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Date : 20050711

Dossier : T-1328-04

Référence : 2005 CF 967

Ottawa (Ontario), le lundi 11 juillet 2005

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE DAWSON

ENTRE :

ROBERT LABBE

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LA JUGE DAWSON

[1]      Détenu au pénitencier de Kingston, Robert Labbe est placé en isolement préventif. Pour reprendre ses propres termes, il a déposé [traduction] « cette demande de contrôle judiciaire afin de dénoncer les conditions cruelles et inhumaines auxquelles sont exposés les détenus dans des cellules d'isolement » . Il sollicite de la Cour deux jugements déclaratoires :

            i)           D'abord, un jugement déclarant que le Service correctionnel du Canada manque à ses obligations légales en application des articles 31, 36 et 37 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20 (la Loi) en raison du traitement qu'il impose aux détenus placés dans des cellules d'isolement au pénitencier de Kingston, en ne traitant pas les détenus des cellules d'isolement comme les autres détenus (sous réserve des impératifs de sécurité propres aux cellules d'isolement).

            ii)          Deuxièmement, un jugement déclarant que le traitement accordé aux détenus placés dans des cellules d'isolement au pénitencier de Kingston contrevient à la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, l'annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11 (la Charte), et plus particulièrement aux articles 7 et 12.

[2]      Les articles 31, 36 et 37 de la Loi sont reproduits en annexe.

[3]      À l'appui de sa demande, M. Labbe a déposé un affidavit bref et non circonstancié dont il est lui-même l'auteur. Le procureur général n'a, ni contre-interrogé M. Labbe sur son affidavit, ni produit de preuves contraires. Le procureur général laisse donc sans réponse des allégations sérieuses et notamment celles voulant que :

                                             la directrice de l'établissement ne visite pas les cellules d'isolement au moins une fois par jour, comme elle est tenue de le faire en application du paragraphe 36(2) de la Loi;

                                             les détenus en isolement préventif ne reçoivent pas au moins une fois par jour la visite d'un professionnel de la santé agréé comme l'exige le paragraphe 36(1) de la Loi; et

                                             des gardiens, dont l'identité n'a pas été précisée, se sont livrés à des agissements constitutifs de harcèlement, et cette inconduite est assez générale dans le quartier d'isolement.

[4]      Le procureur général fait pour sa part valoir que cette demande de contrôle judiciaire doit être rejetée pour plusieurs motifs d'ordre essentiellement technique : d'abord, qu'il n'y a pas, en l'espèce, de décision particulière pouvant faire l'objet d'un contrôle judiciaire; ensuite, que le Service correctionnel du Canada, dans l'exercice de ses fonctions au jour le jour, ne peut pas être considéré comme un office fédéral; que les déclarations qui sont sollicitées de la Cour sont des déclarations de fait et non de droit; que le dossier des faits produit devant la Cour est à la fois incomplet et insuffisant; et, enfin, que M. Labbe dispose de voies de recours internes adaptées.

[5]      Les jugements déclaratoires relèvent du pouvoir discrétionnaire de la Cour et, pour les motifs qui suivent, j'estime qu'il n'y a pas lieu en l'espèce d'exercer ce pouvoir.

[6]      D'abord, les éléments de preuve versés au dossier n'étayent pas suffisamment la demande. C'est ainsi, par exemple, que M. Labbe affirme que, ni la directrice, ni un professionnel de la santé agréé, n'effectue une fois par jour un tour d'inspection ou une visite. Pour conclure qu'un tel manquement est constitutif d'une violation d'une obligation légale qui donnerait lieu à réparation ou qui constituerait une atteinte aux droits garantis par la Charte, il faudrait à la Cour davantage de détails. Est-il rare que ces visites n'aient pas lieu? La plupart des incidents dont le demandeur se plaint ne sont pas suffisamment précisés quant à la date, au nom du détenu concerné et au nom de l'agent correctionnel visé. Étant donné que la preuve est insuffisamment détaillée, il est impossible de l'évaluer afin de juger si elle permet de conclure à cet effet cumulatif que soulève M. Labbe. J'ajoute qu'il n'y a aucune preuve concernant le traitement dont bénéficient les détenus de la population carcérale générale. Or, la Cour aurait besoin de telles preuves afin de décider si les détenus placés en isolement bénéficient, comme l'exige la Loi, d'un même traitement compte tenu des impératifs de sécurité. En un mot, la preuve produite en l'espèce est beaucoup moins complète que les preuves portées devant la Cour dans l'affaire McCann et al. c. La Reine et al. (1975), 29 C.C.C. (2d) 337 (C.F. 1re inst.), qui a été invoquée par M. Labbe.

