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Date : 20050419

Dossier : IMM-8674-04

Référence : 2005 CF 524

Ottawa (Ontario), le 19 avril 2005

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE MACTAVISH                                  

ENTRE :

NIXON VALÈRE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                La demande d'asile de Nixon Valère a été rejetée parce que la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a conclu qu'il existait des motifs sérieux de croire qu'il avait participé, en tant que complice, à des crimes contre l'humanité commis par la Police nationale haïtienne (PNH).


[2]                M. Valère tente de faire infirmer la décision; il prétend que la Commission a erré en concluant qu'il n'était pas un réfugié au sens de la Convention, alors que la preuve soumise devant la Commission n'appuyait pas une telle conclusion.

Contexte

[3]                De 1996 à 1999, M. Valère a été membre de la PNH. Tout au long de cette période, M. Valère occupait un poste d'agent de niveau 2, un grade junior au sein de la force policière.

[4]                M. Valère a indiqué qu'il était conscient de la corruption au sein de la PNH. Il dit qu'il est entré en conflit avec ses supérieurs lorsqu'il a refusé de participer à de tels agissements, et ce, de quelque façon que ce soit. Il était également conscient du fait que certains de ses collègues étaient coupables de violations des droits de la personne, mais nie avoir déjà commis de telles violations. Il nie également avoir été présent lorsque ses collègues ont commis des crimes contre l'humanité.

[5]                M. Valère n'était pas le seul à s'opposer à la corruption au sein de la PNH. Il a affirmé que deux de ses collègues défendaient les mêmes valeurs que lui et qu'ils s'étaient eux aussi opposés à la corruption au sein de la force policière. Ces deux collègues ont été tués, l'un en 1997 et l'autre en 1999. On a blâmé les trafiquants de drogues pour les deux meurtres, qui ne sont toujours pas résolus. M. Valère croit que ses collègues ont été tués parce qu'ils refusaient de prendre part à la corruption.


[6]                M. Valère a acheté son billet pour le Canada le lendemain du meurtre de son collègue en 1999. Il affirme qu'un ami journaliste lui a dit qu'on désirait également le supprimer.   

La décision de la Commission

[7]                La Section de la protection des réfugiés ne s'est pas prononcée sur le fond de la demande d'asile de M. Valère puisqu'elle a conclu qu'il ne pouvait pas présenter une demande en vertu de la section F a) de l'article premier de la Convention de 1951 des Nations Unies relative au statut des réfugiés et de l'article 98 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés.

[8]                Pour exclure M. Valère de la définition de réfugié, la Commission a conclu que les violations des droits de la personne par des membres de la PNH avaient été commises de façon constante, sur une base régulière. La Commission a également conclu que M. Valère savait, avant de joindre la force, que la PNH violait les droits de la personne, mais qu'il s'y était tout de même joint, volontairement, et qu'il était demeuré à son service pendant trois ans.

[9]                La Commission a estimé qu'il était invraisemblable que M. Valère, comme il le déclare, se soit joint à la PNH pour lutter contre la corruption. La Commission a douté aussi de son affirmation voulant qu'il connaisse très peu de choses sur ce qui se passait au sein de la force, et elle a conclu qu'il a tenté de minimiser dans son témoignage sa connaissance des abus perpétrés par la PNH.


[10]            Enfin, la Commission a examiné le fait que M. Valère est demeuré au sein de la PNH pendant trois ans, sans se dissocier de la force policière. Étant donné que M. Valère était au courant des actes commis par les membres de la PNH, la Commission a estimé que son association continue avec la force signifiait qu'il partageait l'intention commune de commettre des abus et qu'il était complice de crimes contre l'humanité.   

Question en litige

[11]            La seule question concernant la présente demande est de savoir si la Commission a erré lorsqu'elle a conclu que M. Valère était exclu de la définition de réfugié du fait de sa complicité dans des crimes contre l'humanité, en vertu de la section F a) de l'article premier de laConvention et de l'article 98 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés.

Norme de contrôle

[12]            Étant donné qu'il n'a pas été prouvé devant la Commission que M. Valère avait lui-même commis un crime contre l'humanité, la Commission a dû examiner les circonstances de l'affaire et déterminer si ces circonstances appuyaient l'inférence de complicité. Il s'agit d'une question mixte de fait et de droit, susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Harb c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2003), 302 N.R. 178, au paragraphe 14.


Les règles de droit en matière de complicité

[13]            Pour déterminer si la Commission a erré en concluant que M. Valère était exclu de la définition de réfugié du fait de sa complicité dans des crimes contre l'humanité, il importe de bien comprendre les règles de droit applicables en la matière.

[14]            La section F a) de l'article premier de la Convention de 1951 des Nations unies relative au statut des réfugiés exclut du champ d'application de la Convention les « personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser qu'elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes » .

