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Date : 20010501

Dossier : IMM-4580-00

                                                                          Référence neutre : 2001 CFPI 421

ENTRE :

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                     demandeur

                                                               - et -

                                    JESSICA ROBYN DOLAMORE

                                                                                                                  défenderesse

                  ORDONNANCE ET MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE BLAIS

Les faits

[1]                 La défenderesse, citoyenne néo-zélandaise et australienne, allègue une crainte fondée de persécution aux mains de son ex-mari violent et de ses complices, en raison de son appartenance à un groupe social, le groupe des « femmes » . Elle allègue aussi une crainte fondée de persécution de la part des membres de sa famille biologique, en raison de son appartenance à cette famille, qui aurait abusé d'elle lorsqu'elle était enfant.


[2]                 Dans son formulaire de renseignements personnels (FRP), la défenderesse a relaté une suite de sévices physiques, sexuels et psychologiques, qui ont commencé lorsqu'elle avait trois ans, d'abord aux mains de sa mère alcoolique et des copains de sa mère, puis aux mains de son père violent. La défenderesse, ainsi que ses frères et soeurs, ont été déclarés pupilles de l'État lorsqu'elle avait neuf ans, en raison des conditions terribles dans lesquelles ils vivaient.

[3]                 À l'adolescence, la défenderesse est allée vivre chez sa soeur mariée, où elle a été violée par son beau-frère. Croyant qu'elle n'avait pas d'autre solution, elle s'est rendue en Australie pour rejoindre ses parents, chez qui encore une fois elle dut subir les abus physiques et sexuels de son père. Peu après, et encore âgée de 14 ans seulement, elle est allée travailler pour un militaire australien qui avait besoin d'une bonne pour son fils. Son nouvel employeur se révéla aussi violent et abusif que son père. Lorsqu'elle fut enceinte à la suite de viols répétés, il l'a agressée violemment, ce qui entraîna une fausse couche. Quelques années plus tard, lorsqu'elle avait 19 ans, ils se sont mariés.

[4]                 Dans son FRP, la défenderesse décrit les multiples abus physiques et sexuels, odieux et brutaux, subis par elle durant de nombreuses années aux mains de son premier mari, encouragé parfois par le frère de celui-ci.


[5]                 Après dix ans de mariage et la naissance de trois filles, la famille a déménagé aux États-Unis, où son ex-mari s'est inscrit à l'université d'État Weber, dans l'Utah.

[6]                 La violence s'est poursuivie aux États-Unis, jusqu'à ce que, après qu'il se fut jeté sur elle d'une manière particulièrement vicieuse, l'ex-mari de la défenderesse soit accusé et condamné pour voies de fait graves, puis expulsé ensuite des États-Unis vers son pays d'origine, l'Australie, en 1990, à la suite de leur divorce. Avant son départ, il a menacé de la tuer, elle et sa famille.

[7]                 Par la suite, elle a appris de ses trois filles que lui et ses amis les avaient sexuellement abusées elles aussi. Elle a aussi affirmé qu'il lui avait fait des appels téléphoniques menaçants et écrit des lettres menaçantes après son départ des États-Unis, et qu'il se servait de ses amis pour la harceler.

[8]                 Après que la défenderesse eut obtenu son diplôme en Utah, elle est retournée à regret en Nouvelle-Zélande avec ses enfants en décembre 1995, après s'être informée sans succès des moyens d'obtenir le statut de résidente permanente aux États-Unis.


[9]                 Elle a déclaré qu'elle espérait pouvoir se cacher de son ex-mari et de sa propre famille en Nouvelle-Zélande. Cependant, elle a affirmé que lui et sa famille à elle ont pu la trouver par l'entremise de son église et ont commencé de nouveau à la harceler. Une fois, son ex-mari a envoyé un ami chez son évêque pour lui demander où elle se trouvait. Elle recevait des appels téléphoniques anonymes menaçants qui, croyait-elle, venaient de lui. Elle a aussi affirmé qu'il avait incité sa famille à elle à la chercher avec lui, car sa famille tentait elle aussi de communiquer avec elle par l'entremise de l'église.

