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Date : 20060406

Dossier : T‑644‑05

Référence : 2006 CF 447

Ottawa (Ontario), le 6 avril 2006

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE MACTAVISH

 

 

ENTRE :

BETTY SANDERSON

demanderesse

 

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Betty Sanderson sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne a rejeté sa plainte contre le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (le MAINC). Dans sa plainte, Mme Sanderson affirmait avoir été victime de harcèlement et de discrimination dans le cadre de son travail en raison de son sexe, et parce qu’elle est autochtone, contrairement aux articles 7 et 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

 

[2]               Mme Sanderson fait valoir que l’enquête qu’a effectuée l’enquêtrice nommée par la Commission n’était ni neutre ni exhaustive. En particulier, elle dit que l’amitié qui liait l’enquêtrice de la Commission et un témoin important a amené l’enquêtrice à aborder l’enquête avec un esprit fermé.

 

[3]               En outre, selon Mme Sanderson, l’enquêtrice a commis une erreur en accordant une importance injustifiée à un rapport préparé par un autre enquêtrice au sujet d’un grief déposé par Mme Sanderson, parce qu’elle a omis d’interroger des témoins essentiels et d’aborder correctement les aspects raciaux et ethniques de sa plainte.

 

[4]               Enfin, Mme Sanderson affirme que la Commission a commis une erreur de droit lorsqu’elle a rejeté sa plainte, compte tenu du fait que l’enquêtrice avait conclu qu’elle avait effectivement été victime de harcèlement sexuel et de discrimination. En outre, selon Mme Sanderson, des éléments de preuve présentés à la Commission indiquaient à première vue qu’elle avait également été victime de discrimination fondée sur la race, qu’elle recevait une rémunération inférieure à celle de ses collègues de sexe masculin et qu’elle avait fait l’objet de discrimination dans un concours de recrutement.

 

[5]               Pour les raisons qui suivent, je suis convaincue que l’enquête de la Commission ne respecte pas les normes établies par la jurisprudence et que, par conséquent, il y a lieu d’annuler la décision de la Commission.

 

Le contexte

[6]               Mme Sanderson a été embauchée par le MAINC le 3 juillet 2001 dans le poste d’analyste des opérations de l’Unité du développement économique du bureau d’Edmonton du MAINC. Elle a été embauchée au départ en vertu d’un contrat d’une durée d’un an.

 

[7]               Le superviseur immédiat de Mme Sanderson était Fred Sacha, le gestionnaire de l’Unité du développement économique. M. Sacha relevait de Fred Jobin, le directeur des Politiques et des programmes opérationnels pour la région de l’Alberta.

 

[8]               M. Sacha est manifestement de race blanche, alors que M. Jobin est Métis. Mme Sanderson se décrit comme étant une « Autochtone ».

           

[9]               Mme Sanderson déclare que les choses se sont très bien passées au départ dans son nouvel emploi, mais elle a eu, le 25 septembre 2001, une altercation avec M. Sacha, au cours de laquelle il a crié après elle et l’a traitée de façon hostile et irrespectueuse. Mme Sanderson a rencontré le superviseur de M. Sacha, M. Jobin, le 1er octobre 2001, pour parler de la façon dont M. Sacha s’était conduit envers elle, rencontre qui a été suivie d’une lettre envoyée à M. Jobin le même jour, dans laquelle elle décrivait ses inquiétudes à l’égard du comportement de M. Sacha.

 

[10]           Cette lettre indiquait clairement que Mme Sanderson estimait que son sexe et sa race étaient des éléments qui avaient influencé la façon dont M. Sacha l’avait traitée.

 

[11]           Mme Sanderson a rencontré M. Jobin le 5 décembre 2001 pour parler de sa plainte. Mme Sanderson affirme qu’au départ, M. Jobin semblait reconnaître avec elle que M. Sacha ne l’aurait pas traitée comme il l’avait fait si elle avait été un homme de race blanche, mais qu’il s’était ensuite mis en colère et qu’il lui avait dit qu’elle n’avait qu’à partir ou accepter la situation.

 

[12]           Mme Sanderson affirme qu’au cours des mois qui ont suivi, elle a continué à être harcelée sur son lieu de travail par M. Sacha et d’autres collègues, notamment par un autre analyste commercial appelé Johl Ready.

