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Date : 20050223

Dossier : IMM-9107-03

Référence : 2005 CF 282

Ottawa (Ontario), le 23 février 2005

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE MACTAVISH

ENTRE :

                                      KAUSAR IJAZ NAQUI et HUMZA IJAZ NAQUI

                                                                                                                                          demandeurs

                                                                             et

                         LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                             défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Kausar Ijaz Naqui et son fils de 18 ans, Humza Ijaz Naqui, sont de nationalité pakistanaise. Ils disent qu'ils sont des réfugiés au sens de la Convention et des personnes à protéger en raison de la persécution qu'ils affirment avoir subie parce qu'ils sont des musulmans chiites et parce que le mari de Mme Naqui (le père d'Humza) était actif dans son Imam Bargah.

[2]                La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a rejeté les demandes d'asile des Naqui, estimant qu'ils n'avaient pas apporté une preuve crédible ou digne de foi appuyant leurs demandes.


[3]                Les Naqui voudraient faire annuler la décision de la Commission, qui, selon eux, renferme de nombreuses conclusions manifestement déraisonnables quant à leur crédibilité.

Les allégations des demandeurs

[4]                Les demandeurs disent que leur famille était dans la mire du Sipa-i-Sahaba (le SSP), une organisation sunnite militante et cela, parce qu'ils étaient des chiites et parce que le mari de Mme Naqui était le secrétaire d'office à son Imam Barghah.

[5]                Mme Naqui dit que son mari a été agressé par des membres du SSP le 21 octobre 1998. À la suite de cette agression, il avait dû être hospitalisé durant quatre jours. L'incident avait été signalé à la police, mais, selon Mme Naqui, rien n'a jamais été fait pour élucider l'agression.

[6]                En avril 1999, la famille a été attaquée par des membres du SSP au moment où elle donnait une réception à caractère religieux à son domicile. Les agresseurs ont battu les membres de la famille ainsi que leurs invités et ils ont pillé la maison. La famille a signalé cette attaque à la police. La police a arrêté plusieurs individus, mais ils ont été remis en liberté après avoir soudoyé les policiers.


[7]                Après l'attaque d'avril, la famille a commencé à recevoir des menaces par téléphone. Quatre mois plus tard, le domicile familial était de nouveau envahi et pillé par des membres du SSP. Mme Naqui, qui se trouvait seule chez elle à ce moment-là, a été victime d'agression sexuelle. Elle dit qu'elle a été hospitalisée durant une semaine après l'attaque, et que, bien que son mari eût signalé l'incident à la police, encore une fois, rien n'a été fait.

[8]                En avril 2000, le mari de Mme Naqui a été roué de coups par des agresseurs inconnus qui l'ont menacé à cause de ses liens avec l'imam local. Cet incident a lui aussi été signalé à la police, et, encore une fois, il n'en a rien résulté.

[9]                Mme Naqui affirme qu'en juin 2000, la police a commencé une campagne contre les chiites, les arrêtant afin de pouvoir monnayer leur libération. Le mari de Mme Naqui a été arrêté le 14 juillet 2000, et elle a dû payer 40 000 roupies pour le faire libérer.

[10]            Mme Naqui dit que la famille a alors décidé de quitter le Pakistan. L'agent recruté par la famille leur a conseillé de voyager en deux groupes. Mme Naqui et son fils sont partis les premiers, pour arriver sains et saufs au Canada le 11 août 2000, où ils ont demandé l'asile quelques jours plus tard. Le mari et la fille de Mme Naqui ont ensuite quitté le Pakistan en compagnie d'un agent, afin de se rendre au Canada, via les Émirats arabes unis. L'agent de la famille a été arrêté dans les Émirats, tandis que le père et la fille s'y trouvent encore.

La décision de la Commission


[11]            La Commission a relevé que, pour l'essentiel, le témoignage de Mme Naqui se rapportant aux attaques dont sa famille a été victime s'accordait avec les renseignements figurant dans son formulaire de renseignements personnels (le FRP). Cependant, de l'avis de la Commission, cela ne signifiait pas en soi que Mme Naqui disait la vérité. Selon la Commission, cette cohérence pouvait simplement signifier que Mme Naqui avait une bonne mémoire, ce qui la rendait capable de réciter convenablement l'histoire consignée dans son FRP.

[12]            La Commission a quand même relevé une divergence entre le témoignage de Mme Naqui et la version des événements décrite dans son FRP. Durant l'audition de sa demande d'asile, Mme Naqui a dit que ses enfants n'avaient pu fréquenter l'école durant deux ans en raison des menaces proférées contre eux par d'autres enfants. Le FRP de Mme Naqui était silencieux sur le sujet. La Commission en a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité de Mme Naqui.

