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Date : 20030317

Dossier : IMM-1591-02

Référence neutre : 2003 CFPI 315

Vancouver (Colombie-Britannique), le lundi 17 mars 2003

EN PRÉSENCE DE MADAME LE JUGE DAWSON

ENTRE :

                                YURI USHENIN

                                                                    demandeur

                                     et

                       LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                             ET DE L'IMMIGRATION

                                                                    défendeur

                   MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE DAWSON

[1]    Yuri Ushenin présente cette demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle une agente des visas, à l'ambassade du Canada à Moscou, en Russie, a refusé, le 6 mars 2002, la demande qu'il avait présentée en vue de résider en permanence au Canada à titre de membre de la catégorie des investisseurs.

[2]    Pendant la période pertinente, la définition du mot « investisseur » figurant dans le Règlement sur l'immigration de 1978, DORS/78-172 était la suivante :

"investisseur" Immigrant qui satisfait aux critères suivants:

a)il a exploité, contrôlé ou dirigé avec succès une entreprise;

b)il a fait un placement minimal depuis la date de sa demande de visa d'immigrant à titre d'investisseur;

c)il a accumulé par ses propres efforts:

(i) un avoir net d'au moins 500 000 $, dans le cas d'un immigrant qui fait un placement visé aux sous-alinéas a)(i) ou (ii), b)(i), c)(i) ou (ii), d)(i) ou (ii) ou e)(i) ou (ii) de la définition de "placement minimal",

(ii) un avoir net d'au moins 700 000 $, dans le cas d'un immigrant qui fait un placement visé aux sous-alinéas a)(iii), b)(ii), c)(iii), d)(iii) ou e)(iii) de la definition de "placement minimal".

"investor" means an immigrant who

(a)has successfully operated, controlled or directed a business,

(b)has made a minimum investment since the date of the investor's application for an immigrant visa as an investor, and

(c)has a net worth, accumulated by the immigrant's own endeavours,

(i) where the immigrant makes an investment referred to in subparagraph (a)(i) or (ii), (b)(i), (c)(i) or (ii), (d)(i) or (ii) or (e)(i) or (ii) of the definition "minimum investment", of at least $500,000, or

(ii) where the immigrant makes an investment referred to in subparagraph (a)(iii), (b)(ii), (c)(iii) (d)(iii) or (e)(iii) of the definition "minimum investment", of at least $700,000;

LA DÉCISION DE L'AGENTE DES VISAS

[3]         L'agente des visas était convaincue que M. Ushenin satisfaisait au premier et au deuxième éléments de la définition du mot « investisseur » , mais elle n'était pas convaincue que M. Ushenin eût accumulé la valeur nette nécessaire par ses propres efforts. L'agente a conclu que les renseignements fournis par M. Ushenin, oralement et par écrit, à l'appui de l'accumulation de la valeur nette n'étaient pas crédibles, et ce, pour quatre motifs qui ont été cités dans la lettre de refus. Il s'agissait des motifs ci-après énoncés :

(i)M. Ushenin affirmait avoir travaillé comme conseiller de la société suisse Aldeco du mois d'octobre 1998 au mois de mars 1999, et avoir généré, pendant cette période, un revenu de 497 000 $US. Toutefois, dans la demande initiale de résidence permanente, il n'était pas fait mention de cet emploi dans la section relative aux antécédents professionnels de M. Ushenin;

(ii)Dans l'état initial de la valeur nette personnelle qu'il a fourni, M. Ushenin a déclaré d'une façon inexacte les prix d'achat de ses actifs immobiliers;

(iii)Cinq des sept contrats qu'Aldeco avait confiés à M. Ushenin, selon celui-ci, aux fins de leur conclusion semblaient avoir été passés à un moment où M. Ushenin travaillait encore pour son ancien employeur, et semblaient contredire l'allégation selon laquelle, lorsqu'il travaillait pour son ancien employeur, M. Ushenin ne savait pas qu'il travaillerait un jour pour Aldeco. L'aluminium qui faisait l'objet des sept contrats provenait de l'ancien employeur du demandeur, soit l'usine d'aluminium Krasnoyorsk;

(iv)M. Ushenin a affirmé travailler, à l'heure actuelle, pour Bizana Investment Ltd. et gagner 50 000 $US par année plus les commissions, conformément au contrat qu'il a conclu avec Bizana, mais cela allait à l'encontre de l'article 6.2 du contrat écrit qu'il avait conclu avec la société.

