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Date : 20050511

Dossier : IMM-2453-05

Référence : 2005 CF 667

Toronto (Ontario), le 11 mai 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE RICHARD G. MOSLEY                           

ENTRE :

                                       NADINE KAREN CHEDDESINGH (JONES)

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                             et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE


[1]                La demanderesse sollicite une ordonnance de sursis à l'exécution de son renvoi du Canada. Mme Jones, le nom qu'elle préfère utiliser maintenant, est une citoyenne jamaïcaine de cinquante-deux ans qui a obtenu la qualité de résidente permanente du Canada en novembre 1981. Elle a un casier judiciaire étant donné qu'elle a commis, entre 1986 et 2001, diverses infractions, savoir vol, fraude et défaut de comparaître. En septembre 2002, elle a été déclarée coupable pour tentative d'enlèvement, fraude, défaut de se conformer à une ordonnance de probation et défaut de comparaître. L'accusation de tentative d'enlèvement découlait d'une tentative d'enlèvement d'un bébé à l'unité néo-natale des soins intensifs d'un hôpital. La demanderesse a été détenue pendant 14 mois en attendant qu'une décision soit rendue sur ces accusations. Le 12 décembre 2002, elle a été condamnée à une autre peine de 9 mois d'emprisonnement et de trois ans de probation pour la tentative d'enlèvement, ainsi qu'à une peine de trois mois à purger consécutivement pour les autres infractions.

[2]                Une mesure d'expulsion a été prise contre la demanderesse le 23 mars 2003. Cette dernière a interjeté appel de cette décision devant la Section d'appel de l'immigration (SAI) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié. Le ministre a demandé à la SAI de refuser d'exercer sa compétence conformément à l'article 64 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (LIPR) qui exclut les appels à la SAI par des personnes interdites de territoire pour, notamment, « grande criminalité » . Après la présentation d'observations écrites, la requête du ministre a été rejetée le 24 octobre 2003. L'autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de cette décision a été refusée, sans motifs, en juin 2004.

[3]                La date de l'audition de l'appel devant la SAI a été fixée au 11 janvier 2005. Avant l'audience, le ministre a de nouveau présenté sa requête relative à la compétence. Le 28 février 2005, la SAI a accepté l'argument du ministre voulant que l'article 64 s'appliquait et a rejeté l'appel de la demanderesse. La demanderesse a présenté le 21 avril 2005, soit plus d'un mois après le délai prescrit, une demande d'autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision, et elle demande aussi à la Cour une prorogation de délai relativement à sa demande.

[4]                La demanderesse sollicite un sursis à l'exécution de la mesure de renvoi - conformément au critère conjonctif à trois volets formulé dans les arrêts Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110 et R.J.R. MacDonald Limited c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, puis appliqué par la Cour d'appel fédérale pour surseoir à l'exécution de la mesure d'expulsion dans l'arrêt Toth c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1988), 86 N.R. 302 (C.A.F.) - en faisant valoir qu'il y a une question sérieuse à trancher, qu'elle subirait un préjudice irréparable si elle était expulsée et que la prépondérance des inconvénients joue en sa faveur.

[5]                Comme la prorogation du délai est une condition préalable à l'examen de la demande d'autorisation, la demanderesse doit établir que la demande de prorogation elle-même soulève une question sérieuse. Pour ce faire, elle doit démontrer qu'il existe des motifs valables, comme l'exige l'alinéa 72(2)c) de la LIPR, de proroger le délai fixé pour présenter et signifier la demande d'autorisation : Semenduev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1997] A.C.F. no 70 (C.F. 1re inst.); Akpataku c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, 2004 CF 698.


[6]                Les principes qui régissent le consentement à une prorogation du délai fixé pour présenter et signifier une demande d'autorisation ont été exposés par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Hennelly (1999), 244 N.R. 399, [1999] A.C.F. no 846. La demanderesse doit démontrer qu'elle a une intention constante de poursuivre sa demande, que la demande est « bien fondée » , que le défendeur ne subit pas de préjudice en raison du délai et qu'il existe une explication raisonnable justifiant le délai.

[7]                Je suis disposé à admettre que la demanderesse avait une intention constante de poursuivre sa demande et que la raison qu'elle a donnée pour expliquer la présentation tardive de sa demande - confirmée par un affidavit d'un de ses anciens avocats - est raisonnable, bien que tout doute ne soit pas totalement exclu à l'égard de l'une ou de l'autre de ces questions. La demanderesse avait accès à un autre avocat qui l'a représentée dans le cadre de la procédure devant la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, y compris lors des audiences devant la Section d'appel. La raison pour laquelle elle n'a pas pu demander à cet avocat de présenter et de signifier sa demande d'autorisation dans les délais fixés, lorsqu'elle n'arrivait pas à joindre l'avocat qu'elle préférait, n'est pas claire. Je reconnais toutefois qu'elle a tenté de joindre cet avocat et que le fait qu'elle ait changé de nom a créé une certaine confusion. Pour ce qui est du quatrième critère exposé dans l'arrêt Hennely, aucun élément de preuve ne m'indique que le défendeur subirait un préjudice en raison de la présentation tardive de la demande.


