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Date : 20051220

Dossier : T-1142-04

Référence : 2005 CF 1725

ENTRE :

PFIZER CANADA INC. et PHARMACIA ITALIA S.p.A.

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

et MAYNE PHARMA (CANADA) INC.

défendeurs

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE HUGHES

[1]                La Cour statue sur une demande présentée en vertu des dispositions du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, modifié (le Règlement). Les demanderesses Pfizer Canada Inc. et Pharmacia Italia S.p.A. (Pfizer) cherchent à faire interdire au ministre de la Santé (le ministre) de délivrer à Mayne Pharma (Canada) Inc. (Mayne) un avis de conformité en vertu du Règlement sur les aliments et drogues relativement à sa solution injectable de chlorhydrate d'épirubicineproposée, prête à l'usage, en concentrations de 2mg/ml (le produit de Mayne) tant que le brevet canadien 1291037 (le brevet 037) ne sera pas expiré. Pfizer sollicite également un jugement déclarant que Mayne n'a pas signifié l'avis d'allégation exigé par le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité). Elle réclame aussi les dépens, de même que d'autres réparations.

[2]                Le brevet 037 a été délivré le 22 octobre 1991 par le Bureau canadien des brevets suite à une demande déposée au Canada le 27 juin 1986. En conséquence, le brevet 037 tombe sous le coup des « anciennes dispositions » de la Loi sur les brevets, L.R.C. 1989, ch. P-4, puisque ces dispositions concernent des brevets octroyés pour des demandes déposées au Canada avant le 1er octobre 1989. Le brevet concerne des solutions injectables utilisées pour le traitement des tumeurs. Il comporte 116 revendications qui peuvent être divisées en trois catégories : 1) les revendications de produit, visant des solutions prêtes à l'usage; 2) les revendications de procédé, visant la préparation de telles solutions; et 3) les revendications d'utilisation, visant l'utilisation de telles solutions. Des revendications de produit, les revendications 1 (et les revendications dépendantes 2-11), 12 (et les revendications dépendantes 13-22), 60 (et les revendications dépendantes 61-68), 69 (et les revendications dépendantes 70-88) et 98 (et les revendications dépendantes 99-105 et 115) sont en litige. Sont également en litige les revendications 47 et 59 des revendications d'utilisation. En raison de la nature du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), aucune revendication de procédé n'est en litige.

[3]                La demanderesse, Pfizer, est la « première personne » au sens du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité). Il est acquis aux débats que le brevet 037 a été régulièrement inscrit sur la liste, conformément à ce Règlement.

[4]                La défenderesse, Mayne, est une « seconde personne » au sens du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité). Dans sa lettre d'allégation, la société Mayne explique qu'elle réclame du ministre un avis de conformité en vertu du Règlement sur les aliments et drogues pour le chlorhydrate d'épirubicine injectable (Ph. Eur.) dosée à 2 mg/ml (produit de Mayne). Mayne allègue qu'aucune revendication du brevet 037 ne sera contrefaite par le produit de Mayne, par son procédé de fabrication ou par sa voie d'administration. La lettre d'allégation stipule ce qui suit :

[traduction]

3.                     Le produit de Mayne faisant l'objet de la présentation abrégée de drogue nouvelle qui a été déposée auprès du ministre de la Santé et qui est actuellement pendante, est préparé sous forme de solution injectable, prête à l'usage, en flacon scellé unidose (10 mg/5 ml, 50 mg/ml, 200 mg/ml). Le produit de Mayne comprend les ingrédients suivants : l'ingrédient pharmaceutique actif (IPA), soit le chlorhydrate d'épirubicine [reconstitué à partir de chlorhydrate d'épirubicine (Ph. Eur.) lyophilisé (fabriqué et fourni à Mayne par une tierce partie)]; de l'eau pour préparations injectables (Ph. Eur.); chlorure de sodium (Ph. Eur.); et de l'acide chlorhydrique (Ph. Eur.) [pour l'ajustement du pH à une valeur se situant entre 2,5 et 4,0, s'il y a lieu]. De l'azote (Ph. Eur.) a été utilisé en vue de désoxygéner l'eau pour préparations injectables et de produire un vide inerte dans le flacon.

4.                     Le produit de Mayne sera préparé par la société mère australienne de Mayne (Mayne Pharma Pry.) à l'aide de la méthode suivante :

a)      Verser dans un récipient à mélanger 65 % du volume nécessaire d'eau pour préparations injectables (Ph. Eur.) et purger à l'azote (Ph. Eur.) pendant 15 minutes. [Solution A]

b)       Préparer un mélange semi-liquide de chlorhydrate d'épirubicine en reconstituant le chlorhydrate d'épirubicine (Ph. Eur.) lyophilisé avec de l'eau pour préparations injectables (Ph. Eur.). Ajouter ce mélange à la solution A décrite ci-dessus tout en remuant. Mélanger la solution pendant 30 minutes.

c)       Dans un deuxième récipient à mélanger, verser 10 % du volume nécessaire d'eau pour préparations injectables (Ph. Eur.) et purger à l'azote (Ph. Eur.) pendant 15 minutes. Ajouter le chlorure de sodium (Ph. Eur.) à l'eau pour préparations injectables (Ph. Eur.) tout en remuant. Mélanger la solution pendant 10 minutes [solution B]. Il est possible de vérifier la concentration de la solution et de l'ajuster en ajoutant de l'eau pour préparations injectables, s'il y a lieu.

d)       Ajouter la solution B à la solution A et remuer pendant 10 minutes. Vérifier le pH de la solution principale résultante et, s'il y a lieu, l'ajuster avec de l'acide chlorhydrique (Ph. Eur.) pour obtenir une valeur cible se situant entre 2,8 et 3,0.

e)       Ensuite, ajuster progressivement le volume de la solution principale pour obtenir 100 % du volume nécessaire à une concentration de chlorhydrate d'épirubicine de 2 mg/ml en ajoutant de l'eau pour préparations injectables (Ph. Eur.). Vérifier le pH de la solution et, s'il y a lieu, l'ajuster avec de l'acide chlorhydrique (Ph. Eur.) pour obtenir une valeur cible se situant entre 2,8 et 3,0.

f)        Filtrer la solution à l'aide d'un filtre de stérilisation et la verser de façon aseptique dans des flacons de verre stériles sous atmosphère d'azote. Boucher et sceller ensuite les flacons.

5.                     Le produit de Mayne s'administre par voie intraveineuse.

[5]                Pfizer ne conteste pas l'exactitude de ces déclarations.

[6]                Le seul litige en l'espèce en est un de contrefaçon; la validité du brevet 037 n'est pas mise en cause. La question de la contrefaçon tient à l'interprétation des revendications et, en particulier, à ce qu'on entend par « non reconstitué à partir de lyophilisat » . Pour illustrer ce propos, il convient de renvoyer à la revendication 1, une revendication générale de produit, et à la revendication 47, une revendication générale d'utilisation.

[traduction]

1.         Une solution de glycoside d'anthracycline injectable, prête à l'usage, stérile, apyrogène, qui consiste essentiellement en sels d'un glycoside d'anthracycline physiologiquement acceptables, dissous dans un solvant aqueux physiologiquement acceptable, donnant donc une concentration de 0,1 à 50 mg/ml de glycoside d'anthracycline, molécule qui n'a pas été reconstituée à partir d'un lyophilisat, et dont le pH a été ajusté à une valeur située entre 2,5 et 5,0 à l'aide uniquement d'un acide physiologiquement acceptable.

***

47.    Utilisation d'une solution injectable, prête à l'usage, stérile et apyrogène, telle que définie dans la revendication 1, pour inhiber la croissance d'une tumeur parmi les suivantes : sarcomes, carcinomes, lymphomes, neuroblastomes, mélanomes, myélomes, leucémies et tumeur de Wilms.

[7]                Les autres revendications litigieuses diffèrent dans le détail, ces détails n'étant pas essentiels à la question litigieuse dont la Cour est saisie. J'accepte ces différences telles qu'énumérées dans l'affidavit de Beijnen, paragraphes 29 à 33 et paragraphe 35, déposé aux présentes.

[traduction]

29.               La revendication 12 vise la même solution que dans la revendication 1, sauf que le pH de la solution est ajusté au moyen d'un acide physiologiquement acceptable choisi dans un groupe qui comprend l'acide chlorhydrique.

***

30.               La revendication 60 vise la même solution que dans la revendication 1, sauf qu'elle est stable pour la conservation et que la plage de pH ciblée est moins étendue.

***

31.               La revendication 69 vise la même solution que dans la revendication 12, sauf qu'elle est stable pour la conservation et que la plage de pH ciblée est moins étendue.

***

32.               La revendication 98 vise la même solution que dans la revendication 69, sauf que le pH de la solution a été ajusté à une valeur située entre 2,5 et 3,5 avec un tampon de glycine uniquement.

33.               Il y a également diverses revendications dépendantes pour une solution, notamment :

a)       une solution de sels de glycoside d'anthracycline dans un récipient scellé (revendications 2, 13, 61, 70 et 99);

b)       une solution d'un sel d'épirubicine (revendications 3, 14, 62, 71 et 100);

c)       une solution d'un sel d'épirubicine dans un récipient scellé (revendications 63, 72 et 101);

d)       une solution de chlorhydrate d'épirubicine (revendications 4, 15, 64 et 73);

e)       une solution de sels de glycoside d'anthracycline dont le pH est situé entre 2,62 et 3,14 (revendications 5 et 16) ou entre 2,6 et 3,5 (revendications 65 et 74), ou est d'environ 3 (revendications 6, 17 et 102);

f)        une solution dont la concentration de glycoside d'anthracycline est de 1 à 20 mg/ml (revendications 9, 20, 68, 77 et 105).

***

35.        Les revendications 47 et 59 du brevet 037 sont les revendications d'utilisation. Elles englobent l'utilisation des solutions décrites dans les revendications 1 et 12 pour une solution. Les revendications d'utilisation se lisent comme suit :

Utilisation d'une solution injectable, prête à l'usage, stérile, apyrogène, telle que définie dans la revendication (1 ou 12, dans les revendications 47 et 59, respectivement), pour inhiber la croissance d'une tumeur parmi les suivantes : sarcomes, carcinomes, lymphomes, neuroblastomes, mélanomes, myélomes, leucémies et tumeur de Wilms.