 

[13]           Mme Sanderson allègue également qu’elle a été traitée de façon discriminatoire, parce qu’elle recevait une rémunération inférieure à celle de ses collègues masculins, qui, affirme‑t‑elle, n’étaient pas mieux qualifiés qu’elle. Mme Sanderson déclare également qu’à la différence de ses collègues blancs de sexe masculin, on lui donnait des tâches administratives peu intéressantes et on lui refusait des possibilités d’emploi.

 

Le grief de Mme Sanderson

[14]           En juillet 2002, immédiatement après l’expiration de sa période de probation, Mme Sanderson a déposé un grief dans lequel elle alléguait qu’elle avait été harcelée sur son lieu de travail en raison de son sexe. Mme Sanderson affirme qu’elle voulait alléguer dans son grief que sa race était également un facteur dans la discrimination et le harcèlement dont elle avait fait l’objet, mais que Jim Bart, son représentant syndical, lui avait conseillé de ne pas le faire. D’après Mme Sanderson, M. Bart lui avait déclaré qu’il était très difficile de prouver la discrimination fondée sur la race.

 

[15]           Le MAINC a nommé une enquêtrice qui a effectué une enquête et présenté un rapport en novembre 2002 dans lequel elle concluait que Mme Sanderson avait effectivement été traitée de façon discriminatoire pour des motifs fondés sur le sexe. Plus précisément, l’enquêtrice a conclu que M. Sacha n’avait pas mentionné à Mme Sanderson qu’elle pouvait faire prolonger son contrat et qu’il avait agi délibérément pour qu’elle abandonne cet emploi et que le sexe de Mme Sanderson avait influencé la conduite de M. Sacha.

 

[16]           L’enquêtrice a également conclu que M. Sacha avait autorisé M. Ready, l’un des collègues de Mme Sanderson du même niveau qu’elle, à exercer des tâches de surveillance à son égard, en permettant notamment à M. Ready de participer à l’évaluation de son rendement et aux aspects disciplinaires. Encore une fois, l’enquêtrice a jugé que le sexe de Mme Sanderson était un facteur qui avait influencé le comportement de M. Sacha.

 

[17]           Enfin, l’enquêtrice a conclu que M. Sacha avait autorisé M. Ready à demander à Mme Sanderson d’accomplir des tâches administratives dont les analystes de sexe masculin ne s’occupaient pas.

 

[18]           L’enquêtrice a conclu que les autres allégations formulées par Mme Sanderson, notamment ses prétentions selon lesquelles elle était moins bien rémunérée que ses collègues de sexe masculin, ses possibilités de formation avaient été limitées et que son rendement avait été évalué de façon inéquitable, n’avaient pas été établies.

 

[19]           Peu après la présentation du rapport de l’enquêtrice et avant que des mesures correctives aient été prises pour faire suite aux conclusions de l’enquêtrice, Mme Sanderson a posé sa candidature à un poste permanent d’analyste commercial. Le concours était administré par M. Jobin.

 

[20]           Dans le cadre du concours, Mme Sanderson a passé un examen et assisté à une entrevue. Le MAINC conteste ce fait, mais Mme Sanderson affirme qu’une seule autre personne avait posé sa candidature à ce poste. Elle soutient également que son éducation et ses antécédents professionnels étaient supérieurs à ceux de l’autre candidat. Cependant, Mme Sanderson a appris le 20 décembre 2002 que l’autre candidat avait obtenu le poste.

 

[21]           D’après Mme Sanderson, le stress qu’elle vivait à cause de cette situation avait miné sa santé physique et mentale et elle a démissionné de son poste au sein du MAINC le 20 décembre 2002.

 

La plainte déposée par Mme Sanderson devant la Commission des droits de la personne

[22]           Le 23 août 2003, Mme Sanderson a déposé une plainte contre le MAINC auprès de la Commission canadienne des droits de la personne, en affirmant qu’elle avait été victime d’un traitement différent et préjudiciable sur son lieu de travail, en raison de son origine nationale ou ethnique, de sa race et de son sexe. Mme Sanderson alléguait également que le MAINC ne lui avait pas fourni un lieu de travail exempt de harcèlement.

