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Date : 20060213

Dossier : IMM-2365-05

Référence : 2006 CF 194

Ottawa (Ontario), le 13 février 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE von FINCKENSTEIN

ENTRE :

ARTAN YMERI

AURORA YMERI

KLEA YMERI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

(Prononcés à l'audience, puis exposés par écrit pour plus de clarté et de précision)

[1]                Le demandeur, Artan Ymeri, et sa femme sont citoyens de l'Albanie et sont tous les deux membres du Front national (le BK). Le demandeur allègue qu'il a été la cible de persécution de la part du Parti socialiste qui gouverne en Albanie, parce qu'il a participé aux élections et qu'il a dirigé le programme jeunesse du parti BK.

[2]                Le demandeur allègue aussi que toute sa famille court des risques parce qu'elle est impliquée dans une vendetta. Il craint pour sa vie s'il devait retourner en Albanie. Le demandeur a quitté l'Albanie le 24 septembre 2000 et a demandé l'asile au Canada après avoir été victime de divers actes de persécution perpétrés par des hommes de main du parti au pouvoir et après avoir découvert qu'il ne pouvait pas se prévaloir de la protection de l'État contre la vendetta.

[3]                La Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté la demande, concluant que a) l'allégation du demandeur au sujet de la persécution du fait de ses opinions politiques dont il se disait victime n'était pas crédible et b) le demandeur pouvait se prévaloir de la protection de l'État en ce qui concernait sa demande fondée sur l'article 97, au sujet de la présumée vendetta.

[4]                À mon avis, la décision de la Commission doit être infirmée en raison des deux conclusions manifestement déraisonnables suivantes (voir Aleshkina c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CFPI 589).

[5]                Premièrement, le demandeur a présenté une lettre d'un organisme non gouvernemental, soit l'Association des missionnaires de la paix en Albanie, qui confirmait la vendetta. La Commission avait des doutes au sujet de l'authenticité du document, qu'elle a envoyé à l'ambassade de Rome (qui dessert aussi l'Albanie) afin d'en faire confirmer l'authenticité par son auteur. Néanmoins, la Commission a conclu :

Le tribunal conclut que, bien que la lettre présente toutes les caractéristiques d'une lettre authentique et, qu'en fait, elle ait été déclarée comme étant authentique, elle n'est pas crédible pour les raisons stipulées auparavant et en raison de sa provenance douteuse, en l'occurrence la mère du demandeur.

[6]                Les « raisons stipulées auparavant » mentionnées dans la citation précédente sont les suivantes :

La preuve documentaire de la Commission indique que l'Association des missionnaires de la paix, alors qu'elle était opérationnelle, conservait des dossiers très précis sur les meurtres perpétrés par vendetta au sein de ses territoires d'intérêt. Ainsi, il est de l'avis du tribunal qu'il était raisonnable de croire que l'Association des missionnaires de la paix serait en mesure de fournir immédiatement les réponses aux questions contenues dans le formulaire d'obtention de renseignements.

Le tribunal note une inférence de crédibilité du fait que l'Association des missionnaires de la paix n'a fourni que pour seule réponse une confirmation de la vendetta.

[7]                Plusieurs éléments de cette conclusion constituent des erreurs. Premièrement, l'ambassade a confirmé l'authenticité de la lettre auprès de l'auteur lui-même, ce qui est la meilleure façon de vérifier l'authenticité du document. Deuxièmement, le fait que la mère du demandeur ait obtenu le document pour lui ne rend pas le document suspect. La plupart des preuves obtenues par des réfugiés après leur arrivée au Canada sont envoyées par des membres de leur famille. Le simple fait qu'un réfugié obtienne de l'aide d'un membre de sa famille ne rend pas le document suspect. Si une telle règle était adoptée, il deviendrait très difficile, voire même impossible, pour les réfugiés de présenter des preuves à l'audience. Troisièmement, l'auteur de la lettre a été tué après qu'il eut confirmé l'authenticité du document et n'a donc pas pu répondre aux autres questions de la Commission. Le fait que seule une confirmation de l'authenticité ait été reçue n'est pas un motif raisonnable pour tirer une conclusion défavorable. Par conséquent, la décision de la Commission est manifestement déraisonnable.

