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Date : 20050317

Dossier : T-215-02

Référence : 2005 CF 386

ENTRE :

                                     RENOVA HOLDINGS LTD., JOHN JACKSON,

                DAVE BOUCHARD et RON DUFFY, agissant chacun en leur propre nom

et au nom de toutes les personnes qui ont été producteurs

ou qui sont actuellement producteurs et qui résident ou ont résidé

dans la région désignée entre le 5 juillet 1935 et aujourd'hui

                                                                                                                                        demandeurs

et

LA COMMISSION CANADIENNE DU BLÉ et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

[1]                Dans la présente action, la déclaration prend la forme d'une action collective dans laquelle les demandeurs, des producteurs de blé du Manitoba, de la Saskatchewan, de l'Alberta et du district de Peace River en Colombie-Britannique (la région désignée), poursuivent la Commission canadienne du blé (la Commission) et le procureur général du Canada pour usage inapproprié de fonds mis en commun provenant de la vente de grains produits par les demandeurs dans la région désignée. La requête qui est l'objet des présents motifs vise à faire annuler soit la déclaration au complet soit la déclaration à l'égard du procureur général. Je traiterai d'abord de certains éléments pertinents du contexte.


CONTEXTE

[2]                En vertu de l'article 32 de la Loi sur la Commission canadienne du blé, L.R.C. 1985, ch. 12, la Commission commercialise le blé produit dans la région désignée. La déclaration, qui, comme je l'ai dit plus tôt, prend la forme d'un recours collectif fondé sur l'article 114 des Règles, article qui était en vigueur au moment où elle a été formulée, explique que la Commission a délivré à des producteurs de l'extérieur de la région désignée des licences d'exportation directe pour le blé et que les revenus générés par ces ventes à l'exportation n'ont pas été mis en commun avec les revenus provenant de ventes faites par tous ceux qui ont cultivé dans la région désignée et ont fourni du blé à la Commission pour qu'elle le vende. Le point central de la cause d'action est cependant que la Commission a engagé des dépenses en accordant des licences d'exportation directe, qu'elle a ensuite à tort, aux dires des demandeurs, prélevées sur le compte de mise en commun contenant le produit des ventes tenu pour tous les producteurs de blé de la région désignée. Dans leur déclaration, les demandeurs affirment que la Commission avait, en tant que fiduciaire, une obligation fiduciaire envers eux, mais qu'elle a agi avec désinvolture en puisant dans le compte de mise en commun, faisant fi de leurs droits et violant ainsi son obligation fiduciaire envers eux. Les demandeurs cherchent à obtenir diverses réparations, dont des dommages-intérêts.


[3]                Les défendeurs demandent la radiation de la déclaration au motif que la Commission n'est tenue de rendre compte qu'au Parlement et que ni elle ni la Couronne n'avait d'obligation envers les demandeurs en tant que producteurs de blé ou n'avait de compte à leur rendre. Ainsi, ils prétendent qu'il n'existe pas de cause d'action ou, subsidiairement, qu'il n'existe pas de cause d'action contre le procureur général du Canada qui devrait, selon eux, être radié en tant que défendeur.

[4]                Pour compléter le présent contexte, et je note qu'aucune défense n'a été déposée, je ferai observer que les demandeurs ont donné avis qu'ils souhaitent modifier leur déclaration pour se conformer aux Règles de la Cour fédérale en matière de recours collectifs adoptées subséquemment et ajouter également l'allégation suivante :

[traduction] À cause de leur négligence et des fautes administratives et abus commis dans l'exercice de leur charge publique, les défendeurs ont violé leur devoir de diligence envers les demandeurs et les producteurs qu'ils représentent, outrepassant le pouvoir que leur confère la loi en matière d'opérations administratives.

