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Date : 20051025

Dossier : IMM-1601-05

Référence : 2005 CF 1450

Ottawa (Ontario), le 25 octobre 2005

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE DAWSON

ENTRE :

APOSTOL MILE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LA JUGE DAWSON

[1]         Apostol Mile, un ressortissant albanais, demande la qualité de réfugié au sens de la Convention et la qualité de personne à protéger. Il dit que, s'il est renvoyé en Albanie, il risque d'être persécuté par les sympathisants du Parti socialiste en raison de son appartenance au Parti démocratique albanais (le PDA) et de son rôle dans cette formation politique. Sa demande d'asile au Canada a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission), parce que la Commission n'a pas cru son témoignage et a estimé que les documents qu'il avait produits étaient frauduleux. Il sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.

FOND DE LA DEMANDE DE M. MILE

[2]         Dans son témoignage, M. Mile a dit qu'il a commencé à s'intéresser à la politique alors qu'il fréquentait l'école. En 1993, deux années après la fin de ses études, il est devenu membre du PDA. Il a continué de se mêler de politique jusqu'en 1997, année où un confrère membre du PDA fut assassiné. Le père de M. Mile a alors insisté pour que son fils abandonne ses activités politiques, ce qu'il a fait.

[3]         Cependant, en octobre 2000, M. Mile s'est joint de nouveau au PDA. Peu avant les élections de juin 2001, M. Mile et six autres membres du PDA ont été agressés par des hommes armés, puis frappés avec des crosses de fusil. M. Mile [traduction] « n'avait pas reçu le plus de coups » , mais il était terrifié. Durant l'année qui suivit, M. Mile a souvent été intercepté dans son véhicule par une police corrompue, favorable au Parti socialiste, pour des [traduction] « infractions à la circulation inventées de toutes pièces » .

[4]         M. Mile a gravi les échelons du PDA. Le dirigeant régional du PDA, M. Fatos Dardha, lui a suggéré de briguer le poste de chef d'un petit conseil de district. Par la suite, M. Mile a porté les couleurs du PDA au cours d'élections locales en 2003.

[5]         M. Mile dit que, vers cette époque, le harcèlement policier s'est aggravé. En juillet 2002, la police a intercepté son véhicule et a procédé au retrait permanent de son permis de conduire. M. Mile dit que, le 15 août 2002, la police secrète l'a agressé, lui a bandé les yeux, l'a battu et l'a psychologiquement torturé durant cinq jours. Appelé à intervenir, son père a dû payer 20 000 $US pour obtenir sa libération. Après sa libération, il y a eu d'autres menaces et une nouvelle demande de paiement d'une somme de 20 000 $US. Croyant que les membres du PDA n'allaient jamais être laissés en paix tant que le Parti socialiste serait au pouvoir, M. Mile a pris des dispositions pour quitter l'Albanie. Il est arrivé au Canada à la faveur d'un faux passeport canadien et il a immédiatement demandé l'asile.

DÉCISION DE LA COMMISSION

[6]         La première difficulté constatée par la Commission était qu'il n'existait aucune preuve de l'identité de celui qui avait assassiné en 1997 l'ami et collègue de M. Mile au sein du PDA. Selon la Commission, bien que M. Mile eût déclaré que l'assassin était [traduction] « probablement un membre du Parti socialiste » , il ne pouvait pas le prouver. La Commission lui en a fait reproche, affirmant que M. Mile « n'a pas expliqué pourquoi il croyait que le meurtrier était un membre du Parti socialiste » et qu'il ne s'agissait là « que d[e] conjectures » de sa part.

[7]         La seconde difficulté signalée par la Commission concernait le témoignage de M. Mile à propos de la correction que lui et six autres membres du PDA avaient subie. Dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP), M. Mile disait que ce n'est pas lui qui avait reçu le plus de coups. Durant l'audience, prié de dire s'il avait été battu lors de cet incident, M. Mile avait répondu non. La Commission a trouvé qu'il y avait là une contradiction : selon elle, le fait de ne pas avoir reçu le plus de coups signifiait que M. Mile avait dû subir quelques coups. La Commission a donc estimé qu'il y avait une contradiction directe entre les deux récits.