[15]            L'article 98 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés imcorpore la section F a) de l'article premier de la Convention dans le droit interne canadien.

[16]            Le fardeau d'établir qu'un individu a été directement ou indirectement impliqué dans des crimes contre l'humanité revient au défendeur : Ramirez c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.F.), au paragraphe10.

[17]            La norme de preuve exige quelque chose de plus qu'une simple suspicion ou conjecture, mais moins que la norme civile de la prépondérance de la preuve : Lai c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, 2005 C.A.F. 125, au paragraphe 25.


[18]            Ceci étant dit, il suffit que le ministre démontre qu'il existe des motifs sérieux de croire que le demandeur est coupable : Ramirez, au paragraphe 5, Moreno c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 298 (C.A.F.), au paragraphe 16.

[19]            La question de savoir si une personne a agi comme complice dans des crimes contre l'humanité est essentiellement une question de fait qui doit être examinée en fonction de chaque cas. Il existe cependant de nombreuses décisions provenant de la Cour d'appel fédérale qui établissent certains principes généraux à suivre à cet égard. Parmi ces décisions se trouvent Ramirez, Moreno et Harb, précitées, ainsi que Sivakumar c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 433, et Bazargan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1996), 205 N.R. 282.

[20]            La jurisprudence démontre clairement qu'il n'est pas nécessaire d'être l'auteur des crimes contre l'humanité pour être exclu. Dans certaines circonstances, des individus peuvent être tenus responsables des actes commis par d'autres individus.

[21]            Les principes à retenir de la jurisprudence de la Cour d'appel fédérale quant au degré de participation requis pour déterminer la complicité ont été résumés par la juge Layden-Stevenson dans Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 C.F. 1356. Elle a dit ce qui suit :


[27] Des complices, de même que des auteurs principaux, peuvent être considérés comme ayant commis des crimes internationaux [¼] La Cour, dans Ramirez, a reconnu le concept de complicité défini comme une participation personnelle et consciente et, dans Sivakumar, le concept de complicité par association par lequel des individus peuvent être tenus responsables d'actes commis par d'autres en raison de leur association étroite avec les auteurs principaux. La complicité dépend de l'existence d'une intention commune et de la connaissance que toutes les parties en cause peuvent en avoir : voir Ramirez et Moreno.

[28] Madame la juge Reed, dans la décision Penate c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 2 C.F. 79 (1ère inst.) a résumé comme suit, aux paragraphes 84 et 85, les principes établis dans la trilogie :

Dans les décisions Ramirez, Moreno et Sivakumar, il est question du degré ou du type de participation qui constitue la complicité. Il ressort de ces décisions que la simple adhésion à une organisation qui commet sporadiquement des infractions internationales n'implique pas normalement la complicité. Par contre, lorsque l'organisation vise principalement des fins limitées et brutales, comme celles d'une police secrète, ses membres peuvent être considérés comme y participant personnellement et sciemment. Il découle également de cette jurisprudence que la simple présence d'une personne sur les lieux d'une infraction en tant que spectatrice par exemple, sans lien avec le groupe persécuteur, ne fait pas d'elle une complice. Mais sa présence, alliée à d'autres facteurs, peut impliquer sa participation personnelle et consciente.

Selon mon interprétation de la jurisprudence, sera considéré comme complice quiconque fait partie du groupe persécuteur, qui a connaissance des actes accomplis par ce groupe, et qui ne prend pas de mesures pour les empêcher (s'il peut le faire) ni ne se dissocie du groupe à la première occasion (compte tenu de sa propre sécurité), mais qui l'appuie activement. On voit là une intention commune. Je fais remarquer que la jurisprudence susmentionnée ne vise pas des infractions internationales isolées, mais la situation où la perpétration de ces infractions fait continûment et régulièrement partie de l'opération.

[22]            Il est à noter que l'acquiescement passif ne permet pas d'invoquer la disposition d'exclusion. Il faut établir une participation personnelle aux actes de persécution pour démontrer la complicité : Moreno, paragraphe 50. La mens rea est un élément essentiel du crime : Moreno, paragraphe 51.


[23]            Les fonctions qu'occupe un individu au sein de l'organisation en question sont également pertinentes. Comme l'a noté la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Moreno, plus une personne est impliquée dans le processus décisionnel et moins elle tente de contrecarrer la perpétration d'actes inhumains, plus il est vraissemblable qu'elle soit criminellement responsable. Inversement, plus l'intéressé est éloigné des échelons supérieurs, moins il est probable que le degré de complicité requis pour entraîner des sanctions criminelles ou l'application de la disposition d'exclusion sera atteint : voir paragraphe 53. Voir aussi Sivakumar, paragraphes 9 et 10.

