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Date : 20051108

Dossiers : T-66-86A et T-66-86B

Référence : 2005 CF 1501

Ottawa (Ontario), le 8 novembre 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE JAMES RUSSELL

                                                                             

ENTRE :

                                                       LA BANDE DE SAWRIDGE

                                                                                                                                       demanderesse

                                                                             et

SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                                                                        défenderesse

et

LE CONSEIL NATIONAL DES AUTOCHTONES DU CANADA,

LE CONSEIL NATIONAL DES AUTOCHTONES DU CANADA (ALBERTA),

LA NON-STATUS INDIAN ASSOCIATION OF ALBERTA et

L'ASSOCIATION DES FEMMES AUTOCHTONES DU CANADA

intervenants

et

LA PREMIÈRE NATION TSUU T'INA

demanderesse

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

et

LE CONSEIL NATIONAL DES AUTOCHTONES DU CANADA,

LE CONSEIL NATIONAL DES AUTOCHTONES DU CANADA (ALBERTA),

LA NON-STATUS INDIAN ASSOCIATION OF ALBERTA et

L'ASSOCIATION DES FEMMES AUTOCHTONES DU CANADA

intervenants


TABLE DES MATIÈRES

  

                                                                                                                                                   Page

LA REQUÊTE................................................................................................................................ 3

LE CONTEXTE.............................................................................................................................. 4

LES QUESTIONS EN LITIGE..................................................................................................... 8

LES ARGUMENTS....................................................................................................................... 9

La Couronne....................................................................................................................... 9

Les demanderesses.......................................................................................................... 13

ANALYSE..................................................................................................................................... 18

Le droit.............................................................................................................................. 18

La souveraineté et le statut de nation............................................................................. 18

Les groupes autochtones d'Amérique du Nord............................................................... 21

Contexte et situation particulière.................................................................................... 23

ORDONNANCE.......................................................................................................................... 32

                                                                             


MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LA REQUÊTE

[1]                Il s'agit de la seconde de deux requêtes présentées par la Couronne et instruites à Edmonton pendant la semaine du 19 septembre 2005. Comme dans le cas de la première requête, nous avons affaire ici à d'importantes questions liées à la divulgation préalable, à la portée des actes de procédure et à la pertinence. L'élément central en l'espèce, toutefois, c'est le rapport d'expert du Dr Miguel Alfonso Martinez signifié par les demanderesses le 15 juillet 2004. Le très volumineux rapport consiste, en fait, en un ensemble de cinq rapports établis sur une période de huit ans par le Dr Martinez pour le compte d'un comité des Nations Unies.

[2]                Par la présente requête, la Couronne sollicite une ordonnance ayant pour effet de radier tous les rapports du Dr Martinez parce que, selon elle, ils :

a)          sont sans pertinence aux fins de l'action dans la présente affaire;

b)          ne sont pas nécessaires, puisqu'ils n'ont pas trait aux questions en litige, ni même aux parties en l'instance;

c)          occasionneraient indûment et sans motif valable un accroissement des coûts et de la durée du procès.


LE CONTEXTE

[3]                Le contexte de la présente requête est d'une certaine complexité et s'étend sur une longue période. J'en ai fait une description assez détaillée, que je ne reprendrai pas ici, dans les motifs que j'ai donnés pour la première requête, instruite pendant la semaine du 19 septembre 2005. À la base du différend entre les parties à la présente seconde requête, on retrouve les mêmes désaccords fondamentaux, ou « divergences radicales » , quant à la nature véritable de la présente action et quant aux éléments de preuve qui sont véritablement pertinents et en lien avec les questions soulevées dans les actes de procédure.

[4]                J'ai déjà indiqué, dans les motifs pour la première requête, le point de vue général de la Cour sur la question de la portée des actes de procédure et de la pertinence. Je n'entends pas non plus répéter ici ces conclusions, auxquelles je souscris toutefois, mutatis mutandis, aux fins de la présente requête.

[5]                Les demanderesses ont présenté les rapports du Dr Martinez en conformité avec l'ordonnance préparatoire du 26 mars 2004 par laquelle le juge Hugessen a donné des directives aux parties en vue d'en arriver à procès. Aux termes de l'ordonnance préparatoire, « [t]ous les rapports d'expert destinés à être utilisés à l'instruction doivent être signifiés d'ici le 15 juillet 2004 » .

[6]                Le 15 juillet 2004, on a signifié à la Couronne le « rapport d'expert » du Dr Miguel Alfonso Martinez, soit les cinq rapports qu'il avait établis sur une période de huit ans pour le compte d'un comité des Nations Unies. Sharon Vennee avait signé l'énoncé de la preuve au nom du Dr Martinez.

[7]                Le 26 juillet 2004, les demanderesses ont signifié à la Couronne un énoncé révisé de la preuve, daté du 19 juillet 2004 et signé cette fois par le Dr Martinez. Les rapports du Dr Martinez étaient intitulés : « Étude des traités, accords et autres arrangements constructifs entre les États et les populations autochtones » , et consistaient en ce qui suit :

a.          le rapport préliminaire daté du 30 juillet 1991;

b.          le premier rapport d'étape daté du 25 août 1992;

c.          le second rapport d'étape daté du 31 juillet 1995;

d.          le troisième rapport d'étape daté du 15 août 1996;

e.          le rapport final daté du 22 juin 1999.

[8]                En 1987, le Groupe de travail des populations autochtones (le Groupe de travail) a recommandé à l'organe dont il relevait, la Sous-Commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités des Nations Unies, de procéder à une étude où seraient analysés dans leurs grandes lignes les traités conclus entre les populations autochtones et les États. Sur recommandation de la Commission des droits de l'homme, la Sous-Commission a donné comme mandat au Dr Martinez, nommé Rapporteur spécial, d'effectuer une telle étude.

[9]                La Sous-Commission a adopté le 27 mai 1988 la résolution 1988/56, qui établissait le cadre de référence de l'étude.

[10]            La résolution 1988/56 élargissait considérablement la portée de l'étude envisagée à l'origine par la Sous-Commission. Le Dr Martinez avait désormais pour mandat d'élaborer « le plan des buts, de la portée et des sources possibles d'une étude sur l'utilité potentielle des traités, accords et autres arrangements constructifs entre les populations autochtones et les gouvernements aux fins d'assurer la promotion et la protection des droits de l'homme et des libertés fondamentales des populations autochtones » .

