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Date : 20040121

Dossier : IMM-612-03

Référence : 2004 CF 84

Ottawa (Ontario), le 21 janvier 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MOSLEY                            

ENTRE :

                                                                  DENIZ KILIC

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                M. Deniz Kilic sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) dont les motifs sont datés du 8 janvier 2003. Par cette décision, la Commission a conclu que M. Kilic n'était pas un réfugié au sens de la Convention et qu'il n'avait pas la qualité de personne à protéger. Le demandeur sollicite une ordonnance annulant cette décision et une ordonnance renvoyant sa demande à la Commission afin qu'un tribunal différemment constitué examine à nouveau la demande.


LES FAITS

[2]                M. Kilic, citoyen de la Turquie, prétend être un réfugié au sens de la Convention et avoir la qualité de personne à protéger du fait de son ethnie circassienne, de sa religion alevie, de ses opinions politiques en tant que socialiste à qui on attribuait des liens avec des organisations de gauche et de son statut de conscrit réfractaire de l'armée turque, statut pour lequel il risquait d'être emprisonné.

[3]                Le demandeur est un Circassien de religion alevie qui est né à Ankara, en Turquie, dans une famille de gauche. Le demandeur prétend qu'il a fait l'objet de plusieurs incidents de harcèlement, d'abus et de discrimination de la part de fanatiques musulmans et de professeurs de droite durant son enfance en Turquie. Il prétend qu'en 1990 et 1991, les services du renseignement turcs l'ont interrogé pendant plusieurs heures à l'égard du parti socialiste. Il prétend en outre que des partisans du Parti du mouvement nationaliste l'ont poignardé alors qu'il quittait un congrès du parti socialiste, ce qui lui a presque fait perdre une jambe.


[4]                M. Kilic prétend qu'en 1994, alors qu'il était étudiant à l'université de Gazi, des policiers l'ont arrêté parce qu'il avait participé à une manifestation et qu'ils l'ont interrogé et torturé. Il prétend en outre avoir fait l'objet à plusieurs reprises d'arrestations et de mauvais traitements, entre le milieu des années 1990 et janvier 2001, en raison de sa participation à des organisations de gauche et de son identité religieuse en tant qu'alevi. Les parents d'une femme sunnite musulmane qu'il fréquentait lui ont fait des menaces après avoir appris qu'il était un alevi. Il prétend qu'en janvier 2001, les policiers ont fait une descente dans la maison de ses parents parce que les parents de son amie les avaient informés qu'il était membre de l'Armée révolutionnaire de libération du peuple. Le père de son amie l'a informé que les policiers avaient déclaré qu'il devait se présenter au service de la sécurité. Compte tenu des expériences qu'il avait vécues dans le passé avec les autorités, le demandeur ne s'y est pas présenté et il a commencé à prendre des dispositions pour quitter la Turquie.

[5]                Il a quitté la Turquie le 1er février 2001 et il est entré au Canada à la fin de février 2001. Il a présenté sa demande de statut de réfugié au Canada le 24 février 2001.

[6]                Pendant qu'il était au Canada en attente de l'audience devant la Commission, le demandeur a reçu un [TRADUCTION] « avis de conscription » lui ordonnant de se présenter à un bureau de recrutement de l'armée turque le 20 novembre 2001. Un policier avait signifié cet avis au père de M. Kilic, en Turquie. Le père de M. Kilic a par la suite transmis cet avis au demandeur au Canada. Le demandeur prétend qu'étant donné qu'il ne s'est pas présenté au bureau de l'armée turque comme il devait le faire le 20 novembre 2001, il est un conscrit réfractaire et qu'il serait emprisonné s'il retournait en Turquie.

[7]                L'audition de la demande présentée par le demandeur a eu lieu devant la Commission le 23 octobre 2002. Après l'audience tenue devant la Commission, le demandeur a reçu du ministère de la Défense nationale de la Turquie une autre correspondance datée du 17 octobre 2002. Le demandeur a reçu l'avis contenu dans la correspondance en novembre 2002. Le 22 novembre 2002, l'avocat de M. Kilic a demandé que la Commission considère cette correspondance comme un élément de preuve déposé après l'audience.