Je n'ai pas à décider s'il faut modifier la déclaration pour la rendre conforme aux règles actuelles en matière de recours collectifs puisqu'il y a lieu de noter qu'on a permis que des actions engagées correctement en vertu de l'article 114 des Règles qui n'étaient pas conformes aux nouvelles règles en matière de recours collectifs puissent suivre leur cours (à coûts beaucoup moindres) en vertu de l'ancien article 114 des Règles. De plus, d'une part en raison du droit de modifier une déclaration, prévu à l'article 200 des Règles, avant que l'autre partie y ait répondu et d'autre part pour éviter la multiplicité des procédures interlocutoires, j'ai examiné la déclaration comme si elle contenait le paragraphe proposé faisant état de la faute et de l'abus dans l'exercice d'une charge publique. Ayant décrit le contexte pertinent, j'examinerai maintenant la requête.


EXAMEN

Radiation de la déclaration

[5]                Selon les défendeurs, la cause d'action des demandeurs a trait à la délivrance irrégulière et arbitraire de licences d'exportation entre 1935 et maintenant ainsi qu'au défaut de rendre compte de ces ventes à l'exportation. La déclaration présentée ne comprend pas d'allégation de délivrance irrégulière de licences d'exportation et le projet de déclaration modifiée qui a été communiqué avant l'audition de la présente requête ne comprend aucune allégation à cet effet : la délivrance de licences d'exportation n'est clairement et manifestement pas en litige dans la présente instance.

[6]                Les défendeurs prétendent aussi que le [traduction] « défaut de rendre compte adéquatement de ces ventes à l'exportation » est en litige : les demandeurs n'ont pas plaidé cela et encore une fois cela n'est pas en litige. Les défendeurs reconnaissent cependant que le litige porte sur le prélèvement indu de dépenses, lié à l'octroi de licences d'exportation directe, sur les comptes de mise en commun : la déclaration en fait état aux paragraphes 15 et 16.

[7]                Concernant l'argument relatif à l'obligation fiduciaire envers les demandeurs, les défendeurs affirment ensuite que la position des demandeurs est que les défendeurs [traduction] « [...] doivent par conséquent rendre compte aux demandeurs de l'argent qui n'a pas été porté au compte de mise en commun. » : les défendeurs ont encore une fois tort étant donné que les demandeurs n'ont pas allégué cela et que cela ne fait pas partie de leur cause d'action.

[8]                Au paragraphe 5 de leur mémoire des faits et du droit, les défendeurs ont ajouté que

[traduction] telle que formulée, la déclaration nécessiterait une enquête complète sur la gestion des licences d'exportation de CCB et des comptes de 1935 à aujourd'hui.

S'il s'agit de la conclusion des défendeurs, ils sont passés à côté de l'essentiel de la demande des demandeurs, de son intention et de son sens clair. En fait, cela paraît être le cas puisque les défendeurs posent ensuite, dans leur paragraphe introduisant leurs points en litige, la question suivante :

[traduction] Les demandeurs ont-ils une cause d'action de droit privé visant une reddition de compte, une négligence ou une violation d'obligation fiduciaire pour des pertes économiques réclamées relativement aux licences d'exportation délivrées par la Commission?

Les défendeurs affirment qu'il n'existe pas une telle cause d'action en droit en vertu de la Loi sur la Commission canadienne du blé ou selon les autorités reconnues qui ont examiné des demandes similaires de droit privé dans le passé.

[9]                À ce stade-ci, on peut raisonnablement se demander si les demandeurs ont besoin de réfuter quoi que ce soit dans la présente requête, mais j'examinerai quand même plus en profondeur les prétentions des défendeurs.


[10]            Le critère relatif à la radiation n'est pas en litige, les défendeurs renvoyant à cet égard à l'arrêt Dumont c. Canada (Procureur général) (1990), 67 D.L.R. (4th) 159 (C.S.C.), à la page 160, où la juge Wilson a observé le critère de l'affaire évidente et au-delà de tout doute établi dans le contexte de l'arrêt Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada (1980), 115 D.L.R. (3d) 1, à la page 5. Dans ce dernier arrêt, le juge Estey a dit qu'il faut tenir tous les faits allégués dans la déclaration pour avérés et qu'il ne doit y avoir radiation que dans les cas évidents, lorsque le tribunal est convaincu au-delà de tout doute que la demande ne révèle aucune cause d'action raisonnable. En l'espèce, l'avocat des défendeurs soutient que le deuxième volet du critère énoncé dans l'arrêt Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (H.L.), aux pages 751 et 752, concernant la question de savoir s'il existe des motifs de politique de rejeter ou de restreindre la portée de l'obligation, peut être examiné dans le cadre d'une procédure interlocutoire, comme l'a conclu le juge Huband dans l'arrêt M-Jay Farms Enterprises Ltd. c. Canadian Wheat Board (1997), 118 Man. R. (2d) 258, à la page 261.