[13]            La Commission a aussi mis en doute la version des événements donnée par Mme Naqui, étant donné qu'elle n'avait produit aucune preuve documentaire, comme des certificats médicaux ou des photographies de la maison mise à sac, pour étayer ses dires. Sur ce point, la Commission a relevé que plusieurs membres de la famille de Mme Naqui étaient encore au Pakistan et qu'ils auraient vraisemblablement pu aider les demandeurs à obtenir les documents requis pour confirmer leurs prétentions.

[14]            La Commission a aussi jugé improbable que la police n'ait pas à tout le moins rédigé des procès-verbaux introductifs pour au moins quelques-unes des agressions.


[15]            La Commission a aussi estimé qu'il était invraisemblable qu'une personne ayant le profil du mari de Mme Naqui ait pu être repérée et agressée par le SSP aussi souvent que le prétend Mme Naqui. Le président de l'Imam Bargah de la famille a écrit une lettre appuyant la demande de la famille, mais la Commission paraît n'avoir accordé aucune valeur probante à la lettre, affirmant qu' « il semble donc que ce président se sent suffisamment en sécurité pour demeurer au Pakistan » . La Commission a également trouvé invraisemblable que l'imam de l'Imam Bargah ne soit pas en butte à la persécution, aux passages à tabac et aux menaces, mais que le mari de Mme Naqui le soit.

[16]            La Commission n'a pas non plus accordé de valeur probante à la lettre parce qu'elle ne disait rien de l'agression sexuelle dont aurait été victime Mme Naqui ni du pot-de-vin que la famille avait dû payer pour obtenir la libération de son mari.

[17]            Enfin, la Commission a estimé qu'il était improbable que la famille ait pu continuer de vivre dans la même maison après avoir été agressée deux fois chez elle.

[18]            Selon la Commission, les attaques et incidents présumés ne s'étaient pas produits, mais elle a quand même examiné le bien-fondé objectif de la demande et la question de la protection de l'État. Dans une analyse très brève, la Commission a noté que, selon l'information relative aux conditions ayant cours dans le pays, il existait bien une violence sectaire entre les chiites et les sunnites, mais le nombre de décès avait diminué au cours des années récentes. Ayant conclu que la violence sectaire n'était pas répandue et qu'elle semblait se produire au hasard, la Commission a estimé que les demandeurs ne feraient pas face à plus qu'une simple possibilité d'être persécutés s'ils devaient retourner au Pakistan.


La norme de contrôle

[19]            La majorité des conclusions contestées sont des conclusions de fait. La norme de contrôle est donc celle de la décision manifestement déraisonnable : Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.).

Analyse

[20]            L'avocat des demandeurs a relevé nombre de présumées erreurs de la part de la Commission. Bien que j'aie examiné attentivement tous ses arguments et passé en revue les parties du dossier se rapportant à chacun d'eux, je suis convaincue que la Commission pouvait raisonnablement, au vu de la preuve, tirer certaines des conclusions qui sont contestées.

[21]            Je suis cependant également convaincue que la Commission s'est fourvoyée dans plusieurs de ses conclusions, et j'examinerai chacune d'elles successivement.

Le silence du FRP

[22]            L'unique véritable conclusion défavorable que la Commission a tirée à propos de la crédibilité de Mme Naqui venait du fait que son FRP passait sous silence le harcèlement religieux dont elle dit que ses enfants étaient victimes à l'école.


[23]            Un fait qui n'apparaît pas dans le FRP d'un demandeur ne permettra cependant pas systématiquement de dire que le demandeur n'est pas crédible : Akhigbe c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CFPI 249; [2002] A.C.F. no 332 (CFPI) en ligne : QL. Pour juger de l'importance de l'omission, il faut examiner sa nature, ainsi que le contexte dans lequel est présenté le nouveau renseignement.

[24]            En l'espèce, un examen de la transcription révèle que Mme Naqui n'a pas spontanément donné ce renseignement, par volonté délibérée d'embellir sa demande. C'est plutôt en réponse à une question directe du président de l'audience, qui voulait savoir si ses enfants avaient connu des difficultés, outre des agressions physiques, que Mme Naqui a fait état du harcèlement dont ses enfants avaient été victimes à l'école.

[25]            Un demandeur d'asile doit énumérer dans son FRP tous les incidents significatifs qui l'ont conduit à chercher une protection. Le FRP de Mme Naqui fait état de sérieuses agressions physiques et sexuelles commises sur elle et sur les membres de sa famille. Les menaces verbales et le harcèlement sont à n'en pas douter des expériences désagréables, mais ce sont des expériences qui ne peuvent être mises dans la même catégorie que les agressions physiques et sexuelles. Dans ce contexte, je suis convaincue qu'il était manifestement déraisonnable pour la Commission de dire que Mme Naqui n'était pas crédible parce qu'elle n'avait pas écrit dans son FRP que ses enfants étaient victimes de harcèlement à l'école.