[8]                La Commission a accepté cet élément de preuve déposé après l'audience. L'avis énonçait qu'en raison de l'omission de M. Kilic d'avoir pris des dispositions pour se présenter à l'armée, il était considéré comme un conscrit réfractaire, qu'il serait exposé à une [TRADUCTION] « sentence sévère d'emprisonnement » conformément au [TRADUCTION] « droit pénal militaire » et qu'il était tenu de se rendre à la division militaire la plus près de sa résidence pour prendre des dispositions à l'égard de son affectation dans l'armée.

La décision de la Commission

[9]                La Commission a conclu que de nombreux aspects des prétentions de M. Kilic étaient invraisemblables, notamment sa description de la façon selon laquelle il était entré au Canada. La Commission a en outre conclu que les prétentions du demandeur étaient invraisemblables compte tenu du fait qu'il n'avait pas fourni certains documents demandés par la Commission à l'égard de ses études en Turquie. En outre, la Commission a critiqué la qualité de la carte de membre du parti travailliste du demandeur.

[10]            La Commission a en outre conclu que M. Kilic n'était pas un témoin digne de foi parce que son récit des événements qui l'avaient amené à quitter la Turquie comportait de nombreuses contradictions et invraisemblances pour lesquelles il n'a pas fourni d'explications raisonnables. De plus, la Commission ne croyait pas le récit du demandeur selon lequel les parents de la femme qu'il fréquentait désapprouvaient leur relation parce qu'il était un alevi et selon lequel le père de cette femme lui avait fait des menaces.


[11]            La Commission a déclaré qu'elle avait examiné les rapports psychologiques et psychiatriques présentés par le demandeur et elle a conclu qu'ils ne fournissaient pas de motifs justifiant les incohérences et les invraisemblances contenues dans le témoignage du demandeur. Cependant, la Commission a accepté les conclusions des experts qui avaient préparé ces rapports, y compris une évaluation selon laquelle le demandeur souffrait d'un manque de concentration et de mémoire ainsi que d'un trouble de stress post-traumatique, et elle a accepté le fait que ce manque et ce trouble avaient des conséquences sur son témoignage. La Commission a conclu que ces rapports n'expliquaient pas l'omission du demandeur d'avoir fourni au soutien de ses prétentions (se rapportant à ses dossiers universitaires) les documents demandés par la Commission.

[12]            À l'égard de la prétention du demandeur selon laquelle il était un conscrit réfractaire de l'armée, la Commission a accepté les lettres du ministère de la Défense nationale de la Turquie déposées par le demandeur quant à cette question et elle en a fait mention. La Commission a alors conclu que le demandeur n'aurait pas une crainte bien fondée de persécution du fait de son refus de faire son service militaire, étant donné qu'elle estimait qu'il n'avait pas de véritables convictions d'ordre politique, religieux ou moral, ou de véritables motifs de conscience, pour s'opposer au service militaire obligatoire.   

LES PRÉTENTIONS DU DEMANDEUR


[13]            Le demandeur prétend que la Commission était tenue d'évaluer, suivant l'article 97 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), la question de savoir s'il serait exposé au risque d'être soumis à la torture ou serait exposé à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s'il retournait en Turquie. En particulier, le demandeur prétend que la Commission, étant donné que la preuve dont elle disposait mentionnait qu'il serait emprisonné à son retour en Turquie parce qu'il ne s'était pas présenté pour faire son service militaire et qu'il refusait par objection de conscience de servir dans l'armée turque, était tenue d'énoncer dans ses motifs les raisons pour lesquelles elle estimait qu'il n'avait pas la qualité de personne à protéger suivant l'article 97 de la LIPR.

[14]            Le demandeur renvoie à une décision récente rendue par la Section de la protection des réfugiés par laquelle il a été statué que le fait de renvoyer un demandeur argentin dans son pays où une sentence d'emprisonnement l'attend, alors que la preuve démontrait qu'il serait personnellement exposé au risque d'être soumis à la torture ou au risque de traitements cruels et inusités, ne serait pas une conséquence de [TRADUCTION] « peine appropriée » qui serait inhérente à une sanction légitime ou qui résulterait d'une telle sanction. La Section de la protection des réfugiés a conclu que ce demandeur n'avait pas la qualité de [TRADUCTION] « personne à protéger » . Les risques dans cette affaire résultaient du système carcéral du pays et du recours systématique par l'État à la torture comme moyen de punition dans les prisons : voir la décision de la SPR MA2-01726, Éthier, le 18 septembre 2002.


