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Date : 20060330

Dossier : T-114-05

Référence : 2006 CF 411

OTTAWA (ONTARIO), LE 30 MARS 2006

EN PRÉSENCE DU JUGE SUPPLÉANT STRAYER

ENTRE :

PROCTOR & GAMBLE PHARMACEUTICALS CANADA INC.

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

Introduction

[1]                La Cour est saisie d'une demande de contrôle judiciaire visant à obtenir l'annulation de la décision par laquelle le ministre de la Santé a refusé d'inscrire au registre des brevets les brevets numéros 2122479 (le brevet 479) et 2293815 (le brevet 815). La demanderesse est titulaire d'une licence pour ces deux brevets. La décision mentionnée dans l'avis de demande est la décision en date du 23 décembre 2004 par laquelle le ministre a refusé d'inscrire au registre les brevets en question en vertu de l'article 4 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (DORS/93-133). La demanderesse sollicitait l'inscription des brevets en question pour l'Actonel, un médicament qu'elle commercialise au Canada et qui consiste en un comprimé contenant comme agent actif du risédronate sodique. L'Actonel est indiqué pour la prévention et le traitement de l'ostéoporose et de la maladie osseuse de Paget. Des avis de conformité ont été délivrés en 1999 et en 2002 pour différentes formes posologiques de l'Actonel.

[2]                Dans le brevet 815, délivré le 29 juin 2004, le premier paragraphe du « Résumé de l'invention » est ainsi libellé :

[traduction] La présente invention vise la préparation pharmaceutique d'une forme posologique orale généralement ovale, incluant mais non limitée à une forme ovale, une forme ovale modifiée ou la forme d'un caplet. La forme posologique est enrobée et renferme un agent actif en quantité sûre et efficace et des excipients acceptables pharmaceutiquement. Lesdites formes pharmaceutiques facilitent un temps de transit rapide dans l'oesophage en évitant la libération de l'agent actif dans la cavité buccale, le pharynx et l'oesophage et protégeant ainsi les tissus muqueux et les tissus épithéliaux contre l'érosion, l'ulcération ou autre irritation semblable.

Dans la description détaillée de l'invention en question, on trouve le paragraphe suivant :

[traduction]

A.        Agent actif

L'agent actif ci-après peut être n'importe quel agent apportant un bénéfice thérapeutique et devant être acheminé jusqu'à l'estomac dudit humain ou d'un autre mammifère. Les avantages de la présente invention sont particulièrement évidents lors d'une libération de l'agent actif avant qu'il n'arrive à l'estomac, si c'est le cas, les malades peuvent se plaindre de douleurs comme des brûlures d'estomac, des brûlures de l'oesophage, des douleurs ou de la difficulté à avaler ou encore des douleurs au niveau du milieu du sternum ou derrière. De tels agents actifs sont des agents qui, dissous, possèdent un pH inférieur à 2 ou 3, des médicaments à activité cytotoxique (caustique) et le développement local d'une solution hyperosmolaire causant le dessèchement des muqueuses. Les agents actifs préférés sont choisis parmi le groupe comprenant le bromure d'emperonium, la doxycycline et autres tétracyclines et antibiotiques, les préparations à base de fer, le chlorure de potassium, la quinidine, les médicaments anti-inflammatoires, l'alprénolol, l'acide ascorbique, le captopril, la thophylline, la zidovoudine (AZT) et les bisphosphonates. Le risédronate, l'alendronate et le pamidronate sont les agents actifs préférentiels et le risédronate est celui qu'on préfère le plus. (Non souligné dans l'original.)

La revendication 1 du brevet 815 est ainsi libellée :

[traduction]

1.       La forme posologique orale, composée d'une quantité sûre et efficace d'un biphosphonate, où ladite forme posologique orale a une forme ovale, d'environ 0,23 po à environ 0,85 po de longueur, d'environ 0,11 po à environ 0,4 po de largeur, et d'environ 0,075 po à environ 0,3 po d'épaisseur et où ladite forme posologique orale est enrobée d'une pellicule pour faciliter un transit oesophagien rapide et éviter l'irritation dans la bouche, la cavité buccale, le pharynx et l'oesophage où la dite pellicule d'enrobage permet la livraison dudit bisphosphonate dans l'estomac.

Parmi les revendications, c'est seulement dans la revendication 5 que le risédronate est identifié comme étant un agent actif possible. La revendication 6 revendique spécifiquement une forme posologique où l'agent actif est le risédronate.