[8]                Les revendications de procédé ne sont pas en litige dans cette instance. Le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) ne s'applique pas aux procédés. Cependant, la revendication 36, la plus étendue des revendications de procédé, doit être mentionnée. Elle s'énonce comme suit :

[traduction]

36. Un procédé destiné à la production d'une solution de glycoside d'anthracycline injectable, prête à l'usage, stérile, apyrogène, consistant essentiellement en sels de glycoside d'anthracycline physiologiquement acceptables dissous dans un solvant aqueux physiologiquement acceptable, qui n'a donc pas été reconstituée à partir de lyophilisat et dont le pH se situe entre 2,5 et 5,0, lequel procédé comprend la dissolution dudit sel physiologiquement acceptable, lequel sel n'est pas sous forme de lyophilisat, dans ledit solvant à une concentration de glycoside d'anthracycline de 0,1-50 mg/ml; où l'on ajoute uniquement un acide physiologiquement acceptable en vue d'ajuster le pH à une valeur recherchée se situant entre 2,5 et 5,0, et où l'on filtre la solution résultante au moyen d'un filtre stérilisant.

[9]                Les autres revendications de procédé visent à resserrer des paramètres semblables aux revendications pour une solution.

[10]            En l'espèce, le débat tourne autour de l'interprétation des revendications. La réponse à la question de la contrefaçon s'imposera d'elle-même une fois que les revendications auront été interprétées. Seule la Cour est habile à interpréter les revendications. L'interprétation des revendications précède l'examen des questions de validité et de contrefaçon. Elle ne doit pas être « axée sur des résultats » et la même interprétation vaut tant pour les questions de validité que pour celles de contrefaçon (Whirlpool Corp. c. Camco Inc, [2000] 2 R.C.S. 1067, aux paragraphes 43 et 49a) et b)). La question de la charge de la preuve ne se pose pas à l'étape de l'interprétation dans un procès portant sur un brevet.

[11]            Pour ce qui est de l'interprétation dans la présente instance, les revendications peuvent être dépouillées de leurs termes plus techniques et être présentés dans une forme plus simple. L'un des termes plus techniques est la lyophilisation qui, en langage courant, peut être rendu par déshydratation par congélation. Un avantage de cette déshydratation par congélation est qu'elle augmente la durée de conservation du produit. Par contre, cette technique présente un inconvénient : il faut reconstituer le produit en le mélangeant avec un solvant convenable avant de l'utiliser.

Revendications pour une solution

            [traduction]

Une solution injectable, prête à l'usage, qui consiste essentiellement en un sel de l'ingrédient actif dissous dans un solvant acceptable dans une gamme donnée de concentrations, qui n'a pas été reconstituée à partir d'un lyophilisat et dont le pH a été ajusté au moyen uniquement d'un acide acceptable de façon à ce que sa valeur se situe à l'intérieur d'une certaine plage.

Revendications d'utilisation

[traduction]

Utilisation d'une solution injectable, prête à l'usage, pour inhiber la croissance de certaines tumeurs.

Revendications de procédé (non litigieuses dans la présente instance relative à un avis de conformité)

[traduction]

Un procédé destiné à la production d'une solution injectable, prête à l'usage, telle que décrite dans les revendications pour une solution, comprenant la dissolution du sel, lequel sel n'est pas sous forme de lyophilisat, à une certaine concentration dans le solvant; où l'on ajoute uniquement un acide acceptable pour l'ajustement du pH afin que sa valeur se situe à l'intérieur d'une certaine plage, et où l'on filtre la solution.

[12]            D'une part, Pfizer soutient que les termes « non reconstitué à partir de lyophilisat » que l'on trouve dans les revendications pour une solution et, par voie de conséquence, dans les revendications d'utilisation, renvoient au produit final tel qu'il est présenté au professionnel de la santé en vue d'être administré à un patient. D'autre part, Mayne affirme que ces termes renvoient au sel de l'ingrédient actif, le glycoside d'anthracycline. Selon l'interprétation de Pfizer, le produit de Mayne et son utilisation contreferaient la revendication en litige; selon l'interprétation de Mayne, ils ne la contreferaient pas.

[13]            La Cour est consciente du fait que ces questions ont déjà été plaidées par les parties ou par des entités qui leur sont liées au Royaume-Uni et en Australie. On peut trouver ces décisions dans les recueils suivants :

R-U - Mayne Pharma Pty Ltd. c. Pharma Italia SpA, [2004] EWHC 2458 (Ch.) décision qui a été rendue le 1er novembre 2004, par M. Wyand, c.r. (juge adjoint) et qui a été infirmée par la Cour d'appel ([2005] EWCA Civ 317) le 1er février 2005 (le lord juge Jacob). L'autorisation de pourvoi à la Chambre des lords a été refusée.

Australie - Pharmacia Italia SpA c. Mayne Pharma Pty Ltd, [2005] F.C.A. 1078 and [2005] F.C.A. 1675 (arrêts de la Cour fédérale d'Australie). Ces décisions n'ont pas été portées en appel et on m'informe qu'il n'est plus possible de le faire.

[14]            Notre Cour n'est pas liée par ces décisions.

[15]            En l'espèce, le débat tourne essentiellement autour de la question de l'interprétation des revendications. À cette fin, je me propose de faire un bref survol de l'interprétation des revendications au Canada et au Royaume-Uni. Je passerai ensuite à l'examen des principes applicables en matière d'interprétation de revendications tels que la Cour suprême du Canada les a formulés dans les arrêts Whirlpool (Whirlpool Corp. c. Camco Inc. [2000] 2 R.C.S. 1067) et Free World (Free World Trust c. Electro Santé Inc. [2000] 2 R.C.S. 1024). Je me propose ensuite d'interpréter les revendications en litige.

Historique de l'interprétation des revendications

[16]            À l'origine, les brevets ne comportaient pas de revendications comme celles que l'on connaît aujourd'hui. Les brevets se terminaient souvent par une expression comme : [traduction] « Un dispositif correspondant pour l'essentiel à celui qui est décrit ici » . On trouve un bon résumé de la situation dans l'ouvrage de Blanco White, « Patents for Inventions » , 4e éd., London, Stevens & Sons 1979, au paragraphe 1-305 :

[traduction]

Origines et essor des revendications

        Dans ces conditions, il n'y avait pas de place pour le système de revendications des brevets qui existe de nos jours. Au XIXe siècle, le titulaire du brevet terminait son mémoire descriptif par une énumération des caractéristiques de son invention qu'il considérait nouvelles et importantes ( « et je revendique les leviers x et y, qui se combinent à la roue b et la tige c » , ou une formule semblable) un peu comme le propriétaire d'un dessin ou d'un modèle le fait aujourd'hui lorsqu'il énumère les caractéristiques nouvelles qu'il revendique à l'égard de son dessin ou de son modèle. Ce n'est qu'en 1883 que le législateur a obligé les inventeurs a inclure les revendications dans leurs mémoires descriptifs. Les revendications, au sens où on les entend maintenant, n'ont pris leur essor qu'après que la compétence clé sur les actions en brevet eut été transférée des jurys des tribunaux de common law à la Cour de chancellerie et la Division de la chancellerie, lequel transfert s'est traduit par l'élaboration de règles permettant de déterminer comment interpréter un principe de fonctionnement à partir de la description d'un mécanisme. Le principe essentiel des revendications modernes est en effet que le breveté ne laisse plus au jury le soin de cerner la portée de son invention; il essaie de définir lui-même l'étendue de son invention dans ses revendications. Il est désormais acquis que c'est précisément ce à quoi servent les revendications, mais ce n'était pas le cas il y a soixante-dix ans. Ce n'est d'ailleurs qu'en 1894, dans la cause célèbre Nobel c. Anderson, qu'il a été clairement établi que les revendications ont cet effet. Et ce n'est qu'au cours de la deuxième décennie du présent siècle que les tribunaux ont déclaré catégoriquement que le breveté qui souhaite que le principe du fonctionnement de son invention soit visé et non seulement les détails de son interprétation doit le préciser dans ses revendications et ne peut se contenter de laisser cette tâche au jury. Il suffit par ailleurs de remonter à une cinquantaine d'années dans les recueils de jurisprudence pour constater que la distinction entre l'invention revendiquée et la réalisation privilégiée de cette invention telle que décrite en détail dans le mémoire descriptif - qui constitue un aspect fondamental de la conception moderne - était évoquée en des termes vagues ou ambigus, voire carrément omise. Comme une décision judiciaire ne perd pas son autorité par le simple écoulement du temps et qu'au contraire, elle acquiert encore plus de valeur avec le temps, l'état du droit demeure incertain en raison de décisions péremptoires qui remontent à une époque antérieure à celle où les revendications ont pris leur essor.

[17]            L'incertitude du droit imputable à des décisions remontant à une époque antérieure à celle marquée par l'essor des revendications est exprimée clairement dans le cri du coeur lancé par lord Loreburn dans l'arrêt Natural Colour Kinematograph Co. Ltd. c. Bioschemes Ltd, (1915) 32 R.P.C. 256 (C.L.), où, à la page 266, le juge fait allusion aux avocats qui façonnent et refaçonnent leur revendication en fonction de la preuve et notamment du mémoire descriptif :

[traduction]

Je tiens par ailleurs à souligner, indépendamment de ces facteurs, que l'ambiguïté du mémoire descriptif a un effet négatif sur le présent brevet. Il semble qu'on risque d'assister à une atteinte au principe juridique bien connu interdisant l'ambiguïté. Certains de ceux qui rédigent les projets de mémoire descriptif et de revendications ont tendance à considérer cette activité comme une épreuve d'habileté consistant à conférer une très vaste portée à la revendication selon une interprétation, pour protéger le breveté contre la concurrence du plus grand nombre de gens possible, pour ensuite invoquer des passages soigneusement rédigés du mémoire dans l'espoir qu'ils limitent juste assez la portée de la revendication pour en assurer la validité en cas de contestation devant les tribunaux. On assiste alors à des procès portant sur l'interprétation des mémoires descriptifs qu'on pourrait généralement éviter si, dès le départ, on avait essayé d'exprimer en termes simples ce qu'on voulait dire. La crainte d'un procès coûteux suffit à dissuader tout concurrent qui n'en a pas les moyens de contester le brevet. Et c'est regrettable. C'est un abus que le tribunal peut empêcher, que l'on reproche ou non au brevet son ambiguïté dans les actes de procédure, parce qu'on nuit au public en étendant à toutes fins utiles la portée du monopole et ce, par des pressions qui sont très critiquables. Il incombe au breveté d'exposer clairement, soit par des mots explicites soit par un renvoi clair et net, la nature et les limites de ce qu'il revendique. S'il emploie des mots qui, selon une interprétation raisonnable, sont inutilement obscurs ou ambigus, le brevet est invalide, que cette lacune soit volontaire ou qu'elle soit attribuable à la négligence ou à la maladresse. Lorsque l'invention est difficile à expliquer, on en tiendra évidemment compte. Mais rien ne peut excuser le recours à des mots ambigus lorsqu'on aurait aisément pu employer des mots simples. Le parti le plus sûr pour le breveté est de s'efforcer d'être clair et intelligible. On ne saurait trop insister sur ce point. À mon sens, il s'agit d'un cas flagrant de violation du principe que je viens de citer. Je ne vois pas quelle utilité il pouvait y avoir à recourir au libellé contourné employé en l'espèce, qui a suscité de telle subtilités de raisonnement et qui a pris autant de temps, à moins qu'on ait voulu garder en réserve une gamme d'interprétations en vue de s'en servir en cas de contestation du brevet pour effrayer dans l'intervalle ceux qui pourraient être tentés de contester le brevet.