[4]         Pour le compte de M. Ushenin, il est affirmé que l'agente des visas a commis une erreur en concluant que les explications que M. Ushenin avait fournies au sujet de la façon dont les fonds avaient été accumulés n'étaient pas crédibles. Il est allégué que chacun des quatre motifs sur lesquels l'agente des visas s'est fondée en refusant la demande était déraisonnable ou allait à l'encontre de l'obligation d'équité.

NORME DE CONTRÔLE

[5]         En ce qui concerne la question de la norme de contrôle applicable, les demandes d'admission au Canada à titre d'immigrant sont assujetties à la décision discrétionnaire d'un agent des visas, qui doit tenir compte de certains critères prévus par la loi pour prendre sa décision. Lorsque ce pouvoir conféré par la loi a été exercé de bonne foi et conformément aux principes de justice naturelle et que la décision n'a pas été fondée sur des considérations non pertinentes ou étrangères, les tribunaux ne devraient pas intervenir. Voir Maple Lodge Farms Limited c. gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2, aux pages 7 et 8; To c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1996] A.C.F. no 696 (CAF), au paragraphe 3; Jang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CAF 312, au paragraphe 12.

ÉTENDUE DE L'OBLIGATION D'ÉQUITÉ

[6]         Dans la décision Ali c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. no 468, Monsieur le juge Teitelbaum a examiné l'étendue de l'obligation d'équité qui incombe à l'agent des visas lorsqu'il s'agit de porter ses préoccupations à la connaissance du demandeur et d'offrir l'occasion d'y répondre. Au paragraphe 17 de ses motifs, le juge Teitelbaum a cité en les approuvant les remarques que Monsieur le juge MacKay avait faites dans la décision Yu c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1990), 11 Imm.L.R. (2d) 176 (C.F. 1re inst.), à la page 187 :

À mon avis, il n'y a pas lieu d'invoquer l'iniquité dans le traitement de la demande simplement parce que l'agent des visas, au moment de l'entrevue de la requérante, n'a pas fait état de toutes ses préoccupations qui découlent directement de la Loi et du Règlement sur l'immigration, qu'il doit suivre scrupuleusement dans l'évaluation d'une demande. Ces documents sont à la disposition des requérants, qui doivent prouver à l'agent des visas qu'ils satisfont aux critères qui y sont définis et que leur admission au Canada y serait conforme.

Le juge Teitelbaum a ensuite dit ce qui suit aux paragraphes 19 et 20 de sa décision :

                 Je suis convaincu que l'obligation de l'agent des visas d'informer le requérant de ses préoccupations est limitée. Étant donné qu'il doit établir, pour être admis au Canada, qu'il répond à certains critères, le requérant peut supposer que les préoccupations de l'agent des visas découleront directement de la Loi ou du Règlement. Cela ne veut pas dire que l'agent des visas doit garder le silence pendant l'entrevue alors que le requérant présente sa demande. L'agent des visas doit diriger l'entrevue et tenter d'obtenir les renseignements pertinents en ce qui concerne la demande. Cela veut dire, par exemple, que si le demandeur de visa de visiteur a présenté une preuve non concluante au soutien de sa prétention selon laquelle il entretient avec son pays d'origine des liens suffisamment forts pour garantir qu'il y retournera, l'agent des visas n'a pas à s'en ouvrir à lui. Une telle préoccupation découle directement de la Loi et du Règlement. Il serait peut-être souhaitable que l'agent des visas en fasse part au requérant mais, en ne le faisant pas, il n'enfreint aucunement l'obligation d'équité qui lui incombe.

                 Par ailleurs, le meilleur exemple d'un cas où l'agent des visas doit informer le requérant de ses préoccupations est lorsque l'agent des visas dispose d'éléments de preuve extrinsèques. En pareille circonstance, le requérant devrait avoir la possibilité de désabuser l'agent des préoccupations que pourraient susciter chez lui de tels éléments de preuve.

