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Date : 20050610

Dossier : T-383-02

Référence : 2005 CF 829

Ottawa, Ontario, le 10 juin 2005

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE LAYDEN-STEVENSON

ENTRE :

                                                    GERALDINE M. WILLISTON

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                          - et -

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

REPRÉSENTÉE PAR LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES

ET DU NORD CANADIEN

                                                                             et

                            LES CHIPPEWAS DE LA BANDE INDIENNE DE RAMA

              (alias LES CHIPPEWAS DE LA PREMIÈRE NATION DE MNJIKANING)

                                                                                                                                          défendeurs

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE


[1]                En novembre 1993, Mme Geraldine Williston a acheté un chalet et un intérêt à bail dans un lot situé à l'est du lac Couchiching dans la province de l'Ontario. Son mari s'est occupé des formalités de l'achat. Le chalet était situé sur le lot 10 de ce que l'on appelle les terres de Moonlight Bay (Moonlight Bay Lands), qui comprennent 14 lots et une route. Les terres de Moonlight Bay font partie de la réserve de la Première nation défenderesse. Lorsque le bail de Mme Williston a expiré en 2002, M. Williston n'a pas pu convaincre les défendeurs de conclure un nouveau bail. Mme Williston a intenté une action.

CONTEXTE

[2]                La présente action a été instruite sur le fondement d'un exposé conjoint des faits. Chacune des parties n'a fait entendre qu'un seul témoin à l'instruction. Les faits sur lesquels s'entendent les parties sont exposés ci-dessous.

Les parties et les autres personnes intéressées

1.          La défenderesse, les Chippewas de la Première nation de Mnjikaning (anciennement connue sous le nom de la bande indienne de Rama) (la Première nation) est une bande au sens de la Loi sur les Indiens (Canada). La réserve indienne no 32 de la Première nation de Mnjikaning (telle que définie dans la Loi sur les Indiens) (réserve no 32), qui est située en Ontario, a été mise de côté à l'usage et au profit de la Première nation.

2.          La défenderesse, Sa Majesté du chef du Canada, est bien connue (la Couronne). Le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien (le ministre) est responsable des Affaires indiennes.


3.          La demanderesse, Geraldine Williston (Mme Williston), est résidente et citoyenne du Canada et, de novembre 1993 à mars 2002, elle possédait sur le lot 10 un intérêt à bail défini ci-dessous.

4.          Terrence Williston (M. Williston), qui n'est pas partie à la présente action, est le mari de Mme Williston. Il a été admis au Barreau de la province de l'Ontario en 1973 et il exerce depuis le droit, s'étant spécialisé en droit commercial et, plus particulièrement, en planification successorale, en droit des fiducies, en planification fiscale pour les entreprises privées et en droit des sociétés.

5.          Pendant toute la période pertinente, M. Williston a agi comme représentant de Mme Williston dans ses rapports avec la Couronne et la Première nation.

Les terres de Moonlight Bay

6.          Les terres de Moonlight Bay, qui font partie de la réserve no 32, comprennent 14 lots et une route sur le plan d'arpentage no 4022 des Archives d'arpentage des terres du Canada, à Ottawa (les terres de Moonlight Bay).

7.          En 1924, la province de l'Ontario a conclu avec la Couronne une entente sur les terres indiennes de l'Ontario.


8.          Par un acte de cession en date du 21 septembre 1953 (la cession), la Première nation a cédé à la Couronne « autrement qu'à titre absolu » les terres de Moonlight Bay en vue de leur cession à bail. La cession prévoit ce qui suit :

[traduction] ... la bande indienne de Rama [...] cède pour toujours, par les présentes, à Sa Majesté la Reine du chef du Canada [les terres de Moonlight Bay]

AFIN QUE Sa Majestéla Reine [...] détienn[e] et possèd[e] pour toujours ces terres en fiducie, pour les céder à bail aux personnes et aux conditions que le gouvernement du Canada jugera les plus favorables pour assurer notre bien-être et celui de notre peuple.

ET à la condition que toutes les sommes reçues par suite de la cession à bail soient créditées aux fonds de notre bande à Ottawa.

9.          Par décret du 29 décembre 1953, le gouverneur général en conseil a accepté la cession au nom de la Couronne.

10.        La Loi sur les Indiens a été modifiée en 1988 pour définir ce qu'on entend par « terres désignées » :

Parcelle de terrain, ou tout droit sur celle-ci, propriétéde Sa Majesté et relativement à laquelle la bande à l'usage et au profit de laquelle elle a été mise de côtéà titre de réserve a cédé, avant ou après l'entrée en vigueur de la présente définition, ses droits autrement qu'à titre absolu.

Les terres de Moonlight Bay qui ont été cédées « autrement qu'à titre absolu » sont maintenant des « terres désignées » au sens de la Loi sur les Indiens et, pour certaines fins de ladite loi, font maintenant partie d'une « réserve » au sens de la Loi sur les Indiens.


Lot 10 - Les terres de Moonlight Bay

11.        La totalité du lot 10 des Terres de Moonlight Bay (le lot 10) a d'abord été louée par la Couronne à M. E.A. Heslin le 1er avril 1967, pour une période de 15 ans se terminant le 31 mars 1982.

12.        Le 17 mars 1982, ou aux environs de cette date, la Couronne et M. E.A. Heslin ont conclu relativement au lot 10 un deuxième bail d'une durée de 20 ans, soit du 1er avril 1982 au 31 mars 2002 (le bail). Le bail a été signé par un fonctionnaire de la Couronne et inscrit au registre général de location des terres cédées de la réserve (le registre) à Ottawa.

13.        À différents moments après le 1er avril 1982, le bail a été cédé à divers cessionnaires dans le cours normal des affaires. Le 31 mars 1990, ou aux environs de cette date, le bail a été cédé à Norman Allan Walker et Mary Anne Walker (les Walker). Cette cession a été signée par un fonctionnaire de la Couronne et inscrite au registre à Ottawa.

Mme Williston achète un intérêt à bail dans le lot 10

14.        Début septembre 1993, M. et Mme Williston ont appris que le bail et la résidence secondaire située sur le lot 10 avaient été mis en vente par les Walker.

15.        Ce même mois, M. Williston a obtenu de la Couronne une copie de la partie du registre concernant le lot 10.


16.        Ce même mois, M. Williston a aussi obtenu et lu une copie du bail en vertu duquel les Walker, en qualité de cessionnaires, étaient locataires du lot 10. M. Williston a bien compris les modalités et conditions du bail, en particulier celle précisant qu'il prenait fin le 31 mars 2002, et savait qu'il ne comportait aucune disposition concernant son renouvellement ou sa prorogation.

17.        M. Williston ne peut se rappeler s'il a examiné la cession avant que Mme Williston prenne en charge le bail, mais il admet que ni lui ni sa femme se sont appuyés sur les modalités de la cession pour décider que Mme Williston prendrait en charge le bail. Mme Williston n'a pas examiné la cession avant de prendre en charge le bail.

18.        Avant que Mme Williston fasse aux Walker son offre d'achat du bail et de la résidence secondaire, M. Williston a demandé lui-même des renseignements à la Première nation et à la Couronne au sujet du bail et de son renouvellement éventuel.

19.        Le 13 septembre 1993, M. Williston a demandé des renseignements à la Première nation au cours d'une conversation téléphonique avec Kathryn Simcoe, gestionnaire des terres et des adhésions de la Première nation (Mme Simcoe). Mme Simcoe ne se souvient pas de cette conversation et n'a aucune note au sujet de celle-ci. M. Williston déclare que Mme Simcoe lui aurait fourni les renseignements suivants au cours de cette conversation :


a)          la Première nation n'avait pas de politique en matière de renouvellement des baux de Moonlight Bay;

b)          le bail ne serait pas automatiquement renouvelé;

c)          la décision de renouveler ou non les baux serait prise par le conseil de la Première nation au moment du renouvellement;

d)          la bande était le locateur relativement à ces baux;

e)          la décision était une décision d'affaires;

f)           habituellement, la Première nation consent des baux d'une durée de 20 ans;

g)          une évaluation indépendante serait obtenue pour déterminer la valeur du bail;

h)          la location serait basée sur une occupation de 7 mois par an.

20.        Le 14 septembre 1993, M. Williston a demandé des renseignements à la Couronne au cours d'une conversation téléphonique avec Ken Brosseau, gestionnaire des terres au Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, à son bureau de Brantford (M. Brosseau). M. Brosseau ne se souvient pas de cette conversation et n'a aucune note au sujet de celle-ci. M. Williston déclare que M. Brosseau lui aurait fourni les renseignements suivants au cours de cette conversation :

a)          le bail avait été conclu par la Couronne, en tant que propriétaire, et le locataire;

b)          les baux étaient habituellement renouvelés, car la bande était en affaires;

c)          au moment du renouvellement, l'une des exigences du ministre était l'obtention d'une évaluation;


d)          la durée maximale de location permise par la Couronne était 40 ans.