 

[23]           Dans sa plainte, Mme Sanderson identifiait MM. Sacha, Jobin et Ready comme étant les personnes responsables du traitement qu’elle avait reçu.

 

[24]           La Commission canadienne des droits de la personne a nommé une enquêtrice pour qu’elle examine la plainte de Mme Sanderson. Après avoir fait enquête, l’enquêtrice a préparé un rapport dans lequel elle concluait que la preuve indiquait que Mme Sanderson avait été harcelée et traitée de façon préjudiciable et différente par M. Sacha parce qu’elle était une femme. L’enquêtrice de la Commission a toutefois également conclu que, lorsque le MAINC avait été informé des préoccupations de Mme Sanderson, il avait pris les mesures appropriées pour y répondre et remédier à la situation.

 

[25]           Selon le rapport d’enquête de la Commission, après avoir reçu le rapport d’enquête interne, le représentant syndical de Mme Sanderson et la direction du MAINC ont eu des discussions au sujet du remboursement des congés de maladie de Mme Sanderson et de l’annulation de l’examen du rendement qu’avait effectué M. Sacha. Il était également convenu que M. Jobin effectuerait un nouvel examen du rendement de Mme Sanderson.

 

[26]           Le rapport de la Commission mentionne également que M. Sacha a été suspendu pendant six jours en raison de son inconduite.

 

[27]           L’enquêtrice de la Commission a conclu que la preuve n’étayait pas les autres allégations de Mme Sanderson, notamment son affirmation selon laquelle elle était moins bien rémunérée que ses collègues de sexe masculin qui avaient, alléguait‑elle, une formation comparable, voire même inférieure, à la sienne, et elle a constaté que Mme Sanderson recevait en fait une rémunération supérieure à un de ses collègues de sexe masculin. Un deuxième collègue était entré en fonction à un niveau de rémunération supérieur à celui de Mme Sanderson parce qu’il possédait un diplôme de maîtrise alors que Mme Sanderson n’avait qu’un baccalauréat. La rémunération d’un troisième collègue avait été protégée à la suite d’une réorganisation.

 

[28]           La Commission a également constaté que la preuve n’étayait pas l’affirmation de Mme Sanderson selon laquelle des possibilités d’emploi lui avaient été refusées et elle avait été obligée de démissionner. L’enquêtrice a constaté que Mme Sanderson n’avait pas réussi le volet connaissances et qu’elle avait été exclue du concours pour cette raison.

 

[29]           L’enquêtrice de la Commission recommandait que la plainte de Mme Sanderson soit rejetée aux termes du sous‑alinéa 44(3)b)(i) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, étant donné que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, la poursuite de l’examen de celle‑ci n’était pas justifiée.

 

[30]           Les parties ont été invitées à commenter le rapport d’enquête de la Commission. Dans ses observations, Mme Sanderson affirmait que, au cours de son entrevue initiale avec l’enquêtrice de la Commission, celle‑ci lui avait dit qu’elle était une amie personnelle de Jim Bart, le représentant syndical de Mme Sanderson, et qu’elle avait déjà travaillé avec lui à plusieurs reprises.

 

[31]           Lorsque Mme Sanderson a par la suite mis en doute la version des événements fournie par M. Bart, elle affirme que l’enquêtrice s’était montrée hostile et discourtoise envers elle. De plus, l’enquêtrice l’a traitée de façon sarcastique et méprisante et semblait avoir décidé dès le départ que la plainte de Mme Sanderson n’était pas fondée.

 

[32]           Mme Sanderson a également fourni à la Commission des observations longues et détaillées au sujet de l’exactitude des conclusions de l’enquêtrice.

 

[33]           Le MAINC a communiqué à la Commission ses propres observations. Les observations du MAINC portaient sur les observations qu’avait présentées Mme Sanderson au sujet des conclusions de l’enquêtrice. Il y a toutefois lieu de noter que la MAINC n’a présenté à la Commission aucune observation concernant les allégations de Mme Sanderson selon lesquelles l’enquêtrice de la Commission avait un parti pris contre elle en raison de son amitié avec M. Bart.

