociaux importants au Canada l'emporte sur d'autres considérations qui auraient pu vous être favorables. En conséquence, il a refusé d'approuver votre demande fondée sur des motifs spéciaux. [Non souligné dans l'original.]


L'ANALYSE

     1)      Première question -- l'obligation d'agir équitablement a-t-elle été violée?

[21]      La demanderesse soutient que le défendeur a violé l'obligation d'agir équitablement qui lui incombait en raison de l'omission de l'agent des visas Beaupre de faire part à la demanderesse et ses répondants au Canada des réserves qu'il avait au sujet de la demande et du fait qu'il ne leur a pas donné l'occasion de répondre à ces réserves.

[22]      La demanderesse soutient que ces violations de l'équité procédurale sont surtout flagrantes compte tenu de tout ce qui s'est produit dans le dossier, notamment les indications favorables de l'agent des visas LeConte à la demanderesse selon lesquelles celle-ci obtiendrait un visa d'immigrante, et du refus tardif de sa demande fondée, en partie, sur certaines déductions et hypothèses au sujet de l'absence d'une garantie que les répondants de la demanderesse au Canada respecteraient leur engagement de prendre soin de cette dernière.

[23]      L'avocate du défendeur soutient que M. LeConte a demandé une mise à jour dans la télécopie qu'il a envoyée le 21 février 1998 à Anne Smokorowsky pour lui faire part des réserves qu'il avait: la question de savoir si Mme Manucha était toujours vivante et celle de savoir ce qu'il adviendrait de la demanderesse si la mère de son répondant décédait.

[24]      Il ne fait aucun doute que la demanderesse avait droit à ce que l'on respecte l'obligation d'agir équitablement à son égard en traitant sa demande de résidence permanente au Canada. La décision de l'agent des visas a une incidence sur les droits, privilèges ou intérêts de la demanderesse, et cela est suffisant pour entraîner l'application de l'obligation d'agir équitablement (voir le paragraphe 20 des motifs que Madame le juge L'Heureux-Dubé a exposés dans l'arrêt Mavis Baker c. Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, [1999] 2 R.C.S. 817, à la page 836). La nature de l'obligation particulière, comme l'obligation de faire part de ses réserves et celle de permettre d'y répondre (un type de droit de participation), dépendra des facteurs identifiés dans l'arrêt Baker, précité.

[25]      Ces propositions ont été récemment appliquées par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Nasser Sadeghi c. Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (dossier A-737-98, 17 mai 2000), dans lequel le juge Evans a exposé les motifs du jugement de la Cour. Il s'agit d'une affaire de visa dans laquelle l'agent des visas avait exercé de façon défavorable le pouvoir que lui accordait le paragraphe 11(3) du Règlement sur l'immigration. Voici ce que le juge Evans a dit aux paragraphes 17 et 18 de la décision :

     Pour s'assurer du bien-fondé de son opinion selon laquelle il existe de bonnes raisons de croire que les points d'appréciation ne reflètent pas de façon appropriée les chances du demandeur de réussir son installation au Canada, il est important que l'agent des visas communique ses réserves à l'intéressé de façon à lui donner la possibilité d'y répondre, au moins dans les cas où le demandeur peut apporter un éclaircissement utile. La rigueur du processus décisionnel est particulièrement importante quand une opinion défavorable est susceptible de priver une personne de ses droits ou, comme en l'espèce, de la réception légitimement attendue d'un bénéfice prévu par la loi.
     L'obligation qui incombe normalement aux demandeurs de visas de « présenter leurs meilleurs arguments » en soumettant à l'agent des visas tous les renseignements nécessaires pour démontrer qu'ils satisfont aux critères de sélection réduit l'obligation des agents des visas, sur le plan de l'équité procédurale, d'informer les demandeurs de toutes les réserves qu'ils peuvent avoir en ce qui a trait au caractère approprié de la demande. Toutefois, une fois que le demandeur a obtenu le nombre de points d'appréciation normalement requis pour obtenir un visa dans la catégorie applicable, il sera souvent considéré inéquitable de s'attendre à ce que le demandeur prévoie les motifs sur lesquels l'agent des visas est susceptible de fonder sa décision discrétionnaire défavorable.
                                 [Non souligné dans l'original.]

[26]      J'accepte les observations de l'avocat de la demanderesse et j'estime que l'obligation d'agir équitablement a été violée en l'espèce, tant sur le plan de l'obligation de l'agent des visas de faire part de ses réserves que sur celui du droit de la demanderesse d'y répondre.

