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Date : 20051215

Dossier : T‑2179‑04

Référence : 2005 CF 1698

Ottawa (Ontario), le 15 décembre 2005

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE TREMBLAY‑LAMER

 

ENTRE :

LE MINISTRE DU DÉVELOPPEMENT DES RESSOURCES HUMAINES

demandeur

et

 

PATRICK EASON

défendeur

 

 

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Il s'agit d'une demande, formée par le ministre du Développement des ressources humaines (le ministre), de contrôle judiciaire d'une décision rendue par un membre de la Commission d'appel des pensions (la Commission), désigné en vertu du paragraphe 83(2.1) du Régime de pensions du Canada, L.R.C. 1985, ch. C‑8 (le RPC). Cette décision, en date du 11 novembre 2004, autorisait le défendeur, M. Eason, à interjeter appel de la décision relative à sa demande de prestations d'invalidité du RPC environ cinq ans et quatre mois après l'expiration du délai normalement applicable.

 

[2]               M. Eason a présenté sa première demande de prestations du RPC en décembre 1996. La Direction générale des programmes de la sécurité du revenu (la DGPSR) a rejeté cette demande le 15 juillet 1997, ainsi qu'une deuxième, le 27 janvier 1998.

 

[3]               M. Eason, par une lettre manuscrite datée du 10 mars 1998 où il déclarait qu'il ne pouvait plus et ne pourrait plus travailler, a interjeté appel, auprès du Bureau du commissaire du tribunal de révision du Régime de pensions du Canada, de la décision qui lui refusait les prestations d'invalidité demandées. Le tribunal de révision a entendu son appel le 25 novembre 1998 et l'a rejeté le 1er février 1999.

 

[4]               Par lettre jointe à son avis de décision, le tribunal de révision a avisé M. Eason qu'il pouvait interjeter appel par écrit de ladite décision, dans les 90 jours suivant la réception de celle‑ci, auprès du président ou du vice-président de la Commission.

 

[5]               M. Eason n'a pas demandé l'autorisation d'interjeter appel de la décision du tribunal de révision auprès de la Commission dans le délai fixé.

 

[6]               En juin 2004, il a présenté une troisième demande de prestations d'invalidité. Le 10 août 2004, la DGPSR a aussi rejeté cette demande.

 

[7]               Le 21 septembre 2004, soit environ cinq ans et sept mois après la décision rendue par le tribunal de révision en novembre 1998, le mandataire de M. Eason a sollicité une prorogation du délai prévu pour demander l'autorisation d'interjeter appel de cette décision.

 

[8]               Le 22 novembre 2004, le membre susdit de la Commission a accordé à M. Eason l'autorisation d'interjeter appel sans faire mention de la question de la prorogation du délai.

 

[9]               Le ministre demande dans la présente espèce l'annulation de la décision du 22 novembre 2004, au motif que le membre de la Commission a commis une erreur de droit et a outrepassé sa compétence ou ne l'a pas dûment exercée.

 

[10]           Le paragraphe 83(1) du RPC dispose que la personne qui se croit lésée par une décision du tribunal de révision peut présenter, dans les 90 jours suivant le jour où cette décision lui est transmise, une demande écrite au président ou au vice-président de la Commission afin d'obtenir la permission d'interjeter appel de ladite décision auprès de la Commission. Le président ou le vice‑président peut proroger ce délai.

 

[11]           L'article 4 des Règles de procédure de la Commission d'appel des pensions (prestations), C.R.C. 1978, ch. 390 (les Règles), dispose que l'appelant doit exposer les motifs invoqués pour obtenir l'autorisation d'interjeter appel, ainsi que les faits allégués, les motifs qu'il entend invoquer et les éléments de preuve documentaire qu'il entend présenter à l'appui de l'appel.

 

[12]           L'article 5 des Règles porte que la demande de prorogation de délai doit contenir les renseignements visés au paragraphe 4, ainsi qu'un exposé des motifs sur lesquels elle est fondée.

 

[13]           Le paragraphe 6(2) des Règles dispose que la demande signifiée au président ou au vice‑président conformément à l'article 4 est, si le président ou le vice-président en décide ainsi, réputée être une demande dûment présentée selon l'article 5.

 

[14]           Aucune disposition des Règles ne prévoit qu'il faille d'abord demander une prorogation du délai pour solliciter l'autorisation d'interjeter appel, puis présenter une demande distincte d'autorisation d'interjeter appel seulement après que la prorogation a été accordée. Par conséquent, il est loisible au membre de la Commission saisi d'examiner en même temps une demande de prorogation du délai pour solliciter l'autorisation d'interjeter appel et une demande d'autorisation d'interjeter appel.