[15]            Le demandeur prétend en outre que les motifs de la Commission sont inappropriés à l'égard de la preuve médicale qu'il a présentée. La Commission n'a pas contesté les diagnostics faits par les spécialistes et, en fait, elle les a acceptés. Cependant, la Commission a conclu que la preuve médicale n'expliquait pas les faiblesses du témoignage du demandeur; elle n'a toutefois pas motivé son opinion à cet égard.

[16]            De plus, le demandeur prétend que plusieurs des conclusions quant à l'invraisemblance et quant à la crédibilité tirées par la Commission ont été tirées de façon erronée. Le demandeur prétend, étant donné qu'aucun élément de preuve ne contredit son témoignage selon lequel il avait fréquenté certaines écoles, que la Commission a commis une erreur lorsqu'elle a conclu qu'il n'était pas digne de foi en se fondant sur son omission d'avoir fourni des documents qui corroboraient ses antécédents scolaires. En l'espèce, le demandeur s'appuie sur la décision Selvakumaran c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] A.C.F. no 842 (1re inst.)(QL). Le demandeur prétend que la Commission a mal interprété ce qu'il voulait dire lorsqu'il décrivait le bateau sur lequel il était venu au Canada et qu'elle a en outre commis une erreur en interprétant l'article 106 de la LIPR étant donné qu'il n'avait qu'à établir son identité au moyen de papiers d'identité « acceptables » qui ne devaient pas nécessairement être un passeport.

LES PRÉTENTIONS DU DÉFENDEUR

[17]            Sur requête lors de l'audition de la présente affaire, et avec le consentement du demandeur, j'ai autorisé le défendeur à déposer son dossier de demande à la date de l'audience. La principale prétention du défendeur est que le raisonnement de la Commission s'appuyait sur plusieurs conclusions défavorables quant à la crédibilité qu'elle pouvait raisonnablement tirer.


[18]            En réponse à la prétention du demandeur selon laquelle la Commission a commis une erreur lorsqu'elle a omis d'analyser suivant l'article 97 la demande qu'il avait présentée, le défendeur prétend qu'étant donné que le demandeur n'a pas déposé d'éléments de preuve dignes de foi à l'égard de sa crainte de persécution, il n'était pas nécessaire pour la Commission d'analyser ses prétentions suivant l'article 97.

[19]            Le défendeur prétend que la Commission a examiné les rapports médicaux déposés par le demandeur et que de tels rapports ne peuvent pas être utilisés pour remédier à l'une ou à l'ensemble des déficiences de son témoignage : voir la décision Rokni c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1995] A.C.F. no 182 (1re inst.) (QL). Le défendeur souligne en outre que le demandeur n'a pas fourni les documents demandés par la Commission et qu'il n'a pas non plus fourni une explication raisonnable quant aux raisons pour lesquelles il ne l'avait pas fait. Le défendeur prétend que la Commission avait raison d'utiliser l'absence de ces renseignements pour appuyer en partie sa conclusion défavorable quant à la crédibilité.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[20]            1. La Commission a-t-elle commis une erreur lorsqu'elle a omis d'énoncer des motifs quant à sa conclusion selon laquelle le demandeur n'avait pas la qualité de personne à protéger suivant le paragraphe 97(1) de la LIPR?

2. La Commission a-t-elle commis d'autres erreurs susceptibles de contrôle?


ANALYSE

[21]            À mon avis, la présente demande de contrôle judiciaire devrait être accueillie parce que les motifs de la Commission ne montrent pas qu'elle a effectué une analyse suivant l'article 97 de la LIPR. Le paragraphe 97(1) de la LIPR est rédigé comme suit :


97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n'a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

a) soit au risque, s'il y a des motifs sérieux de le croire, d'être soumise à la torture au sens de l'article premier de la Convention contre la torture;

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d'autres personnes originaires de ce pays ou qui s'y trouvent ne le sont généralement pas,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes - sauf celles infligées au mépris des normes internationales - et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l'incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.


[22]            La Commission, à la page 5 de ses motifs, tire une conclusion selon laquelle M. Kilic n'a pas la qualité de personne à protéger. Cependant, elle ne fournit aucune explication à l'égard de cette conclusion.