[11]            Le 24 mai 1989, la Commission des droits de l'homme a confirmé la nomination du Dr Martinez et l'a autorisé à mener à bien l'étude à portée élargie.

[12]            Le 30 juillet 1991, le Dr Martinez a remis son rapport préliminaire au Groupe de travail.

[13]            Le 25 août 1992, le Dr Martinez a remis son premier rapport d'étape au Groupe de travail et à la Sous-Commission.

[14]            Le 31 juillet 1995, le Dr Martinez a remis son second rapport d'étape au Groupe de travail et à la Sous-Commission.

[15]            Le 15 août 1996, le Dr Martinez a remis son troisième rapport d'étape au Groupe de travail et à la Sous-Commission.

[16]            À sa quarante-neuvième session, la Sous-Commission a demandé avec insistance au Dr Martinez, dans sa décision 1997/110 du 22 août 1997, de remettre son rapport final avant la fin de l'année 1997.

[17]            Le 22 juin 1999, le Dr Martinez a remis son rapport final au Groupe de travail et à la Sous-Commission.

[18]            La Couronne est d'avis qu'on devrait exclure les rapports du Dr Martinez de la présente instance, tout simplement parce qu'ils ne respectent pas les critères relatifs à la pertinence ou à la nécessité énoncés par la Cour suprême du Canada dans la jurisprudence applicable. En outre, admettre les rapports occasionnerait indûment et sans motif valable un accroissement de la durée et des coûts de la présente action.


[19]            Il importe d'examiner ces questions à l'étape actuelle de l'instance du fait que la Couronne et les demanderesses ont des points de vue très divergents quant à la portée des actes de procédure. Les rapports du Dr Martinez sont si approfondis (ils traitent des populations autochtones du monde entier) que les admettre en preuve nécessiterait de consacrer une quantité énorme de travail pour y répondre pleinement. S'ils ne sont tout simplement pas pertinents ou nécessaires en regard des questions soulevées dans les actes de procédure, il faudra aux deux parties consentir beaucoup d'efforts et dépenser de fortes sommes advenant que ne débute le procès sans qu'on ait réglé maintenant les points de friction. À vrai dire, tout le déroulement et le calendrier du procès sera fortement différent pour les parties s'il était convenu que les rapports sont admissibles. Inévitablement, si les rapports sont admis, de nouvelles remises du procès seront nécessaires selon tout vraisemblance afin de donner à la Couronne et aux intervenants le temps requis pour traiter de toutes les questions que les demanderesses souhaitent actuellement soulever. Bien que ce ne soit pas là un facteur décisif, la Cour doit de ce fait aborder maintenant ces questions avec soin, pour s'assurer que d'importantes ressources ne soient pas gaspillées inutilement.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[20]            Les questions soulevées par la Couronne dans le cadre de la présente requête sont simplement celles de savoir si les rapports du Dr Martinez

a)          satisfont ou non au critère de la pertinence,

b)          satisfont ou non au critère de la nécessité d'aider le juge des faits,

c)          advenant qu'ils soient admis, vont ou non accroître la durée et les coûts du procès indûment et sans motif valable.


LES ARGUMENTS

La Couronne

[21]            La Couronne soutient de manière générale que les rapports Martinez ne satisfont pas aux critères de la pertinence et de la nécessité énoncés par la Cour suprême du Canada dans R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9, page 20.

[22]            La Couronne est d'avis, en outre, qu'admettre les rapports en preuve ferait indûment accroître la durée et les coûts du procès, sans motif valable.

[23]            La Couronne affirme de manière subsidiaire que, même si l'on pouvait dire que les rapports traitent de questions pertinentes quant au contexte, notamment historique, il est bien clair selon la jurisprudence qu'il n'y a pas lieu d'admettre de tels renseignements lorsqu'ils ne sont que de « pertinence minimale » ou sont utilisés au soutien d'opinions sans pertinence avec les questions plaidées. Se reporter à cet égard à Bande indienne de Squamish c. Canada, [1998] 144 F.T.R. 106, paragraphe 23.


[24]            La Couronne fait souligner que le mandat confié au Dr Martinez en vue de l'établissement des rapports ainsi que les fins convenues des rapports eux-mêmes ont une très large portée. Bien qu'on ait inclus dans le mandat l'étude de tout traité ou arrangement constructif conclu partout dans le monde et à tout moment quelconque de l'histoire, les rapports ne traitent d'aucune manière des traités visés dans les actes de procédure ni des questions précises soulevées dans la présente action.

[25]            Le libellé même des rapports fait voir clairement, la Couronne affirme-t-elle, que ceux-ci n'étaient pas destinés à être utilisés par les demanderesses en l'espèce comme preuve sous forme d'opinion d'expert devant aider la Cour à trancher les questions dont elle était saisie.

[26]            Pour ce qui est de la question de la nécessité, cette fois, la Couronne souligne qu'il est loisible à la Cour d'examiner d'office tout document des Nations Unies (y compris les rapports Martinez) et qu'elle n'a pas besoin pour ce faire de l'assistance d'un prétendu expert. Les avocats peuvent de même, sous réserve de l'autorisation de la Cour, renvoyer à tout document pertinent dans leur argumentation sans avoir à présenter une prétendue preuve d'expert.

[27]            À moins que la preuve ne soit de nature si technique qu'elle dépasse l'expérience et la connaissance de la Cour, nul n'est besoin de faire témoigner un expert (se reporter, par exemple, à Première nation de Fairford c. Canada, [1998] A.C.F. n ° 47).

[28]            Les rapports renferment également une analyse au plan juridique de la jurisprudence américaine et canadienne. Cette information n'est pas nécessaire et on ne peut faire en sorte que des experts usurpent le rôle de la Cour à cet égard.

[29]            La Couronne affirme que l'admission des rapports accroîtrait indûment la durée et les coûts du procès parce qu'ils sont volumineux (272 pages) et qu'ils traitent d'une vaste gamme de sujets, d'études et de réponses à des questionnaires, en plus de viser de larges périodes de l'histoire et zones géographiques. Cela nécessiterait de consacrer de nombreuses heures, lors de la préparation et du déroulement du procès, à des documents qui n'aident pas véritablement la Cour à trancher les questions dont elle est saisie.