 

La décision de la Commission

[34]           La décision de la Commission a pris la forme d’une lettre datée du 1er mars 2005. Le dispositif de la décision énonçait ce qui suit :

[traduction]

Avant de rendre leur décision, les commissaires de la Commission ont examiné le rapport qui vous a été communiqué ainsi que les observations présentées en réponse au rapport. Après avoir examiné ces renseignements, la Commission a décidé de rejeter la plainte, aux termes de l’alinéa 44(3)b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne pour le motif que :

            - compte tenu des circonstances relatives à la plainte, la poursuite de l’examen de celle‑ci n’est pas justifiée.

 

[35]           Étant donné le laconisme de la décision de la Commission, il y a lieu de considérer que le rapport d’enquête contient les motifs de la Commission : voir Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, au par 37, dans laquelle la Cour d’appel fédérale a déclaré :

L’enquêteur établit son rapport à l’intention de la Commission et, par conséquent, il mène l’enquête en tant que prolongement de la Commission (SEPQA [Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c. Canada (Commission des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879], précité, au paragraphe 25). Lorsque la Commission adopte les recommandations de l’enquêteur et qu’elle ne présente aucun motif ou qu’elle fournit des motifs très succincts, les cours ont, à juste titre, décidé que le rapport d’enquête constituait les motifs de la Commission aux fins de la prise décision en vertu du paragraphe 44(3) de la Loi (SEPQA, précité, au paragraphe 35; Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier (1999) 167 D.L.R. (4th) 432, [1999] 1 C.F. 113, au paragraphe 30 (C.A.) [Bell Canada]; Société Radio‑Canada c. Paul (2001), 274 N.R. 47, 2001 CAF 93, au paragraphe 43 (C.A.)).

 

 

[36]           Compte tenu de ce qui précède, il est utile de noter que ni le rapport d’enquête, ni la décision de la Commission n’abordent d’aucune façon les allégations formulées par Mme Sanderson au sujet de la partialité de l’enquêtrice.

 

La norme de contrôle

[37]           Dans sa demande, Mme Sanderson énumère un certain nombre de motifs qui touchent ce qu’elle appelle les lacunes de l’enquête de la Commission et du traitement de sa plainte. J’estime toutefois que les motifs qui permettent de trancher la présente demande concernent tous l’équité procédurale.

 

[38]           Comme la Cour d’appel fédérale l’a fait remarquer dans Sketchley, précité, aux par. 52 et 53, il n’y a pas lieu d’effectuer l’analyse pragmatique et fonctionnelle lorsque le contrôle judiciaire est fondé sur la prétendue violation de l’équité procédurale. Le rôle de la Cour consiste plutôt à décider si le processus qu’a suivi la Commission est conforme à ce qu’exige l’équité, compte tenu de l’ensemble des circonstances.

 

[39]           Pour répondre à cette question dans le contexte de la présente affaire, il est utile de bien comprendre quelles sont les obligations de la Commission canadienne des droits de la personne lorsqu’elle instruit des plaintes de discrimination. Je vais donc examiner cette question.

 

Les obligations de la Commission canadienne des droits de la personne à l’égard de l’instruction des plaintes

[40]           Comme la Cour suprême du Canada l’a noté dans Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996], 3 R.C.S. 854, au par. 53 :

La Commission n’est pas un organisme décisionnel; cette fonction est remplie par les tribunaux constitués en vertu de la Loi. Lorsqu’elle détermine si une plainte devrait être déférée à un tribunal, la Commission procède à un examen préalable assez semblable à celui qu’un juge effectue à une enquête préliminaire. Il ne lui appartient pas de juger si la plainte est fondée. Son rôle consiste plutôt à déterminer si, aux termes des dispositions de la Loi et eu égard à l’ensemble des faits, il est justifié de tenir une enquête. L’aspect principal de ce rôle est alors de vérifier s’il existe une preuve suffisante.

 

 

 

(voir également Syndicat des employés de production du Québec et de l'Acadie c. Canada (Commission des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879 (SEPQA)).