[18]            La Cour suprême des États-Unis a abondé dans le même sens dans l'affaire du « nez de cire » , White c. Dunbar, 119 US 47 (1886), dans laquelle le juge Bradley tient les propos suivants, aux pages 51 et 52, propos qui ont été repris par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Whirlpool, précité, au paragraphe 51 :

[traduction] Certaines personnes semblent supposer qu'une revendication dans un brevet est comme un nez de cire que l'on peut tourner ou tordre dans toutes les directions, par simple renvoi au mémoire descriptif, afin qu'elle vise une chose supplémentaire ou différente de ce que ses mots expriment. [. . .] La revendication est une exigence légale, prescrite exactement dans le but de permettre au breveté de définir exactement en quoi consiste son invention, et il est à la fois injuste pour le public et contraire à la loi de lui donner une interprétation différente du sens clair de ses termes.

a) Au Canada

[19]            Selon l'évolution de la situation au Canada, dans la plupart des cas, la Cour ne cherche pas à interpréter d'abord la revendication, mais elle examine d'abord la validité ou la contrefaçon et elle interprète la revendication selon ce qu'on a appelé la méthode « littérale » . Si la validité de la revendication est confirmée au terme de cette interprétation « littérale » , la Cour détermine ensuite s'il y a eu une contrefaçon « littérale » et, dans le cas contraire, s'il y a eu néanmoins contrefaçon véritable de la « substance » . On trouve une bonne illustration de ce procédé dans le jugement Kramer c. Lawn Furniture Inc. (1974), 13 C.P.R. (2nd) 231, une décision du juge Addy de la Cour fédérale. Aux pages 235 et 236, le juge Addy conclut à la validité du brevet sans expliquer comment la revendication doit être interprétée. Il passe ensuite à la question de la contrefaçon à la page 237, où l'on trouve l'énoncé classique suivant au sujet de l'interprétation des revendications :

Pour interpréter les revendications, il faut les lire en appliquant à leur rédaction, le vocabulaire courant du métier en cause. On doit les interpréter comme si leur lecteur était en possession de toutes les connaissances techniques nécessaires à la pleine compréhension des termes employés et des principes appliqués. Les descriptions et les dessins doivent être lus comme un tout fournissant le contexte qui aidera à interpréter la revendication, ou fournissant le vocabulaire à l'interprétation de la revendication; mais on ne doit pas s'en servir pour modifier les revendications ou les amplifier, sauf dans la mesure où le vocabulaire fourni par les descriptions permet raisonnablement et à juste titre cette modification ou cette amplification. Comme on l'a souvent dit, le titulaire d'un brevet doit être son propre lexicographe.

[20]            Il ajoute ensuite, à la page 238 :

Compte tenu de ces principes généraux, on doit examiner le texte des revendications des deux brevets des demandeurs pour voir, en premier lieu, s'il y a eu contrefaçon littérale des inventions protégées par les brevets, comme les revendications l'indiquent, et, au cas contraire, s'il y a eu néanmoins contrefaçon véritable de la substance des inventions.

[21]            Il examine ensuite la contrefaçon en procédant à une interprétation « littérale » des revendications et, ayant conclu qu'il n'y avait pas eu de contrefaçon littérale, il se livre à un examen de la « substance » de la revendication. Voici ce qu'il a dit, à la page 239 :

Bien qu'il n'y ait pas de contrefaçon littérale, la Cour doit encore déterminer si les modifications sont légères, ou si le prétendu contrefacteur, au contraire, a pris le contenu de l'invention (voir Omark Industries (1960) Ltd. c. Gouger Saw Chain Co. et al., (précitée); si l'objet litigieux n'est qu'une imitation trompeuse de l'invention, voir Fox's Canadian Law and Practice Relating to Letters Patent for Inventions, 4e éd. (1972), pp. 364-369, et si la défenderesse a effectivement pris ce que les plaidoiries ont décrit comme l'essence et la substance même du brevet ou de l'invention.

[22]            Les deux volets du critère de la contrefaçon ont été fondus en un seul par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Mobil Oil (Mobil Oil Corp. c. Hercules Canada Inc (1995), 63 C.P.R. (3rd) 473), où le juge Marceau déclare ce qui suit au nom de la Cour à la page 488 :

En droit canadien, comme l'a déclaré il y a longtemps le président Thorson dans la décision McPhar Engineering Co. c. Sharpe Instruments Ltd. (1960), 35 C.P.R. 105 (C. Éch.), [traduction] « la personne qui prend la substance d'une invention se rend coupable de contrefaçon et il importe peu qu'elle omette une caractéristique qui n'est pas essentielle ou qu'elle lui substitue un équivalent » . Cela étant, je ne vois pas l'utilité du critère traditionnel à deux volets, ni même sa pertinence. Il ne fait aucun doute qu'une violation textuelle simplifierait le problème puisqu'elle mettrait immédiatement fin à l'enquête. Mais il me semble qu'il peut s'agir d'un exercice inutile dans les affaires comme la présente espèce où il peut être difficile d'établir la distinction entre la violation textuelle et la violation de la substance.

[23]            En marge du courant de pensée dominant, il y a lieu de signaler quelques décisions, dont la plus notable est Schweyer Electric and Mfg Co. c. New York Central Railroad Co. [1935] R.C.S. 665, dans laquelle, s'agissant de revendications portant sur des mécanismes de signalisation de voie ferrée à commande électrique, la Cour suprême n'a pas tenu compte de la possibilité qu'un courant alternatif soit utilisé ou non et, interprétant le mémoire descriptif, a conclu que les revendications visaient « inévitablement » un courant alternatif. La Cour a déclaré ce qui suit, sous la plume du juge en chef Duff à la page 669 :

[traduction] Il faut interpréter ces revendications à la lumière de la première partie du mémoire descriptif. Suivant cette interprétation, force est selon moi de conclure - et le mot n'est pas trop fort - qu'en ce qui concerne les mécanismes se trouvant à l'intérieur de l'appareil dont est muni le véhicule qui réagit aux signaux d' « avertissement » et de « danger » , que les revendications en question ne visent pas un système que l'on pourrait faire fonctionner efficacement sans recourir à un courant alternatif. Or, comme les défendeurs n'utilisent qu'un courant continu, aucune contrefaçon n'a été démontrée.

b) Au Royaume-Uni

[24]            L'interprétation des revendications a pris sa forme actuelle au Royaume-Uni à la suite du prononcé de deux décisions. La première, Catnic (Catnic Components Limited c. Hill and South Limited [1982] R.P.C. 183 (l'arrêt de la Chambre des lords commençant à la page 239) a été examinée par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Whirlpool, précité. La seconde est plus récente et elle est postérieure à l'arrêt Whirlpool. Il s'agit de l'arrêt Kirin-Amgen Inc. c. Hoechst Marion Roussel Ltd.,un arrêt rendu en 2004 par la Chambre des lords publié au Canada à 331 N.R.1.

[25]            L'arrêt Catnic a marqué un tournant décisif dans la jurisprudence. Le tribunal a écarté la démarche à deux volets (celle de l'analyse textuelle et substantielle) au profit d'un critère unique, celui de « l'interprétation téléologique » . Il y a toutefois lieu de signaler que le tribunal a pris cette mesure uniquement dans le contexte de l'analyse de la contrefaçon et qu'au lieu de se limiter à la revendication, la Chambre des lords parle d' « invention » et de « mémoire descriptif de brevet » . Voici ce que lord Diplock explique aux pages 242 et 243 :

[traduction] Dans leurs mémoires bien raisonnés présentés à cette Chambre, comme dans leurs plaidoiries, les deux parties ont eu tendance à traiter la « contrefaçon littérale » et la contrefaçon « de la substance » d'une invention comme s'il s'agissait de causes d'action distinctes, l'existence de la première étant une pure question d'interprétation, celle de la deuxième relevant d'une notion plus large d'apparence trompeuse. À mon sens, cette dichotomie n'existe pas; il n'y a qu'une cause d'action et l'on risque de semer la confusion si l'on adopte un autre point de vue, en particulier dans les affaires du type de celle qui fait l'objet du présent appel.

***

Le mémoire descriptif d'un brevet est une déclaration unilatérale du breveté, faite dans ses propres mots et s'adressant à ceux qui sont susceptibles d'avoir un intérêt concret dans l'objet de son invention (c'est-à-dire qui sont « versés dans l'art » ), par laquelle il les informe de ce qu'il prétend être les caractéristiques essentielles du nouveau produit ou du nouveau procédé pour lequel les lettres patentes lui confèrent un monopole. Ce ne sont que ces caractéristiques originales qu'il dit essentielles qui constituent ce qu'on appelle la « substance » de la revendication. Le mémoire descriptif du brevet doit recevoir une interprétation téléologique plutôt que l'interprétation purement littérale découlant du genre d'analyse terminologique méticuleuse que les avocats sont trop souvent tentés de faire en raison de leur formation. La question qui se pose dans chaque cas est la suivante : les personnes ayant une connaissance et une expérience pratiques du genre de travail auquel l'invention est destinée à servir comprendraient-elles que le breveté voulait que l'interprétation stricte d'une expression ou d'un mot descriptifs particuliers figurant dans une revendication constitue une condition essentielle de l'invention, de manière à ce que toute variante soit exclue du monopole revendiqué même s'il se peut qu'elle n'ait aucun effet important sur la façon dont l'invention fonctionne.

[26]            Au moment où la Chambre des lords a rendu l'arrêt Kirin-Amgen, le Royaume-Uni avait adhéré au Protocole européen relatif aux brevets et l'article 69 de ce protocole devenait de ce fait important. En voici le libellé :

Article 69

Étendue de la protection

(1)      L'étendue de la protection conférée par le brevet européen ou par la demande de brevet européen est déterminée par la teneur des revendications. Toutefois, la description et les dessins servent à interpréter les revendications.