[23]            Dans le dossier dont disposait la Commission, il y avait une lettre du ministère de la Défense nationale de la Turquie qui affirmait que le demandeur était considéré comme un conscrit réfractaire et que conformément au [TRADUCTION] « droit pénal militaire, au paragraphe 63, ceux qui commettent l'infraction de ne pas se présenter pour la conscription sont punis par une sentence sévère d'emprisonnement. Cette sentence ne peut pas être convertie en un paiement d'une amende » . Cette lettre, ainsi que l'[TRADUCTION] « avis de conscription » de l'armée, daté du 26 octobre 2001, et les rapports sur les droits de la personne décrivant les conditions déplorables dans les prisons en Turquie, montrent qu'il était nécessaire que la Commission fasse une certaine analyse énonçant les raisons pour lesquelles le demandeur n'avait pas la qualité de personne à protéger. Une telle analyse aurait dû inclure, de façon bien évidente, l'analyse de la question de savoir si le risque résultait de sanctions légitimes et était inhérent à celles-ci ou occasionné par elles et de la question de savoir si de telles sanctions seraient infligées au mépris des normes internationales, comme le prévoit le sous-alinéa 97(1)b)(iii) de la LIPR.

[24]            La décision récente rendue par M. le juge Blanchard, dans Bouaouni c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. no 1540 (1re inst.) (QL), appuie la conclusion mentionnée au paragraphe précédent. J'ai donné au demandeur et au défendeur la possibilité de fournir, après l'audience, des observations écrites à l'égard de cette décision.

[25]            Le juge Blanchard a déclaré ce qui suit au paragraphe 41 de la décision Bouaouni, précitée :


Une revendication fondée sur l'article 97 doit être appréciée en tenant compte de toutes les considérations pertinentes ainsi que du comportement en matière de droits de la personne du pays concerné. Bien que la Commission doive évaluer objectivement la revendication du demandeur, il lui faut individualiser son analyse. J'estime cette interprétation conforme non seulement aux décisions du CCT des Nations Unies examinées précédemment, mais aussi au libellé même de l'alinéa 97(1)a) de la Loi, qui fait mention d'une personne qui « serait personnellement, par son renvoi [...] exposée [...] » . Il peut y avoir des cas où l'on conclut qu'un revendicateur du statut de réfugié, dont l'identité n'est pas contestée, n'est pas crédible pour ce qui est de la crainte subjective d'être persécuté, mais où les conditions dans le pays sont telles que la situation individuelle du revendicateur fait de lui une personne à protéger. Il s'ensuit qu'une conclusion défavorable en matière de crédibilité, quoique pouvant être déterminante quant à une revendication du statut de réfugié en vertu de l'article 96 de la Loi, ne le sera pas nécessairement quant à une revendication en vertu du paragraphe 97(1). Les éléments requis pour établir le bien-fondé d'une revendication aux termes de l'article 97 diffèrent de ceux requis en regard de l'article 96, la crainte fondée de persécution pour un motif visé à la Convention devant être démontrée dans ce dernier cas. Bien que le fondement probatoire puisse être le même pour les deux revendications, il est essentiel que chacune d'elles soit considérée distincte. Une revendication fondée sur l'article 97 appelle l'application par la Commission d'un critère différent, ayant trait à la question de savoir si le renvoi du revendicateur peut ou non l'exposer personnellement aux risques et menaces mentionnés aux alinéas 97(1)a) et b) de la Loi. On peut soutenir que la Commission pourrait également avoir à appliquer une norme de preuve différente, mais cette question devra être approfondie une autre fois, puisqu'on ne l'a pas fait valoir dans le cadre de la présente demande. La question de savoir si la Commission a valablement examiné les deux revendications doit être tranchée, en tenant compte des éléments différents qui sont requis pour démontrer le bien-fondé de chacune, en fonction des faits d'espèce.

[26]            Dans la décision Bouaouni, précitée, il a été statué que la Commission avait pris en compte la documentation sur le pays dont elle disposait et que, compte tenu des contradictions importantes contenues dans le témoignage du demandeur, les conclusions défavorables quant à la crédibilité que la Commission avait tirées étaient fondées sur les éléments de preuve et qu'il n'y en avait « pas d'autres » dont celle-ci disposait qui auraient pu l'amener à conclure que le demandeur avait la qualité de personne à protéger. Par conséquent, dans la décision Bouaouni, même si la Commission avait commis une erreur en omettant d'analyser la demande suivant l'article 97 de la LIPR, la Cour a statué que la conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur n'était pas « une personne à protéger » suivant les alinéas 97(1)a) et b) était une conclusion qu'elle pouvait tirer compte tenu de la preuve.