 

[41]           La Commission dispose d’un large pouvoir discrétionnaire pour décider si « compte tenu des circonstances relatives à la plainte », la poursuite de l’examen de celle‑ci est justifiée : Mercier c. Canada (Commission des droits de la personne), [1994] 3 C.F. 3 (CA). Cependant, la Commission doit suivre un processus équitable pour prendre cette décision.

 

[42]           Dans Sketchley, la Cour d’appel fédérale a examiné la liste non limitative des facteurs exposés par la Cour suprême dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, pour préciser les éléments de l’équité procédurale que doit respecter la Commission lorsqu’elle exerce son pouvoir d’appréciation aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

 

[43]           Les facteurs énumérés dans Baker sont les suivants :

                        1) la nature de la décision prise et le processus suivi pour la prendre; c’est‑à‑dire « dans quelle mesure le processus administratif se rapproche du processus judiciaire »;

                        2) le rôle de la décision en question dans le régime légal;

                        3) l’importance de la décision pour la personne visée;

                        4) les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision;

                        5) la procédure choisie par l’organisme en question.

 

[44]           La Cour d’appel fédérale a appliqué ces facteurs au processus suivi par la Commission et adopté les commentaires faits dans Slattery c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1994] 2 C.F. 574; confirmé (1996), 205 N.R. 383 (C.A.F.), au sujet des éléments de l’équité procédurale que doivent respecter les enquêtes de la Commission.

 

[45]           Plus précisément, pour respecter la mission consistant à instruire les plaintes de discrimination que la loi attribue à la Commission, les enquêtes doivent être à la fois neutres et exhaustives. Voici ce que la Cour a déclaré dans Slattery au sujet du caractère exhaustif des enquêtes :

Il faut faire montre de retenue judiciaire à l’égard des organismes décisionnels administratifs qui doivent évaluer la valeur probante de la preuve et décider de poursuivre ou non les enquêtes. Ce n’est que lorsque des omissions déraisonnables se sont produites, par exemple lorsqu’un enquêteur n’a pas examiné une preuve manifestement importante, qu’un contrôle judiciaire s’impose [...] [Non souligné dans l’original.]

 

 

[46]           Les décisions prononcées après Slattery indiquent que la décision que prend la Commission de rejeter une plainte en se fondant sur une enquête lacunaire est elle‑même lacunaire puisque « si les rapports sont défectueux, il s’ensuit que la Commission ne disposait pas d’un nombre suffisant de renseignements pertinents pour exercer à bon droit son pouvoir discrétionnaire » : voir Grover c. Canada (Conseil national de recherches), [2001] A.C.F. no 1012, au par. 70. Voir également Garvey c. Meyers Transport Ltd., [2005] A.C.F. no 1684 (C.A.), Singh c. Canada (Procureur général), [2002] A.C.F. no 885, 2002 CAF 247, (C.A.), au par. 7, et Kollar c. Banque canadienne impériale de commerce, [2002] A.C..F no 1125, 2002 CFPI 848, au par. 40.

 

[47]           Après avoir ainsi exposé le rôle et les attributions de la Commission canadienne des droits de la personne à l’égard des plaintes de discrimination, je vais maintenant examiner les arguments avancés par Mme Sanderson.

 

Analyse

L’omission d’interroger des témoins essentiels

[48]           Mme Sanderson affirme que l’enquête de la Commission était inadéquate, puisque l’enquêtrice n’a pas interrogé un certain nombre de témoins essentiels, notamment l’un quelconque des témoins qu’avait proposés Mme Sanderson. À ce sujet, Mme Sanderson avait remis à l’enquêtrice une liste de huit personnes qui possédaient, affirmait‑elle, de l’information concernant sa plainte. Elle avait également remis à l’enquêtrice des résumés de témoignages anticipés, qui mentionnaient les aspects que les témoins seraient en mesure d’aborder, d’après Mme Sanderson.

 

[49]           Le seul fait que l’enquêtrice de la Commission n’ait pas interrogé tous les témoins proposés par la plaignante n’a pas nécessairement pour effet de vicier la décision : Slattery, précité, au par. 69.

 

[50]           En l’espèce, il ressort de l’examen de la liste des témoins proposés par Mme Sanderson que sept de ces personnes n’avaient pas une connaissance directe des événements concernant Mme Sanderson et que chacune d’entre elles se fondait sur ce que Mme Sanderson leur avait déclaré au sujet de ce qui s’était passé entre Mme Sanderson ainsi que MM. Jobin, Sacha et Ready.