 

[15]           La question que doit trancher notre Cour est celle de savoir si le membre de la Commission a effectivement accordé une prorogation du délai pour demander l'autorisation d'interjeter appel. C'est là une question « de compétence » que le tribunal doit trancher correctement pour ne pas outrepasser sa compétence. Plus précisément, les Règles portent que, pour accorder l'autorisation d'interjeter appel après l'expiration du délai d'appel, le membre doit aussi accorder une prorogation de ce délai. Si, dans la présente espèce, le membre en question de la Commission n'a pas accordé de prorogation de délai, je devrai conclure qu'il a outrepassé sa compétence ou ne l'a pas dûment exercée. Le juge Bastarache a examiné la question de la norme de contrôle des « questions de compétence » au paragraphe 28 de l'arrêt Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982 :

28     Bien que la terminologie et la méthode de la question « préalable », « accessoire » ou « de compétence » aient été remplacées par cette analyse pragmatique et fonctionnelle, l'accent est tout de même mis sur la disposition particulière invoquée et interprétée par le tribunal. Certaines dispositions d'une même loi peuvent exiger plus de retenue que d'autres, selon les facteurs qui seront exposés en détail plus loin. Voilà pourquoi il convient toujours, et il est utile, de parler des « questions de compétence » que le tribunal doit trancher correctement pour ne pas outrepasser sa compétence. Mais il faut bien comprendre qu'une question qui « touche la compétence » s'entend simplement d'une disposition à l'égard de laquelle la norme de contrôle appropriée est celle de la décision correcte, en fonction du résultat de l'analyse pragmatique et fonctionnelle. Autrement dit, une « erreur de compétence » est simplement une erreur portant sur une question à l'égard de laquelle, selon le résultat de l'analyse pragmatique et fonctionnelle, le tribunal doit arriver à une interprétation correcte et à l'égard de laquelle il n'y a pas lieu de faire preuve de retenue.

 

[16]           Il est donc établi que le membre de la Commission doit avoir correctement exercé sa compétence.

 

[17]           Dans l'affaire qui a donné lieu à la décision Canada (Ministre du Développement des ressources humaines) c. Penna, [2005] A.C.F. no 580 (C.F.), la demanderesse avait présenté une demande de prestations d'invalidité du RPC qui avait été rejetée une première fois, puis une deuxième après réexamen. Elle avait interjeté appel de cette décision auprès du tribunal de révision, qui avait rejeté son appel. Quatre ans après celui‑ci, la demanderesse avait sollicité l'autorisation d'interjeter appel auprès de la Commission. Sa demande d'autorisation était étayée d'un ensemble considérable de documents, mais elle n'avait pas présenté de demande de prorogation du délai pour obtenir l'autorisation d'interjeter appel.

 

[18]           Le ministre a déposé une demande de contrôle judiciaire, où il soutenait que la Commission avait outrepassé sa compétence en accordant l'autorisation d'interjeter appel après l'expiration du délai de 90 jours imparti pour les demandes d'une telle autorisation, alors qu'une prorogation de ce délai n'avait été ni sollicitée ni accordée. Le juge Gibson a conclu que le membre de la Commission en question avait commis une erreur de droit et avait outrepassé sa compétence ou ne l'avait pas dûment exercée en accordant l'autorisation d'interjeter appel alors qu'une demande de prorogation du délai pour solliciter une telle autorisation n'avait été ni déposée ni accueillie.

 

[19]           Contrairement à la demanderesse de l'affaire ayant donné lieu à la décision Penna, précitée, M. Eason, dans la présente espèce, a suivi la procédure prescrite et a demandé à la fois l'autorisation d'interjeter appel et la prorogation du délai applicable. Son mandataire a répété dans une lettre adressée ultérieurement au registraire de la Commission que les questions à trancher dans sa demande étaient celles de savoir si une prorogation du délai pour solliciter l'autorisation d'interjeter appel devait être accordée et si sa demande d'autorisation d'interjeter appel devait être accueillie.

 

[20]           Cependant, comme nous l'avons vu plus haut, le membre en question de la Commission est resté muet sur la question de la prorogation du délai. Le défendeur soutient que, l'autorisation d'interjeter appel ne pouvant être accordée à moins que ne soit aussi accordée une prorogation de délai, on peut inférer de la décision du membre d'accorder ladite autorisation qu'il a aussi accordé une telle prorogation. Je ne souscris pas à cette proposition. S'il est vrai que M. Eason a effectivement demandé à la fois une prorogation de délai et l'autorisation d'interjeter appel, on ne peut automatiquement conclure, du simple fait qu'il a accordé l'autorisation demandée, que le membre de la Commission a examiné la question de la prorogation de délai. L'instance de décision doit explicitement examiner la question de savoir s'il y a lieu d'accorder une prorogation de délai. Le membre de la Commission outrepasse sa compétence, ou ne l'exerce pas dûment, s'il accorde l'autorisation d'interjeter appel sans aussi consentir une prorogation du délai d'appel.