21.        Le 28 septembre 1993, ou aux environs de cette date, Mme Williston a présenté aux Walker une offre d'achat concernant l'intérêt à bail restant, ainsi que la résidence secondaire, le bateau, le moteur et les biens meubles situés sur le lot 10, pour un montant total de 59 000 $. Les Walker ont accepté l'offre, ce qui a créé un contrat de vente liant les parties.

22.        Conformément à ses modalités, le bail ne pouvait pas être cédé sans le consentement écrit de la Première nation. Par conséquent, par voie d'une lettre datée du 19 octobre 1993, Anne Dunn, secrétaire chez Gowling Strathy & Henderson, a soumis à la Première nation, au nom de Mme Williston, une demande de consentement à la cession, accompagnée des droits requis de 500 $, et, le 9 novembre 1993 ou aux environs de cette date, le conseil de la Première nation a adopté une résolution approuvant la cession du bail des Walker à Mme Williston.

23.        Dans la même lettre du 19 octobre 1993, Anne Dunn a demandé, au nom de Mme Williston, à la Première nation de modifier la durée du bail afin de prévoir 12 années supplémentaires. Par voie d'une lettre datée du 10 novembre 1993, la Première nation a refusé.


24.        L'achat par Mme Williston aux Walker de l'intérêt à bail et de la résidence secondaire, du bateau à moteur et des biens meubles a eu lieu le 15 novembre 1993. La cession a été signée par un fonctionnaire de la Couronne et inscrite au registre à Ottawa.

25.        Mme Williston a détenu l'intérêt à bail dans le lot 10 de novembre 1993 au 31 mars 2002, date d'expiration du bail. Suivant le paragraphe 10 du bail, Mme Williston avait le droit d'enlever la résidence secondaire et les améliorations du lot 10 dans les 30 jours qui suivaient l'expiration du bail (c'est-à-dire au plus tard le 30 avril 2002). À défaut de quoi, le titre de la résidence secondaire et les améliorations devaient passer à la Couronne. Mme Williston n'a pas agi à temps.

26.        Le 8 mai 1992, le directeur général des élections de la Première nation a donné un avis de référendum informant les électeurs de la bande indienne des Chippewas de Rama de la tenue, le 10 juin 1992, d'un référendum visant à obtenir l'assentiment de la majorité des électeurs relativement à la présentation d'une demande de délégation par la Couronne de la gestion des terres au chef et aux conseillers élus de la Première nation.

27.       La Première nation a tenu un référendum le 10 juin 1992. Cependant, il n'y a pas eu quorum parce que seulement 118 des 282 personnes qui avaient le droit de vote ont exercé leur droit.


28.        C'est pourquoi le directeur général des élections de la Première nation a donné le 25 août 1992 un deuxième avis de référendum informant les électeurs de la bande indienne des Chippewas de Rama de la tenue d'un référendum le 28 septembre 1992.

29.        Le deuxième référendum a eu lieu le 28 septembre 1992 et 64 personnes de plus ayant le droit de vote ont exercé leur droit de vote. La majorité nécessaire en faveur de la délégation a été obtenue.

30.        Par voie d'une lettre datée du 7 mai 1993 et portant la signature de Mme Simcoe, la Première nation a avisé le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien de la résolution, adoptée la veille, par laquelle son conseil de bande demandait la délégation de la gestion des terres désignées et des autres terres de la réserve occupées par la Première nation. Cette lettre était adressée à M. Brosseau, gestionnaire des terres.

31.        Par voie d'une lettre datée du 15 septembre 1994, le ministre a délégué au chef et aux conseillers élus de la Première nation la gestion, conformément à la Loi sur les Indiens et aux conditions de la cession, des terres désignées, présentes et futures (la délégation), y compris les terres de Moonlight Bay.


32.        La délégation a été faite conformément à la politique ministérielle relative à la délégation de la gestion des terres désignées aux Premières nations. La politique qui était en vigueur lorsque la délégation a été autorisée par la bande était énoncée dans le chapitre 10 du Guide de la gestion des terres de 1988, en vigueur de 1989 à 1992, intitulé « Délégation de la gestion des terres aux bandes » .

33.        Le 23 novembre 1994, ou aux environs de cette date, Mme Williston a reçu une lettre de M. Brosseau, au nom de la Couronne :

[traduction] La présente a pour but de vous informer que la Première nation des Chippewas de Rama a obtenu une délégation de la gestion des terres conformément aux articles 53 et 60 de la Loi sur les Indiens.

Par conséquent, toutes les parties qui ont des baux ou des ententes concernant la réserve indienne de Rama doivent traiter directement avec les Chippewas de Rama, pour toutes les questions relatives à leurs ententes et payer aux Chippewas de Rama toutes les sommes dues et payables en vertu de l'entente.

34.        Conformément à cette directive de la Couronne, Mme Williston a payé son loyer directement à la Première nation de 1995 à 2000.


35.        Pendant toute la durée du bail, une révision du loyer devait être faite tous les cinq ans afin de tenir compte des taux des loyers sur le marché. Par conséquent, Mme Williston a signé un addenda au bail #83191, daté du 1er mars 1997 et conclu entre la Couronne, en qualité de propriétaire, et Mme Williston, en qualité de locataire. En vertu de ce document, le loyer annuel est passé de 3 800 $ à 4 000 $ pour la période de cinq ans commençant le 1er avril 1997 et finissant le 31 mars 2002. Ce document a été signé au nom du propriétaire par Mme Simcoe, en qualité de représentante de la Couronne en vertu de la délégation. L'addenda n'a pas été signé par un fonctionnaire de la Couronne, mais a été inscrit au registre à Ottawa.

36.        Par une résolution du conseil de bande en date du 13 avril 2000, la Première nation a adopté une résolution indiquant que tous les baux existants portant sur les terres de Moonlight Bay ne seraient pas renouvelés. La Première nation ne voulait pas renouveler ces baux parce qu'elle avait besoin des terres [Traduction] « pour faciliter des projets futurs de développement, augmenter le nombre de terrains disponibles et, éventuellement, révoquer la cession » .

37.        Le 10 juillet 2000, M. Williston a rencontré M. Daniel J. Shilling, cadre supérieur de la Première nation, pour examiner la procédure de renouvellement par la Première nation des baux relatifs aux propriétés situées sur les terres de Moonlight Bay. M. Williston a été informé que :

a)          le conseil de bande élu était chargé de cette décision et pourrait bien ne pas renouveler les baux;

b)          la bande n'offrirait vraisemblablement aucune compensation aux locataires;

c)          la Première nation avait besoin d'autres terrains pour construire des logements;

d)          l'utilisation des terres de Moolight Bay n'avait pas encore été décidée;

e)          un planificateur était embauché par la bande.


38.        Même si elle n'y était pas obligée par les conditions du bail, Mme Simcoe a informé Mme Williston par une lettre datée du 28 avril 2000 que le bail ne serait pas renouvelé.

39.        Le 18 mars 2001, Mme Williston a remis son chèque de loyer annuel à la Couronne. Celle-ci l'a transmis à la Première nation et en a informé Mme Williston.

40.        Le 31 mars 2002 à minuit, le bail a expiré et n'a pas été renouvelé par le propriétaire.

41.        Jusqu'à présent, ni la Couronne ni la Première nation n'ont engagé de procédures pour révoquer la cession.

42.        Depuis avril 2002, ni la Couronne ni la Première nation n'ont pris de mesure pour céder à bail en totalité ou en partie les terres de Moonlight Bay.

QUESTIONS PRÉLIMINAIRES

[3]         Avant d'examiner la preuve et les questions en litige, il convient de souligner, aux fins de l'affaire, quatre points.

[4]         Premièrement, la demanderesse, avec le consentement des deux défendeurs et l'autorisation de la Cour, a modifié le paragraphe 1 de l'exposé de sa déclaration (réparation demandée) afin de respecter le paragraphe 106 de son mémoire préparatoire.


[5]         Deuxièmement, les défendeurs, avec le consentement de la demanderesse et l'autorisation de la Cour, ont modifié leurs défenses respectives. La Couronne a ajouté un moyen de défense, soit que les articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, et ses modifications, empêchent la demanderesse de contester à la fois la décision prise par le ministre en vertu du paragraphe 53(1) de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I-5, et la décision de ne pas continuer de louer les terres de Moonlight Bay. En outre, il a été précisé que la Couronne s'appuie sur l'article 22 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C-50, a été ajoutée. Quant à la Première nation, elle a ajouté qu'elle invoquait les articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales pour s'opposer à toute tentative de la demanderesse de faire annuler la décision de ne pas continuer de céder à bail les terres de Moonlight Bay.

[6]         Troisièmement, avec le consentement de toutes les parties, la question de la « compensation » a été isolée des autres questions, selon des modalités précises, dont les détails n'ont aucune incidence sur les questions visées par les présents motifs.

[7]         Quatrièmement, la question constitutionnelle que la demanderesse a soulevée par un avis de question constitutionnelle en date du 22 avril 2005 - soit que le paragraphe 53(1) de la Loi sur les Indiens excède la compétence du Parlement du Canada - a été retirée.