[8]         La Commission a aussi trouvé à redire au témoignage de M. Mile concernant son enlèvement. Elle n'était pas disposée à présumer que l'emploi d'un appareil radio émetteur-récepteur signifiait que les ravisseurs appartenaient à la police. Maints criminels, d'après la Commission, avaient ce genre d'appareil, et, quand M. Mile affirmait que les ravisseurs devaient être des policiers corrompus, il ne s'agissait donc là encore que d'une supposition.

[9]         M. Mile avait dit aussi dans son FRP que, s'agissant de la deuxième demande de rançon, les ravisseurs lui avaient parlé à lui, alors que, durant son témoignage, il a dit qu'ils s'étaient aussi adressés directement à son père. Prié de dire pourquoi ce fait n'avait pas été mentionné dans son FRP, M. Mile a répondu qu'on lui avait dit de ne faire qu'un bref compte rendu de son récit et qu'il pourrait donner les détails à l'audience. La Commission a rejeté cette explication, affirmant que, si les ravisseurs s'étaient adressés directement à son père, alors il s'agissait là d'un « événement important » qui aurait dû être indiqué dans son FRP.

[10]       Ce qui a suscité le plus de doute dans l'esprit de la Commission pour ce qui est de la preuve se rapportant à l'enlèvement de M. Mile, c'est l'affirmation de M. Mile selon laquelle les ravisseurs l'avaient laissé partir avant même de s'assurer que la rançon avait été payée. D'après la Commission, il eût été beaucoup plus logique pour les ravisseurs de s'assurer du paiement de la rançon, puis de liquider M. Mile, accomplissant ainsi à la fois leur objectif financier et leur objectif politique.

[11]       La Commission a trouvé une autre contradiction entre le témoignage de M. Mile et son FRP. Dans son FRP, il avait écrit que, avant de quitter le pays, il avait reçu d'autres menaces et une autre mise en demeure de payer 20 000 $US. Durant son témoignage cependant, il avait déclaré que les ravisseurs s'étaient rendus chez son père et avaient exigé de lui une autre somme d'argent.

[12]       S'agissant de la preuve documentaire, la Commission a trouvé que pour l'essentiel elle était douteuse. D'après elle, les journalistes albanais peuvent être facilement soudoyés, et leurs reportages sont souvent largement fondés sur la rumeur et la supposition. Une coupure de presse datée du 22 août 2002 qui faisait état de l'enlèvement de M. Mile a été qualifiée de faux, puisque « certaines lettres des phrases ont été coupées » et que « [l]es caractères sont nettement différents des caractères des autres articles qui sont publiés sur la même page » . Cette même critique relative à la non-concordance des caractères était faite à propos d'une autre coupure de presse relatant un incident au cours duquel le père de M. Mile avait été battu par trois personnes masquées.

[13]       La Commission n'a aussi accordé aucune valeur à un certificat signé par M. Fatos Dardha parce que, selon elle, ce document avait été rédigé après l'arrivée de M. Mile au Canada, à seule fin d'appuyer sa demande d'asile. La Commission n'a pas non plus accordé la moindre valeur à la transcription d'une entrevue magnétoscopée de M. Dardha parce qu'elle avait conclu que le certificat signé par M. Dardha n'était pas crédible. La Commission a refusé de visionner la bande vidéo et n'en a rien dit dans ses motifs.

NORME DE CONTRÔLE

[14]       Dans l'arrêt Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CSC 40, au paragraphe 38, la Cour suprême du Canada a récemment rappelé que, selon l'alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, des conclusions de fait ne peuvent être annulées que si elles ont été tirées d'une manière abusive ou arbitraire ou au mépris des éléments que le tribunal avait devant lui. La norme de contrôle applicable aux questions de crédibilité est la décision manifestement déraisonnable.

[15]       L'application de la norme de contrôle commandant la plus grande retenue judiciaire montre que la Commission est une instance appelée à établir des faits et à juger de leur crédibilité, une instance qui est à même d'observer de première main le comportement des témoins, et que ses conclusions ne sauraient être modifiées à la légère. Ainsi que l'écrivait le juge Joyal dans l'arrêt Miranda c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 63 F.T.R. 81, pour savoir si les conclusions de la Commission sont manifestement déraisonnables, il faut lire ses décisions dans leur globalité et les analyser en fonction de l'ensemble des preuves qu'elle avait devant elle.