[27]            À mon avis, la Commission dans la présente affaire n'a pas examiné la documentation sur le pays et les autres éléments de preuve touchant les conditions dans les prisons en Turquie et elle a omis d'examiner la question de savoir si le demandeur pouvait avoir la qualité de « personne à protéger » s'il était renvoyé dans ce pays compte tenu de la possibilité qu'il soit exposé à une [TRADUCTION] « sentence sévère d'emprisonnement » pour s'être soustrait au service militaire en Turquie. Malgré les conclusions défavorables quant à la crédibilité tirées par la Commission, une analyse distincte, dans le sens de celle effectuée dans la décision Bouaouni, précitée, compte tenu du libellé de l'article 97, aurait pu amener à conclure que M. Kilic avait la qualité de personne à protéger. Ainsi, la conséquence de l'erreur commise par la Commission est inconnue et, par conséquent, la présente demande devrait être renvoyée à la Commission afin que, pour ce motif, cette dernière statue à nouveau sur l'affaire.

[28]            Je ne suis pas d'accord avec le défendeur lorsqu'il prétend que l'absence d'analyse dans les motifs de la Commission à l'égard de l'article 97 peut être expliquée par une insuffisance de preuve à l'égard des risques prévus à l'article 97. Comme il a été précédemment énoncé, il y avait, dans le dossier dont disposait la Commission, des éléments de preuve, comme des rapports sur les droits de la personne décrivant les conditions abusives dans les prisons turques et de la correspondance que le demandeur avait reçue du ministère de la Défense nationale de la Turquie, qui se rapportaient aux risques allégués par le demandeur suivant l'article 97.


[29]            En outre, je ne suis pas d'accord avec le défendeur lorsqu'il prétend que les motifs de la Commission montrent qu'elle a effectivement examiné, dans l'optique de l'article 97, les risques auxquels le demandeur était exposé. La conclusion selon laquelle le demandeur n'était pas un [TRADUCTION] « objecteur de conscience » et celle selon laquelle les lois turques à l'égard de la conscription ne constituaient pas de la [TRADUCTION] « persécution » se rapportent à l'analyse de la preuve selon la norme énoncée dans la définition de réfugié au sens de la Convention. Pour avoir la qualité de personne à protéger suivant les alinéas 97(1)a) et b), un demandeur n'a pas à établir un lien avec un motif prévu par la Convention. Par conséquent, la question de savoir si le demandeur dans la présente affaire s'opposait au service militaire pour des motifs politiques ou moraux n'est pas pertinente et la question de savoir si les lois turques à l'égard de la conscription satisfont à la norme à l'égard de la « persécution » ne l'est pas non plus. Ces deux questions se rapportent à la décision à l'égard de la question de savoir si le demandeur est un réfugié au sens de la Convention et non à la question de savoir si le demandeur a la qualité de « personne à protéger » .

[30]            À l'égard de la deuxième prétention du demandeur, je suis d'avis que la Commission a fourni une explication claire quant aux raisons pour lesquelles elle n'était pas convaincue que les diagnostics médicaux prévalaient sur les problèmes que comportait la preuve déposée par le demandeur. La Commission a déclaré que bien que les évaluations médicales aient pu expliquer la mémoire déficiente de M. Kilic et son incapacité à se concentrer lors de son témoignage, de telles évaluations ne prévalaient pas sur son omission d'avoir obtenu les documents demandés ou d'avoir fourni une explication raisonnable pour une telle omission.


[31]            Les prétentions du demandeur à l'égard des conclusions quant à la crédibilité tirées par la Commission sont, pour la plupart, sans fondement. La Commission a demandé au demandeur, avant l'audience, au moyen du formulaire [TRADUCTION] « Examen initial du dossier et ordonnance de communication de la preuve » , de fournir des documents précis, y compris une preuve d'inscription aux quatre universités mentionnées dans son FRP ou une preuve de fréquentation de ces universités. Il n'est pas déraisonnable de s'attendre à ce que le demandeur ait une certaine explication quant aux raisons pour lesquelles il ne pouvait pas obtenir certains des documents demandés. En outre, je suis d'avis que la décision Selvakumaran, précitée, n'aide pas le demandeur étant donné qu'il ne ressort pas des motifs de cette décision qu'elle traitait d'une demande antérieure de documents pour laquelle le demandeur avait omis de fournir une explication quant aux raisons pour lesquelles de tels documents ne pouvaient pas être fournis.

