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Date : 20030526

Dossier : T-1177-02

Référence : 2003 CFPI 650

Ottawa (Ontario), le 26 mai 2003

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE O'REILLY

ENTRE :

                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                     demandeur

                                                                              - et -

                                                        SATISH NARAYAN NANDRE

                                                                                                                                                      défendeur

                                            MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT


[1]                 M. Nandre est arrivé au Canada comme résident permanent en 1997, accompagné de son épouse et de ses deux enfants. Ils ont tous demandé la citoyenneté en 2001. M. Nandre a exercé durant ces quatre années ses activités de consultant en immigration, ce qui signifie qu'il était souvent en dehors du Canada. Il avait des bureaux à Toronto et en Inde. Au total, entre la date de son arrivée et la date de sa demande, il s'est trouvé au Canada durant 763 jours - environ la moitié du temps. Il a pris diverses mesures pour consolider ses liens avec le Canada, notamment en payant l'impôt canadien sur le revenu, en prenant des dispositions financières et des engagements ici, et en achetant des biens immeubles. Il est aussi devenu membre d'un groupe social et culturel de Toronto appelé « Marathi Bhashik Mandal » et s'est inscrit à l'Association des conseillers en immigration du Canada. Le reste de la famille s'est bien adaptée au Canada.

[2]                 La demande de citoyenneté canadienne présentée par M. Nandre a été approuvée par un juge de la citoyenneté le 11 juin 2002. Le ministre fait appel de cette décision, au motif que M. Nandre ne répondait pas aux conditions de résidence prévues par la Loi sur la citoyenneté.

I. Points en litige

[3]                 Le ministre conteste deux aspects de la décision du juge de la citoyenneté.

[4]                 D'abord, le ministre soutient que le juge de la citoyenneté a mal interprété ou mal appliqué le critère de résidence exposé dans la Loi sur la citoyenneté.

[5]                 Deuxièmement, selon le ministre, le juge de la citoyenneté ne s'est pas demandé si M. Nandre avait effectivement établi son lieu de résidence au Canada et, s'il se l'est demandé, il aurait dû conclure que M. Nandre n'avait pas établi ici son lieu de résidence.


A. La condition de résidence

(1) Le critère

[6]                 Les critères juridiques de la citoyenneté sont énoncés au paragraphe 5(1) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29. Un demandeur de citoyenneté doit notamment avoir accumulé trois années de résidence au Canada au cours des quatre années antérieures. Le mot « résidence » n'est pas défini et il a été interprété de diverses façons dans les jugements de la Cour fédérale.

[7]                 Pour certains juges, le mot « résidence » signifie une présence réelle et physique au Canada pendant un total de trois ans : Pourghasemi (Re), [1993] A.C.F. n ° 232 (QL) (1re inst.). D'autres ont interprété moins rigoureusement la condition de résidence, en reconnaissant qu'une personne peut résider au Canada même si elle en est temporairement absente, pour autant qu'elle conserve de solides attaches avec le Canada : voir In re Loi sur la citoyenneté et in re Antonios E. Papadogiorgakis, [1978] 2 C.F. 208 (1re inst.). Un troisième courant jurisprudentiel, très semblable au second, définit la résidence comme l'endroit où l'on « vit régulièrement, normalement ou habituellement » ou l'endroit où l'on a « centralisé son mode d'existence » : Koo (Re), [1993] 1 C.F. 286 (1re inst.), au paragraphe 10. Plusieurs facteurs peuvent être pris en compte dans l'application de cette approche, notamment la période durant laquelle l'intéressé a été présent au Canada après son arrivée et avant de repartir, le lieu de résidence de sa famille, la durée et la forme des absences, ainsi que ce qui les a motivées, enfin la qualité globale des liens de l'intéressé avec le Canada.


[8]                 Dans l'affaire Lam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] A.C.F. 410 (QL) (1re inst.), le juge Lutfy (aujourd'hui juge en chef adjoint) avait estimé qu'il est loisible au juge de la citoyenneté de choisir l'une des approches reconnues. Il appartient alors à la Cour de dire si le juge de la citoyenneté a validement appliqué le critère choisi. Voir aussi : So c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 733; [2001] A.C.F. n ° 1232 (QL) (1re inst.); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Mindich (1999), 170 F.T.R. 148 (1re inst.); Qiao c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CFPI 228; [2002] A.C.F. n ° 307 (QL) (1re inst.).