[3]                Ainsi, on pourra constater que l'essence de l'invention du brevet 815 consiste en un comprimé posologique pelliculé qui permet d'éviter l'irritation de l'oesophage et d'autres passages supérieurs et de délivrer l'agent actif dans l'estomac où il est dissipé. Le risédronate est identifié comme un des agents actifs possibles devant être acheminé jusqu'à l'estomac de cette façon.

[4]                Dans les exposés du brevet 479, l'invention est résumée en partie comme suit :

[traduction]

RÉSUMÉ DE L'INVENTION

     La présente invention vise une nouvelle forme posologique orale à enrobage entérosoluble de l'agent actif risédronate comprenant une quantité sûre et efficace    d'une composition pharmaceutique constituée d'un agent actif risédronate et d'excipients acceptables pharmaceutiquement. Lesdites formes posologiques empêchent la libération de l'agent actif risédronate dans la cavité buccale, le pharynx, l'oesophage et l'estomac protégeant ainsi [sic] leurs tissus muqueux et épithéliaux de l'érosion, de l'ulcération ou d'autre irritation semblable.

     En conséquence, les nouvelles formes posologiques décrites ici procèdent à la livraison dans le tractus intestinal inférieur dudit humain, ou d'autre mammifère, d'une quantité sûre et efficace de l'agent actif risédronate et atténueraient considérablement l'oesophagite ou l'irritation de l'oesophage accompagnant parfois la posologie orale de l'agent actif risédronate.

DESCRIPTION DÉTAILLÉE DE LA PRÉSENTE INVENTION

     La présente invention vise une nouvelle forme posologique orale à enrobage entérosoluble d'un agent actif risédronate comprenant une quantité sûre et efficace d'une composition pharmaceutique constituée d'un agent actif risédronate et d'excipients acceptables pharmaceutiquement. Lesdites formes posologiques empêchent la libération de l'agent actif risédronate dans la bouche, le pharynx, l'oesophage et l'estomac protégeant ainsi leurs tissus muqueux et épithéliaux de l'érosion, de l'ulcération ou d'autre irritation semblable. En outre, lesdites formes posologiques inhibent la libération de l'agent actif risédronate dans l'estomac et dans le duodénum antérieur.

     En conséquence, lesdites formes posologiques procèdent à la livraison dans le tractus intestinal inférieur dudit humain, ou d'autre mammifère, d'une quantité sûre et efficace de l'agent actif risédronate et atténuent considérablement l'oesophagite ou l'irritation de l'oesophage qui accompagne parfois la posologie orale de l'agent actif risédronate. (Non souligné dans l'original.)

La revendication 1 du brevet est la suivante :

[traduction]

1.             Une forme posologique orale à enrobage entérosoluble d'un agent actif risédronate comprenant une quantité sûre et efficace d'une composition pharmaceutique constituée d'un agent actif risédronate et d'excipients acceptables pharmaceutiquement, dans laquelle l'agent actif risédronate ou la forme posologique sont à enrobage entérosoluble, ou l'agent actif risédronate et la forme posologique sont à enrobage entérosoluble. (Non souligné dans l'original.)

[5]                On constate donc que, si le brevet 479 mentionne un agent actif risédronate non spécifié, il vise essentiellement un comprimé à enrobage entérosoluble. Le comprimé pelliculé visé par le brevet 815 avait été élaboré pour effectuer la livraison de l'agent actif jusque dans l'estomac; le comprimé à enrobage entérosoluble, visé par le brevet 479, a été élaboré pour libérer l'agent actif plus loin, jusque dans le tractus intestinal inférieur. Si la revendication 1 du brevet 479 est ambiguë, à savoir si c'est le « véhicule » ou la « charge utile » qui fait l'objet de l'invention, les spécifications se trouvant dans le résumé et dans la description de l'invention indiquent clairement que son objectif est d'assurer une libération retardée de l'agent actif.