QUESTIONS EN LITIGE

[8]         Mme Williston précise deux questions sous-jacentes à son action. Il y a la réclamation fondée sur l'equity - préclusion propriétale - qui, d'après son avocat, devrait plutôt être qualifiée de réclamation d'ordre privé. Il y a également la réclamation fondée sur le droit qui, d'après son avocat, se définit plus exactement comme une réclamation d'ordre public. Les défendeurs prétendent que la description par la demanderesse des questions en litige ne tient pas compte de la réalité ni de l'existence du bail liant Mme Williston et la Couronne. Ils affirment que le bail est déterminant.

[9]         Je suis convaincue que les deux questions formulées ci-dessous résument bien les observations et les arguments des parties. Les questions subsidiaires découlant de ces questions seront précisées et examinées.

1)          La demanderesse peut-elle obtenir gain de cause en invoquant la préclusion propriétale?

2)          La demanderesse peut-elle obtenir gain de cause en qualité de partie à un litige d'intérêt public visant à faire appliquer les dispositions de la Loi sur les Indiens, en particulier le paragraphe 18(1)?

LA PRÉCLUSION PROPRIÉTALE


[10]       Mme Williston prétend qu'avant qu'elle achète le chalet et l'intérêt à bail dans le lot 10, son mari s'est assuré que le lot 10 avait été cédé à Sa Majesté. Il s'est ensuite informé auprès de la Première nation et du ministre et, dans le cas de la Première nation, il a obtenu les renseignements de Mme Simcoe, comme l'indique le paragraphe 19 de l'exposé conjoint des faits, et, dans le cas du ministre, de M. Brosseau, comme l'indique le paragraphe 20 de l'exposé conjoint des faits. (Les observations de Mme Simcoe et de M. Brosseau seront analysées en détail plus loin dans les présents motifs). À la suite des conversations qu'avait eues son mari, Mme Williston était convaincue qu'elle était protégée. M. Williston avait conclu que la seule utilisation viable des terres cédées était leur location prolongée. Comme laisser des terres en friche ne constitue pas, selon M. Williston, un bon usage commercial et comme Mme Williston était disposée à payer un loyer établi en fonction des évaluations faites, un bon usage commercial exigeait un bail d'une durée assez longue pour justifier le coût de l'entretien et de l'amélioration des lots loués. C'est pour ces raisons que Mme Williston affirme qu'elle s'attendait raisonnablement à ce que le bail soit renouvelé pour une longue période à son expiration en 2002.


[11]       Mme Williston prétend non seulement s'être basée sur les déclarations de Mme Simcoe et de M. Brosseau, mais elle déclare en outre que ces derniers savaient qu'elle s'était appuyée sur leurs déclarations pour acheter le chalet et l'intérêt à bail dans le lot 10. M. Brosseau n'a pas informé M. Williston que le ministre était en train de déléguer toute la gestion des terres de Moonlight Bay à la Première nation, ce qui obligerait Mme Williston à négocier directement avec la Première nation plutôt qu'avec la Couronne. C'est pour cette raison que Mme Williston ignorait qu'elle n'aurait plus aucune garantie que les loyers seraient établis en fonction des évaluations ou que la Première nation pourrait décider d'utiliser le lot 10 pour un usage qui n'était pas conforme à son statut de terre cédée. D'après Mme Williston, les déclarations de M. Brosseau et de Mme Simcoe l'ont encouragée passivement à acheter l'intérêt à bail et le chalet.

[12]       Mme Williston prétend que les éléments essentiels de la préclusion propriétale sont présents et elle demande à la Cour d'ordonner ou de déclarer que [Traduction] « la Couronne et la Première nation sont tenues de renouveler le bail pour une période d'au moins vingt ans, conformément aux déclarations faites à la demanderesse et à M. Williston en septembre 1993 » . Subsidiairement, elle demande une indemnisation.

[13]       Aucune des parties ne conteste les règles applicables à la préclusion propriétale. Celles-ci ont été établies dans l'arrêt Eberts c. Carleton Condominium Corp. No. 396 (2000), 36 R.P.R. (3d) 104 (C.A. Ont.). La Cour dit, au paragraphe 23, que la préclusion propriétale est une forme de préclusion provisoire et, bien que l'on suppose en général que la préclusion ne peut pas donner naissance à une cause d'action, la préclusion propriétale semble être une exception à cette règle. Les éléments essentiels pour établir la préclusion propriétale sont énoncés au paragraphe 23 :

[TRADUCTION] Sans tenter de donner une définition précise ou complète, il est possible de résumer les éléments essentiels de la préclusion propriétale de la manière suivante :

(i) Un droit en equity existe dans les cas suivants :

a) le propriétaire de la terre (P) encourage ou incite le demandeur (D) à croire qu'il jouit ou qu'il jouira de certains droits ou avantages sur la propriété de P;


b) croyant cela, D agit à son propre détriment à la connaissance de P;

c) P cherche alors à tirer indûment avantage de la situation en refusant à D le droit ou l'avantage qu'il s'attendait à recevoir.

[14]      Dans l'arrêt Depew c. Wilkes (2002), 60 O.R. (3d) 499 (C.A. Ont.), le juge Rosenberg, qui a rédigé l'arrêt unanime de la Cour d'appel, décrit la préclusion propriétale comme la compétence en equity en vertu de laquelle un tribunal peut intervenir dans les cas où l'exercice de droits légaux stricts est jugé abusif.

[15]      Dans l'arrêt Revell c. Litwin Construction (1973) Ltd. (1991), 86 D.L.R. (4th) 169 (C.A.C.-B.), la Cour d'appel a conclu qu'il n'est pas nécessaire que le comportement, qu'invoque la personne qui cherche à soulever la préclusion, ait eu intentionnellement pour but d'induire une telle croyance. Il n'est pas non plus essentiel que l'on puisse raisonnablement affirmer qu'il y avait des mesures concrètes à l'origine de cette croyance. En fait, ce peut être l'omission d'agir qui amène à la conclusion sur laquelle repose la croyance. L'angle sous lequel il convient d'examiner l'application de ce principe est celui qu'adopterait la personne qui cherche à l'invoquer et il s'agit de déterminer si la conduite, aux yeux de la partie qui a recours au principe, amènerait raisonnablement cette personne à se baser sur elle. Le concept sous-jacent est celui de l'injustice ou de l'iniquité.


[16]       M'appuyant sur ces principes, je suis incapable de conclure, compte tenu des faits, que Mme Williston peut obtenir gain de cause en invoquant la préclusion propriétale. Il n'y a aucun élément de preuve concernant les discussions des Williston avec les vendeurs ou avec l'agent immobilier. Les seuls éléments qui sont invoqués à l'appui de la préclusion propriétale sont les conversations téléphoniques de M. Williston avec Mme Simcoe et M. Brosseau. Mme Williston accorde beaucoup d'importance aux commentaires de Mme Simcoe voulant que la décision de renouveler le bail était une décision d'affaires et à ceux de M. Brosseau selon lesquels la bande était en affaires. Il est nécessaire d'examiner le contexte dans lequel ces commentaires ont été faits.

[17]       La preuve montre que M. Williston a été plus qu'agréablement surpris par le prix du chalet. Il a confié l'exécution des formalités du transfert des titres au personnel de son bureau.

[18]       Il a examiné le bail des Walker. Il a constaté que le bail était basé sur une occupation de 7 mois, prenait fin le 31 mars 2002, était soumis à un ajustement de loyer tous les 5 ans (il y aurait un ajustement de loyer avant l'expiration du bail) et contenait une restriction quant à la taille des bâtiments ainsi qu'une disposition obligeant les locataires à enlever les améliorations dans les 30 jours suivant l'expiration du bail. Deux questions importantes préoccupaient M. Williston. La première était le renouvellement du bail et la seconde, le loyer à payer.


[19]       Ni Mme Simcoe ni M. Brosseau ne se souvenaient personnellement de leurs conversations téléphoniques avec M. Williston, qui ont eu lieu il y a plus de 10 ans. Les deux témoins ont convenu que les notes prises par M. Williston contenaient des déclarations qui correspondaient aux réponses qu'ils auraient données aux questions que M. Williston prétend avoir posées.

[20]       M. Williston a d'abord parlé avec Mme Simcoe. En réponse aux questions qu'il lui a posées, Mme Simcoe l'a informé que la Première nation n'avait pas de politique en matière de renouvellement des baux, que les baux ne seraient pas automatiquement renouvelés et que la décision relative au renouvellement serait prise par le conseil de la Première nation au moment du renouvellement. Elle lui a dit aussi que la bande était le locateur et que la décision était une décision d'affaires . Habituellement, les baux avaient une durée de 20 ans. Le loyer était basé sur une occupation de 7 mois par an et une évaluation indépendante serait faite quant au montant de loyer.

[21]       Le commentaire de Mme Simcoe au sujet du fait que la bande était le locateur préoccupait M. Williston, car il avait l'impression que c'était la Couronne qui était le locateur. M. Williston a déclaré qu'il ne pensait pas que la bande demanderait le juste loyer économique. Il craignait particulièrement de ne pas pouvoir bénéficier de la protection ou surveillance de la Couronne si sa femme et lui traitaient directement avec la bande. Par conséquent, le lendemain de sa discussion avec Mme Simcoe, il a téléphoné à M. Brosseau.