[30]            Selon la Couronne, la question des rapports est un signe indicatif de problèmes généraux en lien avec la portée des actes de procédure et la pertinence que dénotent également d'autres éléments de l'approche adoptée par les demanderesse dans la présente instance. Les rapports font voir que les demanderesses, une fois encore, tentent de soumettre une preuve qui mette en cause le comportement général de la Couronne à l'endroit des peuples autochtones. Les rapports vont en fait plus loin à ce titre et traitent de problèmes subis par les Autochtones à l'échelle mondiale et pendant de longues périodes de l'histoire, par suite de l'expansion coloniale.


[31]            La Couronne affirme que la Cour d'appel fédérale n'avait jamais envisagé ou prévu une approche d'une telle envergure lorsqu'elle a ordonné la tenue d'un nouveau procès dans la présente affaire, et que cette question n'a assurément pas été soulevée pendant la phase de gestion de l'instance ni lorsque des modifications ont été apportées aux actes de procédure en 1998. Les demanderesses n'ont commencé à adopter une approche de grande envergure que lorsqu'elles ont proposé des modifications aux actes de procédure en 2004, et que le juge Russell a rejeté avec fermeté toute tentative faite par les demanderesses pour en élargir la portée d'une manière concordant avec la teneur de ces rapports. Les demanderesses semblent croire que la présente action en justice englobe l'ensemble de l'histoire des relations entre le gouvernement et les Autochtones au Canada. Elles ne disent toutefois pas en quoi cette histoire est liée aux questions particulières en litige en l'espèce, qui concernent les dispositions de la Loi sur les Indiens contestées au motif qu'elles porteraient indûment atteinte au droit des demanderesses de décider de l'appartenance à leurs bandes. En demandant l'admission des rapports du Dr Martinez, les demanderesses affirment maintenant en fait que leurs prétentions doivent être étayées par une preuve concernant les relations entre peuples autochtones et non autochtones à l'échelle mondiale.

[32]            La Couronne souligne que rien n'est dit dans les rapports au sujet des traités n ° 7 et n ° 8 non plus que des bandes des demanderesses. Celles-ci n'ont pas expliqué en quoi les commentaires généraux formulés dans les rapports sur l'histoire des négociations entre la Couronne britannique et les peuples autochtones à l'échelle mondiale ont la moindre pertinence quant à l'interprétation des traités signés, le premier en date l'ayant été dix ans après l'établissement du Dominion du Canada.


[33]            La Couronne estime enfin que la présentation en preuve des rapports du Dr Martinez constitue un élément de la tentative générale faite par les demanderesses pour détourner l'attention de l'objet, selon la teneur des actes de procédure et selon l'ancien avocat des demanderesses, de la présente action en justice. Et cet objet, c'est la question de savoir si les demanderesses disposent ou non d'un droit ancestral ou issu de traité non éteint ayant pour effet de refuser l'appartenance à la bande à certaines catégories de personnes (la plupart des femmes) destinées à être avantagées par le projet de loi C-31.

Les demanderesses

[34]            Les demanderesses affirment pour leur part qu'on fait valoir, en fait, dans les actes de procédure leur droit [traduction] « de décider quels sont ou ne sont pas leurs membres » , lequel « découle d'un droit inhérent et ancestral, qui est confirmé par traité et constitue donc un droit issu du traité, dont l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 assure la reconnaissance et la confirmation » .

[35]            On ne peut comprendre les traités ici en cause qu'en les plaçant en contexte, comme la Cour suprême du Canada l'a déclaré dans R. c. Sioui, [1990] 1 R.C.S. 1025, paragraphe 1068, R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771, paragraphe 52, et R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456, paragraphe 14. Les rapports du Dr Martinez aideront la Cour, dans cette perspective, à comprendre dans son ensemble le contexte dans lequel les traités ont été conclus ainsi que leur sens et leur importance véritables.


[36]            Même si les rapports du Dr Martinez n'avaient pas les traités n ° 7 et n ° 8 comme objet d'étude et même si le programme de recherche du Dr Martinez [traduction] « englobait une étude de large portée sur les traités conclus entre des États et des peuples autochtones partout dans le monde » , l'étude qu'il a menée visait bien notamment les traités conclus dans l'Ouest canadien, y compris les traités n ° 7 et n ° 8. D'ailleurs, il y avait parmi les documents visés par son étude l'ouvrage The Original Spirit and Intent of Treaty Seven, rédigé par les Treaty Seven Elders and Tribunal Council, ainsi que le Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones.

[37]            Selon les demanderesses, ainsi, les rapports sont directement pertinents pour bien comprendre l'ensemble des répercussions des traités n ° 7 et n ° 8.

[38]            Les demanderesses ont fait valoir qu'elles existent en tant que nations souveraines depuis des temps immémoriaux, et que ce statut a été reconnu et confirmé par la négociation des traités n ° 7 et n ° 8. Il découle nécessairement d'une telle souveraineté l'existence, pour les demanderesses, du pouvoir exclusif d'établir quels sont ou ne sont pas leurs membres.

[39]            Les rapports du Dr Martinez étayent les prétentions des demanderesses quant à leur statut de nation et quant à la reconnaissance par la Couronne de leur souveraineté du fait de traités. Le Dr Martinez conclut que les États européens signataires des traités de l'Amérique du Nord, particulièrement la Couronne britannique, ont clairement reconnu que les peuples autochtones avec lesquels ils ont conclu ces traités constituaient des « nations souveraines » .


[40]            Les demanderesses font valoir leur statut de nation souveraine, tant avant qu'après la négociation des traités n ° 7 et n ° 8, et elles souhaitent présenter une preuve visant à établir qu'elles constituent des entités disposant d'un territoire déterminé et d'une population permanente, lesquels sont sous l'autorité de leur propre gouvernement, qui contracte des relations officielles avec d'autres pareilles entités. Les rapports du Dr Martinez étayent la position des demanderesses puisque, selon les conclusions de ce dernier, les nations autochtones signataires des traités de l'Amérique du Nord répondent aux quatre critères du statut de nation.

[41]            Les rapports du Dr Martinez aideront également la Cour à bien comprendre et à prendre en compte - en étant informée du contexte politique et économique de l'époque - les objectifs et motifs des signataires des traités. Comme l'indique clairement le Dr Martinez, on ne saurait considérer les traités de l'Amérique du Nord comme une série d'événements historiques isolés, détachés de tout contexte et dénués d'éléments unificateurs. Chaque traité constitue la pièce distincte d'un casse-tête de beaucoup plus grande étendue, compte tenu du contexte historique, qu'on doit examiner en adoptant de façon plus générale la perspective des signataires autochtones et européens.