(2)      Pour la période allant jusqu'à la délivrance du brevet européen, l'étendue de la protection conférée par la demande de brevet européen est déterminée par les revendications déposées en dernier lieu contenues dans la publication prévue à l'article 93. Toutefois, le brevet européen tel que délivré ou modifié au cours de la procédure d'opposition détermine rétroactivement cette protection pour autant que celle-ci n'est pas étendue.

[27]            Il y a lieu de signaler que cet article correspond pour l'essentiel à ce qui est devenu l'usage canadien courant voulant que les revendications soient interprétées en fonction de l'ensemble du mémoire descriptif, comme la Cour suprême du Canada l'a bien précisé au paragraphe 50 de l'arrêt Whirlpool.

[28]            En ce qui concerne l'interprétation des brevets, lord Hoffman a, dans l'arrêt Kirin-Amgen, réussi, avec l'appui des autres lords, un véritable tour de force qui vaut la peine d'être répété ici. En bref, il a expliqué que l'interprétation objective concerne ce que la personne raisonnable, en l'occurrence la personne raisonnable versée dans le domaine auquel se rapporte le brevet (l'homme du métier), aurait compris que l'auteur (l'inventeur) voulait dire. La question n'est pas de savoir ce que l'inventeur voulait dire, mais plutôt de déterminer ce que le destinataire en a compris. Lord Hoffman dit ce qui suit, aux paragraphes 32 à 35 :

[traduction]

32.    L'interprétation du brevet ou de tout autre document ne concerne évidemment pas directement ce que l'auteur voulait dire. Il n'est pas possible de lire dans les pensées du breveté ou de l'auteur de tout autre document. L'interprétation est objective en ce sens qu'elle porte sur ce que la personne raisonnable à qui le message est adressé aurait compris de ce que son auteur voulait dire. Il y a toutefois lieu de signaler qu'il ne s'agit pas, comme on le dit parfois, de trouver « le sens des mots employés par l'auteur du message » mais bien de déterminer ce que le destinataire fictif a compris que l'auteur voulait dire en employant les mots en question. Le sens des mots est affaire de convention; il est régi par des règles que l'on trouve dans les dictionnaires et les grammaires. Ce qu'on peut penser que l'auteur voulait dire en employant les mots en question n'est pas simplement une question de règles. Tout dépend du contexte dans lequel le message a été donné et non seulement des mots choisis par l'auteur, mais aussi de la nature de l'auditoire auquel il est censé s'adresser et des connaissances et postulats que l'on attribue à cet auditoire.

***

33.    Dans le cas du mémoire descriptif d'un brevet, le destinataire fictif est l'homme du métier. Il aborde l'interprétation du mémoire avec les connaissances générales courantes de sa spécialité. Et il interprète le mémoire descriptif en partant du principe qu'il sert à décrire l'invention et à en délimiter la portée - une idée pratique que le breveté a eue relativement à un nouveau produit ou à un procédé - et non qu'il constitue un traité de mathématique ou de chimie ou une liste d'emplettes de produits chimiques ou de quincaillerie. Voilà l'idée au coeur de l' « interprétation téléologique » . S'il n'a pas inventé l'expression, lord Diplock a certainement contribué à lui donner la notoriété qu'elle connaît en droit. Il existe toutefois, je crois, une tendance à considérer cette expression comme une vague description d'une sorte de procédé divinatoire permettant de pénétrer mystérieusement le sens des mots employés dans le mémoire descriptif. Lord Diplock est à mon avis beaucoup plus précis. Il cherchait à souligner le fait que l'on peut interpréter différemment le sens des paroles d'une personne selon qu'elle les exprime à une fin plutôt qu'à une autre. Ainsi, dans l'affaire Catnic, le tribunal a signalé la différence de sens que l'on pouvait raisonnablement attribuer au mot « vertical » selon qu'il était employé dans un théorème mathématique ou dans la définition revendiquée d'un liteau utilisé dans l'industrie du bâtiment. Le seul point sur lequel je remettrais en question le résumé par ailleurs admirable des règles de droit de la contrefaçon qu'a fait le lord juge Jacob dans le jugement Rockwater Ltd c. Technip France SA (décision non publiée) [2004] EWCA Civ 381, au paragraphe 41, c'est lorsqu'il dit, au sous-alinéa e), que [traduction] « par souci d'équité envers le breveté, il y a lieu de retenir l'objet le plus large qui est compatible avec la solution préconisée par le brevet » . Le juge Jacob me semble confondre l'objet de l'énoncé avec le sens qui peut lui être conféré. Ainsi que je l'ai déjà expliqué, l'objet du mémoire descriptif du brevet consiste ni plus ni moins qu'à communiquer l'idée de l'invention. L'analyse de cet objet fait partie des éléments dont on tient compte pour déterminer le sens. Mais l'objet et le sens ne sont pas la même chose. Si, par objet le plus large, le lord juge Jacob voulait dire sens le plus large, je me dissocierais de ses vues à ce sujet. Il n'existe pas de présomption en ce qui concerne la portée des revendications. Il est en effet possible qu'un brevet revendique moins que la solution qu'il préconise ou qu'il permet.

34. « Interprétation téléologique » ne signifie pas élargir le champ de la définition de l'élément technique que le breveté cherche à protéger dans ses revendications ou en dépasser les limites. La question est toujours de savoir si l'homme du métier aurait compris le breveté en s'en tenant au libellé de sa revendication. À cette fin, la façon dont le breveté s'est exprimé revêt généralement une importance capitale. Les règles de la sémantique et de la syntaxe permettent d'exprimer nos intentions avec grande finesse et exactitude, et l'homme du métier présume généralement que le breveté a choisi d'en faire autant. Comme nombre de juges l'ont fait remarquer, le mémoire descriptif est un document unilatéral écrit dans les propres mots du breveté. De plus, les mots auront habituellement été choisis sur les conseils d'un spécialiste. Le mémoire descriptif n'est pas un document inter rusticos qui requiert de longues déductions. En revanche, force est de reconnaître que le breveté cherche à décrire quelque chose qui, à son avis du moins, est nouveau, n'a jamais existé auparavant et qui ne fait peut-être pas l'objet d'une définition généralement admise. Il arrive qu'il soit évident pour l'homme du métier que le breveté s'est écarté sous quelque rapport des usages conventionnels du langage et qu'il a intégré dans sa description de l'invention un élément qu'il ne percevait pas comme essentiel. Mais on ne s'attendrait pas à ce que ce phénomène soit très fréquent.

35.      Une des raisons pour lesquelles il serait inusité que l'homme du métier fictif conclue, après avoir interprété la revendication selon la méthode téléologique en tenant compte du contexte du mémoire descriptif et des dessins ou des modèles, que le breveté devait néanmoins vouloir dire autre chose que ce qu'il semble avoir voulu dire, est qu'on ne sait évidemment pas tout au sujet du contexte dans lequel le breveté a été amené à s'exprimer comme il l'a fait. Au Royaume-Uni, aux Pays-Bas et en Allemagne, les tribunaux découragent, voire interdisent, de se servir du dossier du bureau des brevets pour faciliter l'interprétation. Il y a de bonnes raisons qui expliquent ce choix : la signification du brevet ne devrait pas changer selon que l'homme du métier a accès ou non au dossier et, de toute façon, le dossier en question est d'une utilité limitée. Il arrive toutefois souvent qu'il soit impossible de savoir, si l'on n'a pas accès non seulement au dossier mais aussi aux pensées intimes du breveté et de ses conseillers, quelle est la raison de la restriction apparemment inexplicable de l'étendue du monopole revendiqué. Une explication possible est qu'il ne correspond pas à ce que le breveté voulait vraiment dire. Mais une autre explication est que c'est bien ce que le breveté voulait dire, pour des raisons qui lui sont propres, notamment pour éviter tout conflit avec les examinateurs au sujet de l'habilitation ou de l'état antérieur de la technique et ce, afin d'obtenir la délivrance de son brevet le plus rapidement possible. Cet aspect de la réalité du travail de l'agent de brevets rend moins possible la conclusion que le breveté ne pouvait vouloir dire ce que les mots semblent vouloir dire. Certains ont laissé entendre qu'à défaut d'explications quant à la restriction de l'étendue de la protection revendiquée, il y a lieu de présumer que le breveté et le bureau des brevets ont une raison valable d'agir comme ils l'ont fait. Je ne crois pas qu'il soit logique de formuler des présomptions au sujet de ce que les gens sont censés avoir voulu dire, mais il n'en demeure pas moins qu'il faut invoquer des raisons logiques avant de pour pouvoir conclure qu'ils se sont écartés des usages conventionnels.

Principes dégagés dans les arrêts Whirlpool et Free World

[29]            La Cour suprême du Canada a, dans les affaires Whirlpool et Free World, précitées, rendu des arrêts de principe sur le droit canadien des brevets. Bien qu'elles précèdent l'arrêt Kirin-Amgen de presque quatre ans, ces décisions vont tout à fait dans le même sens. La Cour suprême a souscrit à la méthode de « l'interprétation téléologique » et a écarté la démarche à deux volets (Free World paragraphes 45 à 50, Whirlpool paragraphes 42 à 50). La Cour a expressément rejeté toute méthode « grammaticale » ou « analyse terminologique méticuleuse » (Whirlpool, aux paragraphes 48 et 53).

[30]            Avec l'arrêt Kirin-Amgen, ces deux décisions nous fournissent des indications sur l'interprétation « téléologique » des revendications.

Fondement légal au Canada

[31]            Le paragraphe 34(2) de la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P.4 exige que le mémoire descriptif se termine par une ou plusieurs revendications exposant « distinctement et en termes explicites » la portée du monopole revendiqué. Ainsi que la Cour suprême l'a expliqué, dans l'arrêt Whirlpool, au paragraphe 42 :

42       Le contenu du mémoire descriptif d'un brevet est régi par l'art. 34 de la Loi sur les brevets. La première partie est une « divulgation » dans laquelle le breveté doit fournir une description de l'invention « comportant des détails assez complets et précis pour qu'un ouvrier, versé dans l'art auquel l'invention appartient, puisse construire ou exploiter l'invention après la fin du monopole » : Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Sask.) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 504, à la p. 517. La divulgation est ce que l'inventeur fournit en contrepartie d'un monopole de 17 ans (maintenant 20 ans) sur l'exploitation de l'invention. On peut faire respecter le monopole au moyen de toute une gamme de recours en droit et en equity, de sorte qu'il importe que le public sache ce qui est interdit et ce qu'il peut faire sans risque lorsque le brevet est encore en vigueur. Les revendications qui concluent le mémoire descriptif servent d'avis public et doivent énoncer « distinctement et en termes explicites les choses ou combinaisons que le demandeur considère comme nouvelles et dont il revendique la propriété ou le privilège exclusif » (par. 34(2)). L'inventeur n'est pas tenu de revendiquer un monopole sur tout élément nouveau, ingénieux et utile qui est divulgué dans le mémoire descriptif. La règle habituelle veut que ce qui n'est pas revendiqué soit considéré comme ayant fait l'objet d'une renonciation.

