Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20010530

Dossier : IMM-4492-00

Référence neutre : 2001 CFPI 548

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

demandeur

-et-

ANATOLI KEN, VERA STARKOVA

défendeurs

        MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE BLAIS

[1]    Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 25 juillet 2000, par laquelle la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que les défendeurs étaient des réfugiés au sens de la Convention.

LES FAITS


[2]    Les intimés, tous deux citoyens russes, ont fondé leurs revendications sur la crainte fondée de persécution découlant de leurs opinions politiques. Ils craignent la persécution parce qu'ils ont refusé de collaborer avec certaines sociétés russes intéressées à exploiter en vue d'en tirer un bénéfice les méthodes scientifiques uniques qu'ils utilisent pour identifier les gîtes minéraux. C'est pourquoi les défendeurs ont été menacés et harcelés à plusieurs occasions.

[3]    Ils ont donc fait un voyage d'affaires au Canada en 1997 et, lorsque le harcèlement s'est poursuivi tant au Canada qu'en Russie (par le biais de leurs filles), ils ont présenté une demande de statut de réfugié en août 1998. Ils ont affirmé qu'ils ne jouiraient d'aucune protection s'ils retournaient en Russie puisque l'État était impliqué avec les éléments criminels qui tentaient de les exploiter.

LA QUESTION EN LITIGE

[4]    La Commission a-t-elle erronément omis de tenir compte de la preuve dont elle était saisie lorsqu'elle a évalué la crédibilité des défendeurs?

ANALYSE

[5]    Les questions relatives à la crédibilité relèvent de la compétence de la Commission. Dans l'arrêt Aguebor c. M.E.I. (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.), la Cour d'appel fédérale a expliqué que :


Il ne fait pas de doute que le tribunal spécialisé qu'est la section du statut de réfugié a pleine compétence pour apprécier la plausibilité d'un témoignage. Qui, en effet, mieux que lui, est en mesure de jauger la crédibilité d'un récit et de tirer les inférences qui s'imposent? Dans la mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d'attirer notre intervention, ses conclusions sont à l'abri du contrôle judiciaire. Dans Giron, la Cour n'a fait que constater que dans le domaine de la plausibilité, le caractère déraisonnable d'une décision peut être davantage palpable, donc plus facilement identifiable, puisque le récit apparaît à la face même du dossier. Giron, à notre avis, ne diminue en rien le fardeau d'un appelant de démontrer que les inférences tirées par le tribunal ne pouvaient pas raisonnablement l'être.

[6]                 Dans Boye c. Canada (M.E.I.) (1994), 83 F.T.R. 1 (C.F. 1re inst.), le juge en chef adjoint Jerome a affirmé :

Tout d'abord, les questions de crédibilité et de poids de la preuve relèvent de la compétence de la section du statut de réfugié en sa qualité de juge des faits en ce qui concerne les revendications du statut de réfugié au sens de la Convention. Lorsque la conclusion du tribunal qui est contestée porte sur la crédibilité d'un témoin, la Cour hésite à la modifier, étant donné la possibilité et la capacité qu'a le tribunal de juger le témoin, son comportement, sa franchise, la spontanéité avec laquelle il répond, et la cohérence et l'uniformité des témoignages oraux.

[7]                 Avant l'audience, le demandeur a soulevé des questions de crédibilité en envoyant une lettre d'observations à la Commission. Le demandeur a aussi présenté une lettre émanant de David Burros, un représentant d'Inco Ltd.

[8]                 Le demandeur prétend que la Commission n'a pas tenu compte de la preuve qu'il a présentée et que celle-ci n'a pas expliqué dans ses motifs la façon dont elle interprétait la preuve mentionnée dans la lettre d'observations, preuve qui mettait en doute la crédibilité des défendeurs.


[9]                 Le demandeur allègue avoir présenté à la Commission des éléments de preuve très pertinents d'un grand poids qui mettaient directement en doute la crédibilité des défendeurs. Il soutient que la Commission a commis une erreur en négligeant de tenir compte de ces éléments de preuve dans ses motifs et en se contentant d'accepter le témoignage des défendeurs.

[10]            Il n'est pas nécessaire que la Commission fasse référence à tous les documents présentés en preuve. Dans l'arrêt Florea c. Canada (M.E.I), [1993] A.C.F. no 598 (C.A.F.), la Cour d'appel fédérale a expliqué au paragraphe 1 :

Le fait que la Section n'a pas mentionné tous et chacun des documents mis en preuve devant elle n'est pas un indice qu'elle n'en a pas tenu compte; au contraire un tribunal est présumé avoir pesé et considéré toute la preuve dont il est saisi jusqu'à preuve du contraire. Les conclusions du tribunal trouvant appui dans la preuve, l'appel sera rejeté.