[11]            Les défendeurs font ensuite valoir qu'il n'existe pas de cause d'action pour une reddition de compte. Ils renvoient à cet égard d'abord à la décision Riske c. Commission canadienne du blé (1976), 71 D.L.R. (3d) 686 (C.F. 1re inst.), où des producteurs de grains ont cherché à obtenir une reddition de compte de la Commission du blé relativement au produit des ventes réalisées par celle-ci. Dans cette affaire, la Commission du blé avait la position d'une entité légale responsable de la commercialisation méthodique des grains. La loi, qui lui conférait le pouvoir de fixer des prix, exigeait qu'elle rende compte régulièrement au ministre responsable. Insatisfaits du montant qui leur avait été versé, les demandeurs ont sollicité une reddition de compte pour établir si le prix auquel la Commission avait vendu les grains en question était justifié. Le juge a rejeté l'action au motif qu'elle ne révélait aucune cause d'action raisonnable parce que, en vertu de la loi, la Commission n'était pas responsable envers les producteurs particuliers mais plutôt envers le ministre et le Parlement.

[12]            La décision Riske ne portait pas sur une reddition de compte relative à des dépenses de la Commission sans lien avec son mandat, mais plutôt sur le prix de vente des grains, à savoir qu'il s'agissait essentiellement d'une attaque du système de mise en commun qui ferait en sorte que la Commission du blé devrait rendre des comptes de la vente des grains produits par chaque particulier. Il ne s'agit pas, bien sûr, de la question en litige en l'espèce, qui est de savoir si l'exigence prévue par la loi, énoncée au paragraphe 33(1)a) de la Loi sur la Commission canadienne du blé, a été satisfaite. Cette disposition exige que la Commission prélève sur le produit de la vente du blé particulier provenant de la région désignée « le prix d'achat du blé et les frais afférents aux opérations qu[e] [la Commission] a effectuées sur celui-ci [...] » [Non souligné dans l'original.] : cette disposition indique clairement que les prélèvements au titre des dépenses de la Commission doivent être afférents aux opérations relatives à ce blé, alors qu'en l'espèce l'allégation est que les prélèvements provenant du compte de mise en commun contenant le produit des ventes ont été utilisés pour payer une activité sans lien avec ces opérations. Une autre différence par rapport à la présente affaire est que, alors que l'affaire Riske portait avant tout sur une reddition de compte et qu'il s'agissait en fait de la réparation demandée, en l'espèce toute reddition de compte que l'on cherche à obtenir est subsidiaire à la véritable réparation sollicitée, savoir des dommages-intérêts pour l'usage fautif du produit de la vente mis en commun qui aurait dû, selon la loi, être remis aux demandeurs.


[13]            Les défendeurs invoquent l'arrêt M-Jay Farms Enterprises Ltd. c. Canadian Wheat Board, précité, de la Cour d'appel du Manitoba, pour soutenir que ni la Commission ni la Couronne n'a d'obligation légale envers les demandeurs. Il était question dans cette affaire d'une vente de blé de qualité inférieure pour le bétail par la Commission à un prix que l'on a prétendu être trop bas. Dans cette affaire, la Cour d'appel a fait observer que la Commission ne devait pas être attaquée pour avoir tenté de remplir le mandat que lui a confié la loi parce que sa loi constitutive prévoyait qu'elle rende compte au Parlement, et non aux producteurs dans des actions civiles. Cela constitue une illustration de l'application du deuxième volet du critère énoncé dans l'arrêt Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (H.L.), consistant à examiner, après avoir conclu à l'existence d'un lien étroit de proximité susceptible de causer, en l'absence de diligence, un préjudice, s'il existe des facteurs, y compris des motifs de politique, de rejeter ou de restreindre la portée de l'obligation. L'application de l'arrêt M-Jay Farms pose, à mon sens, comme difficulté que, dans cette affaire, la Commission avait fait de son mieux pour respecter son obligation légale et que la Cour d'appel n'allait pas remettre en question le prix fixé par la Commission en raison d'une attaque de la part de personnes non satisfaites du prix obtenu. À l'opposé, en l'espèce, l'allégation est de nature très différente : la Commission n'a pas respecté son obligation légale de déduire les dépenses engagées pour commercialiser un lot de grains donnés du prix obtenu pour ces grains précis. L'arrêt M-Jay Farms n'est d'aucune utilité pour les défendeurs.