[24]            Dans ces conditions, un facteur important à prendre en considération est la preuve que l'individu s'est opposé au crime ou a essayé d'en prévenir la perpétration ou de se retirer de l'organisation : Sivakumar, paragraphe10. On ne saurait donc exiger que l'intéressé mette en danger sa vie ou sa sécurité pour sortir d'une organisation. Mais il ne doit pas non plus se comporter en « robot amoral » : Ramirez, paragraphe 22 et Moreno, paragraphe 47.

Analyse

[25]            Forte de ces principes pertinents, je vais maintenant déterminer si la Commission a erré dans son application de la Loi eu égard aux faits de la présente affaire.                                                                     

[26]            La Commission est d'avis que les violations des droits de la personne par des membres de la PNH ont été continues et régulières. Elle n'a cependant pas conclu que l'organisation visait uniquement des fins limitées et brutales et la preuve documentaire présentée devant la Commission a d'ailleurs démontré qu'il y a des agents honnêtes au sein de la force tout comme des agents corrompus. Les renseignements sur la situation dans ce pays démontrent que des efforts considérables ont été déployés pour éviter les abus perpétrés par des membres de la PNH.


[27]            De plus, M. Valère était un agent subalterne de la PNH durant les trois années qu'il a passées au sein de la force. Rien n'indique qu'il était impliqué dans le processus décisionnel de la PNH.

[28]            Par conséquent, M. Valère ne pouvait être jugé complice de crimes contre l'humanité du seul fait qu'il occupait un poste au sein de la PNH.

[29]            Il reste donc à déterminer la portée de l'implication de M. Valère dans les crimes contre l'humanité. À cet égard, la Commission a mis en doute la déclaration de M. Valère voulant qu'il n'ait jamais été témoin d'abus de la part de ses confrères. La Commission est d'avis que M. Valère devait être au courant de ce qui se passait. Selon le défendeur, le seul fait d'être au courant de crimes commis par d'autres, même par un agent junior, suffit pour déterminer que M. Valère était complice des crimes de ses confrères. Selon le défendeur, cela est d'autant plus vrai que M. Valère a volontairement passé trois années au sein de la PNH.

[30]            Je ne suis pas d'accord.

[31]            Peu importe les doutes qu'a pu entretenir la Commission sur certains aspects de la version des faits présentée par M. Valère, il revenait ultimement au ministre de prouver qu'il était exclu de la définition de réfugié.


[32]            La Commission ne disposait d'aucun élément de preuve lui permettant de conclure que M. Valère avait lui-même commis un crime contre l'humanité, ou qu'il avait fait quoi que ce soit pour aider d'autres personnes à commettre de telles infractions. Même s'il était au courant des crimes perpétrés par les autres, je ne suis pas convaincue, dans les circonstances particulières de l'espèce, que cela puisse démontrer qu'il partageait un but commun avec les auteurs des crimes.

[33]            De plus, bien que la Commission semble avoir rejeté l'allégation de M. Valère selon laquelle il a lutté contre la corruption au sein de la PNH, elle n'était pas en droit de conclure qu'il avait participé à des crimes contre l'humanité, uniquement en s'appuyant sur son rang peu élevé au sein de la force : Saftarov c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [2004] A.C.F. no 1246, paragraphe 13.

[34]            Comme la Cour d'appel fédérale l'a dit dans l'affaire Moreno, l'acquiescement passif ne permet pas d'invoquer la disposition d'exclusion. Il faut établir une participation personnelle aux actes de persécution pour établir la complicité.

[35]            Aucun élément de preuve n'a démontré que M. Valère était un participant conscient aux crimes contre l'humanité. Le juge O'Reilly a dit ce qui suit dans l'affaire Saftarov :

L'accusation de crimes contre l'humanité est très grave. Il faut être en mesure de démontrer une participation consciente à des crimes graves. Subsidiairement, on peut tirer une inférence d'implication en démontrant l'appartenance à une organisation avant tout vouée aux violations des droits de la personne. Toutefois, il n'est pas possible ici de démontrer l'un ou l'autre de ces faits.


Conclusion

[36]            Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

Certification

[37]            Aucune des parties n'a proposé de question à être certifiée et aucune question n'est soulevée ici.            

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE:

1.          La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour que celui-ci procède à un nouvel examen.

2.          Aucune question d'importance générale n'est certifiée.

           

               « Anne Mactavish »                    

Juge                                

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


                                                                              

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                        IMM-8674-04

INTITULÉ :                                        NIXON VALÈRE

demandeur

-et-

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

LIEU DE L'AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :             Le 14 avril 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE MACTAVISH

DATE DES MOTIFS :                     Le 19 AVRIL 2005

COMPARUTIONS :                                                                                     

MICHAEL BOSSINPOUR LE DEMANDEUR

                                                                              

MARIE CROWLEYPOUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

MICHAEL BOSSINPOUR LE DEMANDEUR

Ottawa (Ontario)                                                        

JOHN H. SIMS, c.r.POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

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