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     Date : 19980608

     Dossier : T-2942-94

Entre :

     SA MAJESTÉ LA REINE,

     demanderesse,

     - et -

     CRAGG & CRAGG DESIGN GROUP LTD.,

     défenderesse.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

Le protonotaire HARGRAVE

[1]      La défenderesse, que j'appellerai également Cragg & Cragg, conclut au rejet de l'action soit pour retard soit pour défaut de poursuivre ou, subsidiairement, à la suspension d'instance. L'action visée est elle-même un appel formé contre la décision par laquelle le Tribunal canadien du commerce extérieur (le Tribunal du commerce) a annulé une cotisation établie par le ministre du Revenu national.

RÉSUMÉ DES FAITS

[2]      La demanderesse a vraiment laissé traîner les choses sans aucune excuse. Bien que ce retard ait causé des difficultés à la défenderesse, je ne pense pas qu'il y ait eu préjudice en ce que celle-ci pourrait en perdre le bénéfice d'un procès équitable, ce qui est un élément du critère usuel du défaut de poursuivre, tel que l'a défini la jurisprudence Birkett v. James, [1978] A.C. 297 (H.L.). Cependant, le préjudice peut revêtir différents formes. Dans Department of Transport v. Chris Smaller Ltd., [1989] 1 A.C. 1197 (H.L.), lord Griffiths note que le préjudice requis peut revêtir de multiples formes et n'est pas limité au déni de procès équitable : ce peut être un préjudice sur le plan commercial ou professionnel, par exemple le retard qui entrave les activités professionnelles de quelqu'un. En outre, lorsqu'en sus du retard, la volonté ou le désir de poursuivre est douteux, le préjudice pour le défendeur n'est pas un élément nécessaire; v. Grovit v. Doctor, [1997] 1 W.L.R. 640 (H.L.).

[3]      J'ai conclu, à la lumière de toutes les circonstances de la cause, qu'il y a eu retard excessif et inexcusable, avec préjudice sur le plan commercial. Il y a encore une raison pour laquelle il y a lieu de rejeter l'action en l'espèce. Tout au long de l'audition de la requête, l'avocat de la demanderesse a soutenu que puisqu'il s'agit d'un appel, sous forme de jugement de novo, contre une décision du Tribunal du commerce, dont le jugement ne présente plus de ce fait aucune importance, c'est à la contribuable qu'il incombe de démontrer que la cotisation établie par le ministre est erronée. Et qu'ainsi, Cragg & Cragg se retrouve en fait demanderesse, ce qui produit deux conséquences. En premier lieu, celle-ci ne peut invoquer aucun des droits ou redressements de procédure propres au défendeur sous le régime des Règles de la Cour fédérale et, en second lieu, c'est à elle qu'il incombait et incombe toujours, et non à la Couronne en tant que demanderesse, de diligenter l'action. Force m'est de conclure de ces présomptions entièrement erronées faites par la demanderesse qu'elle n'a nul désir ou volonté réelle de donner suite à cette action. Bien que cette attitude nonchalante de la Couronne semble s'être manifestée dès les débuts mêmes du litige, je ne peux pas prendre en compte le retard qui se faisait sentir avant l'introduction de l'action; mais un engagement tardif des procédures est significatif :

     [TRADUCTION]

     " Pour qu'il puisse y avoir rejet de l'action pour défaut de poursuivre, le retard invoqué doit concerner le temps que le demandeur laisse écouler inutilement après l'émission du bref. Un retard dans l'engagement de la procédure fait que le demandeur est d'autant plus tenu de diligenter, et une lenteur qui serait excusable si l'action avait été engagée plus tôt serait inexcusable à la lumière de l'intervalle qui s'est écoulé après l'émission du bref. " (Birkett v. James (supra) , p. 322)         