[14]            Les défendeurs s'appuient sur la décision du juge Hugessen A.O. Farms Inc. c. Canada (2000), 28 Admin. L.R. (3d) 315, pour étayer leur argument selon lequel le gouvernement canadien a des obligations envers le public collectivement, et non envers le public individuellement. Dans cette affaire, il s'agissait d'un producteur de céréales qui avait subi des pertes économiques lorsque des modifications au Règlement sur la Commission canadienne du blé ont été invalidées parce qu'elles étaient ultra vires. Le litige portait, dans cette décision, sur la liberté du Parlement de légiférer, les décisions législatives, en tant que décisions de politique, ne pouvant faire l'objet de poursuites. En l'espèce, il n'est pas question de décisions législatives, mais simplement d'une allégation selon laquelle la Commission n'a pas suivi les directives prévues par la loi.

[15]            Les défendeurs prétendent aussi que la Commission ne peut avoir d'obligation fiduciaire envers les demandeurs parce qu'elle exerce des fonctions administratives ou fiduciaires. Cela n'est pas en litige. On prétend plutôt que la Commission a violé une obligation légale. On peut faire ici un parallèle avec une décision de la Cour d'appel fédérale à laquelle renvoie la Cour d'appel du Manitoba dans l'arrêt M-Jay Farms, précité, savoir l'arrêt Devloo c. Canada (1991), 129 N.R. 39 (C.A.F.). Cet arrêt était connexe, bien qu'ultérieur, à l'arrêt Brewer Bros. c. Canada (Procureur général) (1991), 80 D.L.R. (4th) 321 (C.A.F.). Ce dernier arrêt constitue un point de départ approprié lorsqu'on examine une question de violation d'obligation.


[16]            Dans l'arrêt Brewer Bros., il était question, d'une allégation de négligence imputée à la Couronne qui devait, selon la loi, vérifier la garantie fournie par un exploitant de silo de terminal céréalier qui a fait défaut, négligence ayant causé des pertes financières aux demandeurs. La Cour d'appel a noté dans cette affaire que les dispositions relatives aux garanties de la Loi sur les grains du Canada avaient pour but de protéger les producteurs de grains dont les cultures étaient entre les mains de l'exploitant d'un silo à grains. La Cour n'a pas estimé, dans l'arrêt Brewer Bros., que les dispositions relatives aux garanties législatives donnent directement naissance à une cause d'action, mais plutôt qu'elles étayent l'existence d'une obligation de diligence de droit privé. Le passage pertinent à cet égard est le suivant :

On n'a pas prétendu et je ne maintiens pas que ces dispositions en elles-mêmes ont créé une responsabilité en faveur des intimés. Le juge de première instance a souligné, en employant les mots du juge Dickson (tel était alors son titre) dans l'arrêt R. du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, précité, que la « notion d'un délit civil spécial de violation d'une obligation légale qui donnerait droit à des dommage-intérêts sur simple preuve d'une violation et d'un préjudice doit être rejetée » bien que « [l]a preuve de la violation d'une loi, qui cause un préjudice, peut être une preuve de négligence » . Dans la même décision, à la page 225, le juge Dickson a déclaré ce qui suit : « La violation d'une loi, lorsqu'elle a une incidence sur la responsabilité civile, doit être considérée dans le contexte du droit général de la responsabilité pour négligence » . Il semble donc qu'on peut tenir compte des dispositions susmentionnées de la Loi pour établir l'existence d'un des éléments fondamentaux de la négligence -l'obligation de diligence.