[22]       M. Brosseau a déclaré que, dans la région dont il est responsable, il y a 25 Premières nations et 30 réserves. Environ 4000 baux ont été consentis par ces Premières nations. Les appels téléphoniques de personnes demandant des renseignements sur les locations de chalets ne sont pas rares et, au printemps et à l'automne, leur nombre est très élevé. Tout ce dont M. Brosseau se souvient au sujet de sa conversation avec M. Williston est qu'elle a été brève et n'a pas duré plus de 15 minutes.

[23]       En réponse aux questions de M. Williston, M. Brosseau a confirmé que le bail avait été conclu entre la Couronne et le locataire, et que la bande « était en affaires » . Il a dit que, normalement, une bande renouvelait les baux. Le loyer était établi après une évaluation, une exigence du ministre. M. Williston a demandé quelle pouvait être la durée d'un bail et M. Brosseau lui a répondu que la durée maximale permise par le ministre était 40 ans. M. Brosseau a informé M. Williston de l'existence du registre; il lui a dit que, même si l'original était conservé à Ottawa, une copie était disponible à Brantford et qu'il pouvait obtenir une copie des données du registre concernant le lot 10.


[24]       M. Williston a obtenu et examiné une copie du registre concernant le lot 10. Ce document (pièce J-1, onglet 3) est intitulé [Traduction] « Registre général des réserves, lot 10 Rama #32, Ont. » La section intitulée [Traduction] « Remarques générales » indique « Cession #2162 en date du 12 sept. 1953 et décret C.P. 1953-1988 en date du 29 déc. 1953 - Lots 1 à 14 dans S 1/2 du lot 16, Plan 4022 (anciennement lot 17, subd. indienne) » . Le reste du document fournit des détails sur le bail de E.Q. Heslin en date du 1er novembre 1967 et sur les cessions et addendas postérieurs. Le premier bail, en novembre 1967, a été consenti pour une période de 15 ans et le deuxième, en mars 1982, pour une période de 20 ans. Mme Williston envisageait d'acheter le restant du deuxième bail.

[25]       M. Williston n'a rien fait d'autre qu'examiner le bail et le registre et parler à Mme Simcoe et M. Brosseau. Mme Williston a acheté le chalet et l'intérêt à bail dans le lot 10. M. Williston n'a ni examiné la cession ni demandé de renseignements à cet égard. Il prétend qu'il n'ignorait, à l'époque, les « nuances » des cessions. Il s'est contenté de passer en voiture dans la réserve et a constaté que [Traduction] « la bande ne semblait pas riche, les habitations étaient très modestes, ce genre de choses » . Il a estimé qu'il y avait, selon lui, 95 % de chances que le bail soit renouvelé. Il a reconnu qu'il savait qu'il y avait un risque.

[26]       Les échanges suivants ont eu lieu pendant le contre-interrogatoire par l'avocat de la Première nation.

[Traduction]

Q.             ... Ils vous ont dit que c'était une décision d'affaires et que la bande était en affaires. Est-ce exact?

R.             Oui, c'est exact.

Q.             Vous basant sur votre propre analyse de ce que signifie avoir cédé une terre, vous avez conclu que les options dont ils disposaient étaient de louer la terre ou de la laisser en friche. Exact?

R.             Oui, ce sont les solutions pratiques.

Q.             Et vous avez conclu que la seule de ces deux options qui était logique par rapport à ce qu'on vous avait dit, soit qu'il s'agissait d'une décision d'affaires, consistait à céder la terre à bail?

R.             Oui.


Q.             Vous êtes arrivé à cette conclusion après y avoir vous-même réfléchi. Exact?

R.             Oui.

Q.             Vous n'avez pas consulté Mme Simcoe ni personne d'autre de la bande pour leur demander si votre analyse était correcte. Est-ce exact?

R.             Non.

Q.             Vous n'avez pas parlé à M. Brosseau ni à un fonctionnaire pour savoir si votre analyse était correcte. L'avez-vous fait?

R.             Non.

Q.             Vous n'avez consulté personne qui a de l'expérience ou est spécialiste en droit autochtone pour vous assurer que cette analyse était correcte, n'est-ce pas?

R.             Non, je ne l'ai pas fait.

Q.             Vous n'avez pas lu la cession, n'est-ce pas?

R.             Non, je ne l'ai pas lue.


[27]       Mme Williston a attiré l'attention sur la lettre du 10 novembre 1993 que les Chippewas de Rama ont envoyée au cabinet d'avocats de M. Williston, au sujet de la cession du bail. Elle signale plus particulièrement la phrase [Traduction] « [l]e processus menant à la signature d'un nouveau bail ne commencerait pas avant 2001 » . Cette phrase dénoterait l'intention de la Première nation de renouveler le bail. Cet argument est dénué de fondement pour deux raisons. Premièrement, cette lettre était la réponse à une lettre d'un clerc en droit immobilier du cabinet de M. Williston, à laquelle étaient jointes la cession de bail (des Walker à Williston), la preuve d'assurance de Williston et les droits de cession. La lettre demandait l'approbation de la transaction par le conseil de bande et la modification de la durée du bail afin qu'il ne prenne plus fin le 31 mars 2002, mais le 31 mars 2014. La lettre de réponse (celle mentionnée par Mme Willistion) contenait une copie de la résolution du conseil de bande (qui était censée approuver la cession) et précisait que le conseil de la Première nation ne désirait pas modifier la durée du bail existant. Cette déclaration était suivie par la phrase mentionnée par Mme Williston. Remise dans son contexte, cette phrase ne dénote pas une intention de renouveler le bail. Deuxièmement, Mme Williston avait déjà signé à ce moment-là le contrat d'achat et de vente. Par conséquent, elle ne peut pas laisser entendre qu'elle s'est appuyée sur cette déclaration pour décider d'acheter.

[28]       À vrai dire, il n'est pas question de la continuation d'un droit existant. Les parties reconnaissent que le bail a expiré le 31 mars 2002. Par conséquent, la question est de savoir si un droit de conclure un nouveau bail a été créé par préclusion propriétale. Les avocats, par souci de commodité, ont parlé d'un « droit au renouvellement du bail » et j'en ferai autant.


[29]       Mme Williston s'en est remise entièrement à son mari pour cet achat. M. Williston n'est pas une personne inexpérimentée. Quand sa femme a acheté le chalet et l'intérêt à bail dans le lot 10, il était inscrit depuis 20 ans au barreau. Je rappelle qu'il avait examiné le bail, en avait compris les conditions et savait qu'il expirait en mars 2002. Ni Mme Simcoe ni M. Brosseau ne lui ont dit que le bail serait renouvelé, ce que M. Williston a effectivement reconnu. Aucun des deux ne lui a non plus dit que la terre continuerait d'être utilisée pour produire un revenu. M. Williston a considéré qu'une décision d'affaires devait, selon lui, comporter une telle réserve (location prolongée), ce qu'il a admis en contre-interrogatoire. Il a présumé que non seulement le bail serait renouvelé, mais qu'il serait renouvelé en faveur de Mme Williston.

[30]       D'après M. Williston, [Traduction] « un bon usage commercial exigerait un bail d'une durée assez longue pour justifier le coût de l'entretien et de l'amélioration des lots loués » . Suivant ce raisonnement, la Première nation ou la Couronne doit (pour faire un bon usage commercial) louer le lot à Mme Williston pour une durée assez longue pour justifier les coûts d'entretien et d'amélioration du lot. Cette logique me semble erronée. Ni la Première nation ni la Couronne n'étaient parties au contrat d'achat et de vente, qui a été conclu par les Walker et Mme Williston.

[31]       M. Williston n'a pas fait de recherches sur le terme « cession » et il pensait que [Traduction] « [le lot 10] ne faisait réellement plus partie de la réserve principale » . Il n'a pas consulté la Loi sur les Indiens. S'il l'avait fait, il aurait su que les modifications de 1988 (communément appelées modifications de Kamloops) ont clarifié les différences fondamentales entre une cession à titre absolu et une cession autre qu'à titre absolu. Il n'a pas consulté un collègue spécialisé dans ce domaine de droit. Il a plutôt communiqué avec la Première nation et la Couronne et a posé quelques questions à leurs représentants respectifs.


[32]       Pour obtenir gain de cause, Mme Williston doit indiquer un acte ou une omission des défendeurs qui aurait pu raisonnablement l'amener à croire que, à l'expiration du bail, la Première nation ou la Couronne le renouvellerait. Les commentaires de M. Brosseau selon lesquels la bande était en affaires et que, habituellement, elle renouvellera un bail est loin d'établir l'existence d'une attente à cet égard, même lorsqu'on les examine du point de vue de Mme Williston.