Dans Birkett v. James, la Chambre des lords pose que le retard se constate à compter du moment où l'action est intentée, mais que s'il y a eu retard auparavant, le demandeur est d'autant plus tenu de diligenter; voir aussi Biss v. Lambeth Area Health Authority, [1978] 1 W.L.R. 382, p. 390 (C.A.), et Department of Transport v. Chris Smaller Ltd. (supra), p. 1206 (H.L.). En l'espèce, la demanderesse avait attendu jusqu'à la fin du délai d'appel pour intenter cette action; il ne s'agissait cependant que de quelques mois. Mais elle n'a été ni empressée ni diligente dans toute cette affaire, si on remonte jusqu'en mai 1991. J'ajouterais aussi qu'en règle générale, s'il y a une taxe à percevoir, la Couronne et le ministère de la Justice doivent, dans tous les cas, veiller à la recouvrer, mais s'il n'y a pas de taxe à percevoir, ils devraient s'occuper de choses plus productives, car la procrastination et les procédures inutiles sont au détriment du contribuable. En conséquence, j'ai appliqué les précédents Birkett v. James et Grovit v. Doctor pour faire droit à la requête de la défenderesse et rejeter l'action de la Couronne, à la fois pour retard excessif et inexcusable et préjudice sur le plan commercial, tout comme pour retard et défaut d'intention de procéder. Je vais maintenant analyser l'affaire plus en détail.

QUELQUES FACTEURS PERTINENTS

[4]      La défenderesse, qui est une entreprise familiale de conception et de promotion d'immeubles résidentiels, a assemblé un important terrain à North Vancouver en 1989. Elle y a construit un complexe intégré de 18 immeubles résidentiels, appelé Illahee. Il s'agit d'un ensemble linéaire intégré, et non d'un édifice élevé massif; n'empêche que le régime en est aussi celui de la copropriété.

[5]      Les considérations financières sous-tendant le projet Illahee dépendent en grande mesure d'un abattement de la taxe de vente fédérale dans le cadre de la Loi sur la taxe d'accise, de l'ordre de 50 p. 100 ou de 75 p. 100, selon l'état d'achèvement du projet au 1er janvier 1991.

[6]      La défenderesse a entrepris diligemment des recherches en la matière et s'est renseignée auprès des autorités compétentes de Revenu Canada pour s'assurer que s'il atteignait l'état d'achèvement requis, le projet Illahee recevrait l'abattement maximum de 75 p. 100, soit 427 237,50 $ au total. La défenderesse a calculé, renseignement pris, que pour y parvenir, l'ensemble du projet devait être achevé à 50 p. 100.

[7]      Au 1er janvier 1991, 11 des 18 immeubles et la plus grande partie de l'infrastructure commune, représentant 55 p. 100 du coût du projet, ont été achevés. La défenderesse a demandé l'abattement aussitôt que Revenu Canada eut imprimé et rendu publiques les formules nécessaires, le 21 janvier 1991.

[8]      La défenderesse fait savoir que contrairement aux informations données à l'origine, Revenu Canada a décidé, le 26 février 1991, de n'accorder un abattement qu'à l'égard des immeubles du projet qui ont été achevés. Selon la défenderesse, cette approche, qui traitait différemment constructions linéaires en copropriété et édifices élevés en copropriété, s'opposait à ce à quoi elle s'attendait à la suite des indications données par Revenu Canada. De ce fait, elle n'a eu droit qu'à un abattement de 185 501,25 $, le reste, soit 241 736,25 $, étant refusé. La défenderesse fait observer que si elle avait été informée à l'origine que Revenu Canada traitait différemment constructions linéaires horizontales et constructions verticales, elle aurait révisé son calendrier de construction et terminé à 50 p. 100 chaque immeuble faisant partie du complexe, au lieu des 55 p. 100 du complexe pris dans son ensemble. Cette tournure des événements, conjuguée avec la chute des prix de l'immobilier à Vancouver en 1990, a causé de graves difficultés financières à la défenderesse.

[9]      Promptement, en mars 1991, elle a déposé un avis d'opposition à la décision du ministre, dans l'espoir d'une résolution dans les meilleurs délais. Vingt-deux mois après, et à la suite de multiples rappels, le ministre, sans même faire référence à l'avis d'opposition de Cragg & Cragg, a rejeté celui-ci. La défenderesse a fait appel de cette décision du ministre au Tribunal du commerce le 19 octobre 1993.

[10]      Le Tribunal du commerce a fait droit à son appel. Il y a cependant lieu de noter que l'avocat représentant le ministre n'a ni contre-interrogé M. George Cragg ni produit aucun témoin devant le Tribunal, mais s'est contenté de dire, vers la fin de l'audience, qu'il ne fallait pas ajouter foi au témoignage de M. Cragg.

