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Date : 20040204

Dossier : T-343-03

Référence : 2004 CF 192

ENTRE :

                                                      MICHAEL ANGELO LENA

                                                                                                                                      demandeur

                                                                            et

                    LTABLISSEMENT KENT et LE DIRECTEUR PAUL URMSON

                        et LE SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA et autres

                                     et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                      défendeurs

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE HARGRAVE

CONTEXTE

[1]                 Par cette demande de contrôle judiciaire, M. Lena, qui, lors du dépôt de sa demande, était un détenu de l'établissement Kent, à Agassiz, en Colombie-Britannique, sollicite un redressement à l'encontre de l'établissement, à l'encontre de son ancien directeur et à l'encontre du procureur général du Canada, pour obtenir plein accès aux ressources de l'établissement Kent et pour être ainsi en mesure de faire appel de sa condamnation et d'obtenir une ordonnance leur enjoignant de lui remettre les 28 boîtes de dossiers se rapportant à son appel.

[2]                 L'affidavit révèle que, le 10 février 2003, M. Lena, qui avait tenté de frapper un autre détenu avec ce qui semblait être un couteau maison, fut placé en isolement. D'après les pièces ultérieures déposées par les défendeurs et par M. Lena, il semble que, en isolement, il bénéficiait d'aménagements raisonnables, ainsi que d'un accès raisonnable aux actes de procédure, afin de faire avancer son appel, mais je crois aussi qu'il était soumis à certaines restrictions.

[3]                 Il y a cette fois dans ce dossier trois requêtes écrites. Dans l'une d'elles, M. Lena demande l'autorisation de déposer des affidavits accompagnés de pièces non établies sous serment. Par la deuxième requête, M. Lena demande un ajournement général de cette procédure, parce que, dans son nouvel environnement au Québec, il n'a pas suffisamment accès à des équipements de photocopie ni à un commissaire. Par la troisième requête, qui donne lieu aux présents motifs, les défendeurs voudraient faire radier la demande de contrôle judiciaire, qu'ils jugent sans intérêt pratique, parce qu'elle repose sur des conditions qui existaient à l'établissement Kent, en Colombie-Britannique. Je ferais observer ici que les diverses pièces accompagnant cette troisième requête parlent tantôt du défendeur et tantôt des défendeurs, mais je crois comprendre que l'avocat de la Couronne introduit la requête en radiation de la procédure de contrôle judiciaire au nom de l'ensemble des défendeurs.

LA REQUÊTE DES DÉFENDEURS


[4]                 Les défendeurs, qui voudraient faire radier cette demande de contrôle judiciaire, disent que la demande est théorique en raison des circonstances entourant l'incarcération de M. Lena. Ils disent qu'ils n'ont pu apporter le niveau requis d'attention et de garde à l'établissement Kent, en Colombie-Britannique, et que M. Lena a donc été transféré dans une unité spéciale de détention, au Centre régional de réception de Sainte-Anne-des-Plaines (Québec), avec tous ses effets personnels, y compris ses documents judiciaires. Les défendeurs disent que, dans ces conditions, aucun redressement ne saurait s'appliquer à quoi que ce soit qui concerne le séjour de M. Lena à l'établissement Kent : par conséquent, la demande de contrôle judiciaire fondée sur son incarcération à l'établissement Kent, ainsi que sur les conditions de son incarcération, est hypothétique, car le redressement qu'il demande, et qui participe d'un mandamus, concerne le libre accès aux installations et commodités de l'établissement Kent, ainsi qu'un présumé vol de ses dossiers judiciaires qui aurait été commis par l'établissement Kent ou en son nom.

[5]                 Les pièces de cette requête ont été signifiées à M. Lena, qui n'y a pas répondu. Cependant, une requête en radiation qui n'est pas contestée n'est pas automatiquement admise. La partie requérante doit observer une norme rigoureuse.

EXAMEN

Radiation d'une requête pour absence d'intérêt pratique


[6]                 D'abord, la Cour d'appel, dans l'arrêt David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588, s'était exprimée contre la radiation d'une demande de contrôle judiciaire sauf circonstances très exceptionnelles. Les jugements qui ont donné suite à cette mise en garde sont les suivants : Garcia c. Canada (Ministre de la Justice) (1997), 129 F.T.R. 174 (C.F. 1re inst.), Bouchard c. Canada (Ministre de la Défense nationale) (1998), 158 F.T.R. 232 (C.F. 1re inst.) et Wheaton c. Société canadienne des postes (2000), 186 F.T.R. 108 (C.F. 1re inst.). On peut résumer le principe de la manière suivante : le critère des circonstances exceptionnelles est rempli lorsqu'il y a lieu de radier une procédure si cela peut éviter une perte de temps pour tout le monde.

