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                                                                                                                               Date : 20050331

                                                                                                                    Dossier : IMM-6074-04

                                                                                                                 Référence : 2005 CF 425

ENTRE :

                                                                 Sopheap PEL

                                                                                                                    Partie demanderesse

                                                                          - et -

                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                         ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                      Partie défenderesse

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE PINARD

[1]         Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la CISR) rendue le 8 juin 2004, statuant que le demandeur n'est pas un « réfugié » au sens de la Convention, ni une « personne à protéger » selon les définitions données aux articles 96 et 97 respectivement de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. (2001), ch. 27.

[2]         Sopheap Pel (le demandeur) est un citoyen du Cambodge qui allègue un crainte de persécution en raison de ses opinions politiques.


[3]         Le demandeur reproche au commissaire Donal Archambault d'avoir refusé de se récuser, vu la plainte déposée contre ce dernier, dans une autre affaire, par son procureur Me Cantin. Si Me Cantin représentait le demandeur dans ces deux autres causes devant le commissaire Archambault, il ne le représentait plus devant moi, l'avocate du demandeur étant maintenant Me Éveline Fiset.

[4]         Il importe de reproduire ici la lettre du 29 mars 2004 écrite par Me Cantin à la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, lettre décrivant la plainte en question :

Monsieur,

En date du 25 mars 2004, nous avons procédé dans le dossier mentionné en rubrique devant la CISR, et ce devant le commissaire Monsieur Donald Archambault.

Quelle fût notre suprise de constater qu'après l'interrogatoire de notre cliente devant l'APR, Me Christian Jadue, vers 10h00, lorsque le soussigné a commencé à questionner sa cliente, le commissaire était déjà à rédiger sa décision pendant notre interrogatoire, si bien que lorsque le soussigné a terminé avec l'interrogatoire de sa cliente vers 10h30, le commissaire nous a avisé qu'on faisait une suspension de trente (30) minutes et que par la suite il écouterait nos plaidoiries et rendrait sa décision immédiatement...

Le soussigné procédant pour la première fois devant ledit commissaire a été plus que surpris et choqué de cette façon d'agir, pouvant constater que le commissaire ne prenait pas des notes sur le témoignage de notre cliente, mais était bel et bien à rédiger sa décision, si bien que lors de sa décision qui fût rendue verbalement à l'audience, il a même, comme motif de refus, allégué le fait que notre cliente avait revendiqué de façon tardive après son arrivée au Canada, alors que cette dernière avait témoigné à l'effet qu'elle était arrivée le 13 octobre 2003 à Toronto, le 14 octobre à Montréal, devait se reposer quelques jours et par la suite a demandé des renseignements auprès de l'ami de son père. Cette dernière a aussi déclaré que dès le 16 octobre elle a téléphoné pour prendre un rendez-vous (auprès de Capital Immigrant consultant) et s'est présentée à l'immigration pour aller chercher des formulaires dès le 21 octobre.

Le commissaire étant trop occupé à rédiger sa décision n'a pas entendu ni écouté le témoignage de notre cliente, si bien qu'il a déclaré qu'elle n'avait revendiqué que le 5 novembre 2003, soit la date apparaissant aux notes de l'agent d'immigration lors de la rencontre de notre cliente avec ledit agent au 1010 St-Antoine.

Le soussigné considère cette façon de procéder inacceptable et n'a aucunement l'intention de procéder une autre fois devant ledit commissaire.

Le soussigné croit que cette façon de procéder déconsidère l'administration de la justice, préjudicie aux droits de notre cliente.

Dans les circonstances, vous voudrez bien avoir l'obligeance d'aviser les personnes concernées de ne plus nous fixer d'audition devant le commissaire Monsieur Donald Archambault.

En espérant le tout conforme, bien à vous.

JEAN CANTIN, avocat


[5]         Quelques semaines plus tard, en début d'audition de la cause du demandeur, le commissaire Archambault a exprimé ce qui suit pour justifier son refus de se récuser :

PAR LE PRÉSIDENT

-               Alors, pour le bénéfice du tribunal, nous avons eu une conférence préparatoire. Maître Cantin m'a fait part à ce moment-là de sa... comment je pourrais dire ça, à sa réticence à ... à passer devant moi parce qu'il... il y aurait eu... il y a eu de la part de maître Cantin une lettre contestant un peu ma façon de fonctionner lors de la dernière audition.

Et j'ai fait part à maître Cantin que je vais... j'avais lu sa lettre de... sa lettre en question, que j'avais eu une rencontre avec la Commission à cet effet-là et que je pourrais assurer à maître Cantin mon entière disponibilité et le fait que ce n'est pas parce qu'une lettre est envoyée, en ce qui me concerne, qui ferait en sorte de m'influencer dans cette cause aujourd'hui, ça fait partie du métier.