[42]            Les demanderesses affirment également que les rapports du Dr Martinez fournissent des éléments de preuve quant au fait que [traduction] « la politique britannique d'expansion coloniale constituait la "raison d'être" des traités de l'Amérique du Nord » et que « ces traités ont été conclus à une époque où les forces des parties au plan militaire étaient à peu près égales » . Les rapports fournissent également des éléments de preuve quant au fait que [traduction] « ce qui a motivé en bonne partie la Couronne britannique à conclure les traités de l'Amérique du Nord, c'était la nécessité d'assurer sa "légitimité" à l'égard des terres concernées, à l'encontre d'autres nations se disputant le contrôle des mêmes régions » . Selon ce qu'allèguent les demanderesses, tout cela est pertinent et admissible [traduction] « aux fins d'apprécier les objectifs et motifs historiques de la Couronne britannique lorsqu'elle a conclu avec les demanderesses autochtones les traités n ° 7 et n ° 8.

[43]            Les demanderesses soulignent également qu'on examine dans les rapports la mesure dans laquelle les stéréotypes et les conceptions discriminatoires de l'époque ont pu influer sur les relations aux plans historique et juridique entre les Européens et les Autochtones. Ces conceptions, à leur tour, en sont venues à être intégrées dans des lois et des institutions juridiques eurocentriques qui ont progressivement miné les lois et pratiques coutumières traditionnelles. En d'autres mots, les rapports donnent des éclaircissements, en d'autres mots, sur les répercussions juridiques de l'eurocentrisme. Les demanderesses soutiennent que cela est pertinent, non pas en raison de ce qui est dit sur le droit international et le droit interne, mais parce que cela fait voir [traduction] « les répercussions que les institutions juridiques eurocentriques ont eu sur les relations historiques en lien avec les traités ainsi que l'érosion des droits autochtones » .

[44]            Les rapports du Dr Martinez fournissent également la « perspective autochtone » dont la Cour a besoin, comme le juge en chef Lamer l'a fait ressortir dans les arrêts Van der Peet et Delgamuukw, pour bien comprendre comment [traduction] « les peuples autochtones de l'Amérique du Nord ont contracté des relations fondées sur des traités en tant que, selon leur perception, des nations souveraines » . Cette perspective permet en outre de comprendre [traduction] « la relation unique entre les Autochtones et leurs terres, et la mesure dans laquelle cette perception a influé sur la façon d'aborder les traités » .

[45]            Le Dr Martinez traite également des problèmes qu'a occasionnés aux Autochtones la procédure de conclusion des traités, en raison du fait que leurs pratiques à cet égard étaient de nature totalement orale et n'ont donc généré aucun document. Il y a une remarquable uniformité, les demanderesses affirment-elles, [traduction] « dans la perception qu'ont des traités leurs signataires autochtones, en ce qui concerne particulièrement les dispositions supposées prévoir la cession de leur compétence à l'égard de leurs terres et de leurs institutions politiques [...] » .

[46]            On se penche également dans les rapports sur [traduction] « les répercussions des traités sur les peuples autochtones et sur leur mode de vie en général » .

[47]            Les demanderesses affirment donc que, tout bien pesé, les rapports satisfont clairement aux exigences relatives à la pertinence et à la nécessité établies dans l'arrêt Mohan. Les rapports ne consistent pas en un résumé de dépositions de témoins ou de recommandations sur ce que le droit devrait être; [traduction] « [s]on rapport consiste plutôt en une étude de l'histoire de la procédure internationale de conclusion des traités, qui vise notamment les objectifs et les motivations de leurs signataires, leurs conceptions et intentions quant aux ententes conclues ainsi que les incidences sur les droits et les traditions autochtones » .


ANALYSE

Le droit

[48]            Je dirai en premier, comme les demanderesses, que lorsqu'elle applique le critère énoncé dans Mohan, la Cour doit se rappeler les propos du juge en chef Dickson (tel était son titre à l'époque) dans R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670, page 697 :

Je suis d'accord avec mon collègue le juge La Forest pour dire que les règles fondamentales du droit de la preuve comportent un principe d'inclusion en vertu duquel il est permit de produire en preuve tout ce qui sert logiquement à prouver un fait en litige, sous réserve des règles d'exclusion reconnues et des exceptions à celles-ci. Pour le reste, c'est une question de valeur probante. La valeur probante d'un élément de preuve peut être forte, faible ou nulle. En cas de doute, il vaut mieux pécher par inclusion que par exclusion et, à mon avis, conformément à la transparence de plus en plus grande de notre société, nous devrions nous efforcer de favoriser l'admissibilité, à moins qu'il n'existe une raison très claire de politique générale ou de droit qui commande l'exclusion.

La souveraineté et le statut de nation

[49]            Le résumé que je viens de faire des justifications données par les demanderesses pour que soit admis le témoignage d'expert projeté du Dr Martinez révèle immédiatement que ces dernières ont fait beaucoup de chemin depuis que, en 1998, M. Henderson a assuré à la Couronne et affirmé à la Cour que [traduction] « nous ne disons pas que nous disposons d'un droit à l'autonomie gouvernementale de manière générale. Ce n'est pas de ça qu'il s'agit en l'espèce » . Elles ont aussi fait beaucoup de chemin depuis que, dans une décision de juin 2004 (qui portait sur de nouvelles modifications aux actes de procédure), j'ai moi-même rejeté des modifications proposées en vue d'accroître la portée de l'action et de présenter « une nouvelle revendication relative à l'autonomie gouvernementale » ainsi que de soulever des allégations « au sujet d'autres premières nations » .


[50]            Il semble également que les demanderesses ont fait beaucoup de chemin depuis la modification proposée - et acceptée - aux actes de procédure en 2004, afin d'attirer l'attention de la Cour sur des questions et de les clarifier. Il s'agissait de la modification au paragraphe 11 de la nouvelle déclaration modifiée traitant du [traduction] « droit revendiqué par la première nation de se gouverner elle-même au moyen de ses propres institutions, règles de droit coutumier et traditions » , et où il est dit que [traduction] « [l]e droit en cause est le droit de régir les relations sociales au moyen de principes, de lois, de coutumes et de pratiques traditionnels, ce qui comprend le droit de décider de l'appartenance ou non à la première nation » .