[11]            Toutefois, si l'élément de preuve non mentionné dans la décision est important et contredit carrément la preuve que la Commission a acceptée, il se peut que celle-ci ait l'obligation de le mentionner expressément.

[12]            La Cour a conclu ce qui suit dans Cepeda-Gutierrez c. Canada (M.C.I) (1998), 157 F.T.R. 35 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 15 :

La Cour peut inférer que l'organisme administratif en cause a tiré la conclusion de fait erroné « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » du fait qu'il n'a pas mentionné dans ses motifs certains éléments de preuve dont il était saisi et qui étaient pertinents à la conclusion, et en arriver à une conclusion différente de celle de l'organisme. Tout comme un tribunal doit faire preuve de retenue à l'égard de l'interprétation qu'un organisme donne de sa loi constitutive, s'il donne des motifs justifiant les conclusions auxquelles il arrive, de même un tribunal hésitera à confirmer les conclusions de fait d'un organisme en l'absence de conclusions expresses et d'une analyse de la preuve qui indique comment l'organisme est parvenu à ce résultat.


Par ailleurs, les motifs donnés par les organismes administratifs ne doivent pas être examinés à la loupe par le tribunal (Medina c. Canada (M.E.I) (1990), 12 Imm. L.R. (2d) 33 (C.A.F.)), et il ne faut pas non plus les obliger à faire référence à chaque élément de preuve dont ils sont saisis et qui sont contraires à leurs conclusions de fait, et à expliquer comment ils ont traité ces éléments de preuve (voir, par exemple, Hassan c. Canada (M.E.I.) (1992), 147 N.R. 317 (C.A.F.). Imposer une telle obligation aux décideurs administratifs, qui sont peut-être déjà aux prises avec une charge de travail imposante et des ressources inadéquates, constituerait un fardeau beaucoup trop lourd. [...]

Toutefois, plus la preuve qui n'a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l'organisme est importante, [...] plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l'organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » : Bains c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l'obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l'organisme a examiné l'ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n'a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l'organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu'elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d'inférer que l'organisme n'a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait.

[13]            En l'espèce, la preuve présentée par le demandeur mettait en doute la crédibilité des défendeurs. Le demandeur prétend que la Commission a commis une erreur en se contentant d'accepter le témoignage des défendeurs.

[14]            Sur la question de la crédibilité des défendeurs, la Commission a affirmé à la page 3 de sa décision :

Les revendicateurs ont présenté leurs preuves de façon sincère, leur crainte subjective était évidente. Nonobstant la complexité du témoignage, le tribunal conclut qu'ils sont crédibles. Bien qu'ils aient mentionné lors de leur entrevue de demande de visa canadien de visiteur qu'ils prévoyaient retourner en Russie, ils ont témoigné avoir revendiqué le statut de réfugié seulement lorsqu'ils ont découvert que les éléments criminels les ciblaient toujours et que les forces de sécurité russes et les employés du gouvernement étaient aussi impliqués, ce qui explique le retard à présenter leur revendication. Le tribunal a apprécié les preuves présentées et est convaincu par cette explication.


[15]            J'ai examiné attentivement les éléments de preuve dont la Commission était saisie de même que la transcription de l'audience. J'estime que la Commission n'a tout simplement pas tenu compte de ces éléments de preuve et qu'elle n'a nullement expliqué dans ses motifs la façon dont elle interprétait la preuve mentionnée dans la lettre d'observations, preuve qui mettait en doute la crédibilité des défendeurs.

[16]            Le demandeur a présenté à la Commission des éléments de preuve très pertinents et d'un grand poids qui mettaient directement en doute la crédibilité des défendeurs. La Commission a commis une erreur en ne tenant pas compte de ces éléments de preuve dans ses motifs et en se contentant d'accepter le témoignage des défendeurs.

[17]            Dans son mémoire, le demandeur a soulevé de nombreux points minant la crédibilité des défendeurs :

      [Traduction]

·              Le fait que les défendeurs ont déclaré dans leurs FRP qu'ils avaient demandé et obtenu des visas dans un délai de 24 heures (le 21 octobre 1997), alors que leurs demandes de visa indiquaient clairement qu'ils avaient fait la demande le 14 octobre 1997.

·              Le fait que ce sont les défendeurs qui ont communiqué avec Inco pour fixer une rencontre, et non pas l'inverse comme ils l'affirment dans leurs FRP.

