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Date : 20050920

Dossier : IMM-9016-04

Référence : 2005 CF 1284

Ottawa (Ontario), le 20 septembre 2005

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE DAWSON

ENTRE :

DEJAN DEMIROVIC

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION et

LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LA JUGE DAWSON

[1]         Dejan Demirovic est âgé de 30 ans; il est citoyen de la Bosnie-Herzégovine, il est arrivé au Canada le 7 août 2001 et il a immédiatement revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention. Il a déclaré craindre d'être persécuté s'il rentrait en Bosnie-Herzégovine parce qu'il est l'enfant d'un couple mixte; en effet, son père est musulman et sa mère serbe. Le 14 janvier 2003, M. Demirovic a été arrêté par des fonctionnaires canadiens en raison d'un mandat d'arrestation lancé par la Serbie-Monténégro. Ce mandat allègue que, en 1999, M. Demirovic a été mêlé à l'assassinat de civils albanais dans l'ex-Yougoslavie. Ultérieurement, les autorités canadiennes ont conclu que M. Demirovic était interdit de territoire au Canada aux termes de l'alinéa 35(1)a) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), parce qu'il avait commis des crimes contre l'humanité ou qu'il avait été, à tout le moins, complice d'auteurs de tels crimes. Une mesure d'expulsion a été prise, conformément aux exigences de l'alinéa 45(1)d) de la Loi et de l'alinéa 229(1)b) du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement). Par conséquent, la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention de M. Demirovic a été sommairement rejetée.

[2]         M. Demirovic a alors eu la possibilité de faire une demande d'examen des risques avant renvoi(ERAR); c'est ce qu'il a fait, et il a demandé la tenue d'une entrevue orale. Cette demande d'entrevue a été rejetée et, le 21 octobre 2004, l'agente d'ERAR (l'agente) a rendu sa décision dans laquelle elle a conclu qu'il était peu probable que M. Demirovic soit exposé au risque d'être torturé, tué, ou de subir des traitements cruels et inusités (aux risques visés par l'article 97) en

Bosnie-Herzégovine ou en Serbie-Monténégro. La présente demande de contrôle judiciaire vise cette décision.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[3]         Dans son mémoire, M. Demirovic a fait valoir un certain nombre d'arguments; cependant, au cours des plaidoiries orales, seules les questions suivantes ont été débattues :

1.                   L'agente a commis une erreur de droit en ne tenant pas d'entrevue.

            2.          L'agente a porté atteinte au principe d'équité en ne donnant pas de motifs suffisants à l'appui de sa conclusion selon laquelle il était peu probable que M. Demirovic soit exposé aux risques visés par l'article 97 s'il rentrait en Bosnie-Herzégovine.

            3.          La conclusion de l'agente au sujet des risques visés par l'article 97 relativement à la Bosnie-Herzégovine était déraisonnable.

            4.          Lorsqu'elle a tiré sa conclusion au sujet des risques visés par l'article 97 relativement à la Bosnie-Herzégovine, l'agente n'a pas suivi la norme applicable pour évaluer l'évolution de la situation dans le pays.

            5.          Lorsqu'elle a tiré sa conclusion au sujet des risques visés par l'article 97 relativement à la Bosnie-Herzégovine, l'agente a commis une erreur de droit parce qu'elle n'avait pas donné préavis à M. Demirovic, avant de rendre sa décision, qu'elle prenait l'existence d'une possibilité de refuge intérieur (PRI) en compte. Il n'y a pas eu de débats.

            6.          Lorsqu'elle a tiré sa conclusion au sujet des risques visés par l'article 97 relativement à la Serbie-Monténégro, l'agente n'a pas tenu compte de preuves pertinentes.

1.          L'agente a-t-elle commis une erreur de droit en ne tenant pas d'entrevue?

[4]         Les avocats de M. Demirovic font valoir deux arguments. Premièrement, ils soutiennent que, vu que M. Demirovic prétendait craindre d'être tué, torturé, ou de subir des traitements cruels et inusités et qu'il n'a pas obtenu la tenue d'une audience devant la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié relativement à sa demande d'asile, il devait obtenir une telle audience en vertu des principes de justice naturelle et d'équité procédurale. Deuxièmement, ils soutiennent que l'agente a commis une erreur de droit en ne tenant pas compte de tous les facteurs exposés dans l'article 167 du Règlement afin de determiner si une entrevue orale était nécessaire.