[51]            Les demanderesses utilisent les rapports du Dr Martinez dans une large mesure pour faire valoir une revendication générale d'autonomie en tant que nations souveraines, lesquelles ont également le droit à ce titre d'établir quels peuvent être leurs membres, et pour justifier ceci en mettant en contexte l'histoire partout dans le monde, ou tout au moins en Amérique du Nord, des relations entre les puissances coloniales et les groupes autochtones. Le Dr Martinez n'a pas établi ses rapports en vue d'aider la Cour à trancher les questions en litige dans la présente action. Il les a plutôt rédigés pour aider les Nations Unies en fonction du but énoncé dans les rapports eux-mêmes.

Il est à retenir en outre que le Rapporteur spécial [le Dr Martinez] a estimé que le but ultime de son mandat était de présenter des éléments, des conclusions et des recommandations permettant d'assurer sur le plan pratique toute la promotion et toute la protection possibles, en droit interne et international, des droits des populations autochtones et en particulier des droits de l'homme et des libertés fondamentales de ces populations, grâce à l'élaboration de nouvelles normes juridiques, négociées et approuvées par toutes les parties intéressées, en vue de l'instauration d'un climat de confiance mutuelle fondé sur la bonne foi, la compréhension mutuelle des intérêts vitaux de l'autre partie et le ferme engagement de chacune des parties de respecter les résultats éventuels des négociations. (Paragraphe 292)


[52]            Les rapports renferment des recommandations quant à la teneur de politiques gouvernementales à l'endroit des Autochtones et quant à l'adoption de nouvelles normes juridiques. On a confié au Dr Martinez la responsabilité de présenter des recommandations sur la façon dont les Nations Unies devraient s'acquitter de leur mandat à l'égard des Autochtones. Les rapports du Dr Martinez n'ont pas été rédigés en vue d'aider un tribunal à se prononcer sur des droits particuliers ni sur des bandes autochtones particulières.

[53]            En dernière analyse, je dois convenir avec la Couronne que les rapports constituent à vrai dire un énoncé politique (au sens général du terme) formulé par quelqu'un qui n'est pas un historien non plus qu'un anthropologue, ni n'a de lien avec les bandes demanderesses. Les rapports ne sont assurément pas liés suffisamment au contexte où s'inscrivent les questions particulières soulevées dans la nouvelle déclaration modifiée pour pouvoir véritablement aider la Cour à titre de preuve d'expert, outre le fait qu'on n'avait pas fixé un but ou un mandat officiel pour le Dr. Martinez dans l'établissement de ses rapports.

[54]            Comme je l'ai déjà clairement mentionné, la présente instance n'a pas trait aux relations entre les Autochtones et le gouvernement de manière générale, que ce soit à l'échelle canadienne ou internationale. Si l'on devait admettre les rapports du Dr Martinez à titre de preuve d'expert dans la présente instance, nous nous retrouverions avec une action en justice fort différente de celle prévue dans les actes de procédure.

[55]            C'est là le type de documents auquel on peut renvoyer dans l'argumentation. Ils ont été établis pour les Nations Unies dans le cadre de son mandat et ils sont largement diffusés.

[56]            La finalité des rapports, les tentatives manifestes qu'on y fait pour promouvoir la souveraineté politique des peuples autochtones de manière générale et le défaut (pour des motifs évidents) d'y traiter d'éléments particuliers de la présente action, qu'il s'agisse des demanderesses, des traités n ° 7 et n ° 8 et de l'appartenance à une bande, font que ces rapports sont en lien beaucoup trop ténu avec ce qui nous occupe et beaucoup trop difficiles à manier pour pouvoir être utiles à titre de preuve d'expert.

Les groupes autochtones d'Amérique du Nord

[57]            En 1998, les demanderesses ont déclaré à la Cour : [traduction] « La formulation des droits que les demanderesses se proposent de revendiquer et l'application à ces droits des règles de droit existantes demeurent en lien suffisamment étroit avec ce que les demanderesses font actuellement valoir pour que ne soit pas nécessaire une seconde et nouvelle action. Il convient d'éviter la multiplicité des actions » .

[58]            Sans que les demanderesses n'expliquent de quelle manière ni pourquoi elles ont modifié la position qu'elles avaient adoptée en 1998. Les documents des demanderesses relatifs à la présente requête sont fortement liés à la revendication d'une pleine souveraineté et du statut de nation, et le droit d'appartenance à la bande au coeur des débats en 1998 n'est plus maintenant qu'un « parasite » d'une affirmation beaucoup plus ambitieuse d'autonomie gouvernementale générale. On recourt aux rapports du Dr Martinez, en fin de compte, pour étayer cette revendication.

[59]            Une fois encore, comme je l'ai déjà dit dans mes motifs relatifs à la première requête, les demanderesses ne peuvent avoir le beurre et l'argent du beurre. Si elles avaient voulu faire valoir leur droit à la pleine souveraineté et au statut de nation, elles auraient dû le faire lorsqu'elles ont demandé des modifications aux actes de procédure, de sorte que la Couronne aurait pu y répliquer comme elle l'aurait estimé juste, et la Cour, rendre des décisions sur le fondement des intentions réelles et explicites des demanderesses. Il ne convient pas d'obtenir des modifications en déclarant à la Cour : [traduction] « nous ne disons pas que nous disposons d'un droit à l'autonomie gouvernementale de manière générale. Ce n'est pas de ça qu'il s'agit en l'espèce [...] » , puis, juste avant le procès, de tenter de produire une preuve volumineuse ayant largement pour effet de donner comme objet à la présente instance l' « autonomie gouvernementale de manière générale » .

[60]            Si, tel que les demanderesses l'affirment maintenant, la présente affaire a trait à la souveraineté et au statut de nation, et au droit qui en découle de décider de l'appartenance à une bande, alors il est vrai de dire que cela n'est pas [traduction] « en lien suffisamment étroit avec ce que les demanderesses font actuellement valoir » . Il s'agit d'une action totalement différente qui nécessite une procédure qu'on n'a pas entreprise à ce jour dans la présente instance.


[61]            Ce qui de la sorte, dans les rapports du Dr Martinez, étaye la revendication d'un droit général à la souveraineté et au statut de nation, soit pour l'ensemble des peuples autochtones du Canada, soit plus particulièrement pour les demanderesses en l'espèce, ou convie la Cour à conclure en l'existence d'un tel droit, n'est tout simplement pas pertinent parce que, comme M. Henderson l'a dit si catégoriquement et succinctement au nom des demanderesses, [traduction] « [c]e n'est pas de ça qu'il s'agit en l'espèce » .