L'absence de mention de l'agression sexuelle dans la lettre du président


[26]            La Commission semble avoir admis que la lettre du président de l'Imam Bargah de la famille était authentique, mais elle ne lui accorde aucune valeur probante, notamment parce que le président n'y mentionne pas que Mme Naqui avait, au cours de l'une des attaques, été victime d'agression sexuelle.

[27]            À mon avis, cette déduction défavorable de la Commission était manifestement déraisonnable.

[28]            En tant que tribunal spécialisé, la Commission se doit de connaître et de comprendre les normes culturelles qui ont cours dans les pays auxquels elle a affaire. Le fait pour une femme d'avoir subi une agression sexuelle est toujours une question délicate -- une question qui n'est pas nécessairement discutée ouvertement, quel que soit l'endroit où l'agression a pu se produire. Cela est d'autant plus vrai dans les sociétés musulmanes traditionnelles. Je ne suis pas convaincue que la Commission en ait véritablement tenu compte dans la conclusion qu'elle a tirée.

La non-production de documents au soutien de la demande

[29]            La Commission a mis en doute la sincérité de Mme Naqui, notamment parce qu'elle n'avait produit aucune preuve documentaire, comme des certificats médicaux ou des photographies de la maison mise à sac, pour étayer ses dires.


[30]            À mon avis, la Commission a par là commis une erreur. Non seulement Mme Naqui n'a-t-elle pas été priée durant son témoignage de répondre à des questions se rapportant à bon nombre des incidents clés, on ne lui a jamais demandé non plus pourquoi elle n'avait pas de documents propres à appuyer sa demande.

La protection de l'État

[31]            L'analyse faite par la Commission à propos de la question de la protection de l'État est extrêmement brève. La Commission ne mentionne aucun document précis sur lequel elle se serait appuyée. Au lieu de cela, elle se réfère simplement, par numéro de pièce, dans une note en bas de page, à l'information relative aux conditions qui ont cours dans le pays.

[32]            Cette information, qui concerne la protection de l'État dont peuvent se prévaloir les membres de la minorité chiite au Pakistan, renferme plusieurs indications contradictoires. Il appartient à la Commission de considérer cette information contradictoire et de tirer les conclusions qui s'imposent en se fondant sur la preuve qu'elle a devant elle. Il n'appartient pas à la Cour, dans un contrôle judiciaire, d'apprécier à nouveau l'information.


[33]            Cela dit, la Cour doit être convaincue que la Commission a effectivement apprécié l'information qu'elle avait devant elle. En l'espèce, la Commission n'a fait qu'un examen superficiel de la question de la protection de l'État, un examen totalement dépourvu de tout renvoi à un document précis dans l'information relative aux conditions qui ont cours dans le pays. Ainsi que le faisait observer le juge Russell dans la décision Ali c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 C.F. 982, il y a une différence entre le fait pour la Commission de ne pas se référer à tous les renseignements relatifs aux conditions qui ont cours dans le pays et le fait pour la Commission de n'évoquer aucun de ces renseignements.

[34]            La Commission n'a pas bien évalué les effets possibles sur la famille Naqui de la violence sectaire qui a cours au Pakistan et cela constitue, à mon avis, une autre erreur susceptible de révision.

Conclusion

[35]            Il m'est impossible de dire avec certitude que la Commission serait arrivée à la même conclusion si ces erreurs n'avaient pas été commises. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

Question à certifier

[36]            Aucune des parties n'a proposé qu'une question soit certifiée et aucune question du genre ne se pose ici.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.          La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour que celui-ci statue à nouveau sur l'affaire.

2.          Aucune question grave de portée générale n'est certifiée.

                                                                                                                         _ Anne L. Mactavish _                      

                                                                                                                                                     Juge                                    

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B.


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                             AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                          IMM-9107-03

INTITULÉ:                                                           KAUSAR IJAZ NAQUI ET AUTRE

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                                   TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                 LE JEUDI 10 FÉVRIER 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                         LA JUGE MACTAVISH

DATE DES MOTIFS :                                        LE 23 FÉVRIER 2005

COMPARUTIONS:

Robert I. Blanshay                                                POUR LES DEMANDEURS

Ladan Shahrooz                                                   POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Robert I. Blanshay                                                POUR LES DEMANDEURS

Avocat

Blanshay et Associés

49, rue Saint-Nicholas

Toronto (Ontario)

M4Y 1W6

John H. Sims, c.r.                                                 POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


COUR FÉDÉRALE

                                                      Date : 20050210

                                          Dossier : IMM-9107-03

ENTRE :

KAUSAR IJAZ NAQUI et autre

                                                            demandeurs

- et -

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉET DE L'IMMIGRATION

                                                                 défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE

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