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Date : 20021129

Dossier : IMM-1916-01

Référence neutre : 2002 CFPI 1241

Ottawa (Ontario), le 29 novembre 2002

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE JOHN A. O'KEEFE

ENTRE :

                                                               KENNETH ERNESTY

                                                                                                                                                     demandeur

                                                                                   et

                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                      défendeur

                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE O'KEEFE

[1]                 La Cour est saisie d'une demande de contrôle judiciaire, fondée sur l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, et l'article 82.1 de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, visant la décision par laquelle la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a refusé, en date du 12 mars 2001, de reconnaître au demandeur le statut de réfugié au sens de la Convention.

[2]                 Le demandeur prie la Cour d'ordonner l'annulation de la décision de la Commission.


Contexte

[3]                 Le demandeur, Kenneth Ernesty, est un citoyen du Burundi, qui allègue craindre avec raison d'être persécuté dans son pays du fait de sa race et d'opinions politiques imputées. Il est arrivé au Canada le 23 février 2000.

[4]                 Le demandeur est arrivé sans pièce d'identité. Il a voyagé caché à bord du navire australien « BBC Australia » , parti de Le Cap, en Afrique du Sud, pour se rendre au Texas et à Philadelphie. Après avoir quitté le Burundi à l'âge de 16 ans, le demandeur a vécu six mois au Kenya, six mois en Tanzanie, un an en Zambie, un an en Namibie et quatre ans en Afrique du Sud.


[5]                 Le demandeur dit être un Hutu qui a quitté le Burundi après que sa maison eut été incendiée et que ses parents eurent été tués. Il affirme s'être rendu avec ses deux jeunes frères au camp de réfugiés de Kigoma, situé à la frontière du Burundi et de la Tanzanie. Suivant l'information inscrite sur son formulaire de renseignements personnels (FRP), au camp de Kigoma, l'armée des Tutsis (qui l'accusait d'encourager la guérilla) et les guérilleros hutus (qui l'accusaient d'être un traître) l'ont harcelé personnellement et ont fait pression sur lui à de nombreuses reprises. Les faits allégués dans le FRP n'ont pas été confirmés, mais plutôt contredits, dans le témoignage du demandeur à l'audience. Par exemple, le demandeur a déclaré qu'il avait quitté le camp seulement parce qu'il s'ennuyait et qu'il n'avait jamais été approché personnellement par l'armée des Tutsis ou les guérilleros hutus là-bas. Le demandeur n'a pas été en mesure de fournir suffisamment de renseignements à propos du camp de réfugiés de Kigoma pour convaincre la Commission qu'il y avait vraiment séjourné tel qu'il l'a allégué.

[6]                 Le demandeur a déclaré avoir travaillé à la manutention des bagages dans un port en Afrique du Sud. Toutefois, lorsqu'on lui a dit que les syndicats rendaient souvent l'accès à ce genre de travail difficile, il a changé sa version des faits pour dire qu'il n'avait pas travaillé à la manutention des bagages et qu'il avait mal compris la question.

[7]                 La Commission a conclu que le demandeur ne s'était pas déchargé du fardeau de preuve qui lui incombait pour établir qu'il craignait avec raison d'être persécuté du fait de sa race ou de tout autre motif de la Convention, mentionné dans la Loi sur l'immigration, précitée. Elle a en outre conclu que le demandeur manquait de crédibilité.

[8]                 La décision de la Commission de ne pas reconnaître au demandeur le statut de réfugié au sens de la Convention fait l'objet du présent contrôle judiciaire.

Arguments du demandeur


[9]                 Le demandeur fait valoir que l'audition ne s'est pas bien déroulée et qu'il n'a tout simplement pas été en mesure d'expliquer sa version des faits à la satisfaction du tribunal. Il soutient s'être contredit à plusieurs reprises, s'être emmêlé, être revenu sur ses déclarations et, évidemment, ne pas avoir compris la nature du processus ou la gravité des conséquences.