·              Le fait que lorsqu'ils ont sollicité la rencontre auprès d'Inco, les défendeurs ont dit aux représentants de cette dernière qu'ils se trouvaient aux États-Unis pour d'autres affaires, de sorte qu'ils ont menti soit à Inco soit dans leurs FRP.

Dossier du demandeur, lettre d'observations, pièce A de l'affidavit de Guiseppe D'Amata, pages 9 et 10. Dossier du demandeur, lettre de Burrows, pièce C de l'affidavit de Guiseppe D'Amata, p. 36.


[18]            Les défendeurs ont eu la possibilité de répondre et de clarifier ces contradictions. J'ai examiné attentivement l'affidavit du 19 octobre 2000 du revendicateur Anatoli Ken et j'estime que celui-ci a décidé de ne pas répondre et de ne pas clarifier les faits soulevés par le demandeur.

[19]            Rien dans la transcription ne démontre que la Commission a respecté son obligation d'examiner la preuve du ministre en vertu du sous-alinéa 69.1(5)a)(ii).

[20]            Dans l'arrêt Maharajah c. Canada (M.E.I.), [1994] F.C.J. No. 735 (C.A.F.), la Cour a conclu :

À notre avis, la section du statut de réfugié a commis une erreur en omettant de traiter expressément de ces éléments de preuve importants, pour ensuite rendre sa décision en se fondant surtout sur ceux-ci. Elle aurait dû examiner la question de savoir si ces éléments de preuve étayaient la revendication de l'appelant selon laquelle il craignait avec raison d'être persécuté à cause de la violence dont les autres membres du TULF aux mains des LTTE.

Note 1 : Nous n'avons pas oublié l'arrêt Woolaston c. Ministre de la Main-d'oeuvre et de l'Immigration [1973] R.C.S. 102, dans lequel la Cour suprême du Canada a décidé que l'omission de la part d'un tribunal de mentionner certains éléments de preuve qualifiés par ce dernier comme « peu concluants » ne mettait pas en cause sa décision. Par contre, les éléments de preuve qui n'ont pas été traités par la section du statut de réfugié ne peuvent guère être ainsi qualifiés. Ils étaient essentiels à l'appelant pour faire valoir ses arguments.

[21]            Dans Cheng c. Canada (M.E.I.), (1993), 70 F.T.R. 127 (C.F. 1re inst.), le juge Denault a dit :

Le requérant prétend que le tribunal n'a pas examiné la preuve documentaire que constituait une lettre de sa soeur l'informant que le Bureau de la sécurité publique le recherchait. Il soutient que le tribunal a ainsi omis d'examiner des éléments d'une importance capitale pour sa revendication et a commis, par là, une erreur donnant lieu à révision. L'intimé plaide qu'il n'est pas nécessaire que les motifs de la décision énumèrent tous les facteurs examinés par le tribunal et qu'il appartient à ce dernier d'apprécier la valeur probante de la preuve qui lui a été présentée.

Bien que je souscrive au principe énoncé par l'intimé, j'estime qu'en l'espèce le tribunal a omis d'examiner et d'apprécier un élément important de la preuve touchant au fond de la revendication, savoir la lettre de la soeur du requérant.

[22]            Bien que la Cour hésite à intervenir dans un dossier lorsque la question en litige est la crédibilité des revendicateurs, je suis convaincu que la Commission a omis de tenir compte d'éléments de preuve importants en l'espèce et que, pour ce motif, elle a commis une erreur donnant lieu à révision.

[23]            En conséquence, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision est annulée et l'affaire est renvoyée à la Commission pour qu'un tribunal différemment constitué procède à une nouvelle audition.

[24]            Les avocats n'ont demandé la certification d'aucune question.

Pierre Blais                                          

J.C.F.C.

OTTAWA, (ONTARIO)

Le 30 mai 2001

Traduction certifiée conforme

Pierre St-Laurent, LL.M., Trad. a.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

NO DU GREFFE :                                   IMM-4492-00

INTITULÉ DE LA CAUSE :    MCI c. Anatoli Ken, Vera Starkova

LIEU DE L'AUDIENCE :                      Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                    Le 23 mai 2001

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PAR Monsieur le juge Blais

EN DATE DU :                                       30 mai 2001

ONT COMPARU

M. Edward C. Corrigan                                                    POUR LE DEMANDEUR

Mme Catherine Vasilaros                                                   POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

M. Rodney L.H. Woolf                                                    POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

M. Morris Rosenberg                                                        POUR LES DÉFENDEURS

Sous-procureur général du Canada

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.