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Date : 20060127

Dossier : T-1151-05

Référence : 2006 CF 92

ENTRE :

MONSIEUR UNTEL

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE PHELAN

APERÇU

[1]                M. Untel, qui faisait partie du programme de protection des témoins, a présenté une demande de contrôle judiciaire visant la décision du commissaire adjoint de la GRC de mettre fin à sa protection.

[2]                La Cour a rendu une ordonnance autorisant le demandeur à présenter sa demande sous le nom de « Monsieur Untel » .

[3]                Vu la nature de la présente instance, les faits seront décrits brièvement et avec circonspection dans les présents motifs.

CONTEXTE

[4]                Le demandeur, qui possédait une entreprise de services personnels, ne s'était jamais livré (sauf sans le savoir) à des activités criminelles et n'avait jamais été pris dans de telles activités. À cause d'événements entourant un investissement qu'il devait faire, il s'est rendu compte que des activités criminelles étaient commises et a signalé ces activités au service de police local.

[5]                Le demandeur a accepté d'aider le service de police local à recueillir des éléments de preuve afin de faire déclarer coupables les personnes impliquées dans les activités criminelles. En raison de la gravité du crime et des antécédents violents des personnes qui étaient ou pouvaient être impliquées, le service de police local a consenti à ce que le demandeur fasse partie du programme de protection des témoins.

[6]                Le demandeur et le service de police local ont conclu un accord écrit à cet égard. La Cour ne disposait pas d'une copie de cet accord, ni, de toute évidence, le décideur dans cette affaire, à savoir le commissaire adjoint (Opérations fédérales et internationales) de la GRC, le délégué du commissaire.

[7]                Contrairement à bon nombre de personnes faisant partie d'un programme de protection des témoins, le demandeur était un témoin innocent du crime et n'avait rien à gagner, sur le plan personnel, à aider la police. Ayant respecté sa partie de l'accord en aidant la police et les poursuivants, il s'est installé dans un autre ressort avec la nouvelle identité qu'on lui avait attribuée et a commencé à exploiter le même genre d'entreprise qu'auparavant.

[8]                Conformément à une entente conclue entre le service de police local et la GRC, la responsabilité de sa protection en tant que témoin a été transférée à la GRC, de sorte qu'il était dorénavant assujetti à la Loi sur le programme de protection des témoins, L.C. 1996, ch. 15 (la Loi). Ce transfert était apparemment nécessaire pour que son changement d'identité puisse s'appliquer partout au pays. Aucun accord n'a cependant été conclu entre la GRC et le demandeur.

[9]                Après avoir obtenu sa nouvelle identité et avoir démarré sa nouvelle entreprise, le demandeur a commencé à s'annoncer dans les médias locaux et sur Internet. Sur les conseils de la GRC, le service de police local a dit au demandeur que les publicités dans les médias pouvaient être contraires à l'accord de protection. Le demandeur a cessé de s'annoncer de cette façon.

[10]            Le demandeur avait aussi fait de la publicité sur Internet. Il avait compris, après avoir communiqué avec son FAI (fournisseur d'accès Internet), que son site web n'existait plus. Or, il s'est avéré que ce n'était pas le cas puisque le site était conservé dans la mémoire cache du système du FAI et pouvait être retracé au moyen d'une recherche de sites Web.

[11]            Considérant que le demandeur n'avait pas cessé sa publicité, le service de police local l'a avisé qu'il mettait fin à sa protection.

[12]            Le 8 octobre 2004, le commissaire adjoint a fait part de son intention de mettre fin à la protection dont le demandeur bénéficiait dans le cadre du programme fédéral de protection des témoins parce que ce dernier avait compromis sa propre sécurité.

[13]            Le pouvoir de mettre fin à la protection d'un témoin est prévu à l'article 9 de la Loi :

9. (1) Le commissaire peut mettre fin à la protection d'un bénéficiaire dans les cas où il est démontré que :

9. (1) The Commissioner may terminate the protection provided to a protectee if the Commissioner has evidence that there has been

a) des renseignements importants touchant à l'admission au programme de celui-ci ne lui ont pas été communiqués ou l'ont été d'une façon erronée;

(a) a material misrepresentation or a failure to disclose information relevant to the admission of the protectee to the Program; or

b) l'intéressé a, délibérément et gravement, contrevenu aux obligations énoncées dans l'accord de protection.

(b) a deliberate and material contravention of the obligations of the protectee under the protection agreement.

[14]            Comme il en avait le droit, le demandeur a présenté des observations au sujet de l'intention du commissaire adjoint de mettre fin à la protection, mais sans succès. Le 23 mars 2005, le commissaire adjoint a fait savoir que, à cause de l'omission du demandeur de répondre adéquatement aux raisons justifiant la fin de la protection qui étaient exposées dans l'avis du 8 octobre 2004, il était mis à la protection dont il jouissait en vertu de l'accord conclu entre lui et le service de police local.