[5]         En ce qui concerne ces arguments, c'est à la Cour qu'il revient de se prononcer sur la teneur de l'obligation d'équité. Aucune norme de contrôle déterminée en fonction de l'analyse pragmatique et fonctionnelle n'est applicable. Voir l'arrêt Ha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, [2004] 3 R.C.F. 195 (C.A.F.), aux paragraphes 42 à 44. L'interprétation et l'application de l'article 167 du Règlement est une question de droit et la norme d'examen est la décision correcte.

[6]         La teneur de l'obligation d'équité dans l'application de la Loi doit être déterminée au regard des cinq facteurs exposés par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, aux paragraphes 23 à 27. Dans l'arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, la Cour suprême a appliqué ces facteurs, aux paragraphes 113 à 123, et elle a statué que même si le réfugié risquait la torture après son expulsion, le ministre n'était pas obligé de tenir une audience complète. Il suffit que la personne susceptible d'être expulsée soit informée des éléments invoqués contre elle, qu'elle ait la possibilité de réfuter par écrit la preuve présentée au ministre, et de contester l'information recueillie par celui-ci, notamment la valeur de toute assurance donnée par le gouvernement étranger qu'elle ne sera pas soumise à la torture. Si ces conditions sont remplies, procéder par écrit est conforme à l'obligation d'équité.

[7]         En l'espèce, comme l'agente n'a pas mis en doute la véracité des déclarations de M. Demirovic au sujet de ce qu'il avait vécu, et n'a pas conclu que l'affaire soulevait des questions sérieuses de crédibilité, je conclus qu'elle n'a pas porté atteinte à l'obligation d'équité et c'est à bon droit qu'elle a conclu que, dans les circonstances, une audience n'était pas nécessaire. Cette décision est conforme à la jurisprudence antérieure de la Cour, notamment à la décision Younis c. Canada (Solliciteur général), [2004] A.C.F. no 339, et à la décision Sylla c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. no 589.

[8]         En ce qui concerne la question de savoir si l'agente n'a pas tenu compte de tous les facteurs exposés dans l'article 167 du Règlement, et a donc commis une erreur d'interprétation et d'application de cette disposition, le texte se lit comme suit :

167. Pour l'application de l'alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci-après servent à décider si la tenue d'une audience est requise :

167. For the purpose of determining whether a hearing is required under paragraph 113(b) of la Loi, the factors are the following:

a) l'existence d'éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

(a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant's credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of la Loi;

b) l'importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

(b) whether the evidence is central to the decision with respect to the application for protection; and

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu'ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

(c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application for protection.

[9]         Selon la jurisprudence de la Cour, les critères de l'article 167 sont cumulatifs. Voir les décisions suivantes : Kim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. no 452 (1re inst.), au paragraphe 6, et Selliah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. no 1134 (1re inst.), aux paragraphes 25 à 27.

[10]       Je suis d'avis que cette jurisprudence dit le droit correctement. Cette interprétation découle du terme « and » dans l'alinéa b) de la version anglaise du texte et elle est étayée par l'expression « ces éléments de preuve » aux alinéas b) et c). Si on interprétait les alinéas b) et c) en faisant abstraction de l'alinéa a), l'expression « ces éléments de preuve » serait vague et son sens incertain. Lorsque ces alinéas sont considérés de manière cumulative, le sens de la disposition est clair : « ces éléments de preuve » visés par les alinéas b) et c) sont ceux qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur.

[11]       En l'espèce, l'agente a énoncé les exigences de l'article 167 du Règlement et elle a conclu que l'affaire ne soulevait aucune question importante relativement à la crédibilité. Comme il n'était pas satisfait au premier critère, il n'était pas nécessaire que l'agente se penche sur les autres critères de l'article 167 et elle n'a donc pas commis d'erreur, contrairement à ce qui a été allégué.