[11]      Juste avant l'expiration du délai d'appel contre la décision du Tribunal du commerce, la Couronne a déposé l'appel en instance auprès de la Cour, le 12 décembre 1994. La défenderesse a déposé sa défense le 30 janvier 1995. Au 1er février 1996, étant donné que rien n'avait été fait au nom du ministre durant l'année qui suivit le dépôt de la défense, l'avocat de la défenderesse a demandé à l'avocat de la Couronne si le ministre entendait donner suite à l'action. Il semblerait que l'avocat de la Couronne ne connaissait pas la réponse, car celui qui occupait à l'époque a entrepris de se renseigner à ce sujet. Un an après, c'est-à-dire en février 1997, la Couronne a, sans autre explication, déposé son avis d'intention de procéder et produit son affidavit d'énumération des documents. La Couronne fait état de lettres qu'elle envoyait à la défenderesse en 1997 et 1998, mais aucune de ces lettres ne contribuait à la mise en état de l'affaire. Durant quelques mois en 1997, rien n'a été fait, par suite d'une tragédie familiale.

[12]      La défenderesse a déposé cette requête le 13 mars 1998, qui devait être entendue dans le courant du mois. Peu après le dépôt et la signification de la requête, la demanderesse a signifié à la défenderesse un second avis d'intention de procéder. La requête de la défenderesse, qui devait être entendue en mars 1998, a été ajournée au 9 avril 1998 par consentement des parties. Par la suite, celles-ci ont déposé des conclusions écrites.

ANALYSE

[13]      Plusieurs questions préalables doivent être tranchées en premier lieu. Je n'examinerai pas tous les points de procédure soulevés par la demanderesse, mais seulement ceux qui pourraient être fondés.

[14]      La demanderesse soutient qu'elle a remédié au retard par la production de l'affidavit d'énumération des documents en février 1997. En cela, elle prend ses désirs pour la réalité.

[15]      Elle dit que la défenderesse ne lui a pas laissé le temps de poursuivre l'action avant d'introduire la requête en rejet en application de la règle 440. Celle-ci prescrit, dans les circonstances normales, un préavis de deux semaines avant l'introduction de la requête en rejet pour défaut de poursuivre. Ce préavis a pour objet de donner au demandeur la possibilité de donner suite à l'action. En l'espèce donc, la demanderesse avait quatre semaines, savoir l'intervalle entre la signification et l'audition de la requête, pour prendre les mesures nécessaires. Elle n'en a rien fait. Il s'agit en l'espèce d'un cas où il est indiqué d'exempter de l'observation de la disposition relative au préavis.

[16]      La demanderesse soutient encore que la défenderesse était elle-même en défaut au regard des Règles et, de ce fait, n'était pas recevable à demander le rejet pour défaut de poursuivre. Cet argument n'a rien d'inédit. Les agissements antérieurs du défendeur sont toujours un facteur; v. Allen v. Sir Alfred McAlpine & Sons Ltd., [1968] 2 Q.B. 229, page 260 (C.A.). Il se trouve cependant que si une telle règle devait recevoir une application générale, très peu de requêtes en rejet pour défaut de poursuivre seraient entendues, encore moins accueillies. La décision Parfums Nina Ricci c. Modes Ricci International Ltd. (1985), 1 C.P.R. (3d) 142 (C.F. 1re inst.), que cite la demanderesse, note seulement que la requête en rejet pour défaut de poursuivre est irrecevable si le défendeur est en défaut en matière d'engagements; il n'y était pas question de défaut au regard des Règles.

[17]      La demanderesse cite encore Allied Old English Inc. c. Staud (1996), 64 C.P.R. (3d) 479, affaire dans laquelle le protonotaire adjoint a jugé qu'un défendeur en défaut ne saurait être recevable à demander le rejet pour défaut de poursuivre. Mais lui-même a reconnu que cette vue n'est fondée que dans une certaine mesure sur la jurisprudence Nina Ricci et qu'en outre, il ne s'agit là que d'une observation incidente en ce que la requête avait été jugée au fond puis rejetée par ce motif que le défendeur ne satisfaisait à aucun des trois éléments classiques du critère défini par la Cour d'appel dans Allen v. Sir Alfred Alpine & Sons Ltd. (supra, page 268) comme par la Chambre des lords dans Birkett v. James (supra, page 318).