[8]                Néanmoins, je ne suis pas convaincu que la demande sous-jacente soit « bien fondée » ou soulève une question sérieuse. Jusqu'à présent, dans les décisions qu'elle a rendues concernant l'application du paragraphe 64(2) de la LIPR, la Cour a généralement reconnu que la période passée en détention avant le prononcé de la sentence fait partie de la peine d'emprisonnement dans un contexte d'immigration : Allen c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (5 mai 2003), IMM-2439-02; Atwal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2004), 245 F.T.R. 170 (C.F.); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Smith, [2004] A.C.F. no 2159, 2004 CF 63; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Gomes, [2005] A.C.F. no 369, 2005 CF 299[1].

[9]                La demanderesse prétend qu'il convient de faire une distinction avec ces arrêts parce que la période de détention présentencielle et la peine additionnelle d'emprisonnement infligée dépasse, dans chacun des cas, le seuil de 24 mois établi au paragraphe 64(2) dans les cas de « grande criminalité » . Dans le cas de la demanderesse, la période de détention présentencielle et la peine additionnelle d'emprisonnement totalisent seulement 23 mois, soit un mois de moins que le seuil. La demanderesse fait donc valoir que les principes élaborés dans les décisions Allen et Atwal, puis cités et appliqués dans les décisions Smith et Gomes, ne devraient pas s'appliquer à sa situation. Je ne suis pas d'accord avec elle.

[10]            Dans la décision Atwal, le juge Pinard signale, au paragraphe 12 de ses motifs, que le mandat de dépôt dans cette affaire faisait état « d'une dernière peine d'emprisonnement de six mois en plus de la période de détention présentencielle de 20 mois (trois ans et demi comptés à l'actif du défendeur), ce qui correspond à une peine d'emprisonnement de quatre ans en tout » [non souligné dans l'original].


[11]            Il ressort, en l'espèce, de la transcription de l'audience de détermination de la peine que le juge de première instance a estimé que la gravité du crime majeur à_ l'égard duquel il prononçait la sentence exigeait une peine d'emprisonnement de deux ans et demi. La tentative d'enlèvement constituait un crime grave, la demanderesse s'étant rendue à la porte de l'unité de néonatalité, où sa présence a suscité des soupçons, si bien qu'on a eu recours au service de sécurité. La vie et la santé d'un enfant auraient pu être menacées si la demanderesse avait mené à bien son plan.

[12]            Si on applique le raisonnement du juge Pinard dans la décision Atwal, la peine totale en l'espèce était de 30 mois, soit les 14 mois portés à son actif comme équivalant à 21 mois, plus les 9 mois additionnels infligés. Selon cette interprétation, le total dépasse le seuil des 24 mois et satisfait à la norme établie au paragraphe 64(2) quant à la « grande criminalité » .

[13]            La Cour suprême du Canada a conclu, lorsqu'elle a examiné si les peines minimales obligatoires en vertu du Code criminel peuvent résister à un examen fondé sur la Charte, que « bien que la détention avant le procès ne se veuille pas une sanction lorsqu'elle est infligée, elle est, de fait, réputée faire partie de la peine après la déclaration de culpabilitédu délinquant [...] » , la juge Arbour au nom d'une Cour unanime dans l'arrêt R. c. Wust, [2000] 1 R.C.S. 455, pages 477 à 478 [non souligné dans l'original].

[14]            L'une des répercussions de l'arrêt Wust est qu'il est maintenant clair que le calcul de la peine d'emprisonnement infligée à un contrevenant ne se limite pas à la peine infligée après la déclaration de culpabilité jumelée à la période passée en détention présentencielle. La Cour suprême a accepté qu'on tienne compte du temps porté à l'actif du contrevenant pour déterminer l'ampleur de la peine infligée. À mon avis, la Cour irait à l'encontre de l'arrêt Wust et de l'intention qu'avait le législateur en adoptant l'article 64 de la LIPR si elle concluait qu'il ne faut pas tenir compte du temps porté à l'actif du contrevenant pour décider si la peine infligée par les tribunaux criminels satisfait au critère de la « grande criminalité » .