                                                       [Idem, page 23]


Un élément fondamental dans l'affaire Brewer Bros. était le lien clair et étroit entre, d'une part, le préjudice que la loi visait à prévenir et, d'autre part, le préjudice subi par les demandeurs. De plus, dans cet arrêt, la Cour d'appel a renvoyé, dans le passage susmentionné, à l'arrêt Saskatchewan Wheat Pool de la Cour suprême du Canada pour affirmer que bien qu'il n'y ait pas eu de délit civil spécial de violation d'une obligation légale, « [...] [l]a preuve de la violation d'une loi, qui cause un préjudice, peut être une preuve de négligence » . Comme le souligne le juge Stone de la Cour d'appel dans le passage précité, tout cela fournit « [...] une forte preuve de l'existence d'une obligation de diligence de droit privé. » Je note à cet égard que les défendeurs se fondent sur un passage de l'arrêt Guerin c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 335, à la page 385, où le juge Dickson, plus tard juge en chef, a fait remarquer que, de façon générale, il n'existe d'obligations de fiduciaire que dans le cas d'obligations prenant naissance dans un contexte de droit privé, mais où il a ensuite conclu que l'obligation de la Couronne était de la nature d'une obligation de droit privé. Dans l'arrêt Brewer Bros., la Cour d'appel a clairement conclu qu'il existait une obligation de droit privé et a donc approuvé le recouvrement des pertes, même s'il s'agissait de pertes purement financières. J'ajouterais qu'il existe en l'espèce un lien direct entre la loi, qui prévoit qu'il doit exister une correspondance entre le produit de la vente et les dépenses, et la violation présumée de ce concept, selon laquelle des dépenses sans lien avec les opérations ont été imputées à des fonds dont on peut soutenir qu'ils auraient dû, selon le libellé clair de la Loi sur les grains du Canada, revenir aux demandeurs.


[17]            De même, dans l'arrêt Devloo, précité, la Cour était saisie d'un grand éventail de questions, qui portaient notamment sur l'interprétation législative, l'existence d'une obligation de diligence, la violation de cette obligation et des préjudices qui en découlent ainsi que de la question de savoir si la Commission canadienne des grains pourrait être exonérée de toute responsabilité en raison de sa nature ou de la nature des actes ou omissions allégués. Dans l'arrêt Devloo, la Cour d'appel a adopté le raisonnement et les résultats de l'arrêt antérieur, Brewer Bros., et a réitéré que si la Loi sur les grains du Canada n'impose pas de responsabilité civile, elle fournit l'existence d'une preuve d'une obligation de diligence de droit privé dans des circonstances appropriées (page 55). La Cour d'appel a analysé la situation de la façon énoncée par la majorité des juges dans l'arrêt Just c. Colombie-Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228, où la Cour suprême du Canada a adopté la démarche en deux étapes pour déterminer l'existence de l'obligation de diligence de droit privée énoncée dans l'arrêt Anns, précité. Dans l'arrêt Devloo, la Cour d'appel a conclu qu'il y avait eu une violation de la norme requise de diligence, un lien de causalité relativement au préjudice causé et qu'il n'existait aucun obstacle relativement à la responsabilité soit en raison de la nature de la Commission des grains soit en raison de la nature de ce qui s'était produit.

[18]            Dans une requête en radiation d'une déclaration, si l'on considère la déclaration comme avérée, il appartient aux défendeurs d'établir que la demande ne peut clairement et manifestement pas être accueillie, ce que les défendeurs n'ont pas démontré. Cependant, les arguments contraires des demandeurs sont intéressants et instructifs étant donné qu'ils ont cité une jurisprudence inhabituelle, et je me reporte à cet égard à la décision Keeping c. Canada (2002), 210 Nfld. & P.E.I.R. 1, rendue par le juge Aylward de la Cour suprême de Terre-Neuve-et-Labrador. Dans cette décision, le litige portait sur une demande de dommages-intérêts découlant d'une mauvaise mesure du tonnage brut d'un navire de pêche par un agent du ministère des Pêches et des Océans. Le permis de pêche a ainsi été refusé et on a accordé des dommages-intérêts aux demandeurs, décision maintenue par la Cour d'appel de Terre-Neuve, (2003) 226 D.L.R. (4th) 285.