[10]            Le demandeur allègue que la conclusion selon laquelle il manquait de crédibilité ne peut être infirmée que si elle était manifestement déraisonnable.

[11]            Il prétend qu'il n'avait pas tout son équilibre mental et affectif au moment de l'audience et que cela explique les réserves que la Commission a exprimées quant à sa crédibilité.

[12]            Il soutient qu'il était visiblement confus à l'audience et que ses réponses indiquaient non seulement qu'il ne pouvait pas se rappeler les événements qui se sont produits au camp de réfugiés de Kigoma, mais aussi, vu les nombreuses contradictions, qu'il ne comprenait pas les questions qu'on lui posait.

[13]            Il prétend que la Commission a dérogé aux principes de justice naturelle en lui posant des questions de connaissance générale sur le Burundi. Il fait valoir que la Commission n'a pas conclu qu'il ne venait pas du Burundi, mais seulement qu'il manquait de crédibilité.


[14]            Il allègue que sa fragilité psychologique était visible à l'audience, compte tenu de son comportement et de la qualité de la preuve qu'il a présentée. Par conséquent, il soutient que le rapport psychologique qui a fait suite à la décision devrait être pris en compte, puisqu'il ne soulève pas de question totalement nouvelle dont la Commission n'a pas été saisie.

[15]            Le demandeur allègue que, en concluant à l'absence de crédibilité, la Commission a mésestimé des éléments de preuve qui auraient autrement expliqué les contradictions.

[16]            Il fait valoir qu'il était manifestement déraisonnable pour la Commission de conclure à l'absence de crédibilité en s'appuyant sur le fait que le témoignage verbal contredisait la déclaration écrite antérieure. Il prétend en outre que, étant donné les événements tragiques qu'il a censément vécus, son niveau d'éducation, les cicatrices qu'il porte (incident en Afrique du Sud) et l'énorme différence entre les renseignements inscrits sur son FRP et ceux qu'il a fournis dans son témoignage à l'audience, il était manifestement déraisonnable pour la Commission de conclure qu'il manquait de crédibilité.

Arguments du défendeur

[17]            Le défendeur allègue que la Commission doit décider si le demandeur craint avec raison d'être persécuté compte tenu de l'un des cinq motifs énumérés dans la définition de « réfugié au sens de la Convention » au paragraphe 2(1) de la Loi sur l'immigration et s'il ne peut pas ou ne veut pas, à cause de sa crainte, se prévaloir de la protection offerte par l'État. Il soutient que la Commission n'a pas fait erreur en concluant que la crainte du demandeur n'était pas fondée.


[18]            Il fait valoir que le demandeur ne s'est pas déchargé du fardeau d'établir, comme le prévoit le paragraphe 8(1), selon la prépondérance de la preuve, qu'il répondait à la définition de « réfugié au sens de la Convention » .

[19]            Le défendeur prétend que les conclusions tirées par la Commission relativement à la crédibilité du demandeur étaient raisonnables et que la Cour ne devrait pas intervenir qu'elle soit ou non en accord avec ces inférences et ces conclusions.

[20]            Selon le défendeur, la lettre du psychiatre, datée environ 11 semaines et demi après la tenue de l'audience, soulève de nouvelles questions dont la Commission n'a pas été saisie. Il prétend qu'à l'audience, le demandeur était apparemment en mesure de comprendre les questions et d'y répondre. Il fait remarquer que la transcription révèle que personne n'a semblé mettre en doute l'état mental du demandeur ou sa capacité à répondre aux questions à l'audience. Il a en outre souligné qu'aucune demande de reprise d'audition n'a été présentée lorsqu'on a apparemment découvert la prétendue maladie du demandeur.


[21]            Le défendeur allègue que le demandeur était représenté par un avocat à l'audience et que le demandeur et son avocat n'ont pas réussi à convaincre la Commission qu'il répondait à la définition de réfugié au sens de la Convention. Il soutient que s'il y avait quelque chose qui clochait dans l'état mental du demandeur à l'audience, son avocat qui était la personne la mieux placée pour évaluer la situation aurait dû le faire remarquer à la Commission.