[18]      Examinant au fond la requête de la défenderesse en l'espèce, j'ai pris en compte ses propres lenteurs. Il se trouve que ses manquements sur le plan de la procédure ne sont pas de nature à rendre sa requête irrecevable. Au surplus, la demanderesse doit se rappeler qu'en règle générale, il incombe au demandeur de diligenter l'action. Ce qui m'amène à examiner le dernier argument de procédure proposé par la demanderesse et qui présente une certaine force.

[19]      La demanderesse soutient qu'il incombe à la contribuable de diligenter l'action intentée contre elle-même et que, de ce fait, il ne saurait y avoir retard valant défaut de poursuivre de la part de la demanderesse. La défenderesse ne peut donc invoquer le retard dans une requête introduite sous le régime de la règle 440. Cet argument plutôt compliqué est fondé sur le fait que la procédure en instance est un appel opérant nouveau jugement de l'affaire décidée par le Tribunal du commerce et que de ce fait, c'est à la défenderesse, en sa qualité de contribuable, de prouver que la cotisation faite par le ministre était erronée. Selon cet argument, il incombe à la contribuable, qui doit contester la cotisation faite par le ministre, de produire en premier les témoignages devant la Cour fédérale. L'avocat de la Couronne en conclut qu'il n'est que logique que la défenderesse, Cragg & Cragg, soit tenue de donner suite à l'action et de la diligenter.

[20]      Ce en quoi l'avocat de la demanderesse se trompe, c'est que si le contribuable doit produire les preuves et témoignages plus tôt que ce n'est le cas dans une action civile normale, cette obligation ne fait pas de lui un demandeur, pas plus que le déplacement de la charge de la preuve n'inverse la qualité respective du demandeur et du défendeur ou le rôle que l'un et l'autre doivent assumer dans la mise en état de la cause. En d'autres termes, il est faux de dire que le contribuable défendeur est le premier à produire les preuves et témoignages au procès. Au contraire, c'est l'avocat du demandeur qui commence normalement, quand il y a contestation de cotisation. Normalement, le demandeur produit des preuves et témoignages relatifs à la cotisation établie par le ministre, puis il peut conclure sa plaidoirie, et il incombe alors au contribuable de démontrer que la cotisation est défectueuse. On peut citer diverses jurisprudences à l'appui de cette procédure normale. Par exemple, le président Thorson de la Cour de l'Échiquier a tiré la conclusion suivante dans M.N.R. v. Simpson's Ltd. (1953), 53 D.T.C. 1127, page 1129 :

     [TRADUCTION]         
     " Il s'ensuit, dans ces circonstances, que si le ministre, en sa qualité d'appelant, peut être appelé à produire le premier les preuves et témoignages, il peut s'en tenir à la cotisation pour ce qui est des faits, sans autre preuve ou témoignage. Il en résulte qu'il incombe alors au défendeur de prouver que la cotisation est erronée. "         

Le passage ci-dessus a été cité par le juge Joyal dans First Fund Genesis Corporation c. M.R.N. (1990), 34 F.T.R. 313, page 316. De même, dans La Reine c. Lavers, [1978] C.T.C. 341 (C.F. 1re inst.), la Cour a adopté en ces termes la conclusion tirée dans Simpson's :

     " J'adopte le point de vue précité du président Thorson. En conséquence, j'ai averti les parties qu'ici il appartenait au contribuable d'établir le bien-fondé de la décision de la Commission de révision de l'impôt. J'ai invité l'avocat de la demanderesse à commencer. Il a déposé comme pièce à conviction la cotisation établie par le Ministre à l'égard de la déclaration de revenu du défendeur pour l'année d'imposition 1974. L'avocat a également fait état de la déclaration conjointe souscrite par les parties. (page 344)         

L'inversion de la charge de la preuve ne transforme nullement un contribuable défendeur en demandeur. Il ne s'agit là que d'un exposé de la charge de la preuve selon l'ordre de présentation des différents aspects de l'affaire. Il est vrai que la cotisation établie par le ministre est toujours présumée valide et que contribuable peut être tenu de produire des preuves et témoignages dès l'ouverture de la procédure lorsqu'il y a appel du ministre contre la décision du Tribunal du commerce, mais cela ne signifie pas pour autant que Cragg & Cragg est irrecevable à recourir aux fins de non-recevoir ouvertes aux défendeurs ou qu'elle doit assumer le rôle du demandeur dans la mise en état de la cause. J'en viens maintenant au fond de la requête de la défenderesse.