[19]            La décision Keeping est pertinente en l'espèce pour son analyse du deuxième volet du critère énoncé dans l'arrêt Anns, à savoir relativement aux motifs de rejeter ou de restreindre la portée de l'obligation des défendeurs. Le juge Aylward souligne, au paragraphe 58, que l'immunité accordée en cas de négligence, lorsqu'elle est conférée à la Couronne, est un concept qui est appliqué aux décisions de politique, mais pas aux décisions opérationnelles mettant en oeuvre une politique : il s'appuie sur les motifs du juge Linden qui, bien qu'ils constituent une dissidence, sont instructifs quant aux questions d'immunité de la Couronne, de décisions de politique et de décisions opérationnelles. Dans l'arrêt Comeau's Sea Foods Ltd. c. Canada, [1995] 2 C.F. 467, à la page 510, le juge Linden a commencé par renvoyer à un arrêt de la Cour suprême du Canada, Just c. Colombie-Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228, amorçant une analyse au sujet du vide entre le droit administratif et le droit de la responsabilité délictuelle, explorant ainsi un certain nombre de questions, notamment la différence entre les décisions de politique et les décisions relatives à la mise en oeuvre d'une politique ou les décisions opérationnelles mettant en oeuvre la politique. Renvoyant à l'arrêt Just, le juge Linden a fait observer que « [l]e juge [Cory] a formulé une mise en garde : il serait, a-t-il dit, inopportun de restaurer l'immunité du gouvernement et de nier l'évolution récente du droit » (loc. cit.). Il a ainsi établi une distinction entre les véritables décisions de politique et la mise en oeuvre de ces décisions. Aux pages 510 et 511, il s'est ensuite appuyé sur plusieurs passages du juge Cory dans l'arrêt Just :


[...] L'immunité gouvernementale initiale en matière de responsabilité délictuelle était devenue intolérable. C'est pourquoi des lois ont été adoptées pour imposer de façon générale à la Couronne la responsabilité de ses actes comme si elle était une personne. Cependant, la Couronne n'est pas une personne et elle doit pouvoir être libre de gouverner et de prendre de véritables décisions de politique sans encourir pour autant une responsabilité civile délictuelle. On ne saurait, par contre, restaurer l'immunité complète de la Couronne en qualifiant de « politique » chacune de ses décisions. D'où le dilemme qui a donné lieu à l'incessante bataille judiciaire autour de la différence entre « décision de politique » et « décision opérationnelle » . La distinction sera particulièrement difficile à faire dans les cas où on peut s'attendre à des inspections gouvernementales.

                                                                                                              [Just, à la page 1239]

Le juge Cory a tenu compte du besoin de mettre à l'abri des poursuites en responsabilité délictuelle les décisions de politique pour ne pas restreindre la prise de décisions par les gouvernements :

Les véritables décisions de politique devraient être à l'abri des poursuites en responsabilité délictuelle, de sorte que les gouvernements soient libres de prendre leurs décisions en fonction de facteurs sociaux, politiques ou économiques. Cependant l'application de ces décisions peut fort bien engager la responsabilité.

                                                                                                [Just, aux pages 1240 et 1241]

Le juge Cory a ensuite résumé les principes applicables, notamment la règle générale selon laquelle l'obligation de diligence issue du droit de la responsabilité délictuelle s'appliquera aux organismes mandataires de l'État de la même façon qu'aux particuliers, sous réserve de l'existence d'une proximité qui en justifie l'imposition :

En règle générale, l'obligation traditionnelle de diligence issue du droit de la responsabilité délictuelle s'appliquera à un organisme gouvernemental de la même façon qu'à un particulier. Pour déterminer si une telle obligation existe, il faut d'abord se demander s'il y a entre les parties une proximité suffisante pour en justifier l'imposition.