[16]       Une décision manifestement déraisonnable est une décision dont le défaut apparaît à la lecture des motifs du tribunal. Voir l'arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Loi sur la concurrence) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, au paragraphe 57. C'est une décision viciée à un point tel qu'aucun degré de retenue judiciaire ne saurait justifier son maintien. Voir l'arrêt Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, au paragraphe 52.

APPLICATION DE LA NORME DE CONTRÔLE À LA DÉCISION DE LA COMMISSION

[17]       S'agissant de l'analyse que fait la Commission du témoignage de M. Mile, la Commission a d'abord trouvé que M. Mile ne faisait que des suppositions lorsqu'il affirmait que l'assassin de son ami était un membre du Parti socialiste. Cependant, M. Mile a dit dans son témoignage que son ami avait été tué et traîné par une voiture à travers un village et que quelqu'un qui connaissait l'assassin l'avait informé que l'assassin appartenait au Parti socialiste.

[18]       La Commission a constaté les contradictions suivantes entre le témoignage de M. Mile et son FRP :

            -            M. Mile n'avait [traduction] « pas reçu le plus de coups » , ce qui est différent d'une absence de coups;

            -            le point de savoir si les ravisseurs s'étaient adressés seulement à M. Mile, ou à la fois à M. Mile et à son père; et

            -            le point de savoir si les ravisseurs, voulant plus d'argent, avaient adressé leurs exigences directement à M. Mile ou plutôt à son père (prié d'expliquer cette contradiction, M. Mile avait répondu que les ravisseurs s'étaient adressés à lui-même et à son père. La Commission ne s'est pas exprimée sur cette explication).

Les contradictions susmentionnées concernaient surtout des points de détail plutôt que des incohérences au sens propre. La Cour a maintes fois rappelé que la Commission doit éviter de se livrer à un examen microscopique des questions accessoires. Ce ne sont pas toutes les contradictions ou invraisemblances du témoignage d'un demandeur d'asile qui peuvent raisonnablement autoriser la Commission à dire que ce témoignage n'est globalement pas crédible.

[19]       Au vu de la preuve qu'elle avait devant elle, la Commission s'est livrée à des conjectures lorsqu'elle a dit que beaucoup de gens en Albanie possèdent un appareil radio émetteur-récepteur, ajoutant : « Le tribunal a le sentiment que plusieurs criminels munis d'équipements hautement sophistiqués utilisent des postes émetteur-récepteur par mesure de sécurité afin de pouvoir signaler tout danger imminent. »

[20]       Il n'était pas manifestement déraisonnable pour la Commission de juger invraisemblable que les ravisseurs de M. Mile, qui avaient enlevé M. Mile pour obtenir une rançon, finissent par le libérer avant d'obtenir paiement de la rançon. Cette conclusion s'accorde pleinement avec la logique et le bon sens.

[21]       Les deux coupures de presse ont été repoussées par la Commission après que celle-ci eut relevé que, selon certaines sources, il est facile de soudoyer un journaliste pour qu'il fasse circuler une fausse nouvelle dans presque n'importe quel journal albanais. Toutefois, ce n'est pas pour cette raison que les coupures de presse ont été repoussées. La Commission a plutôt jugé qu'il s'agissait de falsifications, parce que les articles étaient rédigés en des caractères qui n'étaient pas les mêmes que ceux de certains autres articles (mais pas tous) figurant dans le journal et parce que, selon elle, certaines lettres de certaines phrases étaient tronquées. Cette dernière conclusion était une conclusion erronée. Un examen du texte d'autres articles montre que les présumés fragments de mots (par exemple « e » , « qe » et « do » ) se trouvent ailleurs dans des textes complets et ne sont donc nullement des fragments. Au vu des photocopies des articles qui apparaissent dans le dossier du tribunal, il n'est pas évident que l'emploi de caractères différents soit révélateur d'une falsification plus que d'une pratique éditoriale. Les journaux originaux compris dans la preuve présentée à la Commission n'ont pas été soumis à la Cour.

