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Date : 20051209

Dossier : IMM-73-05

Référence : 2005 CF 1681

Ottawa (Ontario), le 9 décembre 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE VON FINCKENSTEIN

ENTRE :

EDGAR HUGO GAONA MONTENEGRO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Il s'agit d'une demande d'asile présentée par Edgar Hugo Gaona Montenegro (le demandeur), un citoyen du Pérou âgé de 32 ans. Il demande l'asile parce qu'il craint de retourner au Pérou. Sa crainte est fondée sur les actions du Sendero Luminoso (le Sentier lumineux) et il a également peur de la « mafia » du Fujimori.

[2]                Le demandeur travaillait comme gardien de sécurité sur un navire de charge au Pérou. En raison du poste qu'il occupait, il faisait l'objet de menaces de la part du groupe le Sentier lumineux depuis le 15 août 2003. Les membres de ce groupe terroriste posaient au demandeur de nombreuses questions et l'ont informé que le navire de charge transportait des armes. Ils lui ont demandé de se joindre au groupe. Toutefois, le demandeur a décidé de ne pas se joindre au groupe étant donné qu'il connaissait sa réputation de violence. Il a par la suite commencé à recevoir des appels téléphoniques de menaces à sa vie et à celle de sa famille. Il a en vain pris contact avec la police.

[3]                En septembre 2003, il a eu une rencontre face à face avec deux membres du Sentier lumineux. En octobre et en novembre 2003, il a reçu des menaces lui disant de cesser d'envoyer ses enfants à l'école. Ses amis l'ont par la suite informé que l'asile était disponible au Canada et il a donc accepté un emploi sur un bateau en direction du Canada. Le demandeur est arrivé au Canada le 1er février 2004 et il a demandé l'asile le 13 février 2004.

[4]                La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté sa demande d'asile après avoir conclu ce qui suit :

              a)        le demandeur n'était pas digne de foi;

              b)        il existait au Pérou une protection de l'État adéquate.

[5]                Les parties s'entendent sur le fait que la norme de contrôle applicable aux conclusions quant à la crédibilité est la décision manifestement déraisonnable. (Voir l'arrêt Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 160 N.R. 315.)

[6]                Dans sa décision, la Commission a commis deux erreurs manifestement déraisonnables. Elle a conclu ce qui suit à la page 7 de sa décision :

Quand on lui a demandé s'il pensait que le fait de signaler les présumés incidents à la police aurait pu lui créer d'autres ennuis avec le Sentier lumineux, il a d'abord répondu qu'il n'y voyait aucun problème mais s'est ensuite ravisé pour répondre par la suite « bien sûr que oui » , étant donné que le Sentier lumineux essayait de le recruter. Dans Dan-Ash, la Cour stipule :

                   ... Un indicateur important de la crédibilité du témoin est la cohérence de son récit.

Le tribunal ne trouve pas crédible la deuxième réponse parce que le demandeur prétend s'être rendu à la police et, d'après son rapport, ne mentionne aucune menace particulière dont il aurait fait l'objet. Il semble qu'il ait échafaudé sa deuxième réponse dans le but d'exagérer sa situation par rapport à ce groupe.

[7]                Toutefois, un examen de la transcription montre que le demandeur a rendu le témoignage suivant :

[traduction]

PRÉSIDENT DE

L'AUDIENCE :            Certainement, répétez la question posée par l'avocat.

                        DEMANDEUR :           Oui, il y aurait encore de l'intérêt.

AVOCAT :                   Maintenant, dans son témoignage il a en outre mentionné qu'il avait signalé l'affaire à la police.

                        DEMANDEUR :          Oui.

                        AVOCAT :                   Cela créerait-il d'autres problèmes pour lui?

                        DEMANDEUR :           Non.

                        AVOCAT :                   (Inaudible) avec la police ou les gens du SL?

                        DEMANDEUR :           Je ne comprends pas la question.

AVOCAT :                   Ce que je veux dire c'est dans le cas où vous signalez à la police le fait que les gens du SL sont venus pour poser des questions, pour faire du harcèlement. Alors, y a-t-il un risque à faire ce genre de signalement à la police?

                        DEMANDEUR :           Évidemment, oui.

                        AVOCAT :                   Quelle sorte de risque?

DEMANDEUR :           Des risques à ma vie parce qu'ils m'ont menacé de mort si je ne devenais pas membre de leur groupe.

[8]                Par conséquent, le demandeur n'était pas incohérent. Plutôt, il ne comprenait pas complètement l'importance de la question initiale. Lorsque la question a été formulée de façon plus précise, le demandeur a répondu d'une façon compatible avec sa demande.

[9]                Deuxièmement, la Commission a déclaré ce qui suit :

Même si le demandeur fait valoir qu'il s'est rendu à la police, il n'a présenté aucune preuve à l'appui de sa déclaration. Il a déclaré n'éprouver aucune crainte de la police; il est donc raisonnable de s'attendre à ce qu'il présente une preuve documentaire de sa déclaration à la police en fournissant une copie du rapport. Un demandeur d'asile doit fournir une preuve claire et convaincante qu'il existe une possibilité sérieuse qu'il ne puisse raisonnablement obtenir la protection de l'État. En outre, le demandeur n'a pas montré qu'il a fait des efforts raisonnables pour obtenir la protection de l'État, qui ne pouvait être assurée ni était adéquate.