                                                                                                              [Just, à la page 1244]


Cependant, ce qui constitue une décision de politique susceptible de soustraire l'incident de la catégorie de décisions visées par l'obligation de diligence pourrait varier beaucoup :

Une autorité publique est assujettie à l'obligation de diligence à moins d'un motif valable de l'en exempter. Un motif valable d'exemption est le cas d'une véritable décision de politique prise par un organisme gouvernemental. Or ce qui constitue une décision de politique peut varier à l'infini et être prise à divers échelons, bien que ce soit normalement à un haut niveau.

                                                                                                              [Just, à la page 1242]

Dans l'arrêt Comeau's Sea Foods, le juge Linden a résumé comme suit les observations du juge Cory :

En d'autres termes, l'immunité en cas de négligence devrait être accordée avec parcimonie aux organismes de la Couronne. Seules de « véritables décisions de politique » , généralement prises à un échelon élevé, qui sont fonction de « facteurs sociaux, politiques ou économiques » et touchent « l'allocation de ressources budgétaires à des ministères » devraient être soustraites à l'application des principes de droit en matière de négligence.

                                                                                     [Comeau's Sea Foods, à la page 511]


Ayant fait cette observation, savoir qu'on ne devrait accorder qu'exceptionnellement l'immunité aux organismes de la Couronne en cas de négligence, je retournerais à la décision Keeping, au paragraphe 70, où le juge Aylward a appliqué pratiquement ce principe en concluant que le refus d'accorder un permis de pêche n'était pas une décision de politique visant à assurer une meilleure gestion et la protection de la pêche, mais plutôt une décision négligente quant à la mesure du tonnage d'un navire de pêche ayant eu pour conséquence le refus d'un permis, décision prise au niveau du ministère. En l'espèce, on peut très bien soutenir que la décision de politique, celle qui a été prise par le gouvernement au moment où il gouvernait, réside dans l'exigence de la Loi sur la Commission canadienne du blé que les dépenses correspondent aux lots de blé pertinents et que la négligence, pour laquelle pourrait être responsable la Commission du blé, consistait en le manque de correspondance entre les revenus avec les dépenses.


[20]            Tout cela constitue une position défendable différente de celle des défendeurs qui font valoir qu'il ne peut y avoir de rôle fiduciaire parce qu'il n'existe pas d'obligation de droit privé. Dans la présente affaire, on peut certainement soutenir qu'il existe une obligation de droit privé. L'avocat des défendeurs prétend également que la dépendance ou la vulnérabilité est une exigence indispensable pour fonder une obligation fiduciaire, renvoyant à la décision Première nation de Fairford c. Canada, [1999] 2 C.F. 48, aux pages 77 et 78, rendue par le juge Rothstein, maintenant juge de la Cour d'appel fédérale. Cette généralisation ne tient cependant pas compte de la signification de vulnérabilité que le juge Rothstein résume, à la page 78, comme étant la position dans laquelle se trouve la personne qui, malgré ses meilleurs efforts, ne peut pas empêcher l'abus causé par l'exercice d'une action du fiduciaire. De plus, le juge Rothstein a souligné, à la page 79, que la vulnérabilité pouvait dépendre des attentes raisonnables des parties, de l'attente que l'une des parties agirait dans l'intérêt de l'autre partie; se fondant sur l'arrêt Hodgkinson c. Simms, [1994] 3 R.C.S. 377, à la page 405, il affirme que la « vulnérabilité n'[est] pas la "marque distinctive d'une relation fiduciaire", mais qu'elle constitu[e] une indication importante de son existence » . En fait, dans la décision Fairford, le juge Rothstein a ensuite examiné la question de la vulnérabilité raisonnable dans le contexte tant des attentes raisonnables que des notions de pouvoir et de vulnérabilité. Une attente raisonnable peut prendre naissance de plusieurs façons, notamment par la loi, donnant lieu à une compréhension mutuelle selon laquelle la partie ayant le pouvoir selon la loi doit agir dans l'intérêt de l'autre et cela vise sans contredit les activités de la Commission, qui doit agir dans l'intérêt du producteur pour commercialiser les grains d'une façon ordonnée et rentable. Cette approche fondée sur les attentes raisonnables est examinée aux pages 82 et suivantes de la décision Fairford. Cet examen mène, à la page 87, à un bref examen de l'approche fondée sur les notions de pouvoir et de vulnérabilité, qui là encore peut trouver appui dans la loi.