[33]       Quant à Mme Simcoe, les notes de M. Williston n'indiquent pas qu'elle a déclaré que, normalement, la bande renouvellerait le bail. C'est en réponse à une question sur la durée habituelle du bail qu'elle a dit que [Traduction] « habituellement, la Première nation consent un bail d'une durée de 20 ans » . Mme Simcoe a informé M. Williston qu'il n'y avait aucune politique en matière de renouvellement des baux, que le bail ne serait pas automatiquement renouvelé et que la décision relative au renouvellement serait prise par le conseil de la Première nation au moment du renouvellement (soit environ neuf ans plus tard). M. Williston a choisi de ne pas tenir compte de ces déclarations, même s'il savait sciemment que la Couronne n'agissait qu'après avoir examiné les recommandations de la Première nation. Rien dans les commentaires de Mme Simcoe ne permet d'établir l'existence d'une attente raisonnable en ce qui a trait au renouvellement du bail.


[34]       Pourtant, cela ne règle pas la question, puisque Mme Williston prétend que, en restant passifs et silencieux, et en ne faisant rien pour corriger l'impression erronée qu'avait M. Williston de la situation, les défendeurs ont permis à Mme Williston de croire qu'elle pourrait négocier un nouveau bail. Cette allégation signifie implicitement que les défendeurs, ou l'un d'entre eux, savaient que M. Williston croyait ou pouvait croire une telle chose. Est-ce le cas?

[35]       Compte tenu de la preuve, les appels téléphoniques à la Première nation et à la Couronne représentent, au mieux, une demande générale de renseignements faite par une personne qui s'intéressait à un chalet situé sur le lot 10. Il n'y a pas eu de demande ultérieure de la part de M. ou de Mme Williston. Il n'y a pas l'ombre d'une preuve que l'un ou l'autre des défendeurs était au courant de contacts ou de négociations ultérieurs (ou tout simplement de négociations) entre Mme Williston et les Walker. Mme Williston a avisé la Première nation de la transaction dans la lettre que lui a fait parvenir le cabinet d'avocats de M. Williston en octobre 1993 afin de demander l'approbation de la cession du bail. La Couronne aurait appris la cession à une date ultérieure. En outre, comme nous l'avons noté plus haut, lorsque la demande d'approbation de la cession a été faite à la Première nation, elle était accompagnée d'une demande de prorogation du bail, qui a été refusée. Cette demande est, à mon avis, une bonne indication que Mme Williston ne s'attendait pas à ce qu'un renouvellement soit accordé plus tard.


[36]       Mme Williston reproche également à M. Brosseau de n'avoir pas informé M. Williston que le ministre s'apprêtait à déléguer la gestion des terres de Moonlight Bay à la Première nation conformément aux articles 53 et 60 de la Loi sur les Indiens. Je conviens avec les défendeurs que cette allégation n'est pas fondée. Il est vrai que la Première nation a demandé au ministre, en mai 1993, une délégation fondée sur les articles 53/60. La délégation n'a été faite qu'en septembre 1994. Le témoignage de Mme Simcoe à l'instruction a établi qu'un référendum était requis après réception de la demande de la Première nation, même s'il y avait déjà eu deux référendums. Comme je l'ai dit plus haut, les demandes de renseignements de M. Williston étaient d'ordre général. Il a posé quelques questions sur le bail. Il n'a posé aucune question sur la gestion des terres. Il a demandé qui signait comme locateur. M. Brosseau lui a répondu que c'était la Couronne. La délégation n'y change rien. Au moment où M. Williston a demandé des renseignements, il n'y avait pas encore eu délégation. Celle-ci n'a été faite qu'un an plus tard. M. Brosseau n'avait aucune obligation d'informer M. Williston que la Première nation avait présenté une demande de délégation.

[37]       En résumé, bien que la question de la préclusion propriétale et les circonstances qui auraient donné lieu à l'application de ce principe doivent être considérées du point de vue de la personne qui revendique la préclusion, il convient de faire preuve de rationalité. Compte tenu de la preuve, je conclus que Mme Williston pouvait raisonnablement s'attendre à ce que son bail puisse être renouvelé, mais qu'elle ne pouvait pas raisonnablement s'attendre à ce qu'il soit renouvelé.


[38]       En outre, je doute que Mme Williston ait établi l'existence d'un « préjudice » . M. Williston n'a pas insisté sur cette exigence dans sa preuve. Comme Mme Williston a versé 59 000 $ aux Walker et M. Williston a construit une terrasse en bois, une remise et un quai, je dois supposer qu'il y a préjudice. À l'exception de quelques parties fixes de la terrasse et du quai, tous ces articles peuvent être enlevés (et la plupart l'ont été) par les Williston. Le chalet reste sur le lot 10, mais c'est par choix. M. et Mme Williston étaient certainement libres de l'enlever.

[39]       M. Williston a convenu que le chalet a été acquis à une fraction du prix d'achat d'un bien franc. En échange du prix d'achat, Mme Williston a obtenu le chalet et, entre autres choses, la quasi totalité des meubles, un bateau ainsi qu'un intérêt à bail d'une durée de huit ans. Les documents d'assurance (pièce DC-1, onglet 4) indiquent que M. et Mme Williston ont assuré le chalet pour 55 000 $ et son contenu pour 25 000 $. La description des améliorations n'est pas incompatible avec l'utilisation d'un chalet pendant une période de huit ans et M. Williston a indiqué dans son témoignage qu'il avait aimé travailler à ces améliorations. Il a estimé le coût des matériaux à 5 000 $. Je ne suis pas du tout convaincue que le montant dépensé est si important qu'il établit un préjudice pour Mme Williston qui a passé huit ans dans une propriété qui, d'après toutes les descriptions, est parfaite. Elle pouvait prendre le chalet si elle le voulait. M. Williston déclare qu'ils l'ont entièrement vidé, qu'ils l'ont « nettoyé » .


[40]       La réclamation fondée sur la préclusion propriétale est rejetée. Je conclus qu'il n'y avait aucune attente raisonnable que le bail soit renouvelé pour une longue période lorsqu'il a expiré en mars 2002. Le bail détermine les droits de Mme Williston qui est liée par ses conditions. Il n'est ni abusif, ni injuste ni inéquitable de lui demander de se conformer aux conditions du contrat qu'elle a conclu. Ayant ainsi décidé, je n'ai pas à examiner les divers arguments des défendeurs relatifs à la nature de la réparation demandée. La question de l'indemnisation est théorique, car Mme Williston reconnaît que, même si elle obtient gain de cause relativement à la deuxième partie de sa demande, elle n'obtient aucune réparation d'ordre privé.

LA RÉCLAMATION D'INTÉRÊT PUBLIC

[41]       Mme Williston fait valoir sa demande en tant que partie à un litige d'intérêt public et invoque les arrêts Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.S.C. 607, et Harris c. Canada, [2000] 4 C.F. 37 (C.A.), pour établir qu'elle a qualité pour agir. Elle sollicite diverses ordonnances ou déclarations et reconnaît qu'elle ne peut obtenir aucune réparation d'ordre privé pour cette partie de son action.


[42]       Les défendeurs ne contestent pas la qualité pour agir de Mme Williston, per se, mais affirment qu'il ne s'agit pas d'une affaire d'intérêt public. Ils disent que la « réclamation d'intérêt public » de la demanderesse est une tentative détournée de contester la décision du chef et des conseillers de la Première nation, sous prétexte de l'intérêt public. Ils soutiennent conjointement que le coeur du problème est la décision de ne pas louer les terres de Moonlight Bay. Il a été décidé par une résolution du conseil de bande en date du 13 avril 2000 que les baux visant les terres de Moonlight Bay ne seront pas renouvelés. Mme Williston a été informée par une lettre datée de 28 août 2000 de la résolution du conseil de bande ainsi que de l'intention de ne pas renouveler son bail. Selon les défendeurs, si elle désirait contester cette décision, son recours consistait à présenter une demande de contrôle judiciaire.

[43]       Les observations de Mme Williston à l'appui de sa demande ont évolué au cours de l'argument sur l'exposé final et ont dû être modifiées pour tenir compte de son retrait de la question constitutionnelle. En bout de ligne, suivant mon interprétation la plus simpliste de sa demande, celle-ci repose sur la prétention que la Couronne a l'obligation positive de louer les terres de Moolight Bay au profit de la Première nation défenderesse et ce, en raison du paragraphe 18(1) de la Loi sur les Indiens. Ce paragraphe porte :


Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I-5

18. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, Sa Majesté détient des réserves à l'usage et au profit des bandes respectives pour lesquelles elles furent mises de côté; sous réserve des autres dispositions de la présente loi et des stipulations de tout traité ou cession, le gouverneur en conseil peut décider si tout objet, pour lequel des terres dans une réserve sont ou doivent être utilisées, se trouve à l'usage et au profit de la bande.              

Indian Act, R.S.C., 1985, c. I-5

18. (1) Subject to this Act, reserves are held by Her Majesty for the use and benefit of the respective bands for which they were set apart, and subject to this Act and to the terms of any treaty or surrender, the Governor in Council may determine whether any purpose for which lands in a reserve are used or are to be used is for the use and benefit of the band.                         