[27]      Les faits de la présente affaire sont importants, surtout les suivants :

     1)      Le HCC a été avisé à deux reprises, en novembre 1994 puis en février 1998, que le répondant de la demanderesse, Rajiv Manucha, souhaitait prendre soin d'elle dans ses vieux jours et qu'il serait financièrement responsable d'elle;
     2)      Le dossier progressait favorablement et, en fait, avait été rouvert en avril 1998 après la confusion au sujet des examens médicaux et les réponses que Anne Smokorowsky avait fournies aux questions que M. LeConte lui avait posées pour se mettre à jour;
     3)      Monsieur LeConte avait indiqué que tout allait bien dans sa dernière communication avant que la lettre de refus ne soit envoyée à la demanderesse neuf mois plus tard;
     4)      La lettre de refus a été envoyée à la demanderesse par suite du refus de M. Beaupre de lui accorder une dispense en vertu de l'article 2.1 du Règlement sur l'immigration pour des motifs d'ordre humanitaire sur le fondement, en partie, de l'hypothèse selon laquelle « [d]ans le cas où, pour une raison ou pour une autre, il serait incapable de vous aider ou de subvenir à tous vos besoins ou refuserait de le faire, il ne serait pas légalement tenu de vous venir en aide. Comme vous n'avez apparemment pas de proches parents au Canada ou tout autre lien important avec le pays, la décision de M. Beaupre est que le risque que vous imposiez des coûts sociaux importants au Canada l'emporte sur d'autres considérations qui auraient pu vous être favorables » .

[28]      Je suis convaincu que la question de la santé financière de la demanderesse au Canada était au coeur de la décision de M. Beaupre de ne pas accorder la dispense prévue à l'article 2.1 du Règlement sur l'immigration.

[29]      À mon avis, le HCC a agi de façon manifestement injuste en refusant cette demande de résidence permanente au Canada dans les circonstances sans à tout le moins informer la demanderesse et son répondant que la question du soutien financier et de l'engagement de ce dernier était devenue problématique et sans leur donner l'occasion de répondre à ces réserves, comme ils l'avaient déjà fait.

[30]      Je ne peux accepter les observations de l'avocate du défendeur que l'époque à laquelle on doit apprécier l'expression des réserves de M. LeConte est le 21 février 1998, alors qu'il a communiqué avec la demanderesse afin d'obtenir une mise à jour. Il a reçu cette mise à jour le 24 février 1998 et a rouvert le dossier, ce qui signifie qu'il était satisfait des explications qui lui avaient été fournies.

[31]      Dans les circonstances, il n'était pas convenable de rendre une décision sans respecter les garanties procédurales applicables, soit la communication des réserves et le droit d'y répondre.




     b)      Deuxième question -- Functus officio -- aucune annulation possible de la décision

[32]      Ayant conclu à une violation de l'équité procédurale suffisante pour accueillir la présente demande de contrôle judiciaire et annuler le refus de l'agent des visas, la Cour ne verrait pas normalement la nécessité de traiter des autres motifs que la demanderesse a fait valoir. Cependant, en l'espèce, je me sens tenu de le faire étant donné que si elle a gain de cause relativement au deuxième motif, la demanderesse pourrait se voir déclarer admissible à immigrer au Canada.

[33]      L'avocat de la demanderesse soutient que les faits de la présente affaire vont à l'encontre de la proposition bien établie selon laquelle une fois qu'une décision a été prise, cette décision ne peut être rouverte en l'absence d'un pouvoir légal permettant cela, sauf s'il s'agit de remédier à un déni de justice naturelle (voir Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989] 2 R.C.S. 848, à la page 862, le juge Sopinka; et Brar c. Canada (M.C.I.), [1997] A.C.F. no 1527).

[34]      Le fondement légal de cet argument est l'existence, dans le Règlement sur l'immigration, de deux pouvoirs permettant de déroger au processus habituel de sélection sur la base de critères de sélection définis objectivement.

[35]      La première exception se trouve à l'article 2.1 du Règlement sur l'immigration sous la rubrique intitulée « Dispense ministérielle » . En voici le libellé :

2.1 The Minister is hereby authorized to exempt any person from any regulation made under subsection 114(1) of the Act or otherwise facilitate the admission to Canada of any person where the Minister is satisfied that the person should be exempted from that regulation or that the person's admission should be facilitated owing to the existence of compassionate or humanitarian considerations.

2.1 Le ministre est autorisé à accorder, pour des raisons d'ordre humanitaire, une dispense d'application d'un règlement pris aux termes du paragraphe 114(1) de la Loi ou à faciliter l'admission au Canada de toute autre manière. DORS/93-44, art. 2.