[22]            Le défendeur soutient que le demandeur n'a pas démontré l'existence d'une erreur de fait ou de droit ou d'un déni de justice naturelle qui aurait justifié l'intervention de la Cour.

[23]            Questions en litige

1.          Le demandeur avait-il un équilibre mental et affectif suffisant au moment de l'audience?

2.          Si tel n'était pas le cas, ce déséquilibre mental et affectif a-t-il eu une incidence négative sur la décision de la Commission?

3.          Si le déséquilibre mental ou affectif du demandeur a eu une incidence négative sur la décision, la Commission a-t-elle fait erreur en concluant que le demandeur manquait de crédibilité?

4.          La preuve selon laquelle le demandeur n'était pas apte à s'engager dans le processus de reconnaissance du statut de réfugié équivaut-elle à une nouvelle preuve et est-elle par conséquent non admissible?

5.          Le fait que la Commission ait jugé la preuve du demandeur non crédible viole-t-il son droit à la justice naturelle?

6.          La Commission a-t-elle commis une erreur donnant matière à révision dans sa conclusion concernant la crédibilité du demandeur?


Dispositions pertinentes

[24]            La Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, et ses modifications, comportent les dispositions suivantes :

2(1) « réfugié au sens de la Convention » Toute personne :

2(1)"Convention refugee" means any person who

a) qui, craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

(a) by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

(i) soit se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) is outside the country of the person's nationality and is unable or, by reason of that fear, is unwilling to avail himself of the protection of that country, or

(ii) soit, si elle n'a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ou, en raison de cette crainte, ne veut y retourner;

(ii) not having a country of nationality, is outside the country of the person's former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, is unwilling to return to that country, and

b) qui n'a pas perdu son statut de réfugié au sens de la Convention en application du paragraphe (2).

Sont exclues de la présente définition les personnes soustraites à l'application de la Convention par les sections E ou F de l'article premier de celle-ci dont le texte est reproduit à l'annexe de la présente loi.

(b) has not ceased to be a Convention refugee by virtue of subsection (2),

but does not include any person to whom the Convention does not apply pursuant to section E or F of Article 1 thereof, which sections are set out in the schedule to this Act;

8. (1) Il incombe à quiconque cherche à entrer au Canada de prouver qu'il en a le droit ou que le fait d'y être admis ne contreviendrait pas à la présente loi ni à ses règlements.

8. (1) Where a person seeks to come into Canada, the burden of proving that that person has a right to come into Canada or that his admission would not be contrary to this Act or the regulations rests on that person.

69.1(5) À l'audience, la section du statut :

69.1(5) At the hearing into a person's claim to be a Convention refugee, the Refugee Division

a) est tenue de donner :

(a) shall give



(i) à l'intéressé, la possibilité de produire des éléments de preuve, d'interroger des témoins et de présenter des observations,

(i) the person a reasonable opportunity to present evidence, question witnesses and make representations, and

(ii) au ministre, la possibilité de produire des éléments de preuve, d'interroger l'intéressé ou tout autre témoin et de présenter des observations, ces deux derniers droits n'étant toutefois accordés au ministre que s'il l'informe qu'à son avis, la revendication met en cause la section E ou F de l'article premier de la Convention ou le paragraphe 2(2) de la présente loi;

(ii) the Minister a reasonable opportunity to present evidence and, if the Minister notifies the Refugee Division that the Minister is of the opinion that matters involving section E or F of Article 1 of the Convention or subsection 2(2) of this Act are raised by the claim, to question the person making the claim and other witnesses and make representations; and

b) peut, dans tous les cas, si elle l'estime indiqué, autoriser le ministre à interroger l'intéressé ou tout autre témoin et à présenter des observations.

(b) may, if it considers it appropriate to do so, give the Minister a reasonable opportunity to question the person making the claim and any other witnesses and to make representations concerning the claim.