[21]      Les Règles en vigueur à l'audition de sa requête étaient celles qui précédaient la modification du 25 avril 1998. La règle 440 prévoyait le rejet pour défaut de poursuivre, et le critère à observer en la matière est bien connu. Pour réussir, le défendeur doit prouver qu'il y a eu retard excessif et qu'il en subira probablement un préjudice grave. C'est au demandeur qu'il incombe de donner une explication acceptable pour le retard. Ce critère est défini dans les jurisprudences Allen v. Sir Alfred McAlpine (supra) en page 268, et Birkett v. James (supra) en page 318.

[22]      L'affaire en instance n'est pas compliquée. Elle aurait dû être mise en état pour passer en jugement depuis longtemps, et ce compte tenu du hiatus observé au bénéfice de la défenderesse en guise de sympathie. Eu égard à toutes les circonstances, le retard, à compter de l'introduction de l'action en décembre 1994, interrompu seulement par le dépôt par la demanderesse de son affidavit d'énumération des documents et par la signification de deux avis d'intention de procéder de sa part, est un retard excessif. L'excuse avancée par la demanderesse, à savoir qu'il incombait à la défenderesse de diligenter, n'est pas acceptable. Cependant, comme noté supra, la défenderesse n'a pas subi un préjudice au sens courant du terme.

[23]      Le préjudice le plus courant, dont tient compte la justice en cas de défaut de poursuivre, est l'impossibilité pour le défendeur d'avoir un procès équitable (voir par exemple Birkett v. James, supra, page 318). Ou encore, comme dans l'affaire Chris Smaller, le préjudice sur le plan commercial ou professionnel (supra, page 1209). En l'espèce, j'ajoute foi au témoignage de M. George Cragg que la défenderesse a subi un préjudice financier, et que ses affaires ont gravement pâti de l'incertitude tenant au retard du fait de la demanderesse, qui a empêché Cragg & Cragg d'enchaîner dans l'exploitation de son entreprise dans un délai raisonnable. M. Cragg n'a pas été contre-interrogé au sujet de son affidavit, bien qu'il y eût amplement de temps à cette fin. Son témoignage prouve à tout le moins la probabilité de préjudice grave, c'est-à-dire l'élément requis en la matière. C'est ainsi qu'à la clôture des débats, ma conclusion, maintenant couchée sur papier, était qu'il fallait rejeter cette action non seulement pour défaut de poursuivre, mais encore parce que la défenderesse, avec l'aide considérable de la demanderesse, a prouvé qu'il y a lieu à rejet pour retard et défaut d'intention de procéder, conformément aux principes définis par la Chambre des lords dans Grovit v. Doctor (supra). À la clôture des débats, j'ai rappelé cette jurisprudence aux avocats des deux parties pour leur demander de soumettre leurs arguments écrits en conséquence. Comme noté supra, j'estimais que le retard et le défaut d'intention réelle de donner suite à l'action pourraient être les motifs de rejet de cette action. L'avocat de la défenderesse cite aussi Universal Graphics Ltd. c. Canada (1998), 135 F.T.R. 71, et Margem Chartering Co. c. Cosena S.R.L. (1998), 134 F.T.R. 141, qui font état de la jurisprudence Grovit v. Doctor. J'y ajouterais l'affaire la plus récente que je connaisse, Arbuthnot Latham Bank Ltd. v. Trafalgar Holdings Ltd., qui est une décision de la Cour d'appel rapportée dans le quotidien The Times du 29 décembre 1997. Celle-ci n'ajoute peut-être rien de nouveau, mais fait ressortir une tendance, sur laquelle je reviendrai infra.

[24]      Dans Grovit v. Doctor, la Chambre des lords remettait en question l'idée que la justice ne pouvait rien faire pour le défendeur négligé pendant longtemps par le demandeur, à moins qu'il ne puisse faire la preuve du préjudice. Le juge des requêtes, qui avait entendu la requête à l'origine, jugeait qu'il y avait un retard excessif et inexcusable de trois années de la part du demandeur qui n'avait aucun intérêt à diligenter l'affaire; il a donc rejeté l'action. La Cour d'appel était du même avis, concluant qu'il n'y avait pas lieu pour un demandeur d'intenter l'action et de la maintenir en l'état, sans nulle intention de la diligenter. Avant que l'appel ne parvînt à la Chambre des lords, l'appelant s'était mis à poursuivre l'action avec vigueur. La Chambre des lords a cependant conclu que le juge des requêtes et la Cour d'appel avaient tiré la conclusion qu'il fallait.