[36]      La deuxième exception se trouve au paragraphe 11(3) du Règlement sur l'immigration, dont voici le libellé :


(3) A visa officer may

(a) issue an immigrant visa to an immigrant who is not awarded the number of units of assessment required by section 9 or 10 or who does not meet the requirements of subsection (1) or (2), or

(b) refuse to issue an immigrant visa to an immigrant who is awarded the number of units of assessment required by section 9 or 10,

if, in his opinion, there are good reasons why the number of units of assessment awarded do not reflect the chances of the particular immigrant and his dependants of becoming successfully established in Canada and those reasons have been submitted in writing to, and approved by, a senior immigration officer.

(3) L'agent des visas peut

a) délivrer un visa d'immigrant à un immigrant qui n'obtient pas le nombre de points d'appréciation requis par les articles 9 ou 10 ou qui ne satisfait pas aux exigences des paragraphes (1) ou (2), ou

b) refuser un visa d'immigrant à un immigrant qui obtient le nombre de points d'appréciation requis par les articles 9 ou 10,

s'il est d'avis qu'il existe de bonnes raisons de croire que le nombre de points d'appréciation obtenu ne reflète pas les chances de cet immigrant particulier et des personnes à sa charge de réussir leur installation au Canada et que ces raisons ont été soumises par écrit à un agent d'immigration supérieur et ont reçu l'approbation de ce dernier.

[37]      La prémisse factuelle de cet argument est fondée sur le dossier certifié, qui fait état des événements suivants :

     1)      La demande de résidence permanente originale de la demanderesse était accompagnée d'une requête fondée sur des motifs d'ordre humanitaire visant à obtenir une dispense de l'exigence selon laquelle la demanderesse devait satisfaire aux critères de sélection en tant que personne appartenant à la catégorie des immigrants indépendants;
     2)      Malgré la recommandation favorable de Claire Lord à l'agent de programme (M. Oppertshauser), il ressort des notes CAIPS que ce dernier a pris une décision défavorable le 14 février 1995, dans laquelle il a écrit [TRADUCTION] « À mon avis, il n'y a pas suffisamment de motifs d'ordre humanitaire ... » , et que trois jours plus tard, Claire Lord a inscrit dans ces notes que [TRADUCTION] « le gestionnaire de programme n'est pas disposé à dispenser la demanderesse de l'exigence selon laquelle elle doit obtenir le nombre de points que prévoit le système applicable et il estime que ses perspectives d'avenir ne sont pas favorables. Je n'ai d'autre choix que de refuser sa demande » ;
     3)      Dix mois plus tard, soit le 9 novembre 1995, Claire Lord a inscrit la note suivante dans le système CAIPS :
[TRADUCTION] L'affaire avait été soumise à BB pour fins d'approbation de la lettre de refus, mais après une discussion sur le cas, BB s'est dit d'avis que je devais rouvrir le cas et recommander un exercice favorable de son pouvoir discrétionnaire.
     4)      BB a inscrit la note suivante dans le système CAIPS le 13 novembre 1995 : [TRADUCTION] « Je suis d'accord, compte tenu des renseignements fournis lors de la discussion susmentionnée et d'un examen du dossier » .
     5)      Claire Lord a inscrit la note suivante dans le système CAIPS le 14 novembre 1995 : [TRADUCTION] « nous reprendrons le traitement en envoyant les directives d'ordre médical à la demanderesse et nous enverrons les formules suppl. à l'Unité B » .
     6)      Par la suite, le 21 février 1998, Brian LeConte a avisé Anne Smokorowsky que [TRADUCTION] « le gestionnaire responsable s'était dit d'accord en novembre 1995. C'est alors qu'on a fait parvenir des directives d'ordre médical à la demanderesse » .

[38]      L'avocat de la demanderesse soutient que deux facteurs sont clairs. Premièrement, M. Oppertshauser, le gestionnaire de programme, a refusé de dispenser la demanderesse de l'obligation de satisfaire aux critères de sélection que prévoit le Règlement, et il a pris cette décision le 14 février 1995. Deuxièmement, aucune lettre de refus n'a été envoyée à la demanderesse, car BB avait demandé à Claire Lord de rouvrir le dossier et de lui recommander d'exercer son pouvoir discrétionnaire de façon favorable, ce qu'il a fait le 13 novembre 1995. Monsieur Waldman soutient que cela signifiait nécessairement l'exercice, par BB, du pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 11(3) du Règlement, ce qui constituait la seule autre façon de traiter cette demande de résidence permanente étant donné que tous les autres moyens de dispenser la demanderesse des critères de sélection n'étaient plus applicables. Je suis d'avis que cette prétention n'est pas fondée, et ce pour deux raisons : a) l'absence de fondement en preuve et b) les conclusions que j'ai tirées sur la décision fondée sur des motifs d'ordre humanitaire.