[Les notes en bas de page sont omises.]

[10]            Cette conclusion est contraire à la preuve. Lors de l'audience, le demandeur a demandé qu'on l'autorise, même s'il était en retard, à présenter un document de la police qui démontrait qu'il avait signalé à la police les menaces du SL. La Commission l'a autorisé à présenter le document en statuant que ce document était pertinent et en a fait la pièce C-4. (Voir le dossier du tribunal à la page 206.) La Commission a même résumé la position du demandeur en renvoyant expressément au rapport de police :

[traduction]

Vous dites au tribunal que vous avez signalé l'incident à la police, et la pièce C-3 sert à appuyer cette allégation. Vous déclarez qu'un soir de septembre, alors que vous retourniez à la maison, deux personnes vous ont abordé et ont menacé de vous tuer et de tuer vos enfants. Vous déclarez que durant tout le mois d'octobre et tout le mois de novembre 2003, vous avez reçu plus de menaces et que vous avez retiré vos enfants de l'école puis vous vous êtes personnellement caché. (Page 208 du dossier du tribunal.)

[11]            De plus, au cours de l'audience, on a interrogé abondamment le demandeur à l'égard du rapport de police. (Voir le dossier du tribunal aux pages 235 à 238.) Cela défie l'affirmation selon laquelle il n'y a pas d'éléments de preuve corroborant qu'un tel rapport avait été fait.

[12]            Par conséquent, la Commission a tiré une conclusion manifestement déraisonnable : a) en concluant que le témoignage du demandeur était incohérent alors qu'il ne l'était clairement pas; b) en retenant contre le demandeur l'absence de preuve documentaire alors qu'il avait dans les faits fourni une telle preuve que la Commission reconnaissait être pertinente.

[13]            Cela devrait régler l'affaire. Toutefois, le défendeur prétend que la conclusion selon laquelle il existe une protection de l'État était valable et que par conséquent la décision devrait encore être maintenue malgré les erreurs de la Commission (que le défendeur ne conteste pas). Au soutien de cette prétention, le défendeur s'appuie sur la décision Sarfraz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. no 1974, et l'arrêt Yassine c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1994), 172 N.R. 308.

[14]            Dans la décision Sarfraz, précitée, Mme la juge Snider a fait la déclaration suivante, sur laquelle s'appuie le défendeur, aux paragraphes 11 et 12 :

[traduction]

Dans ses motifs, la Commission a clairement reconnu les problèmes se rapportant à la violence sectaire qui existe toujours au Pakistan. Même si la Commission n'a pas mentionné chacun des éléments de preuve documentaire dont elle disposait, il n'y a pas d'erreur susceptible de contrôle (Hassan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1992), 147 N.R. 317; Stelco Inc. c. British Steel Canada Inc., [2000] 3 C.F. 282 (C.A.)). L'analyse faite par la Commission à l'égard de la protection de l'État était exhaustive et détaillée et était appuyée par la preuve documentaire dont la Commission disposait. Par conséquent, il n'est pas justifié que la Cour intervienne à l'égard de cette conclusion.

Cette conclusion est suffisante en elle-même pour trancher la présente demande de contrôle judiciaire. En raison de la conclusion de la Commission selon laquelle la protection de l'État est adéquate, le demandeur ne peut être visé par la définition de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger. Par conséquent, toute autre erreur commise par la Commission serait sans effet, parce que la conclusion ultime de la Commission ne serait pas différente si ces erreurs n'avaient pas été commises.

[15]            Dans l'arrêt Yassine, précité, M. le juge Stone, aux paragraphes 9 et 10, a fait la déclaration suivante que le défendeur cite au soutien de sa prétention :

Même si les nouveaux renseignements ont été reçus de façon irrégulière et que l'appelant n'a pas renoncé à cette irrégularité, il ne semble pas y avoir de raison de renvoyer l'affaire à la Section du statut de réfugié, en autant que celle-ci a eu raison, comme je le crois, de conclure que la version de l'appelant n'était pas crédible. Je ne veux pas dire que la violation d'un principe de justice naturelle ne nécessite pas habituellement une nouvelle audience. Le droit à une audience impartiale est un droit indépendant. Habituellement, le déni de ce droit a pour effet de rendre nulles l'audience et la décision qui en résulte [Voir Note 6 ci-dessous]. Une exception à cette règle stricte a été reconnue dans l'arrêt Mobile Oil Canada Ltd. et al c. Office Canada-Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202 où, à la page 228, la Cour suprême du Canada a cité l'opinion suivante du professeur Wade :

On pourrait peut-être faire une distinction fondée sur la nature de la décision. Dans le cas d'un tribunal qui doit trancher selon le droit, il peut être justifiable d'ignorer un manquement à la justice naturelle lorsque le fondement de la demande est à ce point faible que la cause est de toute façon sans espoir.