[10]            Alors qu'elle vivait en Nouvelle-Zélande, la défenderesse a rencontré son deuxième mari. Après plusieurs incidents, dont quelques-uns qui concernaient un conflit avec des membres de son église, la défenderesse et ses filles ont décidé de quitter la Nouvelle-Zélande, craignant que son ex-mari ou l'un des membres de sa famille ne vienne les tuer comme il avait menacé de le faire. Conséquemment, elles sont parties pour le Canada en novembre 1997 et ont revendiqué le statut de réfugiées.

Questions

1.                    La Commission a-t-elle commis une erreur en jugeant que la défenderesse était un membre d'un groupe social?

2.                    La Commission a-t-elle commis une erreur lorsqu'elle n'a pas tenu compte de la protection d'État au moment d'évaluer objectivement la crainte de persécution qu'entretenait la défenderesse à l'égard de sa famille biologique?

3.                    La Commission a-t-elle fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée tirée de façon abuse ou arbitraire ou sans tenir compte de la preuve dont elle disposait?

4.                    La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant qu'il y avait des raisons impérieuses pour lesquelles la défenderesse ne devrait pas être renvoyée en Nouvelle-Zélande conformément au paragraphe 2(3) de la Loi sur l'immigration?


Analyse

[11]       J'examinerai le point no 2 :

2-                   La Commission a-t-elle commis une erreur lorsqu'elle n'a pas tenu compte de la protection d'État au moment d'évaluer objectivement la crainte de persécution qu'entretenait la défenderesse à l'égard de sa famille biologique?

[12]       Le demandeur affirme que la Commission a commis une erreur en n'évaluant pas la capacité de l'État d'offrir une protection, lorsqu'elle s'est demandé si la crainte de persécution qu'entretenait la défenderesse était fondée.

[13]       Le demandeur soutient que, pour que le paragraphe 2(3) de la Loi sur l'immigration s'applique, la Commission doit déterminer qu'à un certain moment la défenderesse aurait été une réfugiée au sens de la Convention. Par conséquent, le demandeur affirme que, pour décider ce point, la Commission devait examiner s'il existait une protection d'État à la disposition de la défenderesse avant qu'il n'existe un changement de circonstances.

[14]       Dans l'affaire Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1995), 97 F.T.R. 139 (C.F. 1re inst.), Monsieur le juge Richard, à l'époque juge de la Cour, s'est exprimé ainsi :


Ce paragraphe ne s'applique généralement que dans les cas où il y a décision portant sur des changements de circonstances. [Hassan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1992), 147 N.R. 317 à la page 319 (C.A.F.).] La définition figurant au paragraphe 2(1) prévoit que toute personne est considérée comme réfugié au sens de la Convention si elle se trouve hors du pays dont elle a la nationalité ou du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle en raison d'une crainte fondée de persécution pour l'un des motifs énoncés, et qu'elle ne peut ou ne veut se réclamer de la protection de ce pays. La condition essentielle à la possibilité de refuge dans une autre partie d'un même pays est la constatation que même si un requérant peut avoir raison de craindre d'être persécuté dans une partie du pays d'origine, cette crainte n'est pas valable pour la totalité du pays. À ce titre, le requérant dont la revendication est rejetée uniquement parce qu'il a une possibilité de refuge dans une autre partie du même pays, n'est pas et n'aurait jamais pu être un réfugié au sens de la Convention, telle que cette expression est définie au paragraphe 2(1). [Rasaratnam c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 1 C.F. 706 à la page 710 (C.A.F.). Voir aussi l'arrêt Thirunavukkarasu, précité, note 4, pages 592 et 593.] Puisque le requérant n'aurait pu être un réfugié au sens de la Convention, il ne peut cesser d'être un réfugié au sens de l'alinéa 2(2)e), et il s'ensuit que le paragraphe 2(3) ne s'appliquerait pas. La décision fondée sur des changements de circonstances au pays d'origine implique cependant la reconnaissance que le requérant aurait pu être à un moment donné un réfugié au sens de la Convention, mais qu'il ne l'est plus ou a cessé de l'être parce que les conditions dans le pays d'origine ont tellement changé qu'elles font disparaître la source de sa crante. [Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Obstoj, [1992] 2 C.F. 739 (C.A.F.).]