Analyse et décision

[25]            Question 1

Le demandeur avait-il un équilibre mental et affectif suffisant au moment de l'audience?

Au début de l'interrogatoire, le président de l'audience a avisé le demandeur de ce qui suit :

Q.             Monsieur, si vous ne comprenez pas la question,                                    veuillez nous le dire.

R.             Oui, je vais tout simplement vous le laisser savoir.


J'ai examiné la transcription de l'audience et il me semble que le demandeur comprenait bien et pouvait répondre à la plupart des questions qu'on lui a posées. De plus, s'il ne comprenait pas la question, il le disait. À l'audience, il y a toujours des questions que les témoins ne comprennent pas et qui nécessitent donc une explication. Quoi qu'il en soit, le demandeur semble avoir compris les questions qui sont au coeur de la présente affaire. Il faut également noter que personne à l'audience n'a fait de remarques concernant l'état mental et affectif du demandeur. La question n'a tout simplement pas été soulevée devant la Commission. Les seules remarques faites à cet égard à l'audience l'ont été par l'agent chargé de la revendication dans ses conclusions finales où il a dit :

[traduction] Le revendicateur était - - même si je crois qu'il parlait clairement. Bien entendu, il faut prendre en considération le fait qu'il a peu de scolarité.

Puis, par l'avocat du demandeur dans ses conclusions finales où il a affirmé :

[traduction] Quelles que soient les divergences existantes, je crois qu'elles sont facilement attribuables à la traduction, tel qu'il ressort des difficultés éprouvées aujourd'hui. Il est respectueusement allégué que l'entrevue d'aujourd'hui n'a donné lieu à aucune divergence importante.

Considérant le dossier dont la Commission a été saisie, je ne suis pas convaincu qu'elle a fait erreur quant à l'état mental et affectif du demandeur.


[26]            Le demandeur a présenté le rapport médical du Dre Karen Johl, daté du 24 mai 2001. Dre Johl a vu le demandeur le 28 mars 2001. L'audience avait eu lieu le 5 mars 2001 et la décision de la Commission avait été rendue le 12 mars 2001. Même si ce rapport était admissible, et je n'ai par ailleurs pas besoin de décider de son admissibilité, il ne peut être d'aucun secours au demandeur pour trois motifs. Premièrement, la date du rapport médical est postérieure à celle de l'audience, puisque le demandeur n'a été vu par Dre Johl qu'après l'audience. Son rapport n'indique pas quels faits l'ont amenée à conclure : [traduction] « [¼] il se peut bien qu'il ait été frappé de déséquilibre mental au moment de l'audience » .

[27]            Deuxièmement, dans son affidavit, Eva Osorio déclare ce qui suit au paragraphe 5 :

[traduction] Le motif de la requête était que l'état psychologique de Kenneth se détériorait rapidement depuis la tenue de l'audience de détermination du statut de réfugié.

[28]            Troisièmement, le demandeur s'est également appuyé sur la décision Ngombo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) [1997] A.C.F. no 116 (QL) (1re inst.). Cette affaire se distingue toutefois au regard des faits.

[29]            Question 2

Si tel n'était pas le cas, ce déséquilibre mental ou affectif a-t-il eu une incidence négative sur la décision de la Commission?

Nul besoin de discuter de cette question étant donné que j'ai estimé que la Commission n'a pas commis d'erreur en ce qui a trait à l'équilibre mental et affectif du demandeur, compte tenu des documents dont elle disposait.

  

[30]            Question 3

Si le déséquilibre mental ou affectif du demandeur a eu une incidence négative sur la décision, la Commission a-t-elle fait erreur en concluant que le demandeur manquait de crédibilité?

Comme je l'ai déjà mentionné d'une autre manière, je ne suis pas convaincu que la preuve présentée à la Commission soutient la thèse de déséquilibre mental et affectif du demandeur à la date de l'audience. Je discuterai des conclusions de la Commission relativement à la crédibilité du demandeur à la question 6.