[9]                 D'autres juges ont estimé que la Loi doit être interprétée uniformément et ne saurait s'accommoder de plusieurs interprétations également valides. Ils ont reconnu l'interprétation étroite adoptée pour la notion de résidence dans l'affaire Pourghasemi, susmentionnée : voir Chen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 1229; [2001] A.C.F. n ° 1693 (QL) (1re inst.); Lin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CFPI 346; [2002] A.C.F. n ° 492 (QL) (1re inst.)


[10]            Cette situation vient en partie de ce que les appels en matière de citoyenneté ne vont pas au-delà de la Section de première instance de la Cour fédérale. Le rôle unificateur et normalisateur de la Cour d'appel fédérale ne se manifeste pas dans ces matières. Sans un précédent contraignant, les juges de la Cour doivent dire si la Loi peut s'accommoder de plus d'une interprétation et, dans l'affirmative, si le choix d'une interprétation plutôt que d'une autre devrait être laissé aux juges de la citoyenneté.

[11]            Manifestement, la Loi peut être interprétée de deux manières, l'une exigeant une présence physique au Canada pendant trois ans sur un total de quatre, et l'autre exigeant moins que cela, pour autant que le demandeur de citoyenneté puisse justifier d'attaches étroites avec le Canada. Le premier critère est un critère physique et le deuxième un critère qualitatif.

[12]            Sans vouloir nullement contredire ceux qui pensent autrement, il me semble que le critère qualitatif devrait être appliqué par les juges de la citoyenneté. Cela ne veut pas dire que le critère physique est sans valeur. Si un demandeur de citoyenneté répond au critère physique, alors la condition de résidence énoncée dans l'alinéa 5(1)c) de la Loi sera remplie. Si un demandeur ne répond pas au critère physique, alors les juges de la citoyenneté devraient à mon avis s'en rapporter au critère qualitatif. Cette conclusion s'appuie sur six motifs :

[13]            D'abord, rappelons-le, la Loi ne définit pas le mot « résidence » . Si le législateur avait voulu exiger une présence physique durant trois années complètes, il lui aurait été facile de le dire dans la Loi. Vu l'absence d'une définition législative de « résidence » , ce mot doit recevoir le sens ordinaire que lui donne l'usage courant, ce qui manifestement peut englober le cas où une personne s'absente souvent de son domicile.

[14]            Deuxièmement, la disposition actuelle a remplacé une disposition comparable qui avait été interprétée comme une disposition exigeant une présence physique effective au Canada. L'ancienne loi (S.R.C. 1970, ch. C-19) contenait deux règles de résidence. Un demandeur de citoyenneté devait avoir résidé au Canada durant cinq des huit années antérieures (sous-alinéa 10(1)c)(i)) et durant douze des dix-huit mois antérieurs (alinéa 10(1)b)). Le calcul était fait en fonction des « années complètes » de résidence, et l'on entendait par là le nombre d'années de présence effective au Canada : Blaha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1971] C.F. 521 (C.A.). Lorsque la Loi actuelle s'est départie de la notion d' « années complètes » , le juge en chef adjoint Thurlow avait exprimé l'avis que la condition de résidence était dès lors devenue plus flexible : Papadogiorgakis, précitée.

[15]            Troisièmement, le critère qualitatif est appliqué depuis des décennies. L'affaire Papadogiorgakis a été décidée en 1978, un an après l'entrée en vigueur de l'actuelle Loi sur la citoyenneté. Ce n'est pas que le temps lui-même donne plus de force au critère. Mais, si le critère qualitatif ne correspondait pas à l'intention du législateur, la Loi aurait pu être modifiée il y a longtemps. Il est vrai que des modifications ont récemment été proposées, mais elles n'ont pas encore été adoptées. J'en dirai davantage plus loin sur les modifications proposées.