[25]      Lord Woolf, qui prononçait les motifs de la Cour, a commencé par évoquer les critiques formulées contre les principes énoncés dans Birkett v. James et jugés en maintes occasions peu satisfaisants et insuffisants. Il a relevé en premier lieu l'observation que " l'efficacité du pouvoir qu'a le juge de rejeter la procédure à titre de sanction du retard est amoindrie par la nécessité pour le défendeur de faire la preuve du préjudice ", lequel retard compromettait la réputation et l'efficacité du système de justice civile. En outre, il a noté que par suite de la difficulté qu'il y avait à prouver le préjudice, les demandeurs pouvaient habituellement ignorer les contraintes de temps " avec un degré raisonnable d'assurance que le retard ne produirait aucune conséquence grave " (page 643). En deuxième lieu, il a jugé que le préjudice requis était trop limitatif et faisait abstraction de l'anxiété causée aux plaideurs par le retard dans la procédure. Et, en troisième lieu, forcer le défendeur à faire la preuve du préjudice aura pour effet d'affaiblir ses conclusions au cas où sa requête en radiation serait rejetée, car il serait obligé de prouver que la mémoire de ses témoins avait été compromise. Étant donné ces facteurs et d'autres encore, dont l'intérêt qu'il y a à mieux prévenir les retards, la Cour s'est penchée sur les faits de la cause : il s'agissait d'une action en diffamation relative à des propos tenus huit ans auparavant, et dont le demandeur, s'il y avait tenu, aurait pu mener à terme bien plus tôt.

[26]      Devant la Chambre des lords, l'affaire a pris une tournure intéressante. Après l'argumentation de l'avocat de l'appelant, les parties ont reçu l'ordre de se retirer du prétoire pour que la Chambre des lords pût décider s'il y avait lieu de faire comparaître les intimés. Là-dessus, l'avocat de l'appelant a demandé l'autorisation de se désister, laquelle autorisation lui a été refusée. Lord Woolf a tiré la conclusion suivante :

     [TRADUCTION]

     " Même sans cette tournure étonnante qu'a prise l'affaire en cet état tardif de la cause, je conclus que le juge suppléant et la Cour d'appel étaient fondés à tirer la conclusion qu'ils ont tirée quant à l'inaction de l'appelant dans l'action en diffamation pendant plus de deux ans. Ce comportement constituait un abus des procédures. La raison d'être de l'appareil judiciaire est de permettre de trancher les litiges entre les parties. D'intenter et de maintenir en l'état une action que vous n'avez nullement l'intention de poursuivre peut valoir abus des procédures. Dans les cas où la partie défenderesse est recevable à demander la radiation de l'action et où la justice l'exige (ce qui sera fréquemment le cas), la juridiction compétente rejettera l'action. " (page 647)         

La Chambre des lords a ainsi confirmé le rejet de l'action par le juge des requêtes, malgré la vigueur avec laquelle l'appelant avait poursuivi l'appel en la matière. Elle a conclu qu'un jour il faudrait que la matière fasse l'objet de débats en profondeur, mais a rejeté l'appel avec dépens.

[27]      Dans Universal Graphics (supra), j'ai rejeté une action pour défaut de poursuivre parce qu'il y avait eu un retard de six ans de la part d'une demanderesse inattentive, mais où il n'y avait à l'évidence aucun préjudice. En l'espèce, le retard est moins long, mais bien plus dévastateur dans les circonstances. J'en viens maintenant à la question de la volonté de la demanderesse de donner suite au litige.