[6]                Dans la décision communiquée par la lettre du 23 décembre 2004 - qui constitue la décision que la demanderesse mentionne expressément dans son avis de demande de contrôle judiciaire - le représentant du ministre conclut que ni le brevet 815 ni le brevet 479 ne sont admissibles à l'enregistrement en vertu de l'article 4 du Règlement parce que [traduction] « aucun de ces brevets ne renferme de revendication portant sur le médicament risédronate ou sur son utilisation [...] » . L'avocat de la demanderesse fait valoir à titre subsidiaire que la décision en question ne s'applique pas au brevet 479 ou que, si elle s'y applique, le ministre n'avait pas, dans sa correspondance antérieure, prévenu la demanderesse qu'il envisageait la possibilité de refuser d'enregistrer le brevet 479 pour cette raison. Toutefois, dans son avis de demande et dans ses observations écrites et son plaidoyer, la demanderesse ne conteste pas explicitement la décision prise au sujet du brevet 479 en invoquant des moyens procéduraux ou en affirmant qu'elle est injuste; je dois donc examiner le bien-fondé de la décision telle qu'elle est libellée. Elle semble reposer sur l'alinéa 4(2)b) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité),         c'est-à-dire sur le fait qu'aucun de ces deux brevets ne peut être inscrit parce que ni l'un ni l'autre ne comporte de revendication pour le médicament risédronate en soi ou de revendication pour l'utilisation de ce médicament. L'autre solution consisterait à présumer que la décision relative au brevet 479 est bien fondée, étant donné que la demanderesse a refusé de la contester sur le fond, adoptant le point de vue que la décision ne veut pas dire ce qu'elle dit pourtant clairement.

[7]                Dans sa décision du 23 décembre 2004, le ministre a également refusé d'inscrire le brevet 479 en invoquant l'alinéa 4(7)b) du Règlement, qui prévoit que, pour être admissible à l'inscription au registre, le brevet doit notamment être pertinent quant à la forme posologique du médicament (en l'occurrence, l'Actonel) visé par la demande d'inscription au registre des brevets. Le ministre a conclu que le brevet 479 visait une forme posologique d'une composition entérosoluble de risédronate alors que l'Actonel est un comprimé pelliculé.

[8]                Je crois comprendre, à la lecture de l'avis de demande de la demanderesse, que cette dernière conteste tous les éléments en question de la décision.

Questions en litige

            (1)                     Quelle est la norme de contrôle applicable?

            (2)                     Le ministre a-t-il eu raison de refuser d'inscrire les brevets au registre                                         des brevets au motif qu'aucun de ces deux brevets ne comporte de                                                        revendication pour le médicament en soi ou pour son utilisation?

            (3)                     Le ministre a-t-il eu raison de conclure que la forme posologique                                                           revendiquée dans le brevet 479 n'est pas pertinente quant à la    forme                                                   posologique de l'Actonel?


Analyse

Norme de contrôle

[9]                Les parties s'entendent pour dire que la norme de contrôle applicable en l'espèce est celle de la décision correcte. Je suis convaincu que cette conclusion serait justifiée selon l'analyse pragmatique et fonctionnelle habituelle. Certes, le simple accord des parties ne saurait dispenser le juge de procéder à l'analyse pragmatique et fonctionnelle exigée (voir l'arrêt Novartis Pharmaceuticals Canada Inc. c. Ministre de la Santé (2003), 28 C.P.R. (4th), au paragraphe 8 (C.A.F.), mais en l'espèce l'entente des parties au sujet de la norme de contrôle applicable va dans le même sens qu'un certain nombre de décisions judiciaires où il a été jugé qu'en pareil cas, la norme applicable est celle de la décision correcte (voir, par ex., l'arrêt Eli Lilly Canada Inc. c. Ministre de la Santé, [2003] 3 C.F. 140, au paragraphe 5 (C.A.F.)). Les décisions en cause dans le cas qui nous occupe concernent l'interprétation des brevets et l'interprétation du Règlement et ce sont des questions qu'un juge est tout aussi bien placé que le ministre pour trancher. Il convient par ailleurs de signaler que ces décisions peuvent avoir valeur de précédent. Il n'y a évidemment pas de clause privative qui s'applique.

Les brevets 815 et 479 revendiquent-ils un « médicament » ?