Questions à aborder lorsqu'on interprète une revendication

[32]            Ainsi, lorsqu'on interprète une revendication, on peut aborder les questions suivantes :

1.          Qui interprète les revendications?

2.          Quand les revendications sont-elles interprétées?

3.          À quelle date doit-on interpréter les revendications?

4.          Quels sont les critères régissant l'interprétation?

5.          Quelles ressources peut-on utiliser pour interpréter les revendications?

6.          Du point de vue de qui le brevet doit-il être interprété?

7.          Que doit-on faire de l'interprétation ainsi obtenue?

1) Qui interprète les revendications?

[33]            C'est au tribunal qu'il incombe d'interpréter les revendications (arrêt Whirlpool, aux paragraphes 43 et 45).

[34]            Il n'appartient pas aux témoins experts d'interpréter les revendications. Comme la Cour suprême l'explique, au paragraphe 57 de l'arrêt Whirlpool :

Le rôle [des experts] consistait non pas à interpréter les revendications du brevet, mais à faire en sorte que le juge de première instance soit en mesure de le faire de façon éclairée.

2) Quand les revendications sont-elles interprétées?

[35]            Le tribunal commence par interpréter les revendications avant d'aborder toute question de validité ou de contrefaçon. L'interprétation des revendications ne doit pas être « axée sur des résultats » ; elle doit plutôt être effectuée en faisant abstraction tant de ce qui serait contrefait que de l'antériorité, (arrêt Whirlpool, aux paragraphes 43 et 49a)).

3) À quelle date doit-on interpréter les revendications?

[36]            Les revendications doivent être interprétées à la date à laquelle le brevet a été délivré dans le cas d'un brevet tombant sous le coup de l' « ancienne » Loi, c'est-à-dire de tout brevet demandé au Canada avant le 1er octobre 1989. Pour ce qui est des brevets visés par la nouvelle Loi, c'est-à-dire ceux pour lesquels une demande a été déposée au Canada après le 1er octobre 1989, la date à laquelle le brevet doit être interprété est celle de la publication (arrêt Whirpool, au paragraphe 42, arrêt Free World, au paragraphe 44).

4) Quels sont les critères régissant l'interprétation?

[37]            À cet égard, il y a lieu de tenir compte de ce que la Cour suprême dit, dans l'arrêt Whirlpool, au paragraphe 45 :

L'interprétation téléologique repose donc sur l'identification par la cour, avec l'aide du lecteur versé dans l'art, des mots ou expressions particuliers qui sont utilisés dans les revendications pour décrire ce qui, selon l'inventeur, constituait les éléments « essentiels » de son invention.

[38]            Dans l'arrêt Free World, au paragraphe 51, la Cour suprême explique ce qui suit :

Les mots choisis par l'inventeur seront interprétés selon le sens que l'inventeur est présumé avoir voulu leur donner.

[39]            Il ne faut pas en conclure pour autant que le tribunal doit s'engager dans un examen subjectif de ce que l'inventeur avait en tête. Le tribunal doit plutôt procéder à une analyse objective de ce que le lecteur versé dans l'art aurait compris de ce que l'inventeur voulait dire. Ainsi que lord Hoffman l'explique, au paragraphe 32 de l'arrêt Kirin-Amgen :

[traduction] L'interprétation est objective en ce sens qu'elle porte sur ce que la personne raisonnable à qui le message s'adresse aurait compris que l'auteur de ce message voulait dire. (Non souligné dans l'original.)

5) Quelles ressources peut-on utiliser pour interpréter les revendications?

[40]            La revendication doit être interprétée en fonction de l'ensemble du mémoire descriptif. Pour reprendre les propos que la Cour suprême a tenus à cet égard dans l'arrêt Whirlpool, au paragraphe 48 :

48     [...]Dans l'arrêt Catnic, comme dans la jurisprudence antérieure, ce sont les revendications écrites qui précisent la portée du monopole, mais comme auparavant, on obtient la souplesse et l'équité en différenciant les caractéristiques essentielles ( « l'essence » ) de celles qui ne sont pas essentielles, au moyen d'une lecture éclairée de l'ensemble du mémoire descriptif par la personne versée dans l'art à qui il s'adresse plutôt qu'au moyen du « genre d'analyse terminologique méticuleuse que les avocats sont trop souvent tentés de faire en raison de leur formation » (Catnic, précité, à la p. 243).

Au paragraphe 49f) :

49f) Même si les appelantes expriment la crainte que l' « interprétation téléologique » ouvre la porte à une preuve d'intention extrinsèque, comme c'est le cas de certains types de preuve extrinsèque aux États-Unis, ni l'un ni l'autre des arrêts Catnic et O'Hara, précités, n'excède les limites du mémoire descriptif, et les deux se limitent à bon droit au libellé des revendications interprété dans le contexte de l'ensemble du mémoire descriptif.

Et au paragraphe 52 :

52       J'ai déjà exposé les raisons qui m'incitent à conclure que, dans la mesure où les appelantes préconisent une méthode consistant à s'en tenir au dictionnaire pour interpréter le sens des mots utilisés dans les revendications du brevet 803, cette méthode doit être rejetée. Dans l'arrêt Western Electric Co. c. Baldwin International Radio of Canada, [1934] R.C.S. 570, notre Cour a cité des décisions antérieures portant sur le mot [traduction] « conduit » utilisé dans une revendication de brevet. À la page 572, le juge en chef Duff a souscrit à la proposition selon laquelle [traduction] « [i]l faut consulter non pas le dictionnaire pour y vérifier le sens du mot "conduit", mais plutôt le mémoire descriptif pour vérifier le sens dans lequel les brevetés ont utilisé ce mot » . Comme nous l'avons vu, le juge Dickson a estimé, dans l'arrêt Consolboard, précité, qu'il fallait considérer l'ensemble du mémoire descriptif (y compris la divulgation et les revendications) « pour déterminer la nature de l'invention » (p. 520). L'énoncé du juge Taschereau, dans l'arrêt Metalliflex Ltd. c. Rodi & Wienenberger Aktiengesellschaft, [1961] R.C.S. 117, à la p. 122, va dans le même sens :

[traduction]    On doit naturellement interpréter les revendications en se reportant à l'ensemble du mémoire descriptif, qui peut donc être consulté pour faciliter la compréhension et l'interprétation d'une revendication, mais on ne peut pas permettre que le breveté élargisse la portée de son monopole décrit expressément dans les revendications « en empruntant tel ou tel élément à d'autres parties du mémoire descriptif » .

Plus récemment, Hayhurst, loc. cit., à la p. 190, a prévenu que [traduction] « [l]es mots doivent être interprétés dans leur contexte, de sorte qu'il est risqué, dans bien des cas, de conclure que le sens d'un mot est clair et net sans avoir examiné attentivement le mémoire descriptif » . J'estime que le juge de première instance pouvait parfaitement examiner le reste du mémoire descriptif, y compris le dessin, pour comprendre le sens du mot « ailette » utilisé dans les revendications, mais non pour élargir ou restreindre la portée de la revendication telle qu'elle était écrite et, ainsi, interprétée.

[41]            Le tribunal peut recourir aux lumières des témoins experts pour comprendre le contexte dans lequel se situe l'invention décrite, ainsi que le sens précis des mots employés dans le brevet. L'expert ne doit cependant pas se substituer au tribunal, à qui il appartient exclusivement d'interpréter les revendications. Dans l'arrêt Whirlpool, au paragraphe 45, la Cour suprême déclare :

45       L'interprétation téléologique repose donc sur l'identification par la cour, avec l'aide du lecteur versé dans l'art, des mots ou expressions particuliers qui sont utilisés dans les revendications pour décrire ce qui, selon l'inventeur, constituait les éléments « essentiels » de son invention. J'estime que cette méthode n'est pas différente de celle que le juge en chef Duff avait adoptée environ 40 ans auparavant dans l'arrêt J. K. Smit & Sons, Inc. c. McClintock, [1940] R.C.S. 279. Le brevet dans cette affaire concernait une méthode d'intégration des diamants à du matériel comme les trépans de foreuse rotative. Citant la jurisprudence antérieure, le juge en chef Duff a mis l'accent sur l'identification, par l'inventeur lui-même, des parties « essentielles » de son invention, à la p. 285:

[traduction]    Évidemment, l'invention décrite par l'inventeur lui-même comporte le recours à la succion d'air pour maintenir les diamants en place pendant que le métal fondu est introduit dans le moule. Il n'y a aucun doute dans mon esprit que, comme l'inventeur l'indique, cela constitue une partie essentielle de son procédé. Il est clair que les appelantes ne se sont pas approprié cette partie de son procédé. Pour reprendre les termes de lord Romer, il n'appartient pas à la cour de deviner ce qui fait partie et ce qui ne fait pas partie de l'essence de l'invention de l'intimé. Le breveté a clairement indiqué que l'utilisation de la succion d'air à cette étape du procédé constitue une partie essentielle, voire la partie essentielle, de l'invention décrite dans le mémoire descriptif. [Je souligne.]

Et au paragraphe 57 :

57       Le troisième obstacle, qui est aussi le plus important, à la méthode du dictionnaire préconisée par les appelantes réside dans le fait qu'elle n'était pas compatible avec le témoignage de leur propre expert. Les parties ont fait témoigner trois experts, dont le rôle consistait non pas à interpréter les revendications du brevet, mais à faire en sorte que le juge de première instance soit en mesure de le faire de façon éclairée.

6) Du point de vue de qui le brevet doit-il être interprété?

[42]            Le brevet s'adresse à la « personne moyennement versée dans le domaine » auquel le brevet a trait.

[43]            Voici à cet égard ce que la Cour suprême dit, dans l'arrêt Whirpool, au paragraphe 53 :

Toutefois, le mémoire descriptif du brevet s'adresse non pas aux grammairiens, aux étymologistes ou au public en général, mais plutôt aux personnes suffisamment versées dans l'art dont relève le brevet pour être en mesure, techniquement parlant, de comprendre la nature et la description de l'invention.