[7]                 Le critère des circonstances exceptionnelles est appliqué lorsque le redressement demandé n'a plus de valeur pratique : à titre d'exemples, voir Labbé c. Canada (la Commission Létourneau) (1997) 128 F.T.R. 291 (C.F. 1re inst.); Narvey c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1997), 140 F.T.R. 1 (C.F. 1re inst.); Lee c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1997) 126 F.T.R. 229 (C.F. 1re inst.) et Association Pauktuutit des femmes inuit c. Canada (2003), 229 F.T.R. 8 (C.F. 1re inst.).

Le principe général du caractère théorique

[8]                 Avant d'examiner la raison d'être du principe du caractère théorique, signalons que le juge Sopinka, dans l'arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, à la page 353, voyait dans ce principe l'un des aspects d'une pratique générale :


15       La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu'un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu'une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s'applique quand la décision du tribunal n'aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l'affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l'action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si, après l'introduction de l'action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu'il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique. Le principe ou la pratique général s'applique aux litiges devenus théoriques à moins que le tribunal n'exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas l'appliquer. J'examinerai plus loin les facteurs dont le tribunal tient compte pour décider d'exercer ou non ce pouvoir discrétionnaire.

L'analyse préconisée par le juge Sopinka est une analyse en deux temps :

16       La démarche suivie dans des affaires récentes comporte une analyse en deux temps. En premier, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. En deuxième lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s'il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l'affaire. La jurisprudence n'indique pas toujours très clairement si le mot « théorique » (moot) s'applique aux affaires qui ne comportent pas de litige concret ou s'il s'applique seulement à celles de ces affaires que le tribunal refuse d'entendre. Pour être précis, je considère qu'une affaire est « théorique » si elle ne répond pas au critère du « litige actuel » . Un tribunal peut de toute façon choisir de juger une question théorique s'il estime que les circonstances le justifient. (loc.cit.)

Venons-en à la raison d'être du principe du caractère théorique, et aux points à considérer.

[9]                 Le critère à appliquer est exposé dans l'arrêt Borowski, précité. Le juge Sopinka dit, aux pages 359 à 362, qu'il y a trois aspects à considérer pour savoir si une procédure est théorique et s'il convient ou non de décider qu'une procédure théorique devrait néanmoins aller de l'avant :

(i)                  l'existence d'un système contradictoire;

(ii)                l'économie des ressources judiciaires; et

(iii)              l'obligation pour le tribunal d'être conscient de sa fonction juridictionnelle.

[10]            Selon le principe général évoqué dans l'arrêt Borowski, précité, un tribunal ne jugera pas une affaire qui soulève des questions hypothétiques ou abstraites. Il existe une notion parallèle en ce qui a trait au contrôle judiciaire, car un tribunal ne fera pas droit à un recours extraordinaire lorsque le différend est théorique, c'est-à-dire totalement dépourvu de conséquences pratiques : voir Pauktuutit (précité), à la page 13. Je me référerais ici également à l'arrêt Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821, à la page 832. Monsieur le juge Dickson y faisait observer que deux facteurs permettront de dire si un litige est suffisamment actuel pour justifier un jugement déclaratoire :

Le premier facteur vise la « réalité du litige » . Il est clair qu'un jugement déclaratoire n'est normalement pas accordé lorsque le litige est passé et est devenu théorique ou lorsque le litige n'est pas encore né et ne naîtra probablement pas.

Puis il ajoutait :

... Une fois admis qu'il existe un litige réel et qu'accorder un jugement est discrétionnaire, alors la seule autre question à résoudre est de savoir si le jugement déclaratoire est à même de régler, de façon pratique, les questions en l'espèce.

J'ajouterais que ces notions, la réalité du litige et l'effet pratique, sont circonscrites par l'idée selon laquelle un tribunal ne doit décider que ce qui est nécessaire pour disposer d'une affaire. Je vais maintenant examiner si la présente affaire est ou non dépourvue d'intérêt pratique.

Le principe du caractère théorique et la présente demande de contrôle judiciaire


[11]            M. Lena pense sans doute encore qu'il n'a pas été bien traité à l'établissement Kent, mais il n'y a plus de litige actuel, de différend véritable, puisque M. Lena, ses dossiers et ses effets personnels ont été déménagés de l'établissement Kent vers une unité spéciale de détention située au Québec. Statuer par contrôle judiciaire dans la présente affaire ne changerait absolument rien en pratique pour M. Lena puisqu'il n'est plus à l'établissement Kent, pas même ses effets personnels ni le dossier de son appel à l'encontre de sa condamnation. Les points litigieux sont donc devenus théoriques. Comme je l'ai dit, un tribunal n'accordera pas le genre de redressement recherché par M. Lena quand le différend est devenu théorique, c'est-à-dire dépourvu de toute valeur pratique. Encore une fois, M. Lena a le droit de penser qu'il a été en bute à des vexations, mais sa demande de contrôle judiciaire ne comporte plus maintenant un contexte contradictoire mettant en cause l'établissement Kent. Rien ne dépend aujourd'hui d'une décision que pourrait rendre la Cour. Je passe maintenant à la question du pouvoir discrétionnaire.