[44]       Bref, l'argument est que Sa Majesté détient les terres de Moonlight Bay (qui font partie de la réserve) à l'usage et au profit de la Première nation défenderesse, mais sous réserve des modalités de la cession de 1953, qui prévoit que les terres sont cédées « pour toujours en fiducie pour les céder à bail » . Comme les mots « pour toujours » disent bien ce qu'ils veulent dire, il n'est pas loisible à la Couronne de ne pas louer les terres. En acceptant la décision de la Première nation de ne pas les louer, la Couronne viole son obligation fiduciaire envers la bande.

[45]       Bien qu'il y ait plusieurs questions subsidiaires, je ne crois pas qu'il sera nécessaire de les examiner toutes. En ce qui concerne la réparation demandée au paragraphe 1 de l'exposé de la déclaration, les alinéas a) à f) concernent la réclamation fondée sur l'equity - la préclusion propriétale - et j'ai déjà tranché cette question. Les alinéas l) et m) ont été retirés parce qu'ils sont liés à la question constitutionnelle. Les autres alinéas contenus dans la déclaration sont les suivants :

[Traduction]

La réclamation fondée sur le droit

g)              une ordonnance ou une déclaration portant qu'il n'a pas été mis fin à la cession de 1953 qui est toujours en vigueur;

h)              une ordonnance ou une déclaration portant que les dispositions de la cession lient la Couronne fédérale et la Première nation;

i)               une ordonnance ou une déclaration portant que les dispositions de la cession de 1953 ont préséance sur le pouvoir discrétionnaire de la Couronne fédérale pour déterminer les fins auxquelles peuvent être utilisées les terres de Moonlight Bay;

j)               une ordonnance ou une déclaration portant que le ministre et ses mandataires dûment désignés, en consultation avec la Première nation, sont tenus par le paragraphe 18(1) de la Loi sur les Indiens et la cession de 1953 de donner à bail, ou d'essayer de donner à bail, les terres de Moonlight Bay aux personnes et aux conditions que le gouvernement du Canada jugera les plus favorables au bien-être de la Première nation pour assurer des revenus continus à la Première nation;


k)              une ordonnance ou une déclaration portant que la Première nation a renoncé à ses droits d'utiliser ou d'occuper les terres de Moonlight Bay tant que demeure en vigueur la cession de 1953 et qu'il est contraire aux dispositions du paragraphe 18(1) de la Loi sur les Indiens et de la cession de 1953 pour la Première nation ou ses membres d'utiliser, d'occuper ou de prendre possession, directement ou indirectement, des terres de Moonlight Bay;

[...]

n)              une ordonnance ou une déclaration portant qu'une délégation à la Première nation ou à tout membre de la Première nation en vertu du paragraphe 53(1) de la Loi sur les Indiens contrevient audit paragraphe;

o)              une ordonnance ou une déclaration portant qu'il convient de révoquer la délégation faite au chef et aux conseillers de la Première nation en vertu du paragraphe 53(1) de la Loi sur les Indiens parce qu'elle ne donne pas effet aux modalités de la cession de 1953;

p)             une ordonnance ou une déclaration portant qu'une délégation faite au chef et aux conseillers de la Première nation, ou à une majorité d'entre eux, en vertu du paragraphe 53(1) de la Loi sur les Indiens constitue une délégation à la Première nation en vertu dudit paragraphe;

q)              une ordonnance ou une déclaration portant que, conformément au paragraphe 53(3) de la Loi sur les Indiens, il est interdit au chef et aux conseillers de la Première nation et à la bande dont ils sont membres d'utiliser, d'occuper ou de prendre possession de la totalité ou d'une partie des terres de Moonlight Bay;

r)              une ordonnance ou une déclaration portant que la Couronne fédérale a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'entente de 1924, du paragraphe 18(1) de la Loi sur les Indiens et de la cession de 1953 en ne se conformant pas aux obligations prévues par la loi.


[46]       Le plus récent arrêt de la Cour d'appel fédérale portant sur la question des recours prévus aux articles 17 et 18 de la Loi sur les Cours fédérales est Canada c. Tremblay, [2004] 4 R.C.F. 165 (C.A.). En première instance, il s'agissait d'une requête en radiation de l'action de l'intimé. Un protonotaire a rejeté la requête et la Cour fédérale a rejeté l'appel interjeté de cette décision. L'intimé a intenté son action en vertu de la Loi sur les Cours fédérales (article 17), trois ans après avoir pris sa retraite des Forces canadiennes conformément aux dispositions sur l'âge obligatoire de la retraite prévues dans les Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORRFC). Dans son action, l'intimé a demandé que les articles des ORRFC prescrivant l'âge de la retraite obligatoire ainsi que les alinéas 15(1)b) (en vertu duquel les ORRFC ont été adoptés) et 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP) soient déclarés inopérants pour cause d'incompatibilité avec les articles 3 et 7 de la LCDP et la Charte canadienne des droits et des libertés. Il a aussi demandé sa réintégration dans les Forces canadiennes ainsi que des dommages-intérêts. L'une des questions soulevées en appel était celle de savoir si l'intimé pouvait procéder par action ou s'il devait procéder par voie de contrôle judiciaire.

[47]       La juge Desjardins, qui a rédigé le jugement unanime de la Cour dans l'arrêt Tremblay, précité, analyse la nature des articles 17 et 18 de la Loi sur les Cours fédérales. Elle explique que l'article 18 traite des recours discrétionnaires qui relevaient autrefois des brefs de prérogative, auxquels se sont ajoutées l'injonction et la déclaration, lesquelles tiraient leur origine de l'equity. Ces recours sont dits « extraordinaires » parce qu'ils ne sont généralement pas accueillis si d'autres recours sont également disponibles. L'article 18 donne à la Cour fédérale compétence exclusive dans l'exercice des recours en révision judiciaire dirigés à l'encontre de tout office fédéral. D'après la juge Desjardins, il constitue la pierre angulaire de la Loi (adoptée en 1971) par laquelle le Parlement s'est assuréque les offices fédéraux, dont les activités s'étendent à travers le Canada, ne soient pas soumis à des décisions, possiblement contradictoires, d'une province à l'autre.


[48]       Elle fait ensuite remarquer que la définition d'un « office fédéral » que l'on trouve au paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales n'a pas toujours eu une portée aussi large. Ce n'est que par suite de modifications, qui ont pris effet le 1er février 1992, qu'une ordonnance prise en vertu d'une prérogative royale donne maintenant ouverture à un contrôle judiciaire. Plus loin, la juge Desjardins ajoute qu'une déclaration de nullité peut s'obtenir par l'application des articles 17 et 18 de la Loi sur les Cours fédérales, mais qu'il ne s'ensuit pas pour autant que l'intiméavait le choix de procéder suivant l'un ou l'autre de ces deux articles. Afin de déterminer le recours appropriépouvant donner ouverture aux réclamations formulées par l'intimé, il faut examiner les conclusions mentionnées dans sa déclaration.

[49]       Enfin, la juge Desjardins conclut que ctait la décision portant sur la mise à la retraite de l'intimé qui était au coeur de la demande dans l'arrêt Tremblay. Les conclusions recherchées étaient fonction de cette nullité alléguée. L'intimé ne pouvait avoir droit à sa réintégration que si la décision était déclarée nulle et des dommages-intérêts ne pouvaient être réclamés qu'une fois la réintégration ordonnée. La mise à la retraite était une décision prise par un « office fédéral » au sens de l'article 18 et du paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales. Le seul moyen de la contester était par voie de contrôle judiciaire. Les extraits suivants des paragraphes 16, 17 et 18 [renvois omis] des motifs du jugement sont révélateurs.

[...] L'article 18 de la Loi prévoit que les recours extraordinaires ne peuvent être instruits, comme s'il s'agissait d'une action, que lorsque la Cour fédérale l'estime indiqué (paragraphe 18.4(2) de la Loi). La Loi ne prévoit pas qu'une action puisse être instruite comme s'il s'agissait d'un contrôle judiciaire.

En l'espèce, l'intimé a ignoré totalement l'article 18 et suivants de la Loi. Il a intenté une action contre la Couronne fédérale selon le paragraphe 17(1) de la Loi, lequel, tel que dit plus haut, donne compétence à la Cour fédérale dans les cas de demande de réparation contre la Couronne. L'intimé invoque à son profit le mot « réparation » du paragraphe 2(1) de la Loi, en ce qu'une « réparation » comprend une « déclaration » [...]


L'intiméne peut cependant procéder par voie d'action puisque le paragraphe 18(3) de la Loi consacre l'exclusivitédu recours par voie de contrôle judiciaire lorsqu'une décision d'un office fédéral est attaquée.

[50]       Le résultat est clair. Une partie ne peut pas choisir entre deux procédures. Pour déterminer la procédure qui s'applique, il faut examiner l'objet de la demande.

[51]       À mon avis, cette partie de l'action de Mme Williston (plainte fondée sur le droit ou plainte d'intérêt public) ne constitue rien d'autre qu'une tentative de contourner les exigences pour contester la décision du chef et des conseillers de la Première nation de ne pas louer le lot 10. Conclure autrement équivaudrait à privilégier la forme au détriment du fond.