2.          L'agente a-t-elle porté atteinte au principe d'équité en ne donnant pas de motifs suffisants à l'appui de sa conclusion selon laquelle il était peu probable que M. Demirovic soit exposé aux risques visés par l'article 97 s'il rentrait en Bosnie-Herzégovine?

[12]       Là encore, comme on soulève la question de la teneur de l'obligation d'équité, c'est à la Cour qu'il revient de déterminer si les motifs donnés étaient suffisants; il n'y a pas lieu d'effectuer une analyse pragmatique et fonctionnelle.

[13]       Dans l'arrêt Via Rail Canada Inc. c. Office national des transports, [2001] 2 C.F. 25 (C.A.), le juge Sexton s'est exprimé au nom de la Cour d'appel sur ce qui était exigé par l'obligation de donner des motifs. Aux paragraphes 21 et 22, il a déclaré ce qui suit :

21             L'obligation de motiver une décision n'est remplie que lorsque les motifs fournis sont suffisants. Ce qui constitue des motifs suffisants est une question qui doit être tranchée en fonction des circonstances de chaque espèce. Toutefois, en règle générale, des motifs sont suffisants lorsqu'ils remplissent les fonctions pour lesquelles l'obligation de motiver a été imposée. Pour reprendre les termes utilisés par mon collègue le juge d'appel Evans [TRADUCTION] : « [t]oute tentative pour formuler une norme permettant d'établir le caractère suffisant auquel doit satisfaire un tribunal afin de s'acquitter de son obligation de motiver sa décision doit en fin de compte traduire les fins visées par l'obligation de motiver la décision » .

22             On ne s'acquitte pas de l'obligation de donner des motifs suffisants en énonçant simplement les observations et les éléments de preuve présentés par les parties, puis en formulant une conclusion. Le décideur doit plutôt exposer ses conclusions de fait et les principaux éléments de preuve sur lesquels reposent ses conclusions. Les motifs doivent traiter des principaux points en litige. Il faut y retrouver le raisonnement suivi par le décideur et l'examen des facteurs pertinents [Renvois omis]

[14]       Les avocats de M. Demirovic soutiennent que la décision finale de l'agente au sujet du risque auquel il était exposé en Bosnie-Herzégovine a été la suivante :


                        [TRADUCTION]

                       

                        Je reconnais qu'il a eu des problèmes lorsqu'il résidait à Banja Luka et dans les environs à partir de 1998 parce qu'il était considéré comme musulman. Cependant, à l'heure actuelle, ayant tenu compte de l'ensemble de la preuve dont je suis saisie, si je reconnais que le demandeur risque d'avoir des problèmes prenant la forme d'actes de harcèlement et de discrimination à son retour, je suis d'avis qu'il ne risque pas de subir des traitements ou peines cruels et inusités ou d'être tué ou torturé.

[15]       M. Demirovic a soutenu dans sa demande d'ERAR que, lorsqu'il était en

Bosnie-Herzégovine, il avait fait l'objet de menaces, d'agressions et d'un enlèvement. On l'avait menacé à la pointe d'un couteau et on lui avait enfoncé le canon d'un revolver dans la gorge. Comme l'agente a reconnu que ces faits s'étaient bien produits, le demandeur soutient que l'agente n'a pas clairement expliqué pourquoi M. Demirovic ne courrait aucun risque s'il rentrait en

Bosnie-Herzégovine. Ses avocats ont posé la question suivante : l'agente a-t-elle cru que les traitements qu'avait subis M. Demirovic auparavant ne constituaient pas des traitements ou des peines cruels et inusités, ou qu'ils ne posaient pas de risque pour sa vie, ou de danger de torture? Subsidiairement, l'agente a-t-elle cru que ces traitements ne se reproduiraient plus?

[16]     Si je considère les motifs de l'agente sur ce point dans leur ensemble, celle-ci a conclu que la preuve documentaire :

·         confirmait qu'il y avait toujours des problèmes en Bosnie-Herzégovine dans le domaine des relations ethniques;

·         indiquait (dans le rapport du Département d'État des États-Unis pour 2003) :

                                                [TRADUCTION]

                                    Il y a encore eu des cas isolés de violence politique, ethnique ou religieuse. Une grave discrimination a continué de sévir contre les minorités ethniques dans des régions dominées par les groupes ethniques serbe et croate, et il y a une certaine discrimination dans les régions à majorité bosniaque, surtout en ce qui a trait au traitement des réfugiés et des personnes déplacées.