[7]         Plus récemment, Monsieur le juge Rouleau a dit que l'obligation qui incombait à l'agent d'informer le demandeur de ses préoccupations prend naissance lorsque le demandeur « ne peut raisonnablement être au courant de ce qui préoccupe l'agent ou lorsque celui-ci obtient des éléments de preuve extrinsèques » . Voir : Oei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] A.C.F. no 600, au paragraphe 35.

[8]         Je suis d'accord pour dire que la jurisprudence indique d'une façon appropriée l'obligation incombant à l'agent des visas dans ces circonstances.

ANALYSE

[9]         En ce qui concerne l'application de ces principes à la présente espèce, je suis convaincue que l'agente des visas a manqué à l'obligation d'équité qu'elle avait envers M. Ushenin en concluant que les contrats passés avec Aldeco que M. Ushenin avait fournis n'étayaient pas l'allégation qu'il avait faite au sujet du revenu tiré de commissions et en concluant que le contrat que M. Ushenin avait passé avec Bizana Investment Ltd. n'étayait pas l'allégation relative au revenu tiré de cette source.

LES INCOHÉRENCES PERÇUES DANS LES CONTRATS D'ALDECO

[10]       L'agente des visas a conclu que l'allégation selon laquelle les services de conseiller de M. Ushenin avaient été retenus par Aldeco n'était pas crédible étant donné que cinq des sept contrats que M. Ushenin affirmait devoir conclure semblaient avoir été rédigés avant la date à laquelle celui-ci avait quitté son ancien employeur.

[11]       Avant l'entrevue, M. Ushenin a soulevé, dans une lettre que son avocat avait envoyée à l'ambassade, la question des dates inscrites sur les contrats. L'avocat a fait savoir que les sept opérations étaient [TRADUCTION] « établies » par les contrats qui avaient été fournis; il a fait remarquer que certains documents avaient été rédigés avant que M. Ushenin commence à travailler pour Aldeco et il a expliqué que les marchés n'avaient été conclus que grâce à l'intervention de M. Ushenin auprès des parties contractantes, après qu'Aldeco eut retenu les services de celui-ci. M. Ushenin soutient que, puisqu'il a présenté les documents à l'agente des visas, qu'il a soulevé la question avant l'entrevue et qu'il a fourni des explications par l'entremise de son avocat, en l'absence de questions posées par l'agente des visas au cours de l'entrevue, il pouvait avec raison conclure qu'il n'avait pas besoin de donner d'autres explications à l'agente.

[12]       Dans l'ensemble, les préoccupations de l'agente des visas, si je comprends bien, découlaient des dates inscrites dans les documents contractuels, y compris les dates de livraison. Fait important, les documents qui donnaient lieu aux préoccupations de l'agente, tout en étant signés par Aldeco à titre de vendeur, n'étaient pas signés par l'acheteur. M. Ushenin affirme qu'en fait chaque document se rapproche davantage d'une offre et que c'est pourquoi son avocat a fait savoir que les contrats n'avaient été conclus que par suite des efforts subséquents de son client.

[13]       Je retiens l'argument avancé par M. Ushenin, à savoir que puisque les documents n'avaient pas été signés par l'acheteur éventuel et qu'ils n'étaient donc pas concluants sur ce point, et puisque, lors de l'entrevue, l'agente n'avait pas posé de questions au sujet des documents ou des explications données par son avocat, M. Ushenin ne pouvait pas savoir que la question de sa participation à la conclusion des marchés préoccupait encore l'agente. À mon avis, l'équité exigeait que l'agente informe M. Ushenin du fondement de la préoccupation qu'elle avait par suite de son interprétation des documents, de façon à lui donner la possibilité d'expliquer en quoi consistait sa participation et pourquoi la signature des acheteurs ne figurait pas sur les documents. L'obligation d'équité a été violée du fait que M. Ushenin a été privé de cette possibilité. Étant donné la nature incomplète des documents, M. Ushenin avait le droit de répondre à la préoccupation de l'agente des visas, en ce qui concerne les dates figurant dans les documents, ainsi qu'à la préoccupation qu'elle avait exprimée par suite du fait qu'à l'entrevue, M. Ushenin avait fait remarquer qu'il n'avait jamais su d'où provenait le métal qu'il était obligé de vendre.