Au paragraphe 53, la Cour ajoute que le critère applicable est celui du travailleur « moyennement » versé dans le domaine :

53      Le deuxième problème que pose la méthode du dictionnaire préconisée par les appelantes découle du fait qu'elle invite la Cour à examiner les mots du point de vue du grammairien ou de l'étymologiste plutôt que du point de vue et à la lumière des connaissances usuelles du travailleur moyennement versé dans le domaine auquel le brevet a trait. Un étymologiste ou un grammairien pourrait convenir avec les appelantes qu'une ailette de tout genre demeure une ailette. Toutefois, le mémoire descriptif du brevet s'adresse non pas aux grammairiens, aux étymologistes ou au public en général, mais plutôt aux personnes suffisamment versées dans l'art dont relève le brevet pour être en mesure, techniquement parlant, de comprendre la nature et la description de l'invention : H. G. Fox, The Canadian Law and Practice Relating to Letters Patent for Inventions (4e éd. 1969), à la p. 185. Monsieur Fox écrit, à la p. 203, que la cour doit se mettre

[traduction]    dans la position d'une personne au fait de l'état de la technologie et du processus de fabrication à l'époque en cause, et elle doit s'informer du sens technique qu'un seul ou plusieurs mots particuliers peuvent avoir dans cette technologie ou ce processus de fabrication.

Voir également D. Vaver, Intellectual Property Law (1997), à la p. 140. La connaissance de l'objet visé est l'un des attributs importants que le travailleur versé dans l'art apporte à l'exercice, comme cela a été indiqué clairement dans l'arrêt Burton Parsons Chemicals, Inc. c. Hewlett-Packard (Canada) Ltd., [1976] 1 R.C.S. 555, une affaire qui portait sur la validité d'un brevet de produit chimique. L'invention était un type de crème conductrice d'électricité devant être appliquée à certains endroits du corps afin d'effectuer des électrocardiogrammes et d'autres examens semblables. La composition du mélange n'était pas fixe. L'invention consistait essentiellement « à combiner un sel très ionisable avec une émulsion aqueuse » (p. 564). On a fait valoir en preuve que des centaines, voire des milliers, de substances correspondraient à la description, dont certaines sont toxiques ou irritantes pour la peau. Une « crème conductrice » toxique ne serait pas un instrument thérapeutique utile, et c'est pourquoi on alléguait que le brevet était inutile et invalide. Ces objections ont été écartées par le juge Pigeon, qui a conclu que le travailleur fictif versé dans l'art comprendrait parfaitement bien le but du mélange et serait donc censé appliquer l'enseignement tiré du brevet pour choisir judicieusement les éléments appropriés à cette fin (à la p. 563) :

Même si la Cour doit interpréter un brevet comme tout autre document juridique, cette interprétation doit se faire en tenant compte du fait que le destinataire est un homme de l'art, et en tenant compte également du savoir que cet homme est censé posséder. Il doit être évident pour l'homme de l'art qu'une crème à utiliser avec des électrodes de contact avec la peau ne peut pas être composée d'éléments qui seraient toxiques, irritants ou susceptibles de tacher ou de décolorer la peau.

L'arrêt Burton Parsons fournit un exemple d'interprétation téléologique antérieur à l'arrêt Catnic, dans lequel, comme dans l'arrêt Catnic même, la personne versée dans l'art à qui on s'adressait s'était servie de ses connaissances usuelles pour donner un sens et un but aux mots utilisés dans la revendication. C'est du point de vue d'une telle personne, et non pas de celui d'un étymologiste ou d'un grammairien, que le contenu du mémoire descriptif, y compris les revendications, doit être interprété. (Non souligné dans l'original.)

La Cour suprême s'exprime dans le même sens au paragraphe 44 de l'arrêt Free World :

44       Traditionnellement, les tribunaux ont protégé le breveté contre les effets d'une interprétation trop textuelle. Le brevet ne s'adresse pas au citoyen ordinaire, mais au travailleur versé dans l'art, que le Dr Fox a décrit comme

[traduction] un être fictif ayant des compétences et des connaissances usuelles dans l'art dont relève l'invention et un esprit désireux de comprendre la description qui lui est destinée. Cette notion de la personne fictive a parfois été assimilée à celle de l' « homme raisonnable » retenue en matière de négligence. On suppose que cette personne va tenter de réussir, et non rechercher les difficultés ou viser l'échec.

       (Fox, op. cit., à la p. 184)

Ce sont les « connaissances usuelles » que partagent les « travailleurs moyens » compétents qui sont déterminantes aux fins de l'interprétation : Fox, op. cit., à la p. 204; Terrell on the Law of Patents (15e éd. 2000), à la p. 125; I. Goldsmith, Patents of Invention (1981), à la p. 116. (Non souligné dans l'original.)

  

[44]            La Cour suprême définit le travailleur « moyen » aux paragraphes 70 et 71 de l'arrêt Whirlpool. Pour résumer ses explications, rappelons que le travailleur « moyen » est celui qui possède les connaissances générales moyennes qu'ont les gens de ce domaine d'activité précis et qui est doué « d'habiletés moyennes » et qui ne possède aucune « connaissance interne » . Au paragraphe 74, la Cour déclare :

Même s'il n'est pas considéré comme une personne à l'esprit inventif, le « travailleur moyen » hypothétique est tenu pour raisonnablement diligent lorsqu'il s'agit de tenir à jour sa connaissance des progrès réalisés dans le domaine dont relève le brevet. Les « connaissances usuelles » des travailleurs versés dans un art évoluent et augmentent constamment.

7) Que doit-on faire de l'interprétation ainsi obtenue?

[45]            L'interprétation téléologique est susceptible d'élargir ou de limiter la portée du libellé de la revendication (arrêt Whirlpool, au paragraphe 49h)).

[46]            Par ailleurs, l'inventeur « ne peut s'en prendre qu'à lui-même » , ainsi que la Cour le souligne au paragraphe 51 de l'arrêt Free World :

51      Cet aspect est plus particulièrement examiné dans les arrêts Whirlpool Corp. c. Camco Inc., [2000] 2 R.C.S. 1067, 2000 CSC 67, et Whirlpool Corp. c. Maytag Corp., [2000] 2 R.C.S. 1116, 2000 CSC 68, rendus concurremment. L'interprétation des revendications avec le concours d'un destinataire versé dans l'art donne au breveté l'assurance que certains termes et concepts seront considérés par le tribunal à la lumière du témoignage d'un expert concernant leur sens technique. Les mots choisis par l'inventeur seront interprétés selon le sens que l'inventeur est présumé avoir voulu leur donner et d'une manière qui est favorable à l'accomplissement de l'objet, exprès ou tacite, des revendications. Cependant, l'inventeur qui s'exprime mal ou qui crée par ailleurs une restriction inutile ou complexe ne peut s'en prendre qu'à lui-même. Le public doit pouvoir s'en remettre aux termes employés à condition qu'ils soient interprétés de manière équitable et éclairée.

[47]            Le public a droit à une interprétation qui, pour reprendre les mots employés par la Cour suprême au paragraphe 50 de l'arrêt Free World, permette d'accorder « un traitement équitable [...] à la fois au breveté et au public » .

[48]            Après avoir interprété la revendication, le tribunal peut passer à l'examen des questions de la validité et de contrefaçon en se fondant sur cette interprétation.

Abandonner la partie - Ambiguïté

[49]            On peut être tenté, surtout dans les litiges les plus âprement contestés, d'abandonner la partie en disant que la revendication ne se prête à aucune interprétation, autrement dit, qu'elle est ambiguë et, partant, invalide. Voici ce qu'en dit la Cour suprême du Canada, dans l'arrêt Pioneer Hi Bred c. Commissaire des brevets, [1989] 1 R.C.S. 1623, aux pages 1637 et 1638 :

En résumé, la Loi sur les brevets exige du demandeur qu'il présente un mémoire descriptif comprenant la divulgation et les revendications (Consolboard Inc., précité, à la p. 520). Les tribunaux canadiens ont eu l'occasion d'énoncer au cours des années le test [page 1638] qu'il faut appliquer pour savoir si la divulgation est complète. Le demandeur doit divulguer tout ce qui est essentiel au bon fonctionnement de l'invention. Afin d'être complète, celle-ci doit remplir deux conditions : l'invention doit y être décrite et la façon de la produire ou de la construire définie

***

Le demandeur doit définir la nature de l'invention et décrire la façon de la mettre en opération. Un manquement à la première condition invaliderait la demande parce qu'ambiguë alors qu'un manquement à la seconde l'invaliderait parce que non suffisamment décrite. Quant à la description, elle doit permettre à une personne versée dans l'art ou le domaine de l'invention de la construire à partir des seules instructions contenues dans la divulgation

***

et d'utiliser l'invention, une fois la période de monopole terminée, avec le même succès que l'inventeur, au moment de sa demande.

[50]            Le paragraphe 34(2) exige que le brevet se termine par des revendications exposant l'invention « distinctement et en termes explicites » .

[51]            La dernière fois où un tribunal canadien a invalidé une revendication pour cause d'ambiguïté, c'était dans l'affaire Xerox du Canada Ltée. c. IBM Canada Ltd., [1976] 1 C.F. 213, (1977), 33 C.P.R. (2nd) 24, qui portait sur plusieurs brevets (aux pages 82 et 83). Aujourd'hui, un tribunal se contenterait probablement de conclure à l'absence de contrefaçon de la revendication. Sinon, il faut remonter au début des années trente pour trouver un arrêt dans lequel un tribunal a invalidé un brevet pour cause d'ambiguïté. Dans l'arrêt Complex Ore Reduction Co. c. Electrolytic Zinc Process Co. [1930] R.C.S. 462, la Cour suprême a invalidé un brevet pour cause d'ambiguïté. Aux pages 475 et 476, le juge Rinfret tient les propos suivants :

[traduction] Pour résumer nos vues sur cet aspect de l'affaire, nous estimons que le mémoire descriptif est insuffisant. Il ne remplit pas les conditions de clarté et de caractère distinctif exigées par l'article 13 de la Loi et il ne déclare pas en termes précis et non ambigus en quoi consiste l'invention présumée. Si l'on interprète le volet descriptif du mémoire comme l'avocat de la compagnie de French le suggère, les revendications ne sont pas formulées de manière à y être conformes et elles sont insuffisantes à cette fin. On ne trouve dans le brevet aucun autre objet brevetable en droit. L'utilité ou les bienfaits du manganèse ou de certaines proportions de manganèse ne correspondent pas à ce que French

revendique comme étant nouveau et pour l'usage de quoi il revendique un droit de propriété et un privilège exclusifs.

En tout cas, il ne l'a pas fait de façon claire et nette. Pour reprendre la formule employée par le lord juge Fletcher Moulton, la revendication

[traduction] constitue un élément distinct du mémoire descriptif qui vise principalement à circonscrire la portée de l'invention.