[10]            Dans ce domaine, la jurisprudence se partage globalement en deux tendances : la première va dans le sens du raisonnement suivi par notre Cour dans le jugement Hoffmann-LaRoche Ltd. c. Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social, (1995), 62 C.P.R. (3rd) 58, approuvé par la Cour d'appel fédérale à (1995), 67 C.P.R. (3e) 25, et la seconde s'inscrit dans la foulée des « affaires concernant des dispositifs » que la Cour d'appel fédérale a récemment analysées dans l'affaire GlaxoSmithKline Inc. c. Canada, 2005 CAF 197. Dans l'affaire Hoffmann LaRoche, le juge Marc Noël était appelé à se prononcer sur l'argument voulant que, comme l'alinéa 4(1)b) du Règlement exige, comme condition préalable à son inscription, que le brevet comporte « une revendication pour le médicament en soi ou une revendication pour l'utilisation du médicament » , une formulation constituée d'un médicament -- l'ingrédient actif -- ainsi que d'autres substances ne pouvait en soi être considérée comme un « médicament » . Il a plutôt conclu ce qui suit :

Les compositions pharmaceutiques ayant une valeur thérapeutique sont considérées comme des médicaments dans la langue de tous les jours. En fait, la plupart des ingrédients actifs doivent être combinés à des agents stabilisants ou des véhicules d'absorption sous une forme ou sous une autre pour permettre au patient d'ingérer efficacement un médicament et d'obtenir l'effet thérapeutique recherché. En tant que tel, un médicament, comme une drogue, s'entend généralement d'une préparation ou d'une composition englobant des ingrédients actifs et non actifs. (62 C.P.R. (3e) 72.)

[11]            En revanche, les « affaires concernant des dispositifs » portaient pour la plupart sur des mécanismes servant à administrer des médicaments et il avait été jugé que les brevets qui les revendiquaient ne comportaient pas de revendication pour le médicament lui-même. À titre d'exemple, mentionnons les inhalateurs, les timbres transdermiques, les implants et même les comprimés qui, tout en étant ingérés, comportent aussi des mécanismes physiques tels que des pompes osmotiques servant à diffuser des ingrédients actifs une fois que le comprimé est ingéré par l'humain ou l'animal.

[12]            Dans l'arrêt GlaxoSmithKline Inc. c. Canada, le juge Denis Pelletier a récemment proposé, dans ses motifs concourants distincts, une façon d'expliquer la distinction qu'il convient de faire entre, d'une part, l'approche axée sur la « formulation » et, d'autre part, la méthode dégagée dans les « affaires concernant des dispositifs » . Cette affaire portait sur des brevets relatifs à des comprimés avec libération contrôlée de substances actives ou un dispositif servant à cette fin. La Cour a jugé à l'unanimité que les brevets en question ne revendiquaient pas expressément un médicament déterminé parce qu'ils mentionnaient l'utilisation de comprimés ou d'un dispositif visant à faciliter la libération des « substances actives » . Le juge Pelletier a toutefois préféré trancher l'affaire en partant du principe qu'en réalité, les brevets en question revendiquaient un « dispositif d'administration » et non une « charge utile » . Il a analysé les revendications contenues dans les brevets en question et a résumé comme suit la jurisprudence :

42.        Il est clair que ces brevets visent à protéger un dispositif permettant la libération contrôlée, dans un fluide aqueux, d'un grand nombre de composés, qu'il s'agisse de pesticides, d'herbicides, de médicaments ou de désodorisant ambiant. Les « ingrédients actifs » mentionnés dans les brevets ne sont que la charge utile véhiculée par le dispositif d'administration protégé par les brevets.


43.        L'examen des affaires de « dispositifs médicaux » citées plus haut permet de relever l'existence d'un thème constant qui est celui de la dichotomie entre le dispositif et la charge utile qui est véhiculée. Les tentatives pour définir ce qu'il faut entendre par « revendication pour l'utilisation du médicament en soi » en fonction du point de savoir si les ingrédients sont combinés entre eux, ou s'il y a un dispositif matériel, portent à établir une distinction plus essentielle entre le dispositif et le produit que ce dispositif est chargé de véhiculer. La distinction faite dans l'arrêt Glaxo Group Ltd. (C.A.) entre les dispositifs d'administration d'un médicament et le médicament qui est administré est une autre manière d'exprimer la différence entre le dispositif et la charge utile. Mais, comme le montre la présente affaire, la distinction est plus difficile à faire lorsque le comprimé est à la fois ce qui est administré et le moyen d'administrer la drogue en question. La distinction entre le dispositif et la charge utile chevauche les deux critères et exige que l'on se penche sur le fond du brevet. En effet, le brevet protège-t-il le dispositif ou la charge utile?