[8]                La Commission a tiré une deuxième conclusion manifestement déraisonnable lorsqu'elle a conclu que les personnes victimes d'une vendetta pouvaient se prévaloir de la protection de l'État. L'audience de la Commission a débuté le 14 juillet 2003 et s'est poursuivie le 4 novembre 2003. Il y a eu ajournement pour que la Commission puisse se renseigner au sujet de l'authenticité de la lettre de l'Association des missionnaires de la paix. Plus d'un an s'est écoulé avant que l'audience reprenne, le 28 janvier 2005. Au début de la reprise de l'audience, l'agent de la protection des réfugiés a présenté un dossier d'information de la Section de la protection des réfugiés préparé en novembre 2004. La décision de la Commission au sujet de la possibilité de se prévaloir de la protection de l'État a été fondée entièrement sur ce dossier d'information. Toutes les améliorations citées par la Commission avaient eu lieu depuis la deuxième journée d'audience, celle de novembre    2003. La Commission a fait valoir que la protection de l'État était désormais disponible, compte tenu de la mise sur pied d'une Cour des crimes graves, du recrutement de 12 nouveaux procureurs, de la création d'une unité spéciale au sein du service de police et de l'adoption d'une nouvelle loi.

[9]                L'avocat des demandeurs n'a eu en aucun temps eu la possibilité de présenter des observations au sujet de ces nouveaux renseignements. Le dossier d'information cite comme première source un rapport du Département d'État sur l'Albanie préparé en février 2005 qui comprenait l'énoncé suivant, à la page 5, au sujet du service de police :

[TRADUCTION]

Selon le ministère de l'Ordre public, il y avait 12 454 agents de police; la majorité de ces agents étaient peu formés, malgré l'aide de gouvernements étrangers. Dans l'ensemble, le maintien de l'ordre reste faible. Les comportements peu professionnels et la corruption restent des obstacles importants à la mise en place d'un service efficace de police civile.

et au sujet des cours à la page 6 :

[TRADUCTION]

La Constitution prévoit un appareil judiciaire indépendant; cependant, en raison des pressions politiques, de l'intimidation, de la corruption endémique, de la subornation et du manque de ressources, une grande partie de l'appareil judiciaire ne peut pas fonctionner de façon indépendante et efficace.

[10]            La conclusion est manifestement déraisonnable en raison du défaut de permettre aux demandeurs de présenter des observations au sujet de ce nouveau dossier d'information (en particulier puisque la décision au sujet de la protection de l'État se fonde entièrement sur ledit rapport), et du défaut de faire mention de l'évaluation très négative du service de police et des cours (telle que susmentionnée) énoncée dans le même dossier d'information.

[11]            Par conséquent, la présente demande est accueillie.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la décision de la Commission du 4 avril 2005 soit infirmée et que l'affaire soit renvoyée devant un tribunal différemment constitué.

« Konrad W. von Finckenstein »

JUGE

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                                             IMM-2365-05

INTITULÉ :                                                                          Artan Ymeri

                                                                                                Aurora Ymeri   

                                                                                                Klea Ymeri       

                                                                                                c.

                                                                                                LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                       

LIEU DE L'AUDIENCE :                                                      TORONTO (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                                                    Le 9 février 2006

ORDONNANCE ET MOTIFS DE                                       Le juge von Finckenstein

L'ORDONNANCE :

                                                                                               

DATE DES MOTIFS :                                                           Le 13 février 2006

COMPARUTIONS:

Michael Crane

POUR LES DEMANDEURS

Martin Anderson

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Michael T. Crane, Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Sous-procureur général du Canada, Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

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