[7]      De plus, alors que M. Labbe considère que le traitement des détenus placés en isolement est contraire aux droits qui leur sont garantis par les articles 7 et 12 de la Charte, la Cour suprême du Canada a, à de multiples reprises, prévenu que la Cour ne peut pas se prononcer sur une violation alléguée de la Charte en l'absence de preuves suffisamment étoffées. Voir, par exemple, Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, au paragraphe 80, et MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, aux paragraphes 8 et suivants.

[8]      J'ai examiné les arguments avancés par l'avocat de M. Labbe pour affirmer que c'est trop demander à un détenu que d'exiger qu'il fasse un rapport ou un grief lorsqu'un agent correctionnel a un comportement qui pourrait être jugé criminel, d'une part, et qu'en raison de la saisissabilité des documents possédés par un détenu, M. Labbe n'a pu compter que sur sa mémoire pour préparer son affidavit, d'autre part. Ces arguments, cependant, ne sont confirmés par aucune preuve produite par M. Labbe à cet égard.

[9]      La seconde raison qu'a la Cour de ne pas rendre en l'espèce un jugement déclaratoire est l'existence d'une procédure interne de grief. Juridiquement, le demandeur doit en principe avoir épuisé les voies de recours internes avant de solliciter un jugement déclaratoire. Voir, par exemple, Kourtessis c. Canada (Ministre du Revenu national), [1993] 2 R.C.S. 53 et Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l'Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S. 49. Cela dit, la cour saisie de l'affaire doit évaluer le caractère satisfaisant de ces recours internes. À cet égard, M. Labbe a juré qu'il avait, par le passé, employé la procédure de grief en place dans son établissement pour se plaindre du manque de miroirs pour se raser. Son grief a été accueilli et des miroirs devaient être installés au plus tard le 31 janvier 2004. En fait, ces miroirs pour se raser n'ont été installés que vers le mois d'août 2004. Ce cas ne parvient pas à me convaincre des insuffisances de la procédure de grief. La directive du commissaire concernant les « Plaintes et griefs des délinquants » se fonde sur un certain nombre de principes très précis, dont le principe voulant que :

d.    Il faut accorder la priorité, pour ce qui est de l'enquête, du règlement et de la réponse à donner, aux plaintes et aux griefs qui ont un effet considérable sur les droits et libertés des délinquants;

[10]     Ce principe permet d'expliquer pourquoi il a été répondu tardivement au grief de M. Labbe, et tend à confirmer que tout grief concernant les questions graves soulevées en l'espèce se serait vu accorder une priorité plus élevée.

[11]     Et enfin, même si je crois comprendre l'argument développé par le procureur général sur ce point, j'estime que l'exercice des compétences de la Cour au titre de l'article 18 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C., 1985, ch. F-7, n'est pas conditionné par l'existence d'une décision ou d'une ordonnance particulière. Voir, par exemple, Krause c. Canada, [1999] 2 C.F. 476 (C.A.) et Première Nation du Lac des Mille Lacs c. Hogan (2000), 198 F.T.R. 48, qui ont autorisé le contrôle judiciaire d'un simple comportement. Cela dit, l'affidavit de M. Labbe ne permet pas d'établir l'existence d'un comportement encouragé ou permis par un office fédéral, car il n'allègue pas en effet que le comportement dont il se plaint a été sciemment permis ou admis par une personne ou institution précise dont le comportement relève du contrôle judiciaire.

[12]     Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée, mais à une double condition. D'abord, la Cour ne se prononce aucunement sur le bien-fondé des allégations de M. Labbe, le rejet de sa demande étant prononcé sans préjudice du droit qu'il a de s'adresser à nouveau à la Cour en produisant des preuves suffisantes si les procédures internes de grief se révèlent inefficaces ou s'il parvient à rapporter la preuve de ses insuffisances. La seconde condition est que l'avocate représentant le procureur général, dans les sept jours suivant réception des présents motifs, en transmette une copie à la directrice du pénitencier de Kingston ainsi qu'au sous-commissaire régional du Service correctionnel et confirme à la Cour que ces deux personnes en ont bien reçu copie. Cette seconde condition assurera que le Service correctionnel du Canada est conscient du fait que la Cour trouve préoccupant que rien ne soit venu démentir les graves allégations formulées dans le cadre de cette demande. La Cour considère comme particulièrement préoccupantes les allégations non réfutées concernant les manquements aux paragraphes 36(1) et 36(2) de la Loi.