[31]            Question 4

La preuve selon laquelle le demandeur n'était pas apte à s'engager dans le processus de reconnaissance du statut de réfugié équivaut-elle à une nouvelle preuve et est-elle par conséquent non admissible?

J'ai déjà conclu qu'il n'était pas nécessaire de statuer sur l'admissibilité du rapport psychiatrique lorsque j'ai expliqué pourquoi celui-ci n'aurait aucune incidence sur l'issue de la demande, même s'il était admissible.

[32]            Question 5

Le fait que la Commission ait jugé la preuve du demandeur non crédible viole-t-il son droit à la justice naturelle?


La Commission est un tribunal spécialisé ayant compétence pour évaluer les revendicateurs du statut de réfugié au sens de la Convention et la crédibilité de leur revendication. La Commission agit dans les limites de sa compétence lorsqu'elle conclut que le demandeur n'est pas crédible. Cette conclusion ne peut d'elle-même violer le droit du demandeur à la justice naturelle.

[33]            Question 6

La Commission a-t-elle commis une erreur donnant matière à révision dans sa conclusion concernant la crédibilité du demandeur?

M. le juge Décary de la Cour d'appel fédérale a écrit au paragraphe 4 de la décision Aguebor c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, (1993) 160 N.R. 315 (C.A.F.) :

Il ne fait pas de doute que le tribunal spécialisé qu'est la section du statut de réfugié a pleine compétence pour apprécier la plausibilité d'un témoignage. Qui, en effet, mieux que lui, est en mesure de jauger la crédibilité d'un récit et de tirer les inférences qui s'imposent? Dans la mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d'attirer notre intervention, ses conclusions sont à l'abri du contrôle judiciaire. [¼] Giron, à notre avis, ne diminue en rien le fardeau d'un appelant de démontrer que les inférences tirées ne pouvaient pas raisonnablement l'être.

[34]            Le président de l'audience a posé au demandeur des questions sur sa vie au Burundi. Le demandeur a témoigné qu'il a séjourné au camp de réfugiés de Kigoma pendant six mois. Le président de l'audience lui a ensuite posé les questions suivantes :

Q.             Alors, pourquoi avez-vous fui du camp?

R.             Je n'ai pas fui. J'ai tout simplement quitté le camp.

Q.             Alors, pourquoi avez-vous tout simplement quitté le camp?


R.             Pour aller de l'avant et non revenir en arrière. Je regardais devant et non derrière.

Q.             OK. Vous dites que vous avez quitté le camp. Pourquoi avez-vous quitté le camp? Aviez-vous un travail? Qu'aviez-vous en tête à ce moment-là?

R.             J'ai tout simplement quitté le camp parce que c'était ennuyant de rester à ne rien faire, de rester là, assis, à ne rien faire. J'ai décidé de partir.

Q.             Mais, n'était-il pas dangereux pour vous de quitter le camp?

R.             Oui, il était très difficile de quitter le camp et de m'en aller.

Q.             Non, ma question, Monsieur - - au camp, je suis certain que la vie n'était pas très facile, mais était-il dangereux pour vous de rester au camp?

R.             Pour moi, ce n'était pas une bonne chose de rester au camp, mais peut-être que pour les autres qui y restaient c'était une bonne chose pour eux de rester là et de ne rien faire.

Q.             Et pourquoi ce n'était pas une bonne chose pour vous de rester au camp?

R.             Parce que lorsque les personnes qui connaissaient mes parents sont venues m'annoncer qu'ils étaient morts, je me suis tout simplement rendu compte qu'il me fallait m'occuper de moi-même, quitter le camp et voir ce que je pouvais faire.

Le témoignage verbal du demandeur ne suggère pas que la crainte a eu une incidence dans sa décision de quitter le camp de réfugiés de Kigoma.

[35]            Le président de l'audience a posé au demandeur d'autres questions au sujet de son expérience au camp de réfugiés de Kigoma.