 

[51]           Le seul témoin qui avait, a‑t‑on allégué, une connaissance directe de la façon dont M. Sacha et M. Ready avaient traité Mme Sanderson a été interrogé par l’enquêtrice chargée de la plainte de Mme Sanderson et ne semblait pas posséder des renseignements utiles.

 

[52]           Dans les circonstances, je suis convaincue qu’il n’était pas déraisonnable que l’enquêtrice de la Commission n’interroge pas ces personnes.

 

[53]           Cela dit, il y a d’autres témoins qui n’ont manifestement pas été interrogés par l’enquêtrice de la Commission, ce qui constitue une omission beaucoup plus problématique.

 

[54]           Plus précisément, il semble que l’enquêtrice n’ait jamais parlé à M. Sacha ni à M. Ready. Outre M. Jobin, ces personnes étaient les principaux participants du MAINC aux événements à l’origine de la plainte de Mme Sanderson.

 

[55]           Étant donné que ces personnes ont joué un rôle clé dans les événements en cause, j’estime qu’il incombait à l’enquêtrice de leur parler directement, et de ne pas simplement se fier à ce que chacun d’entre eux a déclaré au cours de l’enquête sur la plainte de Mme Sanderson.

 

[56]           En outre, il convient de rappeler que la plainte portait uniquement sur des allégations de discrimination et de harcèlement fondés sur le sexe. Ces témoins n’ont jamais été interrogés au sujet des allégations de Mme Sanderson selon lesquelles elle avait été victime de discrimination et de harcèlement en raison de sa race ou de son origine nationale ou ethnique.

 

[57]           Dans Gravelle c. Procureur général du Canada, 2006 C.F. 251, le juge Blanchard a annulé la décision de la Commission de rejeter une plainte en se fondant, en partie, sur l’omission de l’enquêtrice de la Commission d’interroger des témoins clés, à savoir les personnes qui avaient participé à la décision de ne pas renouveler le contrat de travail du plaignant.

 

[58]           À mon avis, l’omission de l’enquêtrice de la Commission d’interroger M. Sacha ou M. Ready est une omission d’une ampleur comparable à celle dont il s’agissait dans Gravelle, avec comme conséquence que le rapport d’enquête préparé en l’espèce n’était pas exhaustif. Cela veut dire également que la Commission ne disposait pas d’une preuve pertinente suffisante lorsqu’elle a pris la décision de rejeter la plainte de Mme Sanderson.

 

[59]           Cette lacune a été aggravée, à mon avis, par l’omission de l’enquêtrice de la Commission d’examiner régulièrement les allégations de harcèlement et de discrimination fondés sur la race et l’origine nationale ou ethnique de Mme Sanderson. Je vais examiner maintenant cette question.

 

Le traitement de l’aspect race/origine ethnique de la plainte de Mme Sanderson

[60]           Comme je l’ai noté ci‑dessus, la plainte de Mme Sanderson était fondée sur trois motifs de discrimination prohibés : le sexe, la race et l’origine nationale ou ethnique. Par conséquent, une enquête exhaustive aurait compris l’examen du rôle qu’ont pu jouer ces trois caractéristiques personnelles dans la façon dont Mme Sanderson affirme avoir été traitée dans son lieu de travail.

 

[61]           Une enquête approfondie aurait également abordé le rôle que le statut de femme autochtone de Mme Sanderson a peut‑être joué dans les événements en cause. Il aurait donc fallu examiner le rôle que l’accumulation de plusieurs motifs de discrimination a joué, le cas échéant, dans les événements en question.

 

[62]           Il ressort de l’examen du rapport d’enquête préparé par l’enquêtrice de la Commission que celle‑ci a effectivement examiné l’effet qu’a pu avoir la race ou l’origine nationale ou ethnique de Mme Sanderson au sujet de certaines de ses allégations, mais que l’enquêtrice n’a pas vraiment examiné les aspects fondés sur la race ou l’origine ethnique de la plainte de Mme Sanderson selon laquelle elle a été harcelée et traitée de façon préjudiciable et différente par M. Sacha et M. Ready.