Contexte et situation particulière

[62]            Les demanderesses déclarent également qu'elles cherchent à produire les rapports du Dr Martinez et à l'appeler comme témoin afin de présenter le contexte permettant de comprendre les questions soulevées dans les actes de procédure.

[63]            Je conviens avec les demanderesses, bien sûr, que la présentation d'un certain contexte historique est requise. Toutefois, le passage des motifs du juge Lamer (plus tard juge en chef) dans Sioui (page 1068) sur lequel s'appuient à cet égard les demanderesses n'enjoint pas à la Cour de prendre en compte toute l'histoire du monde, ni même celle de l'Amérique du Nord, en lien avec l'expansion coloniale et la procédure de conclusion des traités :

Les affaires concernant les droits indiens ou aborigènes ne peuvent jamais être décidées dans l'abstrait. Il importe de tenir compte de l'histoire et des traditions orales des tribus concernées et des circonstances prévalant à l'époque du traité, sur lesquelles les parties se sont appuyées pour déterminer les incidences du traité.

[Non souligné dans l'original.]


[64]            En outre, les demanderesses citent et font valoir les commentaires du juge en chef Lamer dans R. c. Badger. Une fois encore, toutefois, bien que, selon les termes clairs de ce dernier « il est bien établi que le texte d'un traité ne doit pas être interprété suivant son sens strictement formaliste, ni se voir appliquer les règles rigides d'interprétation modernes » , « [i]l faut plutôt lui donner le sens que lui auraient naturellement donné les Indiens à l'époque de sa signature » (paragraphe 52).

[65]            Dans R. c. Horseman, [1990] 1 R.C.S. 901 ( pages 901 et 907), le juge en chef Dickson fait ressortir le même principe :

Ces traités sont le produit de négociations entre des cultures très différentes et le langage utilisé ne reflète probablement pas, et on ne devrait pas s'attendre à ce qu'il le fasse, avec exactitude la compréhension que chaque partie a eue de leur effet à l'époque de leur conclusion. C'est pourquoi les tribunaux doivent être particulièrement attentifs au contexte historique général dans lequel ces traités ont été négociés. Ils doivent être prêts èa examiner le contexte historique pour s'assurer de parvenir à une compréhension adéquate de la signification que revêtaient ces traités particuliers pour leurs signataires à l'époque.

[Non souligné dans l'original.]

[66]            Le principe général, c'est qu'il nous faut disposer du contexte autant qu'il est nécessaire pour « parvenir à une compréhension adéquate de la signification que revêtaient ces traités particuliers pour leurs signataires à l'époque » .

[67]            Les demanderesses déclarent qu'à cette fin, il nous faut disposer d'éléments de preuve quant à ce qui suit :

a.          les relations au plan historique entre les sociétés autochtones et non autochtones;

b.          la confrontation et l'entrecroisement de sociétés, cultures, valeurs et systèmes juridiques différents;

c.          les divers régimes juridiques concernés et leur évolution;

d.          la procédure de conclusion des traités au cours des siècles;


e.          les relations entre, d'une part, les puissances coloniales et les colons et, d'autre part, les Autochtones de l'Amérique du Nord pour comprendre les motifs et les conséquences de la signature des traités;

f.           la question de savoir si les négociations entourant la signature des traités n ° 7 et n ° 8 ont eu ou non pour effet de reconnaître et de confirmer ces relations et le statut des parties l'une vis-à-vis de l'autre;

g.          les relations entre la Couronne et les Indiens avant et après la signature d'un traité;

h.          le traitement des Indiens par les gouvernements dans le passé;

i.           la nécessité de concilier la souveraineté de la Couronne et les droits ainsi que la pérennité des Autochtones, tel que la Cour suprême du Canada l'a prescrit, de même que le rôle particulier joué par les traités entre les Autochtones et la Couronne dans ce processus de conciliation.

[68]            La première chose qu'on peut relever dans la liste des demanderesses, c'est que pratiquement tous les éléments en sont assez généraux et ne sont pas restreints tant dans le temps que dans l'espace. Cela découle du fait que les rapports du Dr Martinez visent à donner une vaste perspective à l'échelle mondiale quant aux conséquences de la colonisation et de la conclusion des traités en général.


[69]            Selon les demanderesses, on ne peut disposer du contexte requis pour comprendre la façon dont les demanderesses perçoivent les traités n ° 7 et n ° 8 qu'en adoptant une perspective mondiale, ou visant à tout le moins l'Amérique du Nord en son entier, s'étendant sur toute la période de la colonisation et celle des relations postérieures entre les colonisateurs et les Autochtones en général.

[70]            Je ne pense pas pour ma part que traiter des questions à ce niveau puisse être utile ou pertinent dans une situation où, pour citer de nouveau le juge en chef Dickson, la Cour tente de « s'assurer de parvenir à une compréhension adéquate de la signification à l'époque » .

[71]            Les rapports ne mentionnent ni les traités n ° 7 et n ° 8 ni leurs signataires. Ils ne renferment donc aucun élément de preuve relatif aux demanderesses ou au contexte particulier de ces traités. Ce qu'on y fait, c'est extrapoler des conclusions générales sur les négociations des groupes entrés en contact et sur la conclusion de traités pour étayer une thèse concernant le statut de « nation souveraine » des Autochtones de manière générale et les conséquences de la colonisation et de l'eurocentrisme sur les Autochtones de l'Amérique du Nord.

[72]            Or, la présente action en justice ne vise pas d'aussi vastes questions.


[73]            Pour être pertinent, le contexte historique doit se rapporter aux questions précises soulevées dans les actes de procédure que la Cour est appelée à trancher. La présente action porte non pas sur les problèmes, l'histoire ou les questions politiques concernant les Autochtones en général, mais sur la contestation de dispositions particulières de la Loi sur les Indiens qui, d'après les demanderesses, ont pour effet de leur imposer indûment des personnes comme membres, d'une manière qui enfreint leur droit garanti par l'article 35 de décider elles-mêmes de l'appartenance à leurs bandes. Ce droit, selon les demanderesses, est un accessoire, notamment, des traités qui les reconnaissent en tant que nations souveraines autonomes. Les demanderesses disent toutefois aussi que, en ce qui concerne leurs droits ancestraux et leurs revendications fondées sur des traités, [traduction] « [l]e droit en cause est le droit de régir les relations sociales au moyen de principes, de lois, de coutumes et de pratiques traditionnels, ce qui comprend le droit de décider de l'appartenance ou non à la première nation » . Sans commenter si cela constitue ou non une façon suffisamment précise de plaider une telle question selon la jurisprudence applicable, il est clair que le droit ancestral et le droit issu de traité « en cause » touchent des pratiques, coutumes et traditions propres et internes des demanderesses qui révèlent que celles-ci régissent bien les « relations sociales » aux fins de décider de l'appartenance.