[32]            En outre, je suis convaincu que la Commission n'a pas commis une erreur lorsqu'elle a interprété l'article 106 de la LIPR étant donné qu'elle a jugé que la carte d'identité turque et le permis de conduire turc du demandeur étaient des documents acceptables pour établir son identité. Le commissaire a posé des questions à l'égard du passeport du demandeur, mais il n'a pas interprété l'article 106 d'une manière qui faisait que seul un passeport pouvait établir l'identité.

[33]            Finalement, je partage l'opinion du demandeur relativement à la conclusion quant à l'invraisemblance que la Commission a tirée à l'égard de son témoignage touchant le bateau sur lequel il s'était rendu aux États-Unis. La conclusion défavorable tirée par la Commission à cet égard n'est pas appuyée par la preuve dont la Commission disposait et constitue une interprétation erronée du témoignage du demandeur. Aux pages 188 et 189 du dossier du tribunal, la transcription de l'audience tenue devant la Commission révèle l'échange qui suit :

[TRADUCTION]

AVOCAT :                                              D'accord. Quel était le nom du bateau?

DEMANDEUR :                                     Je ne peux pas me rappeler. Ce pourrait être, il y a un chiffre, mais je ne suis pas certain. Je ne veux pas vous donner le mauvais nom, ce serait comme deviner quelque chose. Je ne veux pas vous donner le mauvais nom.


PRÉSIDENT DU TRIBUNAL :             Y a-t-il une raison qui fait que vous ne pouvez pas vous rappeler le nom du bateau?

DEMANDEUR :                                     Pardon?

PRÉSIDENT DU TRIBUNAL :             Y a-t-il une raison pour laquelle vous ne pouvez pas vous rappeler le nom du bateau?

DEMANDEUR :                                     Peut-être pour mon... du point de vue de mon état mental, il peut y avoir des problèmes, je ne sais pas. J'essaie d'avoir la vie sauve et faire attention au nom du bateau, c'est comme regarder le numéro de la plaque d'immatriculation sur un taxi. Je n'ai pas regardé.

AVOCAT :                                              D'accord. Quelle sorte de bateau était-ce?

DEMANDEUR :                                     De passagers. Pas comme un énorme transatlantique, pas un gros bateau. Seulement de passagers.     

[34]            Ce témoignage révèle que le demandeur a déclaré que le bateau n'était pas un [TRADUCTION] « énorme » navire transatlantique. Il était abusif pour la Commission de conclure, à la page 8 de ses motifs, que le demandeur avait dit qu'il s'était rendu aux États-Unis sur un bateau qui n'était [TRADUCTION] « pas conçu pour traverser l'Atlantique » .

[35]            Le demandeur a demandé qu'une question soit certifiée dans l'éventualité où la Cour déciderait de ne pas suivre la décision Bouaouni, précitée. Étant donné que j'ai déclaré que je souscrivais au raisonnement adopté dans la décision Bouaouni, précitée, il n'y a pas lieu de traiter de la question proposée aux fins de la certification.

                                        ORDONNANCE


LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie, que la décision de la Commission, dont les motifs sont datés du 8 janvier 2003, soit annulée et que la demande du demandeur fondée sur sa qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger soit renvoyée à la Commission afin qu'un tribunal différemment constitué l'examine à nouveau conformément aux présents motifs. Aucune question n'est certifiée.

                                                                         _ Richard G. Mosley _             

                                                                                                     Juge                         

Traduction certifiée conforme

Danièle Laberge, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     IMM-612-03

INTITULÉ :                                                    DENIZ KILIC c. MCI

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 13 JANVIER 2004

LIEU DE L'AUDIENCE :                              TORONTO (ONTARIO)

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                    LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :                                   LE 21 JANVIER 2004

COMPARUTIONS :

Micheal T. Crane                                               POUR LE DEMANDEUR

Mielka Visnic                                                    POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Micheal T. Crane                                               POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

Morris Rosenberg                                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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