Q.             Vous êtes au camp, au camp de Kigoma, et vous êtes un Hutu. Est-ce exact?

R.             Oui.


Q.             Alors ma question est la suivante : est-ce que des personnes, des guérilleros hutus sont venus au camp et vous ont posé des questions?

A.             Non.

Q.             Est-ce que des Tutsis sont venus vous poser des questions au                               camp?

R.             Non.

Q.             Vous avez donc quitté le camp tout simplement parce que vous étiez fatigué de la vie là-bas et vous y avez abandonné vos deux frères. Est-ce exact?

R.             Oui.

Q.             Y a-t-il d'autres raisons, Monsieur?

R.             J'ai tout simplement jugé qu'il était très difficile de voyager dans les pays avec mes deux frères qui étaient très jeunes. C'est pourquoi j'ai décidé de les laisser au camp.

Q.             Et savez-vous qui a pris soin de vos frères en votre absence?

R.             Oui.

Q.             Qui?

A.             Un homme qui - - l'homme qui connaissait mes parents, il a tout simplement continué de s'occuper de mes frères.

[36]            Le demandeur a clairement affirmé qu'il n'avait pas été approché par les Tutsis ou les guérilleros hutus durant son séjour au camp de réfugiés de Kigoma et qu'il a quitté ce camp simplement parce qu'il était fatigué de la vie là-bas et qu'il voulait voyager. La Commission a souligné que son témoignage contredisait les renseignements inscrits sur son FRP, lequel indiquait :


5. Au camp de Kigoma, la vie était très difficile. L'armée et la milice des Tutsis venaient régulièrement au camp et accusaient les jeunes hommes d'être des guérilleros ou d'encourager la guérilla (l'armée et la milice venaient souvent la nuit et prenaient plusieurs jeunes hommes). De plus, les guérilleros hutus (qui combattaient l'armée des Tutsis) venaient au camp pour forcer les jeunes hommes à se joindre à eux. J'ai personnellement fait l'objet de harcèlement et de pressions, à de nombreuses reprises, de la part de l'armée des Tutsis qui m'accusait d'encourager la guérilla et des guérilleros hutus qui m'accusaient d'être un traître et un partisan de l'armée. (Les guérilleros disaient cela parce qu'ils n'étaient pas d'accord avec moi lorsque je refusais de me joindre à eux. Ils ne comprenaient pas pourquoi une personne dont les parents avaient été tués par les Tutsis ne voulait pas se venger.) J'ai fait tout ce que j'ai pu pour leur faire comprendre que je voulais tout simplement la paix et une meilleure vie pour mes jeunes frères et moi.

6. Vers le milieu de l'année 1994, le harcèlement et les pressions se sont accentués pour devenir des menaces (l'armée des Tutsis a commencé à venir plus souvent dans notre groupe, dans le camp, à nous (les jeunes hommes) arrêter et nous menacer et aussi à nous poser des questions de toute sorte). Les guérilleros venaient eux aussi plus souvent pour nous (les jeunes hommes) menacer et nous forcer à se joindre à eux. Plus tard dans l'année, les guérilleros m'ont dit que l'heure était venue de me faire une idée et de me joindre à eux, sinon je connaîtrais mon sort. À la fin de 1994, j'ai pris l'une des décisions les plus difficiles de ma vie et j'ai quitté mes deux plus jeunes frères et le camp de réfugiés de Kigoma. C'était le seul moyen pour moi de demeurer vivant. (Je savais que ce n'était qu'une question de temps avant qu'ils (l'armée) m'accusent d'être un guérillero et qu'ils me jettent en prison ou me tuent. Je savais également que ce n'était qu'une question de temps avant que les guérilleros me tuent. Je n'étais pas et je ne suis toujours pas disposé à me joindre à eux.)

[37]            Le témoignage verbal du demandeur contredit son FRP. Il semble que le demandeur ait bien compris les questions et qu'il ait été en mesure de répondre convenablement, mais de manière incohérente avec son FRP. Il n'était pas déraisonnable pour la Commission de tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur.