[15]       La défenderesse invoque le jugement Hassan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1994), 77 F.T.R. 309 (C.F. 1re inst.), où Monsieur le juge Rothstein s'est exprimé ainsi :

La question qui se pose est celle de savoir si un requérant qui invoque le paragraphe 2(3) doit démontrer, à la fois subjectivement et objectivement, qu'il craint ou continue de craindre d'être persécuté. En l'espèce, le tribunal en est arrivé à la conclusion que le requérant devait démontrer l'existence d'une telle crainte. [...]

[...]

En subordonnant l'application du paragraphe 2(3) à la reconnaissance préalable du statut de réfugié d'un requérant, on se trouve à en faire exclusivement une question de synchronisme. Cette perspective est rejetée par le juge Hugessen dans le passage suivant de la décision Obstoj (p. 748) :

Les circonstances exceptionnelles envisagées par le paragraphe 2(3) doivent certes s'appliquer uniquement à une petite minorité de requérants actuels. Je ne vois aucune raison de principe, et l'avocat n'en a pu proposer aucune, pour laquelle le succès ou l'échec des demandes de ces personnes devrait dépendre seulement du fait purement fortuit de savoir si elles ont obtenu la reconnaissance du statut de réfugié avant ou après le changement de la situation dans leur pays d'origine. En fait, une interprétation qui produirait un tel résultat me semblerait à la fois répugnante et absurde. Elle rendrait également, ainsi qu'il a été noté, l'alinéa 69.1(5)b) tout à fait incompréhensible.

Le juge a aussi déclaré ce qui suit à la page 747 :


Pour exposer la question d'une autre façon, le législateur a élargi la portée des paragraphes 2(2) et 2(3), bien que, d'emblée, ceux-ci semblent porter uniquement sur la perte du statut de réfugié qui a déjà été acquis, pour les incorporer dans la définition au moyen de l'alinéa b), de sorte que leur examen fasse partie du processus décisionnel lui-même.

En me fondant sur la décision Obstoj, je ne crois pas qu'il soit nécessaire que le statut de réfugié d'un requérant ait été reconnu pour que le paragraphe 2(3) puisse recevoir application. De fait, dans les circonstances appropriées, ce paragraphe pourra s'appliquer à la détermination du statut de réfugié elle-même.

M'appuyant toujours sur la décision Obstoj, je crois qu'en l'espèce, la Commission a commis une erreur de droit en jugeant que le paragraphe 2(3) ne s'appliquait qu'aux requérants qui continuaient de craindre d'être persécutés. À moins que l'on ne craigne que cette interprétation du paragraphe 2(3) porte atteinte à l'exigence habituelle selon laquelle les requérants doivent démontrer qu'ils craignent toujours d'être persécutés, on doit reconnaître, tel que l'a fait remarquer le juge Hugessen dans la décision Obstoj, que le paragraphe 2(3) ne s'applique qu'à une petite minorité de requérants actuels, c'est-à-dire de requérants appartenant à une catégorie spéciale et restreinte et pouvant démontrer qu'ils ont été persécutés de manière si épouvantable que cela seul constitue une raison impérieuse de ne pas les renvoyer dans le pays où ils ont subi cette persécution. Bien qu'un grand nombre de demandeurs du statut de réfugié pourront s'estimer visés par le paragraphe 2(3), on doit se souvenir que toute forme de persécution est associée, par définition, à la mort, à des blessures physiques ou à d'autres sévices. Le paragraphe 2(3), tel qu'il a été interprété, ne s'applique qu'à des cas extraordinaires de persécution si exceptionnelle que même l'éventualité d'un changement de contexte ne justifierait pas le renvoi du requérant.

[16]       Toutefois, Monsieur le juge Heald, dans l'arrêt Hassan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1992), 147 N.R. 317 (C.A.F.), s'est exprimé ainsi :

Il est évident, comme le laisse entendre l'appelant, que les paragraphes 2(2) et 2(3) de la Loi sur l'immigration traitent de la perte du statut de réfugié au sens de la Convention, en raison notamment du changement d'un fait pertinent survenu dans le pays dont le réfugié a la nationalité. Toutefois, ces dispositions ne changent en rien le critère utilisé pour déterminer initialement le statut d'un revendicateur. Il est de droit constant que pour obtenir le statut de réfugié au sens de la Convention au sens accordé à cette expression par la Loi sur l'immigration, il faut respecter, à la fois, un critère de subjectivité et d'objectivité. On doit « craindre avec raison d'être persécuté » . On ne peut en arriver à la possibilité de perdre son statut de réfugié au sens de la Convention, c'est-à-dire que les paragraphes 2(2) et 2(3) ne peuvent s'appliquer, que si l'on est tout d'abord visé par la définition de la loi au paragraphe 2(1).