(British United Shoe Machinery Company Limited v. A. Fussel & Sons, Limited [(1908) 25 R.P.C. 631, à la page 650.]). La portée de l'invention doit être clairement circonscrite. Et, pour terminer, nous citerons le passage suivant des propos qu'a tenus lord Halsbury dans l'arrêt The British Ore Concentration Syndicate Limited c. Minerals Separation Limited [(1909) 27 R.P.C. 33, à la page 47].

[traduction] La Loi exige que le mémoire descriptif soit un exposé distinct de ce qui constitue la nature de l'invention. Pour interpréter un mémoire descriptif, il faut se rappeler qu'il s'agit d'un document qui, non seulement confère un monopole au breveté, mais qui, si ce n'était de la Loi, serait contraire à la common law, et qui interdit ainsi (de plus?) à toute autre personne que le titulaire du brevet de faire ce qu'elle serait autrement libre de faire si ce n'était du droit conféré au breveté à la condition, notamment, que le breveté expose clairement ce qu'est son invention. J'estime que si le breveté demeure à dessein ambigu, son brevet sera incontestablement invalide pour cette raison. Mais même s'il omet, par négligence ou maladresse, d'expliquer clairement ce en quoi consiste son invention, j'estime que la condition n'a pas été remplie et qu'en conséquence, son brevet est invalide.

[52]            En pratique, les tribunaux canadiens ont résisté à la tentation de conclure que des revendications ne se prêtent à aucune interprétation parce qu'elles sont dépourvues de sens. On trouve une illustration de la démarche moderne dans le jugement Létourneau c. Clearbrook Iron Works Ltd., une décision en date du 26 septembre 2005 publiée à 2005 C.F. 1229, dans laquelle le juge Mosley explique ce qui suit, aux paragraphes 37 et 38 :

[37]          Une revendication n'est pas invalide du simple fait qu'elle n'est pas un modèle de concision et de netteté. Peu de revendications de brevet possèdent ces qualités. Les revendications sont rédigées de manière à être comprises par des personnes ayant des connaissances et une expérience pratiques dans le domaine précis de l'invention (Risi Stone Ltd., précité, au paragraphe 20). On ne saurait qualifier d'ambigu le terme que l'on peut interpréter en recourant aux règles de grammaire et à la logique (Mobil Oil Corp. c. Hercules Canada Inc. (1995), 63 C.P.R (3d) 473, à la page 484, 188 N.R. 382 (C.A.F.)).

[38]           La Cour doit interpréter la revendication de façon téléologique sans être trop tatillonne ou formaliste. Si plusieurs interprétations sont raisonnablement possibles, la Cour doit favoriser celle qui permet de confirmer la validité du brevet. Si le libellé du mémoire descriptif peut raisonnablement être interprété de manière à reconnaître à l'inventeur la protection de ce qu'il a effectivement inventé de bonne foi, le tribunal doit, en principe, s'efforcer de donner effet à cette interprétation (Lubrizol Corp. c. Imperial Oil Ltd. (1992), 45 CPR (3d) 449, 98 D.L.R. (4th) 1 (C.A.F.); Western Electric Co. Inc. and Northern Electric Co. c. Baldwin International Radio of Canada Ltd., [1934] R.C.S. 570, [1934] 4 D.L.R. 129; Unilever PLC. c. Proctor & Gamble Inc., [1995] A.C.F. no 1005, au paragraphe 23, 61 C.P.R. (3d) 499 (C.A.F.).

[53]            En résumé, l'ambiguïté n'est véritablement invoquée qu'en dernier recours, sinon jamais.

Interprétation de la(des) revendication(s) en litige

[54]            Les parties s'entendent pour dire que la revendication 1 illustre bien toutes les revendications aux fins de l'interprétation. En voici de nouveau le texte :

[traduction] Une solution de glycoside d'anthracycline injectable, prête à l'usage, stérile, apyrogène, qui consiste essentiellement en sels d'un glycoside d'anthracycline physiologiquement acceptables, dissous dans un solvant aqueux physiologiquement acceptable, donnant donc une concentration de 0,1 à 50 mg/ml de glycoside d'anthracycline, molécule qui n'a pas été reconstituée à partir d'un lyophilisat, et dont le pH a été ajusté à une valeur située entre 2,5 et 5,0 à l'aide uniquement d'un acide physiologiquement acceptable.

Ou, si l'on en retranche la plupart des termes techniques :

[traduction] Une solution injectable, prête à l'usage, qui consiste essentiellement en un sel de l'ingrédient actif dissous dans un solvant acceptable dans une gamme donnée de concentrations, qui n'a pas été reconstituée à partir d'un lyophilisat et dont le pH a été ajusté au moyen uniquement d'un acide acceptable de façon à ce que sa valeur se situe à l'intérieur d'une certaine plage.

[55]            La question à résoudre est celle de savoir à quoi renvoie l'expression « qui n'a pas été reconstituée à partir d'un lyophilisat » . Renvoie-t-elle à la « solution prête à l'usage » ou au « solvant acceptable » ?

[56]            Je reviens aux principes d'interprétation déjà exposés.

1. Qui interprète les revendications?

[57]            C'est la Cour qui interprète les revendications. Aucune valeur ne doit être accordée aux déclarations faites par des experts, comme Beijnen, au paragraphe 59, et Cunningham, au paragraphe 24, lorsqu'il s'agit d'interpréter des revendications.

2. Quand les revendications sont-elles interprétées?

[58]            Il faut interpréter les revendications dès maintenant, avant d'examiner la question de la contrefaçon. La validité n'est pas une question qui se pose dans la présente instance.

3. À quelle date doit-on interpréter les revendications?

[59]            Il s'agit d'un brevet régi par l' « ancienne » Loi. Il doit donc être interprété à la date à laquelle il a été délivré, c'est-à-dire le 22 octobre 1991.

4. Quels sont les critères régissant l'interprétation?

[60]            La revendication doit être interprétée en fonction du contexte du mémoire descriptif en tenant compte de l'état de la technique qui existait à la date à laquelle les revendications doivent être interprétées.

5. Quelles ressources peut-on utiliser pour interpréter les revendications?

[61]            On peut se servir du témoignage des experts pour situer dans son contexte la description contenue dans le mémoire et ce, afin d'en arriver à une interprétation téléologique des revendications.

6. Du point de vue de qui le brevet doit-il être interprété?

[62]            Du point de vue de la personne moyennement versée dans le domaine. Or, Beijnen répond certainement à cette définition. Cunningham est plutôt un généraliste, mais ses lumières sont utiles. Murgatroyd ne traite que de la composition chimique de la lyophilisation et, à cette fin limitée, ses propos sont utiles.

Interprétation de la revendication

[63]            Quant à l'état de cette technique, le témoignage de l'expert Beijnen présenté par Pfizer, et celui de Mayne, Cunningham et Murgatroyd, ne sont pas en contradiction dans l'ensemble. Dans ce domaine particulier, Beijnen est plus chevronné, et son témoignage est plus utile lorsqu'il s'agit d'expliquer le contexte qui existait à cette période, soit octobre 1991. Les données fournies sur le contexte sont les suivantes :

1.                   La lyophilisation (pour les non-initiés, la déshydratation par congélation) était une technique courante qu'on appliquait à diverses substances, y compris certains médicaments, pour pouvoir les conserver pendant une certaine période et les garder stables. (Beijnen, paragraphes 15 et 16; Cunningham, paragraphe 19; Murgatroyd, paragraphes 14 et 15).

2.                   Le « lyophilisat » est le produit de la lyophilisation (Beijnen, paragraphe 15; Cunningham, paragraphe 27).

3.                   En ce qui concerne la substance chimique litigieuse, le glycoside d'anthracycline, et, en particulier, la doxorubicine : cette substance était offerte sur le marché en tant que sel uniquement sous forme lyophilisée (Beijnen, paragraphes 14 et 17, et Beijnen, contre-interrogatoire, de la ligne 22 de la page 72 à la ligne 7 de la page 73, pièce 2).

4.                   Les glycosides d'anthracycline et, en particulier, la doxorubicine, étaient extrêmement toxiques. L'exposition humaine à ces substances, que ce soit pendant leur fabrication ou au cours de leur préparation en vue de leur administration à un patient, pourrait être très dangereuse (Beijnen, paragraphes 19 à 24; Cunningham, paragraphes 37 à 39; Cunningham, contre-interrogatoire, ligne 21 de la page 90 à la ligne 11 de la page 97).

5.                   Les glycosides d'anthracycline se sont révélés utiles dans le traitement de certains cancers (Beijnen, paragraphe 12).

6.                   Lorsqu'ils étaient utilisés à des fins médicales, les glycosides d'anthracycline et, en particulier, la doxorubicine, étaient remis à une infirmière (ou à une autre personne qui administre le médicament à un patient) sous forme de matière lyophilisée mélangée à un excipient comme le lactose, contenue dans un flacon scellé. Il était possible de percer le bouchon du flacon et d'y introduire un solvant tel que l'eau. Le flacon était agité jusqu'à dissolution complète de la substance. Une deuxième perforation était pratiquée dans le bouchon, et la solution était administrée à un patient. L'infirmière, ou une autre personne autorisée, devait prendre des précautions pour éviter d'être exposée à la substance contenue dans le flacon (Beijnen, paragraphe 20).

[64]            La description du brevet 037 peut être interprétée dans ce contexte. Le contexte de l'invention est exposé aux pages 1 et 2, et peut être abrégé comme suit :

[traduction]

La présente invention avait trait à une solution stable, injectable par voie intraveineuse, prête à l'usage, de glycoside d'anthracycline antitumoral, par exemple la doxorubicine, à un procédé destiné à la préparation d'une telle solution, et cette solution étant fournie dans un récipient scellé, et à une méthode de traitement des tumeurs au moyen de ladite solution prête à l'usage.

Les glycosides d'anthracycline sont une classe de composés bien connue parmi les agents antinéoplasiques, la doxorubicine étant le composé représentatif typique le plus utilisé.

***

Actuellement, les glycosides d'anthracycline antitumoraux, en particulier la doxorubicine, sont uniquement offerts sous forme de préparations lyophilisées qu'il est nécessaire de reconstituer avant d'administrer.

La fabrication et la reconstitution de telles préparations exposent le personnel concerné (travailleurs, pharmaciens, personnel médical, infirmières) à des risques de contamination qui sont particulièrement graves en raison de la toxicité des substances antitumorales.

Dans Martindale-The Extra Pharmacopoeia, 28e éd., page 175, colonne de gauche, on fait état, d'ailleurs, des effets indésirables des antinéoplasiques et on recommande « de les manipuler avec beaucoup de précautions, d'éviter tout contact avec la peau et les yeux et de ne pas les inhaler. Il faut prendre des précautions pour éviter l'extravasation, puisqu'elle peut entraîner de la douleur et des dommages aux tissus » .