[13]               Notre Cour a suivi cet arrêt dans le jugement Biovail Corp. c. Canada, [2005] A.C.F. no 1402. Dans cette affaire, le brevet visait un genre de comprimé à libération contrôlée composé d'un ingrédient actif et de deux « polymères intelligents » . Le médicament en litige n'était mentionné que dans une seule des 32 revendications du brevet. Le juge James O'Reilly a conclu que le brevet était une formulation consistant en un dispositif d'administration susceptible d'être utilisé avec de nombreux médicaments différents :

L'invention de Biovail met en jeu le mélange d'un ingrédient actif avec d'autres substances, et non l'insertion d'un ingrédient actif dans une capsule mécanique ou son enrobage par des couches et des parois inactives. Toutefois, l'objet principal du brevet est manifestement de protéger le dispositif d'administration plutôt que la charge médicamenteuse. (Paragraphe 20.)

[14]            Je conclus aussi que le brevet 815 ne comporte pas de revendication portant sur un médicament ou une « charge utile » , mais bien qu'il vise un « mécanisme d'administration » . La revendication 1 porte exclusivement sur un mécanisme d'administration. La revendication 5 précise que le risédronate constitue un des ingrédients actifs éventuels et la revendication 6 revendique explicitement une forme posologique lorsque l'ingrédient actif est le risédronate.

[15]            Il convient peut-être à ce moment-ci de se demander s'il y a lieu de se reporter au mémoire descriptif pour clarifier le sens de la revendication. (Le fait que notre Cour tente même d'interpréter les revendications d'un brevet dans le cadre d'une procédure sommaire en contrôle judiciaire plutôt qu'à l'occasion d'un procès en contrefaçon témoigne de la faiblesse du régime établi par le Règlement.) Il est de jurisprudence constante que, pour interpréter les revendications d'un brevet, la Cour doit appliquer la méthode téléologique. Si la revendication est claire et ne comporte aucune ambiguïté, la Cour doit l'interpréter littéralement. Dans le cas contraire, la Cour peut consulter le mémoire descriptif, qui est censé préciser l'objet de l'invention en fonction du problème qu'elle résout (voir, par ex., l'arrêt Whirlpool Corp. c. Camco Inc., [2002] 2 R.C.S. 1067, aux paragraphes 42 à 45 et 49).

[16]            Dans le cas du brevet 815, j'estime que les revendications sont suffisamment claires pour qu'on puisse en conclure que le brevet ne revendique qu'un mécanisme d'administration. Cependant, s'il subsiste des doutes quant à l'invention revendiquée relativement à la forme posologique, je crois que l'on peut consulter le mémoire descriptif et que l'on constatera alors que le paragraphe précité (le paragraphe 2) du « résumé de l'invention » décrit uniquement la forme posologique ainsi que son objet, qui est d'empêcher que l'agent actif (non précisé) soit libéré dans l'organisme et notamment dans l'oesophage. La description détaillée commence par les mots suivants : « L'agent actif ci-après peut être n'importe quel agent apportant un bénéfice thérapeutique et devant être acheminé jusqu'à l'estomac dudit humain ou d'un autre mammifère [...] » . (Non souligné dans l'original.)

[17]            Je conclus également qu'en réalité, le brevet 479 revendique un mécanisme d'administration et non une charge utile. Il est vrai que, dans la revendication 1, il est question d'une « forme posologique orale à enrobage entérosoluble de l'agent actif risédronate [...] » . On constate d'entrée de jeu que la revendication indique la forme posologique inscrite sur l'enrobage mais qu'elle ne précise pas l'ingrédient actif de risédronate visé. S'il subsiste des doutes quant à la question de savoir si la revendication vise la forme et l'enrobage posologiques ou si elle vise l'ingrédient actif, on peut, là encore, consulter le mémoire descriptif, dont des extraits ont déjà été cités. Le résumé de l'invention et sa description détaillée précisent bien que l'invention vise à empêcher l'irritation qui découlerait de la libération de risédronate dans les cavités supérieures, dont l'oesophage, et que l'enrobage entérosuble a pour fonction de procéder à « la livraison dans le tractus intestinal inférieur [...] d'une quantité sûre et efficace de l'agent actif risédronate et atténue considérablement l'oesophagite ou l'irritation de l'oesophage qui accompagne parfois la posologie orale de l'agent actif risédronate » . Je ne puis interpréter ce passage comme signifiant que le brevet vise à protéger un monopole sur le risédronate en tant que charge utile mais bien qu'il vise à protéger un dispositif de livraison de cette charge utile « dans le tractus intestinal inférieur » .