 

[63]           En fait, l’analyse à laquelle l’enquêtrice a procédé sur ce point s’est limitée à l’étude du fait que Mme Sanderson n’avait pas allégué dans son grief que sa race ou son origine ethnique étaient des facteurs ayant influencé la façon dont M. Sacha l’avait traitée. L’enquêtrice faisait ensuite référence à l’opinion de M. Bart selon laquelle il n’y avait aucune indication de racisme dans cette affaire.

 

[64]           Même si Mme Sanderson n’avait pas allégué dans son grief qu’elle avait été victime de racisme, la preuve dont disposait l’enquêtrice de la Commission montrait clairement que, dès le mois d’octobre 2001, Mme Sanderson avait formé l’opinion que la façon dont elle avait été traitée dans son milieu de travail venait du fait qu’elle était une Autochtone. En fait, la première lettre de plainte que Mme Sanderson a envoyée à M. Jobin mentionne à plusieurs reprises qu’elle estimait qu’elle n’aurait pas été traitée de cette façon si elle n’avait pas été une Autochtone.

 

[65]           De plus, Mme Sanderson a expliqué à l’enquêtrice pourquoi elle n’avait pas soulevé dans son grief la question de sa race ou de son origine ethnique. L’enquêtrice mentionne cette explication dans son examen de la preuve, mais il ne semble pas qu’elle en ait tenu compte dans son analyse.

 

[66]           Enfin, même si Mme Sanderson n’a pas allégué dans son grief qu’elle avait été victime de racisme, elle a clairement allégué dans sa plainte adressée à la Commission qu’elle avait été victime de harcèlement et de discrimination en raison de sa race et de son origine ethnique. C’est pourquoi il appartenait à l’enquêtrice de la Commission d’examiner de façon appropriée cet aspect de la plainte. L’enquêtrice n’aurait pas dû se fonder uniquement sur le fait qu’un témoin estimait qu’il n’y avait aucune preuve de racisme dans cette affaire.

 

[67]           Il y a également lieu de signaler que le fait que l’enquêtrice de la Commission ait été convaincue que le MAINC avait répondu de façon appropriée aux allégations de discrimination sexuelle formulées par Mme Sanderson ne veut pas dire que le MAINC ne serait pas déclaré responsable des actes de discrimination raciale qui auraient pu avoir été commis.

 

[68]           L’article 65 de la Loi canadienne sur les droits de la personne précise les circonstances dans lesquelles l’employeur peut être déclaré responsable des actes ou omissions de ses employés, c’est‑à‑dire que l’employeur peut se soustraire à sa responsabilité à l’égard d’un acte ou d’une omission d’un employé s’il établit que l’acte ou l’omission a eu lieu sans son consentement, qu’il avait pris toutes les mesures nécessaires pour l’empêcher et que, par la suite, il a tenté d’en atténuer ou d’en annuler les effets.

 

[69]           Par conséquent, le fait que l’enquêtrice de la Commission ait estimé que la MAINC avait agi de façon appropriée à l’égard de l’allégation de discrimination sexuelle formulée par Mme Sanderson ne mène pas automatiquement à la conclusion que le MAINC a pris des mesures raisonnables pour empêcher que soient commis des actes de discrimination raciale.

 

[70]           Pour illustrer cet aspect, je dirais que le fait que le MAINC a peut‑être adopté une politique en matière de harcèlement sexuel et fourni à ses employés de la formation sur ce sujet ne veut pas dire qu’il a adopté une politique en matière de diversité culturelle ou a fourni à ses employés une formation dans ce domaine. Ce sont là des questions qu’il conviendrait d’étudier pour savoir si le MAINC a respecté son obligation de faire preuve de diligence raisonnable ou s’il pourrait être tenu responsable des actes ou des omissions de ses employés dans le cas de Mme Sanderson.

 

[71]           Pour ces motifs, j’estime que Mme Sanderson n’a pas bénéficié de l’équité procédurale à laquelle elle avait droit en l’espèce, étant donné que l’enquête effectuée par l’enquêtrice de la Commission n’a pas été suffisamment exhaustive. Par conséquent, la Commission ne disposait pas de renseignements pertinents suffisants pour prendre sa décision, d’où la nécessité d’annuler cette décision.