·         établissait que d'importants progrès avaient été accomplis pour restructurer les forces de l'ordre et les rendre plus professionnelles en 2000;

·         établissait que les problèmes ethniques étaient en diminution et n'étaient pas répandus dans tout le pays;

·         indiquait que (dans le rapport du Département d'État des États-Unis pour 2003) :

                                                [TRADUCTION]

                                    Les minorités ont continué à subir desactes de harcèlement et de discrimination dans tout le pays, souvent au sujet de différends en matière de droits de propriété, même s'il y a eu des améliorations dans certaines régions. Il y a eu notamment des problèmes comme des profanations de tombeaux, des incendies criminels, des dommages causés aux lieux de culte, des explosions provoquées dans des zones résidentielles, des actes de harcèlement, des licenciements, des menaces et des agressions.

                                                La discrimination dans l'emploi et l'éducation étaient toujours les principaux obstacles à la réinstallation durable des personnes déplacées. Les licenciements à grande échelle de personnes appartenant à une minorité ethnique effectués pendant la guerre et après n'ont pas été remis en cause dans la plupart des cas, et les membres de la majorité ethnique de telle ou telle région étaient souvent embauchés de préférence aux membres de minorités dans les lieux où ils avaient été employés. On a aussi fait preuve de favoritisme à l'égard des anciens combattants et des familles des personnes qui ont été tuées au cours de la guerre.

·         indiquait que les problèmes de conflits ethniques étaient dus en grande partie au retour de personnes déplacées aux foyers occupés par des personnes d'ethnie différente.

[17]       L'agente a reconnu que M. Demirovic avait eu des problèmes par le passé lorsqu'il résidait à Banja Luka et dans les environs parce qu'il était considéré comme musulman. Cependant, en se fondant sur les documents dont elle avait été saisie, l'agente a conclu que, s'il rentrait en

Bosnie-Herzégovine, M. Demirovic serait peut-être exposé à des actes de harcèlement et de discrimination, mais qu'il ne serait exposé à aucun des risques visés par l'article 97 de la Loi.

[18]       Si je lis ses motifs dans leur ensemble et équitablement, je conclus que l'agente a porté son attention, comme elle le devait, sur les traitements auxquels serait probablement exposé M. Demirovic s'il rentrait en Bosnie-Herzégovine et, se fondant sur les preuves qui avaient été produites devant elle, elle a tiré la conclusion suivante, qui se tient : le demandeur ne subirait pas les traitements visés par l'article 97 de la Loi. L'agente n'était appelée à se prononcer que sur une seule question : les traitements auxquels serait exposé, selon elle, M. Demirovic étaient-ils ceux qui sont visés par l'article 97 de la Loi? Elle n'avait pas à se prononcer sur la question de savoir si les faits qui s'étaient produits par le passé étaient constitutifs de persécution.

[19]       Dans la mesure où l'agente a fait mention d'actes de harcèlement et de discrimination, sa conclusion était fondée sur la documentation qui qualifiait les traitements auxquels faisaient face les minorités ethniques dans tout le pays d'actes de « discrimination » et de « harcèlement » .

[20]       L'agente a exposé ses conclusions de fait et les principaux éléments de preuve sur lesquels elle s'est appuyée. En fin de compte, les motifs de l'agente ont permis à M. Demirovic de savoir pourquoi sa demande d'ERAR a été rejetée et ils sont suffisants pour mettre la Cour en mesure de contrôler cette décision, et je conclus donc que ces motifs sont suffisants.

3.          La conclusion de l'agente au sujet des risques visés par l'article 97 relativement à la Bosnie-Herzégovine était-elle déraisonnable?

[21]       Les avocats de M. Demirovic soutiennent que, comme l'agente a reconnu la véracité de son récit sur ce qui lui était arrivé par le passé, sa conclusion selon laquelle il ne serait pas exposé aux risques visés par l'article 97 de la Loi était déraisonnable.