[18]            Faisant mien le raisonnement suivi par le juge Pelletier dans l'arrêt GlaxoSmithKline Inc. (précité), aux paragraphes 42 et 43, je crois, à mon humble avis, que la portée des revendications ne devrait pas dépendre de la question de savoir si la charge utile est formulée de manière à fonctionner de concert avec le mécanisme d'administration ou si le mécanisme d'administration est un dispositif mécanique ou physique distinct de l'ingrédient actif.

[19]            Je vais donc rejeter la demande d'annulation de la décision par lequel le ministre a estimé que ni le brevet 815 ni le brevet 479 ne comportait de revendication portant sur un médicament.

[20]            Après la clôture de l'audience, le 14 février 2006, l'avocat du ministre a attiré mon attention sur une décision rendue le 16 février 2006 par le juge Douglas Campbell dans l'affaire Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2006 CF 210. J'ai donné à l'avocat de la demanderesse l'occasion de formuler des observations par écrit au sujet de cette décision. J'estime que cette décision ne s'applique pas au cas qui nous occupe. Elle semble porter sur des questions de preuve au sujet de la suite donnée par le ministre aux demandes d'avis de conformité que lui soumettent les fabricants de produits génériques et ce, de manière à permettre à notre Cour de décider comment l'alinéa 4(2)b) du Règlement devrait être interprété. Bien que les parties aient présenté en l'espèce des éléments de preuve contradictoires sur la question, je demeure convaincu qu'il est tout à fait possible de déterminer le sens de l'alinéa 4(2)b) sans recourir à des éléments de preuve portant sur la façon dont le Règlement peut être appliqué ou non.

Le brevet 479 est-il pertinent quant à l'Actonel?

[21]            L'alinéa 4(7)b) du Règlement oblige la personne qui souhaite faire inscrire son brevet sur la liste des brevets en liaison avec un médicament approuvé pour la vente en vertu d'un avis de conformité à remettre une attestation portant que :

[...]

b) les brevets mentionnés dans la liste ou dans la modification sont admissibles à l'inscription au registre et sont pertinents quant à la forme posologique, la concentration et la voie d'administration de la drogue visée par la demande d'avis de conformité.

[22]            Le ministre a estimé que le brevet 479 n'était pas pertinent quant à l'Actonel pour la raison suivante :

[traduction] Le brevet 479 comporte des revendications visant une composition de risédronate à enrobage entérosoluble. En revanche, la forme posologique de l'ACTONEL est celle d'un comprimé pelliculé. Pour cette raison, la forme posologique décrite dans le brevet 479 n'est pas pertinente quant à celle de l'ACTONEL et [...] le brevet 479 n'est donc pas admissible à l'inscription au registre des brevets.

[23]            À l'appui de sa thèse, le ministre soutient que le brevet 479 n'est pas pertinent quant à la « forme posologique » de l'Actonel parce que l'Actonel est un médicament à libération rapide tandis que le brevet vise une forme posologique à enrobage entérosoluble ou une forme posologique à libération contrôlée de risédronate.

[24]            La demanderesse soutient pour sa part que la forme posologique pertinente est celle d'un comprimé dans lequel se trouve le médicament et que l'Actonel et le brevet 479 concernent tous les deux l'administration d'un médicament au moyen d'un comprimé administré par voie buccale.

[25]            La demanderesse se fonde principalement sur l'arrêt Eli Lilly Canada Inc. c. Ministre de la Santé, [2003] 3 C.F. 140. Dans cet arrêt, les deux juges majoritaires de la Cour d'appel fédérale ont conclu, si j'ai bien saisi, que l'alinéa 4(7)b) n'exige pas que l'invention révélée par le brevet soit incluse ou intégrée dans le médicament indiqué dans l'avis de conformité pour qu'on puisse conclure qu'elle est pertinente quant à ce médicament. D'après ce que je comprends des faits de cette affaire, il suffit plutôt que les deux renferment le même ingrédient actif. La juge Sharlow, qui écrivait pour son propre compte et pour celui du juge Malone, explique que le passage de l'alinéa 4(7)b) reproduit au paragraphe 18 ne décrit pas une relation entre la drogue désignée dans l'avis de conformité et les brevets qui peuvent être inclus dans la liste de brevets. Plutôt, « la drogue visée par la demande d'avis de conformité est simplement Tazidime » (paragraphe 34). Eu égard au contexte, j'en conclus que, parce que le brevet est une formulation qui comprend comme ingrédient actif la ceftazidime, il était par conséquent admissible à l'inscription au registre des brevets en liaison avec tout médicament faisant l'objet d'un avis de conformité et contenant comme ingrédient actif de la ceftazidime.