[52]       Bien qu'elle soit formulée en des termes visant à imputer une faute, en grande partie de la part de la Couronne, la plainte porte essentiellement que les terres de Moonlight Bay ne sont pas cédées à bail. Mme Williston fait preuve d'habileté en ayant recours à divers principes juridiques (parfois indiscutables) et cherche à obtenir indirectement ce qu'elle choisit de ne pas contester directement en présentant son action comme une action fondée sur l'intérêt public. Je vais maintenant examiner les alinéas particuliers de la réparation demandée, mais pas dans l'ordre où Mme Williston les présente.


[53]       Je commence par l'alinéa n) qui sollicite une ordonnance portant que la délégation faite à la Première nation ou à tout membre de la Première nation en vertu du paragraphe 53(1) de la Loi sur les Indiens contrevient audit paragraphe. Cette demande concerne la décision du ministre, en date du 15 septembre 1994, de déléguer au chef et aux conseillers élus de la Première nation la gestion des terres désignées, présentes et futures.

[54]       Il s'agit clairement d'une décision visée par l'article 18 et le paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales. Conformément aux motifs de l'arrêt Tremblay, précité, elle ne peut être contestée que par voie de contrôle judiciaire. Bien qu'il ne cède pas sur ce point, l'avocat de Mme Williston a reconnu le problème auquel doit faire face Mme Williston à cet égard. L'obstacle me semble insurmontable, car, après avoir omis de demander le contrôle judiciaire de la décision, sa conduite, après qu'elle a été avisée de la délégation, l'empêche de remplir les conditions requises pour obtenir une prorogation du délai prescrit pour présenter une demande de contrôle judiciaire.


[55]       Le 23 novembre 1994, M. Brosseau, au nom de la Couronne, a informé Mme Williston de la délégation et lui a précisé que toutes les parties titulaires d'un bail devaient désormais traiter directement avec la Première nation pour toutes les questions relatives à leur entente et verser à la Première nation toutes les sommes dues en vertu des baux. Apparemment, Mme Williston n'a pas contesté la délégation à ce moment-là puisqu'elle a fait tous ses paiements de loyer directement à la Première nation de 1995 à 2000. Ce n'est qu'après avoir été avisée, en août 2000, que le bail ne serait pas renouvelé, qu'elle a envoyé son chèque annuel de loyer à la Couronne.

[56]       La réparation demandée aux alinéas o) et p) découle de celle demandée à l'alinéa n). Le même argument s'applique à l'alinéa q) mais, même si cela n'était pas le cas, il n'y a aucune preuve que la Première nation utilise, occupe ou prend possession de la totalité ou d'une partie des terres de Moonlight Bay en ce moment. En fait, la preuve indique plutôt le contraire. Ainsi, même si je devais conclure (ce que je ne fais pas) que cet alinéa constitue une demande adéquate, rien dans la preuve ne me permettrait d'accorder la réparation.


[57]       Les autres demandes de réparation amènent à l'alinéa j), qui vise à obtenir une ordonnance portant que les terres de Moonlight Bay sont données à bail pour toujours. C'est, à mon avis, une tentative indirecte ou détournée de contester la résolution du conseil de bande de ne pas louer les terres. Cette décision (prise par le chef et les conseillers) est une décision rendue par un « office fédéral » au sens de l'article 18 et du paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales. Mme Williston ne peut pas, en formulant sa demande de réparation de manière à cacher sa véritable nature, transformer sa demande relative à la décision en demande visant à obtenir l'exécution d'une obligation positive. En outre, la demande formulée à l'alinéa j) a la nature d'un mandamus. Pour obtenir une telle réparation, les conditions préalables énoncées dans l'arrêt Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 C.F. 742 (C.A.), doivent être remplies. Mme Williston non seulement n'a pas rempli ces conditions préalables, elle ne les a pas examinées.

[58]       L'alinéa k) est lié à l'alinéa j). Dans la mesure où il ne l'est pas, le raisonnement relatif à l'alinéa q) s'applique à l'alinéa k) en ce qui concerne l'absence d'éléments de preuve.

[59]       Les alinéas g), h) et i) ne sont pas distincts les uns des autres. Ils constituent la base de l'alinéa j). Je ne crois pas que les défendeurs contestent les déclarations de fait aux alinéas g) et h). De toute manière, ces déclarations ne pourraient pas, même si elles étaient retenues, constituer des déclarations de droit. Elles reflètent plutôt les étapes du raisonnement permettant d'arriver à l'alinéa j), dont j'ai déjà parlé.

[60]       Cela règle la question de la réparation demandée et me ramène au point de départ de l'analyse. C'est la décision du chef et des conseillers de la Première nation de ne pas céder à bail les terres de Moonlight Lands qui constitue l'essentiel de la demande. Le recours qui permet de contester cette décision est le contrôle judiciaire.


[61]       Mme Williston me demande de tenir compte des décisions antérieures qu'a rendues la Cour, relativement aux articles 17 et 18 de la Loi sur les Cours fédérales, pendant la période transitoire prévue par les modifications de 1992. La juge Desjardins a examiné ces décisions en détail dans l'arrêt Tremblay, précité, et il n'y a rien à ajouter à son analyse, qui se passe de commentaires et par laquelle je suis liée.

[62]       En outre, on me demande d'utiliser l'article 57 des Règles des Cours fédérales pour transformer cette partie de l'action de Mme Williston en procédure de contrôle judiciaire. L'article 57 des Règles prévoit que la Cour n'annule pas un acte introductif d'instance au seul motif que l'instance aurait dû être introduite par un autre acte introductif d'instance. Mon interprétation de cette disposition m'amène àconclure qu'elle ne s'applique que dans les cas où l'objet de la demande est clair, mais est énoncé dans le mauvais document. Cette disposition a pour but de remédier au préjudice découlant de l'utilisation du mauvais document. Elle ne constitue pas un moyen de contourner les dispositions de la Loi sur les Cours fédérales, telles qu'elles sont décrites dans l'arrêt Tremblay, précité.

[63]       Enfin, Mme Williston me demande de concevoir une réparation ou une méthode qui permette de trancher l'affaire au fond plutôt que [Traduction] « d'empêcher son examen sur une base procédurale » . Bien que je doute sérieusement que l'on puisse dire que les faiblesses de la présente demande sont d'ordre « procédural » , dans l'éventualité où j'aurais tort de conclure que Mme Williston aurait dû demander un contrôle judiciaire, je rejetterais néanmoins la demande.


[64]       Mme Williston, dans l'intérêt « public » , sollicite des déclarations qui définissent ou circonscrivent les agissements de la Couronne, du ministre et de la Première nation relativement aux terres de la réserve. En d'autres termes, elle cherche à obtenir des déclarations portant sur la relation entre les deux défendeurs (et les obligations en résultant).

[65]       Dans l'arrêt fondamental Guerin c. Canada, [1984] 2 R.S.C. 335, la Cour suprême du Canada dit, à la page 385, que l'obligation qu'a la Couronne envers les Indiens relativement aux droits des Indiens sur leurs terres n'est pas une obligation de droit public. Bien qu'il ne s'agisse pas non plus d'une obligation de droit privé au sens strict, elle tient néanmoins de la nature d'une obligation de droit privé.

[66]       Je rejette l'argument selon lequel il est possible pour Mme Williston de présenter une demande dans l'intérêt public, soit-disant dans le but d'obliger la Couronne à se conformer au paragraphe 18(1) de la Loi sur les Indiens, alors qu'il a été jugé à maintes reprises que ce paragraphe constitue une reconnaissance législative de l'obligation fiduciaire de la Couronne envers les bandes indiennes en ce qui concerne les usages auxquels peuvent être consacrées les terres des réserves. Il ne s'agit pas d'une obligation de droit public. De plus, il n'y a pas opposition entre la Couronne et la Première nation à cet égard.


[67]       Je rejette également le postulat sur lequel repose la demande de Mme Williston, soit que la Couronne a une obligation positive de céder à bail les terres de Moonlight Bay pour toujours. Son avocat reconnaît que si je n'accepte pas cette prétention, la demande doit être rejetée.

[68]       Comme je l'ai déjà indiqué, Mme Williston arrive à sa conclusion en s'appuyant sur le paragraphe 18(1) de la Loi sur les Indiens. Elle prétend que le pouvoir discrétionnaire conféré au gouverneur en conseil - décider si tout objet, pour lequel des terres dans une réserve sont ou doivent être utilisées, se trouve à l'usage et au profit de la bande - est expressément subordonné aux dispositions de la Loi et aux conditions de la cession. Comme la cession de 1953 (dont je répète plus bas les parties pertinentes par souci de commodité) cédait, pour toujours, les terres de Moonlight Bay à Sa Majesté pour les céder à bail, Mme Williston prétend qu'il n'y a pas d'autre solution que de les louer. Elle estime qu'en acceptant la décision de la Première nation de ne pas céder les terres à bail, la Couronne contrevient à son obligation fiduciare à l'égard de la Première nation.