[74]            Il serait possible théoriquement d'alléguer que les demanderesses disposent d'un droit général et souverain à l'autonomie gouvernementale et qu'ainsi, comme toute autre nation souveraine, elles ont le droit de décider quels sont ou non leurs citoyens et leurs membres. Nous savons que ce n'est pas là la façon d'aborder la question en l'espèce puisque les demanderesses l'ont déclaré ([traduction] « Ce n'est pas de ça qu'il s'agit en l'espèce. Ce que nous disons, c'est que nous avons droit à cet aspect fondamental de notre autonomie gouvernementale » ) et que, selon la jurisprudence applicable, les revendications d'autonomie gouvernementale générale de portée excessivement large ne sont pas recevables. La Cour a en outre déjà statué, le 29 juin 2004, que les demanderesses ne pouvaient à cette étape « introduir[e] une nouvelle réclamation d'autodétermination » , une conclusion que les demanderesses avaient accepté et qu'elles n'ont pas porté en appel.

[75]            De par le niveau auquel est placé leur contenu, les rapports du Dr Martinez ne traitent pas [traduction] « de cet aspect fondamental de notre autonomie gouvernementale » eu égard aux coutumes, pratiques et traditions propres aux demanderesses, que ce soit en lien avec un droit issu de traité ou avec un droit ancestral. L'objet explicite des rapports eux-mêmes est tout autre.

[76]            Comme le concèdent elles-mêmes les demanderesses, les rapports du Dr Martinez ne résument aucun autre élément de preuve que les demanderesses comptent présenter ni n'en traitent. Le Dr Martinez désire soumettre à la Cour [traduction] « les conclusions auxquelles il en est arrivé après neuf années de recherches et d'études en tant que Rapporteur spécial des Nations Unies » . Ces conclusions, toutefois, ne sont pas axées sur le contexte particulier des questions dont la Cour est saisie en l'espèce. Ces conclusions, à tout le mieux, peuvent servir à étayer une revendication générale quant à la souveraineté et au statut de nation. Elles n'aident pas la Cour à statuer s'il existe des traditions, coutumes et pratiques propres aux demanderesses qui permettent de revendiquer un droit de décider de l'appartenance à la bande que certaines modifications à la Loi sur les Indiens auraient indûment abrogé.

[77]            Les demanderesses ont concédé pour la première fois, lors de l'instruction de la présente requête, que [traduction] « des parties des rapports [...] que nous allons soumettre ne sont pas pertinentes » .


[78]            Ce que les demanderesses disent maintenant, c'est que les rapports renferment des conclusions générales liées [traduction] « à la Couronne d'un côté et, je dirai, les groupes autochtones de l'Amérique du Nord de l'autre [...] qui sont directement en rapport avec les demanderesses et, en réalité, avec la Couronne dans la présente action » .

[79]            Les conclusions dont il s'agit, c'est que lorsque les « Autochtones d'Amérique du Nord » ont conclu des traités, les « Européens étaient pleinement conscients du fait qu'ils négociaient et nouaient des relations contractuelles avec des nations souveraine » .

[80]            La logique derrière ce raisonnement, c'est que, comme les demanderesses sont des Autochtones de l'Amérique du Nord, les conclusions du Dr. Martinez quant au statut de nations souveraines des groupes autochtones de l'Amérique du Nord [traduction] « ont un lien direct, soutenons-nous, avec les parties aux présentes actions » .

[81]            M. Poretti a résumé la situation au nom des demanderesses, lors de l'audience tenue à Edmonton de la manière qui suit :

[traduction]

Les conclusions sont, je dirai, générales puisqu'elles visent les groupes autochtones de l'Amérique du Nord. Ce que nous prétendons toutefois, c'est qu'il est clair d'après les recherches du Dr Martinez que celui-ci parle, en réalité, de la relation existant entre la Couronne britannique et ces groupes autochtones.

Et une tendance se manifeste assurément dans la façon dont la Couronne traite ces peuples. La Couronne reconnaît ces divers groupes en tant que nations souveraines et a conclu les traités avec eux à ce titre. Nous soutenons ainsi que cette preuve concerne directement les bandes de Sawridge et Tsuu T'ina, même si ces dernières ne sont pas expressément désignées dans le rapport.


[82]            Il est donc clair qu'on a recours aux rapports du Dr Martinez pour démontrer la reconnaissance des demanderesses en tant que « nations souveraines » . On présume ainsi qu'il est nécessaire de démontrer le statut de « nations souveraines » des demanderesses pour faire valoir le droit accessoire de décider de l'appartenance à la bande, ou ce que les demanderesses désignent dans leurs actes de procédure le « droit en cause » .

[83]            Cela revient à dire qu'il faut permettre aux demanderesses de démontrer qu'elles sont des « nations souveraines » pour qu'elles puissent faire valoir le droit de décider de l'appartenance à leurs bandes. Les demanderesses affirment clairement qu'elles souhaitent invoquer comme fondement le droit international quant au fait que [traduction] « le pouvoir juridique de décider de la nationalité relève de la compétence exclusive d'un État » . Elles se proposent de démontrer, avec l'aide du Dr Martinez, qu'elles sont un État souverain, la conséquence inévitable en étant qu'elles doivent être en position de décider quels peuvent ou non être leurs membres.

[84]            Mis à part la question de savoir si l'on peut tirer des rapports Martinez des conclusions quelconques quant aux traditions, pratiques et coutumes propres et internes des demanderesses (et je ne crois pas qu'il en soit ainsi), admettre la preuve du Dr Martinez aurait pour effet de conférer comme rôle à la présente action, juste avant le procès, celui de statuer sur la souveraineté nationale des peuples autochtones de l'Amérique du Nord de manière générale et sur celle, par conjecture et extrapolation, des demanderesses. Non seulement la Cour n'est pas l'instance qui convient pour rendre une telle décision, mais les actes de procédure dans la présente affaire ne soulèvent pas de prétentions ou de conclusions de portée si générale.