Je pense qu'on ne vise pas des gens personnellement dans la vie, on... on fait son travail. Alors, néanmoins, je lui ai dit que jtais saisi du dossier et que je... je n'avais pas de motif de me désister du dossier, mais je peux lui assurer ainsi qu'au demandeur mon entière disponibilité et que je n'ai aucun parti pris dans cette cause.

[6]         À mon avis, il ntait pas suffisant pour le commissaire d'assurer le demandeur de son entière disponibilité et de son absence de parti pris dans la cause. Le commissaire, dont l'apparence de partialité constituait le fondement de la demande de sa récusation, se devait d'appliquer le test jurisprudentiel bien établi depuis la décision de la Cour suprême du Canada dans Committee for Justice and Liberty et al. c. L'Office national de lnergie et al., [1978] 1 R.C.S. 369 où, aux pages 394 et 395, le juge de Grandpré a exprimé ce qui suit :

. . . la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d'une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. . . . ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? »

. . . Toutefois, les motifs de la crainte doivent être sérieux et je suis complètement d'accord avec la Cour d'appel fédérale qui refuse d'admettre que le critère doit être celui d' « une personne de nature scrupuleuse et tatillonne » .

[7]         Pour disposer de la présente affaire, je ne peux donc que faire miens les propos suivants du juge Denault dans Grigorenko c. Canada (ministre de la Citoyennetéet de l'Immigration), [1998] A.C.F. no 1224, au paragraphe 8 :


Il va sans dire que les critères d'analyse de la crainte de partialité s'appliquent non seulement aux juges à qui on demande de réviser la décision mais aussi à celui-là même envers qui on a formulé cette crainte. Dans R. c. S. (R.D.), le juge Cory a écrit ceci :

C'est un principe bien établi que tous les tribunaux juridictionnels et les corps administratifs sont tenus d'agir équitablement envers les partis qui ont à comparaître devant eux. [. . .] Afin de remplir cette obligation, le décideur doit être impartial et paraître impartial.

Il ressort de cet extrait qu'en dépit de la difficulté, plus apparente que réelle pour un juge à qui on demande de se récuser pour apparence de partialité, de se placer dans la peau d'un observateur renseigné et raisonnable, c'est pourtant ce qu'il lui faut faire. Il arrive d'ailleurs fréquemment qu'un juge se récuse non seulement à cause d'un conflit réel ou appréhendé avec une partie mais aussi en raison d'une crainte appréhendée. À titre de référence jurisprudentielle, il suffit de lire les propos du juge Teitelbaum à qui on demandait de se récuser dans l'affaire Le chef Victor Buffalo et al. c. R., [1997] F.C.J. No. 1652, C.F. T-2022-89, décision du 8 décembre 1997, confirmée par la Cour d'appel fédérale le 12 mai 1998, [1998] F.C.J. No. 688 (A-893-97). Après stre prononcé sur chacun des motifs de récusation, il écrivait ceci : (page 32)

Je ne puis conclure, après avoir entendu la présente requête en récusation, qu'une personne raisonnable et bien renseignée éprouverait une crainte raisonnable de partialité de ma part si je présidais l'instruction de ces deux causes.

J'estime enfin que si seul le juge à qui on demande de réviser la décision d'un tribunal qui a refusé de le faire devait appliquer le critère objectif de la crainte de partialité, cela obligerait la partie non satisfaite de la décision d'un juge de se récuser après avoir analysé le critère subjectif, d'aller faire redécider par un autre forum de la crainte raisonnable de partialité dans l'esprit d'un observateur renseigné et raisonnable. Ce n'est sans doute pas ce que souhaitait la Cour suprême en énonçant ce test.

[8]         À mon sens, l'erreur de droit du commissaire, en l'espèce, est suffisante pour maintenir la demande de contrôle judiciaire sans qu'il soit nécessaire de considérer les autres arguments du demandeur. En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision du commissaire, annulée, et l'affaire, renvoyée pour être entendue à nouveau par un autre commissaire de la CISR. Les parties ayant indiqué qu'elles n'avaient pas de question à faire certifier, il n'y a pas de certification.

                                                                    

       JUGE

OTTAWA (ONTARIO)

Le 31 mars 2005


                                                              COUR FÉDÉRALE

                                               AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     IMM-6074-04

INTITULÉ :                                                       Sopheap PEL c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                               Montréal (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :                             Le 23 février 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :                 Le juge Pinard

DATE DES MOTIFS :                                   Le 31 mars 2005      

COMPARUTIONS :

Me Eveline Fiset                                             POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Isabelle Brochu                                         POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Éveline Fiset                                                   POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Montréal (Québec)

John H. Sims, c.r.                                           POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

Sous-procureur général du Canada


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