[26]            Heureusement, il n'est pas nécessaire que j'explore davantage les conséquences de cet état de fait. D'ailleurs, indépendamment de ces conséquences, la juge Sharlow a expressément dit que le ministre ne se fondait pas dans cette affaire sur l'alinéa 4(7)b) pour affirmer que le brevet en litige n'était pas pertinent « quant à la forme posologique, la concentration et la voie d'administration du médicament indiqué dans l'avis de conformité » (arrêt Eli Lilly, précité, au paragraphe 28). Mais en l'espèce, c'est précisément le point de vue qu'a adopté le ministre en affirmant que le brevet 479 n'est pas pertinent quant aux formes posologiques de l'Actonel (voir paragraphe 21). Cette question n'a pas été expressément soulevée dans l'affaire Eli Lilly et cette décision ne s'applique donc pas.

[27]            Ainsi que je l'ai déjà expliqué, je suis convaincu que l'invention visée par le brevet 479 est le mécanisme d'administration, l'enrobage entérosoluble du comprimé. Actonel ne comporte pas de mécanisme d'administration semblable. C'est un comprimé à libération instantanée.

[28]            La demanderesse affirme que l'enrobage du comprimé ne se rapporte pas à une « forme posologique » . Elle cite les observations incidentes formulées par le juge Iacobucci dans l'arrêt Eli Lilly & Co. c. Novopharm Ltd., [1998] 2 R.C.S. 129, au paragraphe 102, où le juge signale que les deux produits sont fondamentalement différents du fait que le produit en vrac est essentiellement une poudre informe alors que, « sous forme posologique définitive » , il s'agit d'un comprimé coloré dont la forme correspond à un dosage donné. La demanderesse en déduit que la « forme posologique » que mentionne le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) vise uniquement la forme du comprimé. Ainsi, le fait que le brevet 479 vise un comprimé entérosoluble (dont l'enrobage visant à retarder la libération du médicament constitue l'enseignement même du brevet) n'est pas pertinent quant à la forme posologique, selon la demanderesse. Il convient tout d'abord de signaler que les propos qu'a tenus le juge Iacobucci dans l'arrêt Eli Lilly (1998) (précité) ne portaient pas sur l'alinéa 4(7)b) du Règlement mais bien sur la contrefaçon et sur les droits du titulaire d'une licence de modifier la « forme posologique définitive » . Il est évident que le juge n'entendait pas proposer une définition exhaustive de l'expression « forme posologique définitive » . En second lieu, tant dans sa description détaillée que dans la revendication 1, le brevet 479 parle lui-même constamment d'une « forme posologique orale à enrobage entérosoluble » , associant ainsi nettement l'enrobage à la forme. Je suis par conséquent convaincu qu'un comprimé à enrobage entérosoluble servant à retarder la libération de la charge médicamenteuse constitue une forme posologique différente d'un comprimé n'ayant pas un tel enrobage.

[29]            Je conclus donc que le brevet 479 ne devrait pas être inscrit au registre parce qu'il n'est pas pertinent quant à la forme posologique de l'Actonel.

Dispositif

[30]            La demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée avec dépens.

JUGEMENT

            LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT :

(1)    La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

(2)    Les dépens de la demande sont adjugés au défendeur.

« Barry L. Strayer »

Juge suppléant

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         T-114-05

INTITULÉ :                                        PROCTOR & GAMBLE PHARMACEUTICALS CANADA INC.

                                                            c.

                                                            MINISTRE DE LA SANTÉ et PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :                  TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 14 FÉVRIER 2006

MOTIFS DU JUGEMENT :             LE JUGE SUPPLÉANT STRAYER

DATE DES MOTIFS :                       LE 30 MARS 2006

COMPARUTIONS:

Peter Wilcox

Grant Worden                                                                           POUR LA DEMANDERESSE

Rick Woyiwada                                                                         POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Torys srl

Toronto (Ontario)                                                                      POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)                                                                       POUR LES DÉFENDEURS

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