[85]            En autant que sont concernés les actes de procédure dans la présente affaire, le « droit en cause » de décider de l'appartenance se fonde, à tout le mieux, sur des pratiques, traditions et coutumes particulières des demanderesses, et il ne requiert pas que soit tirée une conclusion générale de souveraineté politique, que ce soit pour les peuples autochtones de l'Amérique du Nord en général, ou pour les présentes demanderesses.

[86]            Permettre l'admission des documents du Dr Martinez en tant que rapports d'expert en l'espèce viendrait déplacer, juste avant procès, le centre de gravité de l'action vers une direction où, selon ce que les demanderesses ont assuré à la Cour et à la Couronne lors des modifications aux actes de procédure en 1998, il ne leur était pas nécessaire d'aller.

[87]            Lors de l'instruction de la présente requête, M. Poretti a vaillamment tenté d'assurer le sauvetage de parties choisies des rapports, les dégageant d'un ensemble volumineux de documents n'ayant rien à voir avec le Canada, et encore moins avec les demanderesses en l'espèce. Une fois exclue la question de la souveraineté générale, toutefois, comme j'ai décidé qu'il devait en être ainsi parce que [traduction] « [c]e n'est pas de ça qu'il s'agit en l'espèce » , bien peu de choses dans les rapports pourraient aider la Cour, même de manière indirecte. Quoi qu'il en soit, tirer des extraits choisis ne change rien au problème fondamental : les rapports du Dr Martinez n'ont pas été rédigés pour aider la Cour à trancher les questions particulières en litige dans la présente action. Il s'agit de documents partisans rédigés à l'échelle mondiale pour promouvoir et favoriser les droits généraux des peuples autochtones (ce qui comprend la souveraineté politique et le statut de nation). Il est loisible aux avocats de renvoyer dans leur argumentation à ce type de documents facilement accessibles, mais je ne pense pas qu'on devrait les présenter et les utiliser en tant que preuve d'expert à l'égard des questions en litige devant la Cour dans la présente instance.


[88]            Je comprends bien la contribution que peuvent apporter les rapports aux débats ayant lieu à l'échelle internationale sur l'autonomie gouvernementale autochtone et le statut de nation et sur les droits des peuples autochtones de manière générale, mais je ne pense pas que ces rapports peuvent aider la Cour à trancher les questions particulières en litige dans la présente affaire. Les rapports ne satisfont pas au critère établi dans Mohan pour l'admission d'une preuve d'expert, même compte tenu des commentaires du juge en chef Dickson (tel était son titre à l'époque) dans Corbett. La moindre pertinence minimale que pourraient avoir les rapports, même si ceux-ci ne devaient pas être entachés par les objectifs politiques manifestes qu'ils visent, ne parviendrait pas à contrebalancer, tant s'en faut, l'accroissement des coûts et des délais qu'ils occasionneraient au procès.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.          Les rapports du Dr Martinez sont radiés en entier;

2.          Il est loisible aux parties de saisir la Cour de la question des dépens.

                                                                                                          « James Russell »

                                                                                                     Juge                             

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIERS :                                       T-66-86A et T-66-86B

INTITULÉ :                                       LA BANDE DE SAWRIDGE

demanderesse

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

et

LE CONSEIL NATIONAL DES AUTOCHTONES DU CANADA, LE CONSEIL NATIONAL DES AUTOCHTONES DU CANADA (ALBERTA),

LA NON-STATUS INDIAN ASSOCIATION OF ALBERTA et L'ASSOCIATION DES FEMMES AUTOCHTONES DU CANADA

intervenants

et

LA PREMIÈRE NATION TSUU T'INA

demanderesse

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

et

LE CONSEIL NATIONAL DES AUTOCHTONES DU CANADA, LE CONSEIL NATIONAL DES AUTOCHTONES DU CANADA (ALBERTA), LA NON-STATUS INDIAN ASSOCIATION OF ALBERTA et L'ASSOCIATION DES FEMMES AUTOCHTONES DU CANADA

intervenants

LIEU DE L'AUDIENCE :                  EDMONTON (ALBERTA)

DATE DE L'AUDIENCE :                DU 19 AU 22 SEPTEMBRE 2005


MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                        LE JUGE RUSSELL

DATE DES MOTIFS ET

DE L'ORDONNANCE :                   LE 7 NOVEMBRE 2005

COMPARUTIONS :

Edward H. Molstad, c.r.                                                           POUR LES DEMANDERESSES

Marco S. Poretti

Nathan Whitling

Catherine Twinn                                                                        POUR LES DEMANDERESSES

Kevin Kimmis                                                               POUR LES DÉFENDERESSES

Kathleen Kohlman

Dale Slafarek

Wayne M. Schafer

Mary Eberts POUR L'ASSOCIATION DES FEMMES AUTOCHTONES DU CANADA,

                                                                                                       INTERVENANTE

Jon Faulds, c.r.                 POUR LE CONSEIL NATIONAL DES AUTOCHTONES

Derek A. Cranna                                  DU CANADA (ALBERTA), INTERVENANT

Karen E. Gawne           

Paul Fitzgerald POUR LE CONSEIL NATIONAL DES AUTOCHTONES DU CANADA,

                                                                                                         INTERVENANT

Michael Donaldson POUR LA NON-STATUS INDIAN ASSOCIATION OF CANADA,

Robert O. Millard                                                                            INTERVENANTE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Parlee McLaws LLP                                                 POUR LES DEMANDERESSES

Toronto (Ontario)

Parlee McLaws LLP                                                 POUR LES DEMANDERESSES

Toronto (Ontario)

Morris Rosenberg                                                       POUR LES DÉFENDERESSES

Sous-procureur général du Canada

Eberts Syms Street       POUR L'ASSOCIATION DES FEMMES AUTOCHTONES

& Corbett                                                              DU CANADA, INTERVENANTE

Toronto (Ontario)


Field Atkinson                 POUR LE CONSEIL NATIONAL DES AUTOCHTONES

Perraton LLP                                       DU CANADA (ALBERTA), INTERVENANT

Edmonton (Alberta)

Lang Michener LLP         POUR LE CONSEIL NATIONAL DES AUTOCHTONES

Ottawa (Ontario)                                                      DU CANADA, INTERVENANT

Burnet Duckworth & POUR LA NON-STATUS INDIAN ASSOCIATION OF CANADA,

Palmer LLP                                                                                     INTERVENANTE

Calgary (Alberta)


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