[22]       Le certificat signé par M. Dardha, qui confirmait les antécédents politiques de M. Mile, sa candidature, son enlèvement et la raison qu'il avait de quitter l'Albanie, certificat qui portait le timbre du parti, a été repoussé par la Commission parce qu'il avait été préparé après que M. Mile eut quitté l'Albanie, et dans le dessein d'appuyer sa demande d'asile. Cela ne suffit pas cependant à rendre fausse l'information figurant dans le certificat. L'article 7 des Règles de la Section de la protection des réfugiés (les Règles), DORS/2002-228, prévoit que le demandeur d'asile doit produire des documents acceptables propres à établir les éléments de sa demande. Si des documents acceptables ne sont pas produits, le demandeur d'asile doit expliquer pourquoi ils ne l'ont pas été et quelle mesure il a prise pour s'en procurer. Eu égard à cette obligation, il était à mon avis abusif pour la Commission de repousser un document au seul motif qu'il avait été obtenu pour appuyer une demande d'asile.

[23]       Comme la Commission a rejeté à tort le certificat de M. Dardha, elle ne pouvait invoquer validement le rejet du certificat pour justifier le rejet de la transcription de l'entrevue où M. Dardha évoquait la situation de M. Mile.

[24]       La Commission n'a pas fait état de la bande vidéo déposée devant elle, qui renfermait la bande son d'une entrevue organisée avec M. Dardha. On pouvait voir sur la bande vidéo M. Mile conférant avec le président du Parti démocratique. La bande vidéo, qui, selon le témoignage de M. Mile, avait été diffusée à la télévision albanaise, portait le logo du diffuseur sur la partie inférieure droite de l'écran. Cette bande vidéo était éminemment à propos pour établir le profil politique et l'engagement de M. Mile, mais la Commission n'a nulle part expliqué pourquoi elle s'était dispensée de visionner la bande vidéo et d'en faire état dans ses motifs. Le commissaire avait dit à l'avocat de M. Mile à l'époque qu'il n'avait pas l'intention de visionner la bande vidéo, mais je ne suis pas disposée à accorder une quelconque valeur au fait que l'avocat de M. Mile ne se soit pas opposé alors à de tels propos, parce que, sans vouloir disposer de cet aspect, je ne crois pas que l'avocat pouvait accepter que le commissaire renonce à son pouvoir de considérer la preuve qu'il avait devant lui. D'ailleurs, quand l'avocat s'est abstenu de s'opposer à la décision de la Commission de ne pas visionner la bande vidéo, il se peut fort bien qu'il ait raisonnablement supposé qu'il n'était pas nécessaire pour la Commission de visionner la bande vidéo puisqu'elle avait accepté la preuve de l'engagement politique de M. Mile.

[25]       S'agissant de la décision globale de la Commission, et après l'avoir analysée au regard de l'ensemble de la preuve qu'elle avait devant elle, je suis d'avis que, sauf pour la conclusion d'invraisemblance tirée par la Commission à propos de la libération de M. Mile avant le paiement d'une rançon, les conclusions de la Commission relatives à la crédibilité du demandeur étaient viciées, pour les motifs susmentionnés. L'effet cumulatif de ces erreurs est que les conclusions de la Commission sont à ce point viciées que, pour employer les mots de la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Ryan, précité, aucun degré de retenue judiciaire ne saurait justifier leur maintien.

[26]       La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie.

[27]       Les avocats n'ont pas proposé qu'une question soit certifiée, et je suis d'avis que la présente affaire ne soulève aucune question grave de portée générale.

ORDONNANCE

[28]       LA COUR ORDONNE :

1.          La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié en date du 18 février 2005 est annulée.

2.          L'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section de la protection des réfugiés pour qu'il rende une nouvelle décision.

« Eleanor R. Dawson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                           IMM-1601-05

INTITULÉ :                                                          APOSTOL MILE

                                                                              c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                                    HALIFAX (Nouvelle-Écosse)

DATE DE L'AUDIENCE :                                  LE 5 OCTOBRE 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                          LA JUGE DAWSON

DATE DES MOTIFS :                                         LE 25 OCTOBRE 2005

COMPARUTIONS :

Elizabeth A. Wozniak                                              POUR LE DEMANDEUR

Melissa R. Cameron                                                POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cragg Wozniak                                                       POUR LE DEMANDEUR

Halifax (Nouvelle-Écosse)

John H. Sims, c.r.                                                    POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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