[22]       Le demandeur s'en prend particulièrement à la déclaration suivante de l'agente :

                                    [TRADUCTION]

                                    En fait, les actes de harcèlement ou de discrimination auxquels il pourrait être exposé en raison de son nom de famille devraient prendre fin lorsque les Serbes ethniques apprendront la participation du demandeur à la cause serbe pendant la guerre à titre de membre des « Scorpions » , l'unité antiterroriste serbe. Personne ne serait en mesure de mettre en doute la qualité de Serbe du demandeur au regard de ce fait.

[23]     En ce qui concerne la norme de contrôle applicable aux décisions des agents d'ERAR, dans la décision Kim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] A.C.F. no 540 (1re inst.), au paragraphe 19, le juge Mosley, après avoir effectué une analyse pragmatique et fonctionnelle, a conclu que « la norme de contrôle applicable aux questions de fait devrait être, de manière générale, celle de la décision manifestement déraisonnable; la norme applicable aux questions mixtes de fait et de droit, celle de la décision raisonnable simpliciter; et la norme applicable aux questions de droit, celle de la décision correcte » . Le juge Mosley a aussi souscrit à l'observation du juge Martineau dans la décision Figurado c. Canada (Solliciteur général), [2005] A.C.F. no 458 (1re inst.), au paragraphe 51 : lorsque la décision d'un agent d'ERAR est examinée « globalement et dans son ensemble » , la norme de contrôle applicable devrait être celle de la décision raisonnable simpliciter. Cette jurisprudence a été suivie par la juge Layden-Stevenson dans la décision Nadarajah c. Canada (Solliciteur général), [2005] A.C.F. no 895 (1re inst.), au paragraphe 13. Pour les motifs exposés par mes collègues, je reconnais que telle est la formulation correcte de la norme de contrôle applicable.

[24]     Lorsqu'elle applique la norme de la décision raisonnable simpliciter, la cour saisie de la demande de contrôle doit vérifier si la décision en cause est étayée par des motifs qui eux-mêmes reposent sur des preuves solides. Est déraisonnable la décision qui, dans l'ensemble, n'est étayée par aucun motif capable de résister à un « examen assez poussé » ; la cour saisie de la demande de contrôle doit conclure que les conclusions tirées découlent logiquement des preuves (voir l'arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. SouthamInc., [1997] 1 R.C.S. 748, au paragraphe 56). La décision n'est déraisonnable que si « aucun mode d'analyse, dans les motifs avancés, ne pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l'a fait » (voir l'arrêt Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, au paragraphe 55).

Une décision peut satisfaire à la norme du raisonnable si elle est fondée sur une explication défendable, même si elle n'est pas convaincante aux yeux de la cour saisie de la demande de contrôle.

[25]     Je vais d'abord me pencher sur la portion précise des motifs de l'agente qui est matière à controverse; je conviens que, par cette déclaration, l'agente semble avoir tenu pour acquis un élément qui ne découle pas des éléments de preuve dont elle était saisie. Plus précisément, l'agente semble supposer que toutes les personnes appartenant à l'ethnie serbe voient les Scorpions du même oeil favorable et que tous ses membres étaient en fait serbes et qu'ils n'y avait pas de musulmans. Selon les éléments de preuve produits par M. Demirovic, il faisait partie des Scorpions, même s'il était issu d'un mariage mixte, son père étant musulman. Il y avait donc un élément de preuve au dossier, reconnu comme véridique par l'agente, montrant qu'au moins une personne aux origines ethniques mixtes était dans les Scorpions. En outre, l'agente n'a pas expliqué pourquoi, si les activités de M. Demirovic avec les Scorpions le désignaient comme Serbe et devraient donc mettre un terme aux actes de harcèlement le visant, cela ne l'avait pas aidé lorsqu'il avait été menacé en mai 2001 et pourchassé en juin 2001 par des paramilitaires serbes.