[21]            Lorsque l'on applique les principes fondamentaux qui y sont résumés et énoncés, la décision Première nation de Fairford n'aide pas particulièrement les défendeurs à établir que la cause des demandeurs est clairement et manifestement futile.

Le procureur général en tant que partie

[22]            S'ils n'obtiennent pas la radiation de la totalité de la déclaration, les défendeurs demandent subsidiairement, pas explicitement dans la requête mais sur le fondement de la requête, la radiation de la déclaration contre le procureur général du Canada.


[23]            L'opportunité de constituer le procureur général comme partie à l'instance n'a pas été examinée en détail autrement que par rapport, d'une part, aux affirmations générales énoncées dans les moyens à l'appui de la requête et, d'autre part, à l'allégation de la déclaration selon laquelle le procureur général est une partie nécessaire aux termes de l'article 23 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif et l'affirmation de l'avocat des demandeurs selon laquelle la Couronne, représentée par le procureur général du Canada, aurait dû payer sur les revenus généraux les dépenses non afférentes aux opérations de commercialisation des grains non mis en commun. Je tiens à souligner que la Commission est une société d'État distincte et qu'il existe une allégation distincte dans la déclaration selon laquelle la Couronne a une obligation fiduciaire distincte envers les demandeurs.

[24]            La documentation est insuffisante pour établir que le procureur général du Canada n'est pas un défendeur approprié ou qu'il n'existe clairement et manifestement pas de cause d'action raisonnable contre lui et qu'il devrait donc être radié comme partie. Je tiens aussi à faire remarquer qu'il est optionnel de désigner la Couronne sous le nom de Sa Majesté la Reine ou de procureur général du Canada : voir à cet égard la décision Jose Pereira E Hijos SA c. Le procureur général du Canada (1996), 126 F.T.R. 167, à la page 187, où le juge MacKay renvoie aussi à la décision Liebmann c. Canada (Ministre de la défense nationale) (1993), 69 F.T.R. 81, à la page 92.

CONCLUSION


[25]            L'argument, dans l'ensemble défendable, que les avocats des demandeurs ont fait valoir est que si l'on examine la demande sous l'angle d'une créance, de la responsabilité délictuelle résultant d'une négligence ou du droit administratif pour délit de faute dans l'exercice d'une charge publique ou sous l'angle de la violation de l'obligation fiduciaire, il n'est pas clair et manifeste que les demandeurs ne réussiront pas à établir l'existence d'une cause d'action au procès étant donné qu'il n'y a pas de motifs de politique impérieux permettant à la Commission, qui a faire preuve de négligence en ne respectant pas son obligation légale de faire correspondre les dépenses aux revenus pertinents, de priver par procédure sommaire les demandeurs d'un recours. Je crois qu'il s'agit d'un résumé approprié. La requête est rejetée et les dépens sont adjugés aux demandeurs.

« John A. Hargrave »

Protonotaire

Traduction certifiée conforme

Sandra D. de Azevedo, LL.B.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                            T-215-02

INTITULÉ :                           Renova Holdings Ltd. et al. c. La Commission canadienne du blé et al.

LIEU DE L'AUDIENCE :                Vancouver (C.-B.)

DATE DE L'AUDIENCE :               le 14 juillet 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :             LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

DATE DES MOTIFS :                     le 17 mars 2005

COMPARUTIONS :

E.F. Anthony Merchant, c.r.                              POUR LES DEMANDEURS

Ronald J. Dumonceaux

Brian Hay                                                          POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Merchant Law Group                                        POUR LES DEMANDEURS

Regina (Saskatchewan)

Dinning Hunter Lambert & Jackson                    POUR LES DEMANDEURS

Victoria (Colombie-Britannique)

John H. Sims                                                     POUR LES DÉFENDEURS

Sous-procureur général du Canada


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