[17]       Au vu des espèces susmentionnées, je crois que le demandeur a raison d'affirmer que la Commission devait examiner si la défenderesse aurait pu, à un certain moment, répondre à la définition de « réfugiée au sens de la Convention » avant de se demander si le paragraphe 2(3) pouvait s'appliquer.

[18]       La question de la protection d'État est essentielle à la question de savoir si un revendicateur du statut de réfugié répond à la définition de réfugié au sens de la Convention, à l'article 2 de la Loi sur l'immigration.

[19]       Dans l'arrêt Ward, précité, la Cour suprême du Canada explique ainsi le critère de l'établissement d'une crainte de persécution :

Il est clair que l'analyse est axée sur l'incapacité de l'État d'assurer la protection : c'est un élément crucial lorsqu'il s'agit de déterminer si la crainte du demandeur est justifiée, de sorte qu'il a objectivement raison de ne pas vouloir solliciter la protection de l'État dont il a la nationalité. L'affirmation de Goodwin-Gill, qui est apparemment à l'origine de la proposition de la Commission, se lit ainsi, à la p. 38 :

[TRADUCTION] La crainte d'être persécuté et l'absence de protection sont elles-mêmes des éléments intimement liés. Les persécutés ne bénéficient manifestement pas de la protection de leur pays d'origine, alors que la preuve de l'absence de protection, que ce soit au niveau interne ou externe, peut créer une présomption quant à la probabilité de la persécution et au bien-fondé de la crainte.

[...]

[20]       Plus généralement, que doit faire exactement un revendicateur pour établir une crainte de persécution? Comme il est indiqué ci­-dessus, le critère est double : (1) le revendicateur doit subjectivement craindre d'être persécuté; et (2) cette crainte doit être fondée objectivement. Ce critère a été exposé et appliqué par le juge Heald dans l'arrêt Rajudeen, no du greffe A-1779-83, à la page 10 :

L'élément subjectif se rapporte à l'existence de la crainte de persécution dans l'esprit du réfugié. L'élément objectif requiert l'appréciation objective de la crainte du réfugié pour déterminer si elle est fondée.

[21]       J'arrive à la conclusion que la Commission a commis une erreur en n'examinant pas la question de la protection d'État sous l'angle de la crainte objective de la défenderesse avant que ne se produise un changement de circonstances.

[22]       Par conséquent, il ne sera pas nécessaire d'aborder les trois autres points.

[23]       La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la Commission est annulée et l'affaire est renvoyée à la Commission pour réexamen par une autre formation.

[24]       Aucun des avocats n'a demandé qu'une question soit certifiée.

« Pierre Blais »

Juge

CALGARY (Alberta)

le 1er mai 2001

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, LL.L., Trad a.


                                                   

                      COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                  SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

Date : 20010501

Dossier : IMM-4580-00

ENTRE :

                 LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                             ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                          demandeur

                                                  - et -

                       JESSICA ROBYN DOLAMORE

                                                                                       défenderesse

                                                                                                                                                        

     ORDONNANCE ET MOTIFS DE L'ORDONNANCE

                                                                                                                                                       


                                              COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                       SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                           AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                               IMM-4580-00

INTITULÉ DE LA CAUSE :                                 LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

c.

JESSICA ROBYN DOLAMORE

LIEU DE L'AUDIENCE :                                      CALGARY (Alberta)

DATE DE L'AUDIENCE :                                    le 30 avril 2001

ORDONNANCE ET MOTIFS

DE L'ORDONNANCE PAR :                               MONSIEUR LE JUGE BLAIS

DATE DES MOTIFS :                                            le 1er mai 2001

ONT COMPARU

Brad Hardstaff                                                          POUR LE DEMANDEUR

Rishma N. Shariff                                                    POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada

OTTAWA (Ontario)                                                 POUR LE DEMANDEUR

Caron & Partners

CALGARY (Alberta)                                               POUR LA DÉFENDERESSE

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