[26]     Cependant, l'agente a fait la déclaration contestée après avoir conclu que les difficultés qu'éprouverait éventuellement M. Demirovic à son retour ne constitueraient pas des traitements ou des peines cruels et inusités, ou ne l'exposeraient pas au risque d'être tué ou au danger d'être torturé. Par conséquent, l'agente avait déjà pris sa décision lorsqu'elle a signalé, en passant, que les actes de harcèlement qu'il pourrait subir cesseraient lorsque ses activités avec les Scorpions seraient révélées. Je crois que la conclusion de l'agente relativement à cette dernière question était abusive et qu'elle n'était pas étayée par la preuve; cependant, je n'ai pas l'impression que l'agente se soit appuyée sur cette conclusion pour se prononcer sur la question du risque. Par conséquent, je ne suis pas disposée à conclure que sa décision doit être annulée dans son ensemble pour ce seul motif.

[27]     Cela dit, cette décision est-elle raisonnable par ailleurs? J'en ai fait un examen assez poussé et je peux dire que les conclusions de fait tirées par l'agente étaient étayées par la preuve et je conclus que ses motifs montrent qu'elle a suivi une grille d'analyse qui pouvait raisonnablement l'amener à tirer les conclusions en cause au sujet des risques visés par l'article 97 à partir des preuves dont elle disposait. Sa décision n'était donc pas déraisonnable.

4.          Lorsqu'elle a tiré sa conclusion au sujet des risques visés par l'article 97 relativement à la Bosnie-Herzégovine, l'agente a-t-elle omis de suivre la norme applicable pour évaluer l'évolution de la situation dans le pays?

[28]       M. Demirovic attire l'attention de la Cour sur la déclaration suivante de l'agente : [TRADUCTION] « J'ai pris bonne note du fait que si la documentation reconnaît l'existence de problèmes ethniques, elle révèle aussi que ces problèmes sont en diminution et qu'il ne sont pas répandus dans tout le pays » . M. Demirovic soutient que, dans la mesure où la décision de l'agente est fondée sur l'évolution de la situation dans le pays, elle est erronée parce que l'agente n'a pas suivi la norme applicable aux questions de réfugiés que la Cour a élaborée pour une juste évaluation pour le pays concerné. Selon cette norme, il faut vérifier si cette évolution a des effets concrets et durables.

[29]       Je ne me prononcerai pas sur la question de savoir si, dans le contexte en l'espèce, il fallait, en droit, vérifier si l'évolution de la situation dans le pays était durable, réelle et appréciable; cependant, je conclus que l'agente ne s'est pas prononcée sur cette question au sens de la jurisprudence, par exemple de la décision Penate c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 2 C.F. 79 (1re inst.). Comme M. Demirovic était interdit de territoire parce qu'il avait commis des crimes contre l'humanité ou qu'il avait été complice d'auteurs de tels crimes, l'agente n'était pas tenue d'évaluer le risque auquel il était exposé en fonction des facteurs énoncés à l'article 96 de la Loi. L'agente n'a pas tiré de conclusion sur la question de savoir s'il avait été persécuté par le passé, et elle n'était pas censée le faire. Je suis d'avis que l'agente a simplement reconnu que, si la preuve documentaire signalait l'existence des problèmes ethniques invoqués par M. Demirovic, elle signalait aussi que ceux-ci étaient en diminution. Je ne suis pas convaincue que le fait d'avoir tiré des conclusions sur la régression de certains problèmes particuliers revient à avoir tiré une conclusion sur l'évolution du pays donnant lieu à l'évaluation exigée par la décision Penate, précitée.

[30]     Quoiqu'il en soit, M. Demirovic n'a pas indiqué des éléments de preuve qui donnent à penser que les améliorations signalées par l'agente seront de courte durée, ou qu'elles sont précaires ou illusoires. Par conséquent, s'il y a eu erreur, elle est sans conséquence.

5.          Lorsqu'elle a tiré sa conclusion au sujet des risques visés par l'article 97 relativement à la Bosnie-Herzégovine, l'agente a-t-elle commis une erreur de droit parce qu'elle n'avait pas donné préavis à M. Demirovic, avant de rendre sa décision, qu'elle prenait en compte l'existence d'une possibilité de refuge intérieur (PRI)?