Tout en reconnaissant qu'il y avait eu manquement à la justice naturelle ou à l'équité sur le plan de la procédure, la Cour suprême a donné effet à la distinction du professeur Wade en refusant d'accorder une réparation, parce que l'affaire soulevait une question pour laquelle il existait une réponse « inéluctable » , étant donné que l'instance décisionnelle « serait juridiquement tenue de rejeter [la] demande » de l'appelante dans cette cause.

Les paramètres à l'intérieur desquels la distinction proposée par le professeur Wade devrait s'appliquer doivent encore être déterminés. S'exprimant au nom de la Cour, le juge Iacobucci, citant l'arrêt Cardinal c. Directeur de l'établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, a dit à la page 228 que les circonstances de l'affaire Mobile Oil étaient « exceptionnelles puisque, habituellement, la futilité apparente d'un redressement ne constituera pas une fin de non-recevoir » . Il convient de souligner que l'affaire Cardinal portait sur le déni total du droit de se faire entendre. Il n'est pas nécessaire, en l'espèce, de formuler des hypothèses sur le résultat, en supposant évidemment qu'il y a eu manquement à la justice naturelle et qu'il n'y a pas eu de renonciation à cet égard [Voir Note 7 ci-dessous]. La conclusion défavorable quant à la crédibilité étant bien fondée, la demande ne pouvait qu'être refusée. Il serait inutile de renvoyer l'affaire à la Section du statut de réfugié dans ces circonstances.

[Les notes 6 et 7 sont supprimées. Non souligné dans l'original.]

[16]            L'arrêt Yassine, précité, comportait une question de renseignements se rapportant aux conditions du pays reçus de façon incorrecte après la fin de l'audience. En ce qui concerne la crédibilité, le juge Stone a expressément mentionné aux paragraphes 9 et 10 que la Section du statut de réfugié « a eu raison [...] de conclure que la version de l'appelant n'était pas crédible » . Cette affaire est par conséquent différente et n'est pas utile au défendeur.

[17]            Quant à la déclaration apparemment catégorique faite dans la décision Sarfraz, précitée, je ne peux pas la mettre dans son contexte étant donné qu'il ne ressort pas clairement du jugement si les autres failles de la décision de la Commission qui étaient contestées par le demandeur avaient un lien avec la protection de l'État. Cependant, la jurisprudence établit clairement que la protection de l'État n'est pas un concept à appliquer dans l'abstrait. Le demandeur doit d'abord établir la menace à laquelle il est exposé qui ferait de lui un réfugié au sens de la Convention ou une personne à protéger. La Commission doit ensuite établir s'il existe une protection de l'État à l'égard de la menace établie.

[18]            Dans la présente affaire, la crédibilité du demandeur à l'égard de la menace à laquelle il est exposé de même qu'à l'égard de la protection de l'État a été mise en doute sur le fondement d'une erreur flagrante. La Commission a retenu contre le demandeur la prétendue omission d'avoir fourni un rapport de police. Non seulement avait-il fourni un rapport de police, mais la Commission avait reconnu que ce rapport était pertinent et elle avait par la suite posé au demandeur plusieurs questions sur ce rapport. Par conséquent, il y a un lien important entre la conclusion de la Commission selon laquelle il existe une protection de l'État et l'erreur manifestement déraisonnable de la Commission (qui a conduit à la conclusion selon laquelle il n'existait pas de menace crédible). Compte tenu de ce lien étroit, toute la décision est entachée par l'erreur et doit être rendue à nouveau.

[19]            À la fin de l'audience, lorsque j'ai indiqué aux avocats la décision que je rendrais par écrit, l'avocat du défendeur a suggéré que je certifie la question suivante :

[traduction]

« Si une conclusion valable a été tirée à l'égard de la protection de l'État, est-il sans importance que d'autres erreurs aient été commises par la Commission? »

[20]            Je ne vois aucune raison de poser cette question étant donné qu'elle ne résulte pas de la présente instance. Une conclusion à l'égard de la disponibilité de la protection de l'État peut difficilement être considérée comme une conclusion valable lorsqu'elle est étroitement liée à une conclusion déficiente de manque de crédibilité.

[21]            Par conséquent, la présente demande sera accueillie.

ORDONNANCE

            LA COUR ORDONNE que la décision de la Commission datée du 1er décembre 2004 soit annulée et que l'affaire soit renvoyée à un tribunal différemment constitué pour un nouvel examen.

                                                                        « Konrad W. von Finckenstein »

Juge

Traduction certifiée conforme

Danièle Laberge, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         IMM-73-05

INTITULÉ :                                        EDGAR HUGO GAONA MONTENEGRO

                                                                                                                        demandeur

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE

L'IMMIGRATION

                                                                                                                        défendeur

LIEU DE L'AUDIENCE :                  TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 6 DÉCEMBRE 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                        LE JUGE VON FINCKENSTEIN

DATE DES MOTIFS :                       LE 9 DÉCEMBRE 2005

COMPARUTIONS :

Boniface Ahunwan

POUR LE DEMANDEUR

Ladan Shahrooz

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Boniface Ahunwan

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

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