[traduction]SACHEZ DONC TOUS PAR LES PRÉSENTES QUE NOUS, soussignés, le chef et les conseillers de la bande indienne de Rama [...] cédons pour toujours, par les présentes, à Sa Majesté la Reine du chef du Canada, ainsi qu'à ses héritiers et successeurs, LA TOTALITÉ ET TOUTE PARTIE d'une certaine pièce, parcelle ou étendue de terrain, bâtiments compris, située dans la réserve indienne de Rama dans la province de l'Ontario ayant une superficie [...]

AFIN QUE Sa Majesté la Reine, ainsi que ses héritiers et successeurs, détiennent et possèdent pour toujours ces terres en fiducie, pour les céder à bail aux personnes et aux conditions que le gouvernement du Canada jugera les plus favorables pour assurer notre bien-être et celui de notre peuple.

ET à la condition que toutes les sommes reçues par suite de la cession à bail soient créditées aux fonds de notre bande à Ottawa.


[69]       Je considère que le membre de phrase « jugera les plus favorables pour assurer notre bien-être et celui de notre peuple » est synonyme de « bien-être général de la bande » .

[70]       Nul ne conteste qu'il faut interpréter la cession en fonction de l'intention des parties au moment où ladite cession a été faite. Il y a peu d'éléments de preuve quant aux intentions des parties à la cession de 1953. Mme Simcoe confirme n'avoir aucun procès-verbal ni aucun document autre que le document de cession lui-même et le décret en conseil l'acceptant.

[71]       Mme Williston prétend qu'étant donné que les mots « pour toujours » sont utilisés, il faut leur donner leur sens usuel et que « pour toujours » signifie « pour toujours » . Je n'ai pas à commenter le différend entre Mme Williston et les défendeurs quant à la question des procédures administratives en place pour révoquer la cession de terres désignées parce que, aux fins de mon raisonnement, cette question n'est pas en cause. Je note, cependant, les propos de la juge McLachlin, aujourd'hui Juge en chef, dans l'arrêt Bande indienne de Blueberry River c. Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 R.C.S. 344 (Blueberry - fréquemment appelé Apsassin) au paragraphe 78 où (s'exprimant au nom des juges minoritaires) elle dit : « Toutefois, cela ne veut pas dire que la bande indienne concernée est liée pour toujours par les conditions de la cession initiale et qu'elle est incapable de les faire modifier » .


[72]       L'argument de Mme Williston va au-delà du sens ordinaire des mots « pour toujours » . Elle combine ces mots à l'objet de la cession - céder à bail - et introduit une obligation positive pour la Couronne de louer les terres à perpétuité et sans interruption. Elle pousse son argument à l'extrême en soulevant la question de l'ambiguïté, sans mentionner que son raisonnement exclut l'examen du pouvoir discrétionnaire conféré à la Couronne dans le document de cession. L'arrêt Bande indienne des Opetchesaht c. Canada, [1997] 2 R.C.S. 119, au paragraphe 42, indique que les dispositions relatives aux cessions dans la Loi sur les Indiens s'appliquent en corrélation avec les autres dispositions de la Loi et sous réserve de celles-ci. En ce qui concerne l'interprétation, le commentaire suivant de la juge McLachlin, aujourd'hui Juge en chef (dissidente mais pas sur ce point), est contenu au paragraphe 80 :

... l'utilisation du sens « ordinaire « des mots ou du sens qui leur est donné dans les dictionnaires ne suffit que dans les cas oùle sens est clair et compatible avec l'objet de la loi, dégagéde l'interprétation du texte dans son ensemble. Chaque loi doit être interprétée de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet. Ce principe n'a jamais eu autant d'importance que dans les lois concernant les droits des Indiens. Interprété dans le contexte de l'objet de la Loi, un mot qui semble à prime abord être utilisé dans son « sens ordinaire « pourrait bien ne pas avoir un sens si ordinaire après tout. Il peut surgir des ambiguïtés faisant entrer en jeu des règles subsidiaires comme le principe [énoncé dans Nowegijick].

[73]       Le principe énoncé dans Nowegijick dont il est question ci-dessus est un principe selon lequel, dans l'interprétation des lois relatives aux Indiens, toute ambiguïté doit profiter aux Indiens : R. c. Nowegijick, [1983] 1 R.C.S. 29. Ce principe a été constamment réaffirmé dans les affaires qui ont suivi.


[74]       Si nécessaire, un tribunal peut utiliser la notion de droits implicites pour appuyer l'exercice concret des droits explicites conférés dans des cas où une telle inférence n'aurait pas nécessairement été faite n'eût été la nature sui generis des rapports de la Couronne avec les autochtones : R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456, au paragraphe 44. Bien qu'il me semble évident que les conditions de la cession n'exigent pas que la Couronne cèdent à bail les terres à perpétuité et sans interruption, je suis prête à conclure que le pouvoir de céder à bail implique celui de ne pas le faire lorsqu'une telle décision concorde avec le bien-être général de la bande. C'est d'autant plus vrai quand la décision est conforme au souhait exprimé par la bande. Le concept de « bien-être général de la bande » fait référence aux besoins actuels des collectivités autochtones : Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, au paragraphe 121.

[75]       J'estime que l'argument de Mme Williston concernant la distinction entre l'intérêt « réversif » et l'intérêt « résiduel » dans les terres désignées contredit le principe bien établi suivant lequel le caractère sui generis du droit des autochtones sur les terres ne permet pas d'appliquer les règles traditionnelles du droit des biens pour expliquer le contenu de cet intérêt : Blueberry, précité; Bande indienne de St. Mary's c. Cranbrook (Ville), [1997] 2 R.C.S. 678.


[76]       Finalement, je signale le passage cité par Mme Williston de l'arrêt Guerin, précité, où (à la page 352) la Cour dit que, si une bande cède son droit de bénéficiaire sur les terres d'une réserve pour une fin précise, alors le pouvoir que possède le gouverneur en conseil, en vertu de l'article, de décider si l'objet se trouve à l'usage et au profit de la bande est écarté, car la bande a elle-même acquiescé à l'objet et la Couronne peut invoquer cet acquiescement. J'ai déjà mentionné que le document de cession dont il est question en l'espèce réserve un pouvoir discrétionnaire à la Couronne. Je signale également que, plus loin dans les motifs de l'arrêt Guerin, le juge Dickson, plus tard Juge en chef, dit (à la page 387) que le pouvoir discrétionnaire, qui constitue la marque distinctive de tout rapport fiduciaire, peut, dans un cas donné, être considérablement restreint. Le défaut de remplir les conditions imposées constitue tout simplement, à première vue, un manquement à l'obligation.

[77]       L'obligation fiduciaire revient à la bande. La Première nation n'allègue aucun manquement à première vue ou autre de l'obligation fiduciaire. Mme Williston prétend que son interprétation de la cession doit avoir préséance. Ce n'est pas le cas. Sa demande fondée sur le droit ou sur l'intérêt public est rejetée.

[78]       Les défendeurs ont eu gain de cause et ont demandé les dépens. Chacune des parties aura jusqu'au 17 juin 2005 pour présenter des observations écrites sur la question des dépens (celles-ci ne devront pas dépasser trois pages, à double interligne). Les réponses à ces observations pourront être présentées par chacune des parties au plus tard le 24 juin 2005 et ne devront pas dépasser deux pages, à double interligne.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE QUE l'action soit rejetée, une ordonnance concernant les dépens devant être rendue ultérieurement.

      « Carolyn A. Layden-Stevenson »          

Juge

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

Avocats inscrits au dossier

DOSSIER :                                         T-383-02

INTITULÉ :                                        GERALDINE M. WILLISTON

c.                                                                                             

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA,

REPRÉSENTÉE PAR LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADIEN

et

LES CHIPPEWAS DE LA BANDE INDIENNE DE RAMA (alias LES CHIPPEWAS DE LA PREMIÈRE NATION MNJIKANING)

                                                                                                                                                           

LIEU DE L'AUDIENCE :                  TORONTO (ONTARIO)

DATES DE L'AUDIENCE : DU 24 AU 27 MAI 2005 ET LE 2 JUIN 2005

TÉLÉCONFÉRENCE LE 6 JUIN 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LA JUGE LAYDEN-STEVENSON

DATE DES MOTIFS :                       LE 10 JUIN 2005

COMPARUTIONS :

Ross Earnshaw                          POUR LA DEMANDERESSE

Shelley C. Quinn                                    POUR LA DÉFENDERESSE

Laurent Bartleman                                 SA MAJESTÉ LA REINE

Awanish Sinha                           POUR LES DÉFENDEURS

LES CHIPPEWAS DE LA BANDE INDIENNE DE RAMA


                                                                                                                                               Page : 2

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling Lafleur Henderson LLP

Kitchener (Ontario)                               POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.                                 POUR LA DÉFENDERESSE

Sous-procureur général du Canada       SA MAJESTÉ LA REINE

McCarthy Tétrault                                 POUR LES DÉFENDEURS

Toronto (Ontario)                                  LES CHIPPEWAS DE LA BANDE INDIENNE DE RAMA

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