[12]            Pour savoir si je dois exercer mon pouvoir discrétionnaire et laisser cette affaire aller de l'avant, je dois tenir compte de l'impératif d'économie des ressources judiciaires. Il s'agit ici de savoir si des circonstances spéciales font qu'il vaudrait la peine de consacrer des ressources judiciaires comptées à une question qui est maintenant théorique. La cause portée devant la Cour par M. Lena est pour lui importante, mais elle est assez complexe, et, après que des ressources judiciaires et des fonds publics lui auront été consacrés, le résultat pratique sera nul pour les parties. Une décision n'aura aucune incidence sur qui que ce soit, car la réparation que voudrait obtenir M. Lena est une réparation individuelle. D'ailleurs, eu égard à l'absence d'un contexte contradictoire et à l'impératif d'économie des ressources judiciaires, et vu l'analyse coûts-avantages dont faisait état le juge Sopinka dans l'arrêt Borowski, à la page 361, il n'existe aucun intérêt susceptible de justifier l'affectation de ressources judiciaires, qu'il faut employer avec parcimonie.


[13]            Je passe maintenant à la nécessité pour la Cour, selon les mots employés par le juge Sopinka, dans l'arrêt Borowski, précité, à la page 362, de se montrer consciente de sa fonction d'élaboration du droit. Laisser l'affaire suivre son cours, puis prononcer un jugement en l'absence d'un différend qui modifie les droits des parties, ne serait pas nécessairement usurper sur la fonction législative, une cause de préoccupation pour le juge Sopinka dans l'arrêt Borowski. Cependant, l'absence de l'une des trois raisons d'être du principe du caractère théorique dans un cas donné ne rend nullement irrecevable une requête en radiation pour absence d'intérêt pratique. Le juge Sopinka avait appelé l'attention sur ce point dans l'arrêt Borowski, à la page 363, lorsqu'il disait qu'il faut établir un équilibre : l'absence d'un facteur peut être compensée par la présence des deux autres. Dans le cas présent, vu le caractère théorique de l'affaire, ce à quoi s'ajoutent l'absence d'un contexte contradictoire et l'impératif d'économie des ressources judiciaires, il est impossible de dire que la Cour ne s'écarterait pas de son rôle fondamental si elle décidait de statuer sur la demande de M. Lena.

[14]            M. Lena n'a pas répondu à la requête de la Couronne en radiation de la procédure de contrôle judiciaire, mais il aurait pu dire qu'il serait peut-être un jour transféré de nouveau à l'établissement Kent. Je ne suis pas prêt à conjecturer sur cette possibilité. Le demandeur se trouvant maintenant dans une unité spéciale de détention au Québec, cette demande de contrôle judiciaire est de toute évidence une demande vouée à l'échec, et donc une demande qu'il n'y a pas lieu d'instruire, car ce serait alors une perte de temps pour tous les intéressés. La demande de contrôle judiciaire est radiée et rejetée. Il n'a pas été réclamé de dépens, et il n'en est pas adjugé.


[15]            Ayant mis un terme à cette demande de contrôle judiciaire, il ne m'est pas nécessaire d'examiner les requêtes introduites par M. Lena pour obtenir un ajournement ou pour être dispensé du dépôt d'affidavits sous la foi du serment.

           « John A. Hargrave »           

     Protonotaire

Vancouver (Colombie-Britannique)

le 4 février 2004

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                             AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

REQUÊTES JUGÉES SUR PIÈCES, SANS LA COMPARUTION DES PARTIES

DOSSIER :                                         T-343-03

INTITULÉ:                                         Michael Angelo Lena c. Ltablissement Kent et autres

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :    LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

DATE DES MOTIFS :                       LE 4 FÉVRIER 2004

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Michael Angelo Lena                        

Mary Ann Barker

DEMANDEUR, pour lui-même

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Michael Angelo Lena

Agassiz (Colombie-Britannique)

Morris A Rosenberg

Sous-procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Vancouver (Colombie-Britannique)

DEMANDEUR, pour lui-même

                                

                                

POUR LES DÉFENDEURS

                                


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