[28]      La demanderesse s'appuie entièrement sur la présomption naïve qu'elle n'était tenue de rien faire pour diligenter sa propre action. Cette erreur manifeste de procédure défie la crédibilité, d'autant plus qu'il y a eu au moins un rappel de la part de la défenderesse, rappel qui a été ignoré pendant un an. Comme noté supra, dans les cas où il y a retard avant l'introduction de l'action " et en l'espèce, le ministre avait attendu 22 mois, entre 1991 et 1993, pour répondre à l'avis d'opposition comme il avait attendu jusqu'à la dernière minute pour interjeter appel de la décision du Tribunal du commerce " c'est au demandeur qu'il incombe de poursuivre le litige de façon raisonnablement diligente. Il n'en était rien en l'espèce. Cette action n'a guère progressé pendant une période de quelque 39 mois. La seule conclusion possible est que la demanderesse n'a pas réellement le désir ou l'intention de donner suite à l'action.

[29]      J'ai mentionné une affaire plus récente, Arbuthnot Latham Bank Ltd. v. Trafalgar Holdings Ltd., dans laquelle la Cour d'appel a rejeté deux appels pour cause de retard excessif. Lord Woolf, M.R., était d'avis que le retard en soi n'était pas un facteur dans Birkett v. James. Cependant, avec l'introduction en Angleterre du contrôle par l'autorité judiciaire de la mise en état, le retard devenait, à son avis, un facteur de plus en plus important, non seulement en ce qui concerne le plaideur concerné, mais encore en ce qui concerne les autres plaideurs et le préjudice causé à l'administration de la justice.

[30]      Par application de ces observations dans le contexte de la Cour fédérale, notre Cour aurait pu appliquer les Règles de 1998 afin de poser que l'inobservation générale de ces dernières et des délais qu'elles prévoient sera tenue pour abus des procédures, le retard étant, comme en l'espèce, un motif distinct de rejet, sans qu'il soit nécessaire de faire la preuve du préjudice ou de l'impossibilité de procès équitable. Peut-être le seul autre facteur à prendre en considération, dans les cas où seul le retard est invoqué, serait-il la question de savoir s'il est équitable de rejeter l'action en question. Cependant, la Cour doit aussi se demander si une attitude permissive à l'égard des retards est équitable pour les autres plaideurs qui souhaitent partager le temps de la Cour, pour la Cour elle-même, qui doit veiller à administrer proprement la justice avec des ressources limitées, et pour le contribuable qui doit faire les frais des retards inutiles.

CONCLUSION

[31]      En l'espèce, il n'y a aucune iniquité à rejeter l'action de la Couronne. Elle a eu l'usage des installations et des services de la Cour pendant quelque 39 mois, mais n'a ni terminé l'échange de documents ni même commencé l'interrogatoire préalable. Certains dossiers peuvent prendre à juste titre plus de temps, mais il s'agit en l'espèce d'une affaire relativement simple, qui a été inutilement retardée. J'ai examiné si le retard était excessif, et quelles devraient en être conséquences à la lumière du préjudice causé à la défenderesse et d'une indifférence apparente de la demanderesse pour ce qui était de donner suite à l'action.

[32]      La question de savoir après combien de temps le retard est excessif dépend surtout des circonstances de la cause. En l'espèce, eu égard à toutes les circonstances de la cause, la demanderesse a fait preuve de lenteur excessive, sans aucune excuse raisonnable. En outre, non seulement la défenderesse risque un préjudice grave mais, selon son témoignage non réfuté, elle souffre en fait d'un préjudice grave. Au surplus, les faits et gestes de la demanderesse indiquent qu'elle n'a nul désir ou intention véritable de donner suite à son action. Celle-ci est donc rejetée pour défaut de poursuivre et pour retard.

     Signé : John A. Hargrave

     ________________________________

     Protonotaire

Vancouver (Colombie-Britannique),

le 8 juin 1998

Pour traduction conforme,

Laurier Parenteau, LL. L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DATE DE L'AUDIENCE :      9 avril 1998

NUMÉRO DU GREFFE :          T-2942-94

INTITULÉ DE LA CAUSE :      La Reine c. Cragg & Cragg Design Group Ltd.

LIEU DE L'AUDIENCE :          Vancouver (C.-B.)

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

LE :                      8 juin 1998

ONT COMPARU :

M. Jan Brongers                  pour la demanderesse

M. Robert Anderson                  pour la défenderesse

M. Rom Theodorakis

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

George Thomson                  pour la demanderesse

Sous-procureur général du Canada

Farris, Vaughan, Wills              pour la défenderesse

& Murphy

Vancouver (C.-B.)

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