[38]            Le demandeur a soulevé d'autres points, dans son mémoire supplémentaire, à l'appui de l'argument selon lequel il n'était pas en mesure de comprendre les détails particuliers et la nature générale de l'audience. Après avoir examiné la transcription et les renvois faits par le demandeur, je ne saurais être en accord avec ses arguments. La Commission, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, peut permettre l'utilisation de questions suggestives. À mon avis, les problèmes liés au service d'interprétation, même s'ils étaient reconnus, ne sont pas suffisants pour me permettre de conclure que la Commission a commis une erreur susceptible de révision. La Commission avait des motifs suffisants pour tirer la conclusion qu'elle a tirée et il lui était loisible de tirer cette conclusion. Par conséquent, la Cour ne peut pas substituer une conclusion différente à celle de la Commission.

[39]            Comme je l'ai mentionné précédemment, je ne suis pas d'avis que le demandeur comprenait mal. Mon opinion est soutenue par l'extrait ci-dessous, figurant à la page 64 de la transcription, où son avocat lui pose des questions sur ses cicatrices :

Q.             Pouvez-vous me montrer votre bras?

R.             Oui.

Q.             Pouvez-vous me dire comment vous vous êtes fait cela?

R.             Je m'en allais en train - - -

Q.             Dans quelle région?

R.             À Le Cap. Je m'en allais dans la région. J'ai pris le train du peuple noir. Ils parlaient kaas (phonétique) et je ne parlais pas cette langue. Ils se sont donc rendu compte que je n'étais pas né en Afrique du Sud. Il y avait - - ils pensaient que les gens qui arrivaient d'ailleurs venaient pour leur prendre leur travail. Ils m'ont posé des questions. J'ai tout simplement répondu que je ne connaissais pas la langue qu'ils parlaient. Ils ont ainsi su que je n'étais pas l'un des leurs et ensuite ils m'ont pris et jeté du train. J'ai alors subi des blessures au bras et à la jambe.

Q.             Et qu'est-il arrivé juste après cela? De quoi vous souvenez-vous après avoir été jeté du train?

R.             Ce dont je me souviens, lorsque j'ai repris conscience, je me suis tout simplement rendu compte que j'étais à l'hôpital.


[40]            Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[41]            Aucune des parties n'a proposé de question grave de portée générale pour la certification.

ORDONNANCE

[42]            LA COUR ORDONNE QUE la demande de contrôle judiciaire soit rejetée.

   

                                                                              « John A. O'Keefe »             

Juge                      

Ottawa (Ontario)

Le 29 novembre 2002

   

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                          COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                       IMM-1916-01

INTITULÉ :                      KENNETH ERNESTY

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE

L'IMMIGRATION

                                                         

LIEU DE L'AUDIENCE :              Halifax (Nouvelle-Écosse)

DATE DE L'AUDIENCE :             Le mardi 13 août 2002

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :    MONSIEUR LE JUGE O'KEEFE

DATE DES MOTIFS :    Le vendredi 29 novembre 2002

  

COMPARUTIONS :      

M. Joshua J. Judah                               POUR LE DEMANDEUR

Mme Lori Rasmussen                           POUR LE DÉFENDEUR

  

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David J. Cook & Associates                   POUR LE DEMANDEUR

216 - 1496, route Bedford

Bedford (Nouvelle-Écosse)

B4A 1E5

                                                            

Ministère de la Justice                         POUR LE DÉFENDEUR

Bureau régional de Halifax

Bureau 1400, Duke Tower

5251, rue Duke

Halifax (Nouvelle-Écosse)

B3J 1P3                                               


                                                  

                    COUR FÉDÉRALE DU CANADA

             SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

  

Date : 20021129

Dossier : IMM-1916-01

ENTRE :

KENNETH ERNESTY

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

                                                                                                                              

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET

ORDONNANCE

                                                  

                                                                                                                              

   
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