[15]            Même si j'acceptais que la demande d'autorisation de la demanderesse est « bien fondée » , je ne suis pas convaincu que la demanderesse a établi qu'elle subirait un préjudice irréparable si elle devait retourner en Jamaïque. Le préjudice irréparable ne doit pas être une simple hypothèse ni être fondé sur une série de possibilités : Akyol c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 931, [2003] A.C.F. no 1182 (1re inst.). La Cour doit être convaincue que le préjudice irréparable se produira : Atakora c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993) 68 F.T.R. 122 (1re inst.).


[16]            Le principal motif avancé au nom de la demanderesse est que sa position au plan des recours judiciaires serait sérieusement minée si elle n'était plus au pays pour poursuivre ses voies de recours. Comme l'a fait remarquer le juge Rothstein dans la décision El Ouardi c. Canada (Solliciteur général),2005 CAF 42, [2005] A.C.F. no 189, si cet argument était adopté à titre de principe général, il s'appliquerait à presque toutes les requêtes en sursis et priverait la Cour du pouvoir discrétionnaire de trancher les questions de préjudice irréparable en se basant sur les faits de chaque affaire. L'analyse approfondie des questions liées au préjudice irréparable effectuée par le juge Evans dans la décision Tesoro c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] A.C.F. no 698, sur laquelle se fonde la demanderesse, ne va pas à l'encontre de cette constatation.

[17]            Il a également été allégué que des dommages-intérêts ne pourraient pas contrebalancer la perte du sursis d'origine législative qui accompagne un appel devant la SAI, si bien que la perte de ce sursis constitue un préjudice irréparable. Autrement dit, la Cour devrait accorder le sursis refusé à la demanderesse du fait que la SAI a refusé d'entendre son appel, car si sa demande d'autorisation était accueillie, elle ne pourrait jamais récupérer cet avantage. Je ne suis pas convaincu que cela constitue un préjudice irréparable ou un motif approprié justifiant que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire en équité.

[18]            On a également indiqué que la demanderesse serait exposée à des risques pour sa santé physique et mentale, et ces risques étaient plus préoccupants à prime abord. Il semble que la demanderesse prend des médicaments contre le diabète et pour contrôler sa pression artérielle, ainsi que des médicaments pour de graves problèmes de santé mentale. Elle dit dans son affidavit qu'elle ne pourrait s'acheter ces médicaments si elle devait retourner en Jamaïque, car elle serait sans emploi et ne pourrait compter que sur l'aide de sa vieille mère. Ici, l'aide sociale défraie les coûts de ses médicaments délivrés sur ordonnance.


[19]            Aucun témoignage d'un médecin, d'un psychiatre ou d'un psychologue n'a été fourni pour décrire l'état de santé de la demanderesse ou pour établir la nature de ses problèmes de santé mentale. Je ne dispose d'aucune preuve indiquant qu'on lui administre présentement un traitement médical. Au mieux, la preuve ayant trait à sa santé mentale indique qu'elle a des antécédents de relations instables et dysfonctionnelles, et que la question de la maladie mentale est [traduction] « plutôt nébuleuse » , pour reprendre l'expression utilisée par le juge chargé de la détermination de la peine en 2002. Aucun de ces éléments ne permet d'établir que la demanderesse subirait un préjudice irréparable si elle retournait en Jamaïque.

[20]            En ce qui concerne la prépondérance des inconvénients entre les parties, je conviens avec le défendeur que la demanderesse ne satisfait pas au troisième volet du critère. La demanderesse a un casier judiciaire important comportant la perpétration d'un crime grave. Je ne vois aucun motif d'intérêt public qui ne favoriserait pas le renvoi de la demanderesse tel que prévu. Le ministre a l'obligation d'appliquer la loi et cette obligation a préséance sur tout inconvénient que ce renvoi pourrait causer à la demanderesse.


                                                                ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la demande de sursis à l'exécution du renvoi soit rejetée.            

« Richard G. Mosley »

                                                                                                                                                     Juge                         

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                        IMM-2453-05              

INTITULÉ :                                       NADINE KAREN CHEDDESINGH

(JONES)

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                défendeur

LIEU DE L'AUDIENCE :                TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :               LE 9 MAI 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                     LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :                     LE 11 MAI 2005

COMPARUTIONS :

Jack Martin                                          POUR LA DEMANDERESSE

Neeta Logsetty                                    POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jack Martin

Toronto (Ontario)                                POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada       POUR LE DÉFENDEUR



[1] Dans Atwal et Smith, des questions ont été certifiées en vertu de l'article 74 de la LIPR, la Cour d'appel devant déterminer si l' « emprisonnement » comprend la période de détention présentencielle qui est expressément prise en compte dans la détermination de la peine infligée à une personne. Dans les deux cas, il y a eu désistement de l'appel.


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