[39]      L'avocate du ministre fonde son argumentation sur l'arrêt Dass c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1996] 2 C.F. 410 (C.A.). Cet arrêt portait sur la distinction que l'on pouvait faire entre une dispense, accordée pour des motifs d'ordre humanitaire, de l'application de l'exigence habituelle prévue à l'article 9 selon laquelle on doit présenter sa demande de résidence permanente au Canada depuis l'étranger et obtenir le droit de s'établir au pays avant d'y entrer. Il traitait également des caractéristiques propres à une décision prise à des fins administratives.

[40]      Dans l'arrêt Dass, précité, le juge Strayer a conclu que l' « on présume qu'une décision a été prise lorsqu'il en est dûment donné avis aux parties concernées » (page 421, au par. 23). Il a conclu qu'il n'était pas approprié que la Cour examine de la correspondance interministérielle et de la correspondance intraministérielle pour déterminer si une décision a été prise et, le cas échéant, quand elle l'a été. Les décisions internes, provisoires, intérimaires et non communiquées ne peuvent faire l'objet d'une demande de contrôle judiciaire.

[41]      L'avocate du ministre a ensuite traité des notes CAIPS et soutenu que la décision de BB n'avait pas été communiquée à la demanderesse et qu'il s'agissait d'une affaire strictement administrative.

[42]      Il y a un problème de preuve en l'espèce vu que le ministre n'a pas produit d'affidavit à l'appui de ses prétentions. Le dossier certifié est le meilleur élément de preuve dont nous disposons eu égard aux prétentions du ministre.

[43]      Je ne peux accepter, pour deux raisons, la prétention du ministre selon laquelle certaines décisions que les agents des visas ont prises au sujet de la demanderesse avant qu'on lui envoie une lettre de refus en bonne et due forme en 1998 étaient strictement de nature interne. Premièrement, peu importe le fondement de la décision de BB, cette décision a été communiquée à la demanderesse étant donné que des directives médicales lui ont été envoyées. Par contre, le décision de M. Oppertshauser n'a pas été communiquée à la demanderesse et elle est demeurée, compte tenu de l'arrêt Dass, précité, une décision de nature interne. Deuxièmement, M. LeConte a expressément informé la représentante de la demanderesse le 21 février 1998 que son gestionnaire s'était dit d'accord qu'il convenait de prendre une décision favorable fondée sur des motifs d'ordre humanitaire. Compte tenu de l'arrêt Chandler, précité, on ne pouvait contester l'exercice favorable que BB a fait de son pouvoir discrétionnaire en l'absence de violation de la justice naturelle, ce qui est le cas en l'espèce.

[44]      Ayant tiré cette conclusion, je ne suis pas tenu de traiter de la troisième question litigieuse que la demanderesse a soulevée, savoir que la décision de l'agent des visas Beaupre était abusive parce qu'elle n'était pas fondée sur des faits véridiques.

[45]      En conséquence, les décisions des agents des visas sont annulées et la demande de résidence permanente que la demanderesse a déposée doit être examinée par un autre agent des visas conformément aux présents motifs. Les dépens sont adjugés en faveur de la demanderesse sur la base des frais entre parties.


« François Lemieux »

                                             J U G E


OTTAWA (ONTARIO)

LE 12 JUILLET 2000.




Traduction certifiée conforme


Bernard Olivier, B.A., LL.B.

COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER



NO DU GREFFE :          IMM-3917-99 et IMM-5048-99

INTITULÉ DE LA CAUSE :      Phema Phuti c. Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration

                

LIEU DE L'AUDIENCE :      Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :      le 15 juin 2000

MOTIFS D'ORDONNANCE EXPOSÉS PAR MONSIEUR LE JUGE LEMIEUX

EN DATE DU :          12 juillet 2000



ONT COMPARU :


M. Lorne Waldman                      POUR LA DEMANDERESSE

Mme Neeta Logsetty                      POUR LE DÉFENDEUR


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :


M. Lorne Waldman                      POUR LA DEMANDERESSE

Toronto (Ontario)

M. Morris Rosenberg                      POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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