 

[21]           Dans la décision Canada (Ministre du Développement des ressources humaines) c. Gattellaro, [2005] A.C.F. no 1106 (C.F.)[1], la juge Snider propose d'appliquer les critères suivants à l'examen de la question de la prorogation de délai :

1.      il y a intention persistante de poursuivre la demande ou l’appel;

2.      la cause est défendable;

3.      le retard a été raisonnablement expliqué;

4.      la prorogation du délai ne cause pas de préjudice à l’autre partie.

 

[22]           Je conviens que ces critères sont applicables à une décision sur la prorogation du délai d'appel. Cependant, dans la présente espèce, le membre de la Commission a accordé l'autorisation d'interjeter appel sans avoir explicitement tenu compte des éléments de ces critères.

 

[23]           En supposant – sans trancher la question – que les deux premières conditions des critères sont remplies, je note, pour ce qui concerne la troisième, que la seule explication donnée par M. Eason de son retard à demander l'autorisation d'interjeter appel est qu'il croyait à tort que la décision rendue par le tribunal de révision en novembre 1998 était définitive. Or, cette explication est difficile à accepter sans preuve par affidavit, étant donné en particulier que le tribunal de révision avait adressé à M. Eason une lettre l'avisant qu'il pouvait interjeter appel de sa décision dans les 90 jours.

 

[24]           Pour ce qui concerne le quatrième volet des critères, je reprends à mon compte l'observation formulée par la juge Snider dans Gattellaro, précité, comme quoi il faut y penser à deux fois avant d'autoriser la présentation d'appels trop longtemps après l'expiration du délai, à moins de raisons impérieuses. La prorogation du délai pourrait porter un préjudice considérable au ministre. Comment, en effet, pourra‑t‑il faire en sorte qu'une réponse adéquate soit donnée à l'appel après si longtemps? En outre, une telle prorogation mettrait en cause la certitude et l'irrévocabilité des décisions, aussi bien pour le ministre que pour les autres intéressés. Comme le faisait observer ma collègue, la juge Snider, au paragraphe 17 de Gattellaro, précité : « On peut raisonnablement supposer que nombreux sont ceux qui, ayant reçu une décision négative du tribunal de révision, n’ont pas fait appel à cause de l’expiration des délais impartis. On ne devrait pas maintenant permettre à la défenderesse de poursuivre un recours que d’autres dans sa situation n’ont pas poursuivi, croyant qu’un appel n’était pas disponible. La procédure qui n’est pas appliquée uniformément et en conformité avec les principes généralement acceptés est fondamentalement injuste ».

 

[25]           En résumé, les demandes de prorogation de délai ne sont pas accueillies d'office ou de plein droit. Leur sort dépend d'un pouvoir discrétionnaire, qui doit être exercé conformément à des principes et en tenant compte des quatre critères formulés plus haut. Sans égard pour la question de la norme de contrôle, je conclus, en l'absence de tous motifs explicites de sa décision, que le membre en cause de la Commission a commis une erreur de droit en n'appliquant pas les critères voulus à la demande de prorogation de délai.

 

[26]           En conséquence, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie. La décision qui en fait l'objet sera annulée, et l'affaire sera renvoyée à la Commission pour réexamen.

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

[1]               La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 

[2]               La décision faisant l'objet du contrôle est annulée, et l'affaire est renvoyée à la Commission pour réexamen.

 

« Danièle Tremblay-Lamer »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T‑2179‑04

 

INTITULÉ :                                       LE MINISTRE DU DÉVELOPPEMENT DES RESSOURCES HUMAINES

 

et

 

PATRICK EASON

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L'AUDIENCE :               LE 12 DÉCEMBRE 2005

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LA JUGE TREMBLAY‑LAMER

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 15 DÉCEMBRE 2005

 

 

COMPARUTIONS :

 

Adrian Joseph

 

POUR LE DEMANDEUR

Siobhan McClelland

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Ministère de la Justice

DGPSR, Services juridiques de DRHC

Ottawa (Ontario)

 

 

 

POUR LE DEMANDEUR

Lerners LLP

Toronto (Ontario)

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 



[1]               Décision suivie dans Canada (Ministre du Développement des ressources humaines) c. Roy, [2005] A.C.F. no 1789 (C.F.).

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