[16]            Quatrièmement, les demandeurs de citoyenneté sont expressément et officiellement informés qu'une présence physique au Canada durant trois ans n'est pas strictement nécessaire. Le questionnaire sur la résidence, qui doit être rempli par les demandeurs de citoyenneté, contient ce qui suit :

Le terme « résidence » n'étant pas défini dans la Loi sur la citoyenneté ni dans son Règlement d'application, nous devons nous référer aux décisions de la Cour fédérale pour en interpréter le sens. La Cour fédérale a jugé que la période de résidence au Canada aux fins de la citoyenneté n'est pas strictement limitée à la seule présence physique. La notion de résidence est plutôt liée à la mesure dans laquelle le requérant s'est établi au Canada, y a maintenu et centralisé son mode de vie, et ce pendant la période requise de trois ans au cours des quatre années qui précèdent le dépôt de sa demande de citoyenneté. En d'autres mots, le requérant doit prouver qu'il s'est établi au Canada et qu'il a gardé, pendant ses absences à l'étranger, suffisamment de liens avec celui-ci pour montrer le caractère permanent de sa résidence au Canada.

[17]            Ces directives ne sont pas juridiquement contraignantes, mais il serait évidemment injuste envers des demandeurs qu'on leur refuse la citoyenneté au motif qu'ils ne répondent pas à la condition des trois ans de résidence selon le critère physique, après qu'on leur a dit que le critère est un critère qualitatif. Il serait étrange aussi que les juges de la citoyenneté adoptent une approche qui ne s'accorde pas avec celle qui est exposée dans les documents mêmes dont ils doivent tenir compte pour décider si une demande est ou non recevable.


[18]            Cinquièmement, le critère qualitatif s'accorde avec les propositions visant à modifier la Loi. Des projets de loi successifs destinés à remplacer la Loi actuelle ont été déposés ces dernières années : voir le projet de loi C-63, première lecture le 7 décembre 1998; projet de loi C-16, première lecture le 25 novembre 1999; et projet de loi C-18, première lecture le 31 octobre 2002. S'agissant de la condition de résidence en vue de la citoyenneté, ces textes renfermaient tous une disposition prévoyant qu'une période de résidence de trois ans au cours des six années antérieures est nécessaire. Le mot « résidence » serait défini comme une présence physique au Canada.

[19]            D'une part, ces modifications établiraient un genre de critère physique qui serait sans doute plus rigoureux que le critère qualitatif, puisqu'elles exigeraient une période minimale de présence physique au Canada. D'autre part, cependant, le critère physique proposé est beaucoup moins rigoureux que celui qui s'appliquerait si la Loi actuelle était interprétée comme un texte exigeant dans tous les cas une présence physique effective durant trois années sur un total de quatre. Les modifications proposées s'accordent avec l'idée admise selon laquelle une flexibilité considérable devrait être intégrée dans la condition de résidence et, à mon avis, cette flexibilité est obtenue au moyen du critère qualitatif développé dans la jurisprudence de la Cour.

[20]            Sixièmement, il m'apparaît qu'il s'agit là d'un cas où l'ambiguïté législative devrait être résolue en faveur de l'individu. Nombreux sans aucun doute sont les aspirants à la citoyenneté canadienne qui organisent leurs affaires selon le texte de la Loi, selon l'orientation de la jurisprudence de la Cour et selon les directives qu'ils reçoivent des fonctionnaires canadiens, tous des éléments qui militent en faveur de l'application d'un critère qualitatif à la condition de résidence. Il serait plutôt inclément pour la Cour d'appliquer à ce stade de la procédure un critère différent dans les appels formés par le ministre contre les décisions faisant droit aux demandes de citoyenneté.

[21]            Par conséquent, je crois que le critère qualitatif exposé dans l'affaire Papadogiorgakis et précisé davantage dans l'affaire Koo devrait être appliqué lorsqu'un demandeur de citoyenneté ne répond pas au critère physique. J'ajouterais que je ne considère pas le critère qualitatif comme un critère facile à remplir. Il faudrait que les attaches d'une personne avec le Canada soient très étroites pour que ses absences soient considérées comme des périodes de résidence continue au Canada.