LE CONTRAT BIZANA

[14]       Mr. Ushenin affirme qu'il ne savait pas que l'agente des visas croyait que les renseignements qu'il avait donnés au sujet de la rémunération versée par Bizana étaient incompatibles avec le document contractuel qu'il avait produit. Il ressort de l'examen du dossier, et en particulier des notes consignées dans le STIDI, que l'agente des visas est uniquement arrivée à cette conclusion d'incohérence après l'entrevue, lorsqu'elle a étudié le document contractuel et qu'elle a interprété une clause du contrat. La contradiction apparente n'a donc jamais été portée à l'attention de M. Ushenin.

[15]       Pour le compte du ministre, il est soutenu qu'il n'existait aucune obligation de confronter M. Ushenin avec la préoccupation de l'agente parce que l'incohérence découlait de la preuve que celui-ci avait lui-même fournie. Toutefois, pour être plus exact, l'incohérence découlait de l'interprétation que l'agente avait donnée à un document juridique.

[16]       À mon avis, même si l'agente des visas a interprété le document de la façon appropriée, il se peut bien que si M. Ushenin avait été informé de la préoccupation de l'agente, certains renseignements expliquant l'incohérence apparente auraient été disponibles. Ainsi, certaines des sommes que M. Ushenin a reçues se rapportaient peut-être à des services fournis indépendamment du contrat, ou les parties au contrat avaient peut-être mutuellement cru que la disposition contractuelle en question s'appliquait uniquement aux paiements effectués par des tiers, comme l'affirme M. Ushenin.

[17]       Pour paraphraser les remarques que le juge Rouleau a faites dans la décision Oei, précitée, la préoccupation que l'agente des visas avait après l'entrevue par suite de son examen du contrat écrit n'était pas évidente au point que M. Ushenin aurait raisonnablement dû être [TRADUCTION] « au courant de ce qui inquiétait l'agente » . À mon avis, l'obligation d'équité exigeait que l'agente informe M. Ushenin de ses préoccupations. Elle aurait pu le faire par lettre, et il n'aurait donc pas nécessairement fallu convoquer M. Ushenin à une autre entrevue.

CONCLUSION

[18]       Par suite de l'omission de l'agente de respecter l'obligation d'équité, il faut infirmer la décision de l'agente et renvoyer l'affaire pour qu'une nouvelle décision soit prise par un agent différent.

[19]       Étant donné que les parties conviennent qu'il n'est peut-être pas possible que l'affaire soit renvoyée avant le 31 mars 2003, M. Ushenin demande à être autorisé à soumettre des arguments additionnels au nouvel agent de réexamen. Je conviens qu'il est raisonnable de lui permettre de présenter au nouvel agent de réexamen des arguments écrits au sujet de la façon dont le nouveau régime réglementaire influe sur la demande.

[20]       Les avocats n'ont proposé aucune question aux fins de la certification et aucune question ne se pose dans ce dossier.

ORDONNANCE

[21]       LA COUR ORDONNE :

1.La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision que l'agente des visas a prise le 6 mars 2002 est par les présentes infirmée. L'affaire est renvoyée pour qu'un agent différent prenne une nouvelle décision.

2.M. Ushenin pourra, s'il le désire, présenter au nouvel agent de réexamen des arguments écrits au sujet de l'effet qu'a le nouveau régime réglementaire sur sa demande.

« Eleanor R. Dawson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad.a., LL.L.



COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :IMM-1591-02

INTITULÉ :Yuri Ushenin

c.

MCI

LIEU DE L'AUDIENCE :Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L'AUDIENCE :le 11 mars 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :Madame le juge Dawson

DATE DES MOTIFS :le 17 mars 2003

COMPARUTIONS :

M. James C. GillPOUR LE DEMANDEUR

Mme Helen ParkPOUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Green et SpiegelPOUR LE DEMANDEUR

Vancouver (C.-B.)

M. Morris Rosenberg

Sous-procureur général du CanadaPOUR LE DÉFENDEUR

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