[13]     Le procureur général demande que lui soient adjugés les dépens de la demande. Étant donné que le bien-fondé des plaintes formulées par M. Labbe n'a pas été évoqué en l'espèce, et que la Cour n'a pas accueilli certaines des objections procédurales soulevées par le procureur général, il s'agit en l'instance d'une situation où il serait approprié que les dépens ne suivent pas le sort de la cause. Il est approprié, plutôt, que chaque partie assume ses propres frais.

ORDONNANCE

[14]     LA COUR ORDONNE que :

1.          La demande de contrôle judiciaire soit rejetée aux conditions exposées ci-dessus.

2.          Aucuns dépens ne soient adjugés.

« Eleanor R. Dawson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Poirier, traductrice


ANNEXE

Les articles 31, 36 et 37 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition :

31(1) L'isolement préventif a pour but d'empêcher un détenu d'entretenir des rapports avec l'ensemble des autres détenus.

31(2) Le détenu en isolement préventif doit être replacé le plus tôt possible parmi les autres détenus du pénitencier où il est incarcéré ou d'un autre pénitencier.

31(3) Le directeur du pénitencier peut, s'il est convaincu qu'il n'existe aucune autre solution valable, ordonner l'isolement préventif d'un détenu lorsqu'il a des motifs raisonnables de croire, selon le cas :

a) que celui-ci a agi, tenté d'agir ou a l'intention d'agir d'une manière compromettant la sécurité d'une personne ou du pénitencier et que son maintien parmi les autres détenus mettrait en danger cette sécurité;

b) que son maintien parmi les autres détenus peut nuire au déroulement d'une enquête pouvant mener à une accusation soit d'infraction criminelle soit d'infraction disciplinaire grave visée au paragraphe 41(2);

c) que le maintien du détenu au sein de l'ensemble des détenus mettrait en danger sa sécurité.

[...]

36(1) Le détenu en isolement préventif reçoit au moins une fois par jour la visite d'un professionnel de la santé agréé.

36(2) Le directeur visite l'aire d'isolement au moins une fois par jour et, sur demande, rencontre tout détenu qui s'y trouve.

37. Le détenu en isolement préventif jouit, compte tenu des contraintes inhérentes à l'isolement et des impératifs de sécurité, des mêmes droits, privilèges et conditions que ceux dont bénéficient les autres détenus du pénitencier.

31(1) The purpose of administrative segregation is to keep an inmate from associating with the general inmate population.

31(2) Where an inmate is in administrative segregation in a penitentiary, the Service shall endeavour to return the inmate to the general inmate population, either of that penitentiary or of another penitentiary, at the earliest appropriate time.

31(3) The institutional head may order that an inmate be confined in administrative segregation if the institutional head believes on reasonable grounds

(a) that

(i) the inmate has acted, has attempted to act or intends to act in a manner that jeopardizes the security of the penitentiary or the safety of any person, and

(ii) the continued presence of the inmate in the general inmate population would jeopardize the security of the penitentiary or the safety of any person,

(b) that the continued presence of the inmate in the general inmate population would interfere with an investigation that could lead to a criminal charge or a charge under subsection 41(2) of a serious disciplinary offence, or

(c) that the continued presence of the inmate in the general inmate population would jeopardize the inmate's own safety,

and the institutional head is satisfied that there is no reasonable alternative to administrative segregation.

[...]

36(1) An inmate in administrative segregation shall be visited at least once every day by a registered health care professional.

36(2) The institutional head shall visit the administrative segregation area at least once every day and meet with individual inmates on request.

37. An inmate in administrative segregation shall be given the same rights, privileges and conditions of confinement as the general inmate population, except for those rights, privileges and conditions that

(a) can only be enjoyed in association with other inmates; or

(b) cannot reasonably be given owing to

(i) limitations specific to the administrative segregation area, or

(ii) security requirements.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         T-1328-04

INTITULÉ :                                        ROBERT LABBE

                                                            c.

                                                            LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :                  TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 17 MAI 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE    LA JUGE DAWSON

ET ORDONNANCE :

DATE DES MOTIFS :                       LE 11 JUILLET 2005

COMPARUTIONS:

JOHN HILL                                                                              POUR LE DEMANDEUR

NATALIE HENEIN                                                                 POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

JOHN HILL                                                                             POUR LE DEMANDEUR

AVOCAT

JOHN H. SIMS, c.r.

SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA                   POUR LE DÉFENDEUR

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