[31]     M. Demirovic signale que, dans sa décision, l'agente a conclu que même s'il craignait les extrémistes ou groupes paramilitaires serbes à Banja Luka, il pouvait trouver un lieu de résidence sûr ailleurs en Bosnie. M. Demirovic soutient que cela constitue une conclusion selon laquelle il disposait d'une PRI à l'extérieur de Banja Luka. Il soutient aussi que le décideur qui veut rendre une décision fondée sur une PRI doit d'abord donner préavis au demandeur d'asile que cette question fera peut-être l'objet de débats et ainsi lui donner la possibilité de produire des éléments de preuve afin de contester l'existence d'une PRI. Aucun élément du dossier ne donne à penser qu'un tel préavis avait été donné à M. Demirovic. Par conséquent, il soutient que l'absence d'un tel préavis constitue une atteinte aux principes de justice naturelle qui justifie l'intervention de la Cour, et il invoque l'arrêt Rasaratnam c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 1 C.F. 706, rendu par la Cour d'appel fédérale.

[32]       En l'espèce, il me suffit de constater que, avant de dire que M. Demirovic serait sans doute en sécurité ailleurs en Bosnie, l'agente avait déjà conclu que, s'il pouvait éventuellement être exposé à des problèmes comme des actes de harcèlement ou de discrimination à Banja Luka,

ceux-ci ne constitueraient pas des traitements ou peines cruels et inusités ou ne l'exposeraient pas au risque d'être tué ou d'être torturé. Je conclus donc que, lorsque l'agente a estimé qu'il était possible à M. Demirovic de vivre en sécurité ailleurs, elle a fait une observation hors de propos qui est sans conséquence sur la validité de la conclusion selon laquelle M. Demirovic n'était exposé en

Bosnie-Herzégovine à aucun des risques visés par l'article 97.

6.          Lorsqu'elle a tiré sa conclusion au sujet des risques visés par l'article 97 relativement à la Serbie-Monténégro, l'agente a-t-elle omis de tenir compte de preuves pertinentes?

[33]       Le demandeur conteste à deux titres l'évaluation des risques auxquels il serait exposé en Serbie-Monténégro faite par l'agente. Premièrement, l'agente a réitéré que les Serbes ne causeraient aucune difficulté à M. Demirovic lorsqu'ils apprendraient son appartenance aux Scorpions. Deuxièmement, le demandeur soutient que l'agente a fait erreur lorsqu'elle a conclu qu'il ne serait pas exposé au risque d'être torturé ou tué, parce qu'il constituait toujours une menace pour le commandant de l'unité des Scorpions : en effet, il pourrait témoigner à l'occasion d'un procès relatif à ses crimes de guerre. À l'audience, il a aussi soutenu que l'agente a conclu à tort qu'aucune accusation ne serait portée contre M. Demirovic s'il rentrait en Serbie-Monténégro. Cependant, je suis d'avis que ce dernier argument n'est pas fondé parce que M. Demirovic n'a pas clairement soulevé cette question dans ses observations à l'agente d'ERAR : il a plutôt déclaré que, après que les témoins à charge eurent fini de déposer contre lui lors d'un procès qui a eu lieu par contumace, le ministère public a obtenu [TRADUCTION] « l'arrêt des procédures » visant M. Demirovic en raison du manque de preuves.

[34]     En ce qui concerne la première erreur alléguée par le demandeur, là encore, l'agente a fait la remarque en question après avoir conclu, en se fondant sur le rapport du Département d'État des États-Unis pour 2003 et sur le rapport du Home Office du Royaume-Uni pour 2004, que les problèmes auxquels serait exposé M. Demirovic en raison de son origine ethnique ne constitueraient pas pour lui un risque d'être torturé, tué, ou de subir des traitements ou peines cruels et inusités. L'agente a notamment fait état des éléments de preuve suivants :

            [TRADUCTION]

            -            le rapport de la Communauté européenne sur la stabilisation et l'association pour 2003 a signalé que, si des actes de discrimination visant certains groupes ethniques persistaient de manière sporadique, les autorités continuaient à faire preuve d'une ferme résolution à instaurer des réformes, et il a été déposé des projets de loi interdisant la discrimination qui assurent aux minorités une protection juridique équivalente à ce que l'on trouve dans les autres pays européens.