***

De même, on a signalé des effets indésirables graves chez le personnel médical exposé aux agents cytostatiques, dont la doxorubicine.

Pour l'administration d'une préparation lyophilisée, une double manipulation du médicament est nécessaire : la poudre agglomérée lyophilisée doit être d'abord reconstituée puis administrée et, de surcroît, la dissolution complète de la poudre peut nécessiter, dans certains cas, une agitation prolongée à cause de problèmes de solubilisation.

Comme les risques associés à la fabrication et à la reconstitution d'une préparation lyophilisée seraient considérablement réduits si une solution du médicament prête à l'usage était offerte, nous avons mis au point une solution stable, acceptable du point de vue thérapeutique et injectable par voie intraveineuse, de glycoside d'anthracycline, p. ex. la doxorubicine, dont la préparation et l'administration ne nécessitent ni lyophilisation ni reconstitution.

[65]            L'invention est exposée aux pages 3 à 9; on commence d'abord par une simple énumération de ce que contient la revendication 1, qui est suivie d'un certain nombre d'exemples et d'options présentés pour chacun des ingrédients et des paramètres. D'autres ingrédients, si on veut les connaître, y sont décrits.

[66]            L'avantage qui en résulte est présenté à la page 9.

[traduction]

Avec les solutions de l'invention, il est possible d'obtenir des compositions dont la concentration de substance active, soit de glycoside d'anthracycline, est très élevée, allant même jusqu'à 50 mg/ml. Cette concentration élevée constitue un important avantage par rapport à la préparation lyophilisée actuellement offerte et dans laquelle on ne peut obtenir des concentrations élevées de glycoside d'anthracycline que difficilement en raison des problèmes de solubilisation rencontrés dans la reconstitution, surtout avec une solution saline. La présence de l'excipient, p. ex. du lactose, dans la poudre agglomérée lyophilisée, et la proportion généralement élevée d'excipient par rapport à la substance active, allant même jusqu'à 5 parties d'excipient par partie de substance active, nuit à la solubilisation de sorte qu'il peut être difficile de dissoudre la poudre agglomérée lyophilisée.

[67]            Un procédé destiné à la préparation de telles solutions est décrit à la page 8 : après avoir déclaré que la solution à préparer est telle qu'elle est présentée dans la revendication 1, on dit ce qui suit :

[traduction]

« [...] lequel procédé comprend la dissolution dudit sel physiologiquement acceptable, sel qui n'est pas sous forme de lyophilisat, dans ledit solvant [...] »

[68]            Cette description du procédé, selon Mayne, signifie que l'expression dans la revendication 1 « qui n'a pas été reconstitué à partir de lyophilisat » vise le sel et non la solution. Pfizer avance que, dans la revendication de procédé, cet énoncé porte sur les mesures visant à éviter une exposition immodérée au stade de la fabrication, et que le procédé tel que décrit n'est qu'un procédé parmi tant d'autres qui pourraient être utilisés.

[69]            Mayne fait en outre valoir qu'après avoir épluché la description de toutes les utilisations de lyophilisat, de poudre agglomérée lyophilisée, de préparation lyophilisée ou de préparation déshydratée par congélation, le mot lyophilisat désigne uniquement le sel. Pfizer affirme que le terme lyophilisat désigne toute chose qui contient un ingrédient actif lyophilisé.

[70]            L'analyse à laquelle se livre l'avocat de Pfizer et celui de Mayne est précisément celle que, selon la Cour suprême, il faut éviter. Il faut éviter toute analyse « grammaticale » ou « étymologique » . Il faut examiner la revendication en fonction du mémoire descriptif en tenant compte du contexte qui existait en septembre 1991 tel que l'aurait compris la personne moyennement versée dans le domaine.

[71]            Une personne moyennement versée dans le domaine comprendrait que l'invention visait à offrir au public quelque chose qui n'existait pas auparavant, en l'occurrence une préparation stable prête à l'usage d'un médicament sous une forme qui n'oblige pas l'infirmière ou la personne qui l'administre à la reconstituer à partir d'une poudre. Dans ce contexte, l'expression « qui n'a pas été reconstitué à partir de lyophilisat » ne peut viser que la solution et non ses ingrédients, le sel.

7. Que faire de l'interprétation ainsi obtenue?

[72]            C'est par conséquent l'interprétation que Pfizer donne des revendications qui est la bonne. Suivant cette interprétation, le produit de Mayne contrefait à tout le moins la revendication 1.

[73]            L'allégation d'absence de contrefaçon de Mayne n'est donc pas fondée et il sera interdit au ministre de délivrer à Mayne un avis de conformité à l'égard de son application en question en l'espèce.

Suffisance de l'avis d'allégation

[74]            Dans son avis de demande, Pfizer affirme que l'avis d'allégation de Mayne est insuffisant. Les parties ont peu insisté sur ce point à l'audience et Pfizer a fini par abandonner cet argument, après avoir abordé un petit point litigieux en réponse. Pfizer n'a certainement présenté aucun élément de preuve pour démontrer qu'elle avait été déroutée ou induite en erreur.

[75]            Une telle prétention est devenue assez courante dans le cadre de la présente instance visant à obtenir un avis de conformité. Or, elle ne devrait être formulée que lorsqu'elle est véritablement justifiée.

[76]            La Cour doit rejeter ce type de prétention lorsque des parties expérimentées représentées par des avocats expérimentés ne démontrent pas comme il se doit en quoi l'avis d'allégation est insuffisant (Aventis Pharma Inc. c. Apotex Inc., 2005 C.F. 1283, aux paragraphes 98 à 108; Aventis Pharma Inc. c. Apotex Inc., 2005 C.F. 1504, aux paragraphes 48 à 50).

[77]            En l'espèce, la prétention relative à l'insuffisance n'a pas été établie et elle devrait être déclarée mal fondée et son auteur devrait être condamné aux dépens pour dissuader d'autres plaideurs de la formuler à l'avenir. Je propose à ce moment-ci une condamnation légère, en l'occurrence une réduction du quart des dépens par ailleurs adjugés.

Dépens

[78]            Les avocats m'ont demandé d'attendre que le jugement soit prononcé et qu'ils aient eu l'occasion d'en prendre connaissance avant que la question des dépens ne soit abordée. Je propose donc d'accorder aux avocats dix (10) jours ouvrables à compter de la date du prononcé du présent jugement pour communiquer leurs observations écrites au sujet des dépens. Ils devront se guider sur les directives suivantes pour formuler les observations en question :

1.                   Pfizer a obtenu gain de cause et aurait normalement droit à ses dépens;

2.                   Les dépens de Pfizer devraient être réduits du quart ainsi qu'il a déjà été expliqué;

3.                   Comme la plupart des instances portant sur la délivrance d'un avis de conformité, la présente instance a été âprement débattue et elle nécessitait de bonnes aptitudes. Elle n'était cependant pas exceptionnelle de sorte que la fourchette supérieure de la colonne III est appropriée;

4.                   Il y a lieu d'accorder à l'expert Beijnen ses honoraires et ses débours. La Cour craint toutefois que l'on assiste à une escalade générale des honoraires des experts. Elle suggère donc que le montant de ces honoraires ne dépasse pas ceux qui sont accordés à l'avocat principal pour préparer et plaider la cause;

5.                   Trois avocats occupaient pour Pfizer alors qu'un seul représentait Mayne. La cause de Pfizer aurait pu être plaidée par un seul avocat.

6.                   Les contre-interrogatoires ont eu lieu à l'étranger. Il y a donc lieu d'accorder des débours modestes et non extravagants à ce titre.

Pour conclure

[79]            La Cour rendra l'ordonnance suivante :

1.             Il est interdit au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Mayne Pharma (Canada) Inc. relativement à sa solution injectable de chlorhydrate d'épirubicineproposée, prête à l'usage, en concentrations de 2mg/ml (le produit de Mayne) tant que le brevet canadien ne sera pas expiré, le 22 octobre 2008, ou avant cette date si le brevet est invalidé aux termes d'un jugement définitif rendu par un tribunal canadien compétent;

2.                   Les avocats devront soumettre des observations écrites au sujet des dépens dans les dix (10) jours ouvrables de la date des présentes, à la suite de quoi une autre ordonnance sera rendue au sujet des dépens.

                                                                                                            « Roger T. Hughes »

Juge

Toronto (Ontario)

Le 20 décembre 2005

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B.


COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         T-1142-04

INTITULÉ :                                        PFIZER CANADA INC. et

PHARMACIA ITALIA S.p.A.

                                                                                                demanderesses

et

            MINISTRE DE LA SANTÉ

            et MAYNE PHARMA (CANADA) INC.

                                                                                                défendeurs

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                LES 12 et 13 DÉcembRE 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE HUGHES

DATE DES MOTIFS :                       LE 20 DÉCEMBRE 2005

COMPARUTIONS:

Sheila Block

Kameleh Nicola

Cynthia L. Tape                                                            POUR LES DEMANDERESSES

Susan D. Beaubien                                                        POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Torys srl

Toronto (Ontario)                                                          POUR LES DEMANDERESSES

Susan D. Beaubien

Avocate

Ottawa (Ontario)                                                           POUR LES DÉFENDEURS


Date : 20051220

Dossier : T-1142-04

Toronto (Ontario), le 20 décembre 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE ROGER T. HUGHES

ENTRE :

PFIZER CANADA INC. et PHARMACIA ITALIA S.p.A.

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

et MAYNE PHARMA (CANADA) INC.

défendeurs

ORDONNANCE

            LA COUR, STATUANT SUR UNE DEMANDE instruite les 12 et 13 décembre 2005 en vue d'obtenir une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à la défenderesse Mayne Pharma (Canada) Inc. à l'égard d'une application revendiquée par la défenderesse en question relativement à un certain médicament contenant de l'épirubicine;

            LECTURE FAITE du dossier et après audition des avocats de la demanderesse et de la défenderesse Mayne, le ministre n'ayant pris aucune part active à la présente instance;

            ET pour les motifs ci-joints;

1.    INTERDIT au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Mayne Pharma (Canada) Inc. relativement à sa solution injectable de chlorhydrate d'épirubicineproposée, prête à l'usage, en concentrations de 2mg/ml (le produit de Mayne) tant que le brevet canadien ne sera pas expiré, le 22 octobre 2008, ou avant cette date si le brevet est invalidé aux termes d'un jugement définitif rendu par un tribunal canadien compétent;

2.    ORDONNE aux avocats de soumettre des observations écrites au sujet des dépens dans les dix (10) jours ouvrables de la date des présentes, à la suite de quoi une autre ordonnance sera rendue au sujet des dépens.

                                                                                                            « Roger T. Hughes »

Juge

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B.

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