(2) Le critère dans son application à M. Nandre

[22]            Une preuve considérable des attaches étroites de M. Nandre avec le Canada a été présentée au juge de la citoyenneté. La famille entière avait manifestement fait du Canada son pays de résidence. Le juge de la citoyenneté a déclaré, à propos de M. Nandre :

[Traduction] Absences notées, mais approuvées. Tous ses voyages étaient des voyages d'affaires et ils étaient brefs. Il demeurait toujours dans des hôtels. Il habite Toronto depuis 1997. Il est propriétaire de deux maisons ici. Mode d'existence indubitable au Canada.

[23]            Eu égard à l'ensemble de la preuve qu'il avait devant lui, je ne vois aucune erreur dans la conclusion du juge selon laquelle M. Nandre avait établi et conservé avec le Canada des attaches solides qui justifiaient qu'il soit considéré comme un résident. Les périodes au cours desquelles il s'est absenté devraient être comptées dans la durée requise pour que soit remplie la condition de résidence, durée qui a commencé à la date où l'on peut dire qu'il a établi sa résidence au Canada. Malheureusement, cependant, le juge de la citoyenneté n'a pas déterminé cette date.


B. Le juge de la citoyenneté a-t-il commis une erreur sur la question de la date d'établissement de la résidence?

[24]            Comme je l'ai dit, la Loi sur la citoyenneté prévoit qu'un demandeur de citoyenneté doit justifier d'une période de résidence au Canada correspondant à un total d'au moins trois années sur les quatre années antérieures. Pour qu'un demandeur réponde à la condition de résidence, il doit d'abord prouver qu'il a établi sa résidence au Canada, puis qu'elle l'y a maintenue pendant la durée requise. La Cour a rendu de nombreuses décisions en ce sens : voir par exemple Chan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CFPI 270; [2002] A.C.F. n ° 376 (QL) (1re inst.); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Xu, 2002 CFPI 111; [2002] A.C.F. n ° 1493 (QL) (1re inst.).

[25]            Le juge de la citoyenneté n'a tiré aucune conclusion particulière sur cette question en ce qui concerne M. Nandre, sauf à relever que M. Nandre « habite Toronto depuis 1997 » .

[26]            La preuve dont disposait le juge de la citoyenneté montrait que la famille avait demeuré chez des amis pendant quelques jours après son arrivée au Canada en octobre 1997. Elle avait ensuite loué un appartement. Elle était retournée en Inde un mois plus tard, pour y passer les cinq mois suivants, et revenir au Canada en avril 1998.

[27]            Je n'ai aucun doute que M. Nandre a établi effectivement sa résidence à Toronto. La question est quand? Étant donné qu'il a demandé la citoyenneté en mars 2001, il lui faudrait prouver qu'il a établi sa résidence à Toronto au plus tard en mars 1998 afin de remplir l'exigence de trois ans. Cependant, en mars 1998, M. Nandre était en Inde, accompagné de son épouse. Le seul moment où il s'est trouvé au Canada avant mars 1998, c'était durant le premier mois de l'automne 1997. Cependant, je vois très peu d'éléments de preuve attestant qu'il a établi sa résidence au Canada à cette date. La plupart des attaches que la famille a établies avec le Canada - attaches professionnelles, financières et scolaires - semblent avoir été établies plus tard que cela, après son retour au Canada au printemps de 1998. La brève visite effectuée par la famille à Toronto en octobre 1997 semble avoir été un voyage initial de reconnaissance, dont l'objet était peut-être simplement de trouver un appartement.

[28]            En l'absence d'une preuve attestant que M. Nandre a établi sa résidence au Canada en octobre 1997, et puisque le juge de la citoyenneté n'a pas sur ce point tiré de conclusion précise, je dois faire droit à cet appel.

                                                                        JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.          L'appel est accueilli.

                                                                                                                                 « James W. O'Reilly »             

                                                                                                                                                                 Juge                               

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                                    COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                               SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                                 AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                           T-1177-02

INTITULÉ :                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION c. SATISH NARAYAN NANDRE

LIEU DE L'AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :              LE 10 AVRIL 2003

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                               MONSIEUR LE JUGE O'REILLY

DATE DES MOTIFS :                      le 26 mai 2003

COMPARUTIONS :

Martin Anderson                                                                            POUR LE DEMANDEUR

M. Max Chaudhary                                                                        POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada                                               POUR LE DEMANDEUR

Chaudhary Law Office

North York (Ontario)                                                                     POUR LE DÉFENDEUR


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