 

[72]           Cependant, avant de conclure, il me paraît nécessaire d’examiner l’allégation de partialité de la part de l’enquêtrice qu’a formulée Mme Sanderson. Je vais examiner cette question maintenant.

 

L’allégation de partialité

[73]           Je suis extrêmement troublée par le fait que la Commission n’ait apparemment pas répondu à l’allégation de Mme Sanderson selon laquelle l’enquêtrice à qui a été confiée sa plainte n’était pas suffisamment neutre.

 

[74]           Il ressort de l’examen des observations préparées par Mme Sanderson en réponse au rapport de l’enquêtrice de la Commission que Mme Sanderson a formulé des allégations très graves au sujet d’un risque de partialité de la part de l’enquêtrice.

 

[75]           Compte tenu de la nature non décisionnelle des responsabilités de la Commission, il a été statué que la norme d’impartialité exigée d’un enquêteur de la Commission est moins stricte que celle qui s’applique aux membres de la magistrature. Plus précisément, il ne s’agit pas de savoir s’il existe une crainte raisonnable de partialité de la part de l’enquêteur mais plutôt de savoir si l’enquêteur a abordé l’affaire avec un « esprit fermé » : voir Zündel c. Canada (Procureur général) (1999), 175 D.L.R. 512, aux par. 17 à 22.

 

[76]           Compte tenu de ce qui précède, il y a lieu de noter que, lorsque la Commission a décidé de rejeter la plainte de Mme Sanderson, elle disposait d’éléments de preuve non contestés indiquant que l’enquêtrice avait une relation personnelle avec un des principaux témoins, et que cette relation avait amené l’enquêtrice à aborder l’enquête avec un esprit fermé.

 

[77]           Il est possible que la Commission ait jugé non fondées les allégations de Mme Sanderson après les avoir examinées. Il n’existe toutefois aucun élément révélant que cela ait été le cas, étant donné que le dossier n’indique aucunement que la Commission ait jamais examiné les allégations de Mme Sanderson sur ce point avant de décider de rejeter sa plainte.

 

[78]           La Commission aurait dû examiner les allégations graves faites par Mme Sanderson. Le fait que la Commission n’ait pas abordé ces aspects est une autre raison pour laquelle j’estime qu’il serait dangereux de confirmer la décision de la Commission.

 

Conclusion

[79]           Pour ces motifs, je suis convaincue que la décision de la Commission canadienne des droits de la personne de rejeter la plainte formée par Mme Sanderson contre le MAINC doit être annulée et l’affaire renvoyée à la Commission pour nouvelle décision.

 

[80]           Étant donné que j’ai conclu que l’enquête effectuée n’était pas suffisamment exhaustive, il faudra procéder à une nouvelle enquête. La prudence exige manifestement que l’enquêteur chargé de ce dossier n’ait aucun lien avec les personnes en cause dans les événements à l’origine de la plainte de Mme Sanderson.

 

[81]           Dans les circonstances, j’estime que Mme Sanderson a droit aux dépens.

 


 

JUGEMENT

 

            La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, avec dépens. La décision de la Commission canadienne des droits de la personne de rejeter la plainte de Mme Sanderson est annulée et l’affaire renvoyée à la Commission pour nouvelle décision, en conformité avec les présents motifs.

 

 

« Anne Mactavish »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                             T‑644‑05

 

 

INTITULÉ :                                                            BETTY SANDERSON

                                                                                 c.

                                                                                 LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                      EDMONTON (ALBERTA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                    LE 3 AVRIL 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                                   LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :                                           LE 6 AVRIL 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Shasta Desbarats                                                       POUR LA DEMANDERESSE

 

Sukhi Sidhu                                                               POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Simon Renouf Professional Corporation                     POUR LA DEMANDERESSE

300 Phipps McKinnon Bldg

10020 – 101 A Avenue

Edmonton (Alberta)  T5J 3G2

 

John H. Sims, c.r.                                                      POUR LE DÉFENDEUR

Sous‑procureur général du Canada

 

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