            -            le rapport de Human Rights Watch pour 2003 a signalé que le traitement des Hongrois, des Croates, des Bosniaques et des Albanais en Serbie (à l'extérieur du Kosovo) avait été satisfaisant en 2002, quoique le traitement des Roms restait préoccupant.

[35]     Je conclus que, si l'on fait abstraction des observations maladroites faites par l'agente au sujet des Scorpions, son évaluation des risques auxquels serait exposé de manière générale M. Demirovic en Serbie-Monténégro était étayée par des motifs qui eux-mêmes reposaient sur des éléments de preuve solides. L'agente pouvait donc à bon droit tirer les conclusions en cause et les commentaires qu'elle a fait ultérieurement sur les Scorpions ne les ont pas rendues déraisonnables.

[36]     En ce qui concerne le risque que M. Demirovic prétend courir à titre de témoin éventuel lors d'un procès pour crimes de guerre, l'agente a signalé que les observations de M. Demirovic relatives au risque posé par l'ancien commandant de son unité et par son frère étaient vagues et qu'aucun élément de preuve ne les étayait. L'agente a signalé d'autres éléments de preuve :

            -            la mission de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europeenvoyée en Serbie-Monténégro afin d'assurer le suivi des instances relatives aux crimes de guerre a signalé certains problèmes de procédure, mais elle a indiqué que, à ce jour, les instances s'étaient généralement déroulées de manière équitable.

            -            la même mission a signalé que le procès du coaccusé de M. Demirovic avait été équitable et que la cour [TRADUCTION] « a respecté la présomption d'innocence au cours de l'instance » .

            -            un témoin au procès du coaccusé de M. Demirovic s'était fait accorder une protection par la cour.

            -            on a réduit le rôle de la police au minimum dans ces instances afin d'assurer le respect des droits des suspects et de réduire le risque de torture.

[37]     J'ai étudié attentivement les renseignements figurant dans le dossier du tribunal dont avait été saisie l'agente. Après avoir fait un examen assez poussé de sa décision, je conclus que ses conclusions découlent logiquement des preuves et que, considérées dans leur ensemble, elles sont étayées par des explications qui se tiennent. En fin de compte, je ne suis pas convaincue que, lorsqu'elle tiré ses conclusions relativement aux risques visés par l'article 97 en ce qui a trait à la Serbie-Monténégro, elle n'a pas tenu compte de preuves pertinentes. Sa décision n'était pas déraisonnable.

7.          Conclusion

[38]     Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[39]     Les avocats de M. Demirovic ayant fait valoir que les motifs de l'agente étaient insuffisants et qu'elle n'avait pas expliqué de manière suffisamment précise pourquoi elle ne croyait pas que les actes de persécution apparente que semblait avoir subis M. Demirovic se reproduiraient, ils soutiennent que cela pourrait donner lieu à une question grave. L'avocat du ministre s'est opposé à la certification d'une question; en effet, il soutient que la présente décision ne porte que sur de pures questions de fait et que le demandeur se borne à ergoter sur les motifs de l'agente. Je suis aussi de cet avis et aucune question ne sera certifiée.

ORDONNANCE

[40]     LA COUR ORDONNE :

1.       La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

« Eleanor R. Dawson »

Juge

Traduction certifiée conforme

François Brunet, LL.B., B.C.L.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                                             IMM-9016-04

INTITULÉ :                                                                            DEJAN DEMIROVIC

                                                                                                c.

                                                                                                LE MINISTRE DE LA

                                                            CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION et LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :                                                      TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                                    LE 15 AOÛT 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                                            LA JUGE DAWSON

DATE DES MOTIFS :                                                           LE 20 SEPTEMBRE 2005

COMPARUTIONS:

1) Ronald Poulton                                                                      POUR LE DEMANDEUR

2) Milan Tomasevic

Jamie Todd                                                                               POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

1) Mamann & Associates                                                          POUR LE DEMANDEUR

    Toronto (Ontario)

2) Avocat

    Toronto (Ontario)

John H. Sims, c.r.                                                                      POUR LES DÉFENDEURS

Sous-procureur général du Canada

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