[15]            Il ressort du dossier présenté à la Cour que la GRC a invité le service de police local à présenter des observations. Ces observations expliquent en détail le prétendu manquement du demandeur à l'accord de protection conclu avec ce service.

[16]            La preuve n'indique pas que le demandeur a reçu copie des observations du service de police local, ni qu'il savait même que celles-ci existaient. L'avocat du demandeur a dit à la Cour que ces observations ne leur avaient jamais été communiquées, à lui ou au demandeur. Cette déclaration provenant d'un officier de justice, je considère qu'elle est véridique.

[17]            Deux semaines après avoir reçu les observations du service de police local, le commissaire adjoint a donné un avis final de la fin de la protection. C'est cette décision qui fait l'objet du présent contrôle judiciaire.

ANALYSE

[18]            Le défendeur soutient que le commissaire adjoint avait le pouvoir de mettre fin à la protection en vertu de l'alinéa 9(1)b) de la Loi :

9. (1) b) l'intéressé a, délibérément et gravement, contrevenu aux obligations énoncées dans l'accord de protection.

9. (1) (b) a deliberate and material contravention of the obligations of the protectee under the protection agreement.

[19]            Il soutient également que l'obligation à laquelle le demandeur a contrevenu est prévue au sous-alinéa 8b)(iv) de la Loi :

8. (b) (iv) de s'abstenir de participer à une activité qui constitue une infraction à une loi fédérale ou qui compromet le programme ou sa sécurité ou celle d'un autre bénéficiaire,

8. (b) (iv) to refrain from activities that constitute an offence against an Act of Parliament or that might compromise the security of the protectee, another protectee or the Program, and

[Non souligné dans l'original.]

(underlined for emphasis)

[20]            Le défendeur soutient en outre que ce n'est pas aux tribunaux mais à la GRC qu'il incombe de déterminer quels actes « compromet[tent] [...] [l]a sécurité [du bénéficiaire] » .

La norme de contrôle

[21]            Le défendeur a raison dans une certaine mesure. La GRC possède l'expertise, l'expérience et le mandat de définir ce qui compromet la sécurité. Le présent contrôle judiciaire ne porte cependant pas seulement sur cette définition. Même cette définition, à laquelle la norme de la décision manifestement déraisonnable s'appliquerait probablement, doit être fondée sur les faits, et tous les éléments pertinents doivent être pris en compte (paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales).

[22]            Le principal problème concernant la décision du commissaire adjoint réside toutefois dans le processus qui y a mené, plus précisément dans l'équité de ce processus. Comme il s'agit d'une question d'équité procédurale, la norme de contrôle qui s'applique est la décision correcte.

[23]            J'ajouterais que l'alinéa 9(1)b) concerne principalement des questions de droit. La définition des « obligations énoncées dans l'accord de protection » et ce qu'il faut entendre par « a, délibérément et gravement, contrevenu » s'apparentent davantage à des questions de droit. C'est la norme de la décision correcte qui devrait s'appliquer parce que ces questions exigent que l'analyse juridique traditionnelle de la violation d'un accord (et du pouvoir discrétionnaire administratif) soit effectuée et que leur résolution peut être extrêmement importante au regard de la sécurité du bénéficiaire. Le commissaire conserve son pouvoir discrétionnaire de décider de mettre fin à la protection s'il existe un fondement juridique suffisant.

Le bien-fondé du contrôle judiciaire

[24]            La Cour suprême du Canada a établi une liste non exhaustive de cinq facteurs qui doivent être pris en compte pour déterminer le contenu de l'équité procédurale dans Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, 2002 CSC 1, [2002] A.C.S. no 3 (QL) :

1.          la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir, savoir « la mesure dans laquelle le processus administratif se rapproche du processus judiciaire » ;

2.          le rôle que joue la décision particulière au sein du régime législatif;

3.          l'importance de la décision pour la personne visée;

4.          les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision lorsque des engagements ont été pris concernant la procédure à suivre;

5.          les choix de procédure que l'organisme fait lui-même.

[25]            Les trois premiers facteurs sont très pertinents en l'espèce, contrairement aux facteurs 4 et 5 qui ne le sont pas particulièrement. Comme il a été indiqué précédemment, certains aspects du rôle du commissaire se rapprochent davantage du processus judiciaire. La décision de mettre fin à la protection joue de toute évidence un rôle fondamental dans l'objet du régime législatif car elle a pour effet de mettre fin à ce régime à l'égard du demandeur.

[26]            Le troisième facteur est peut-être le plus important cependant. Il faut prendre en considération les conséquences que peut avoir sur le bénéficiaire de la protection la décision de mettre fin à celle-ci. Le bénéficiaire se trouve dans la position la plus vulnérable qui soit : il n'est plus utile aux autorités et il est un fardeau pour ses protecteurs, mais il a besoin de leur protection pour sa sécurité. Il a respecté sa partie de l'accord et il compte maintenant totalement sur le fait que ses protecteurs respecteront la leur. On pourrait s'en prendre à lui physiquement s'il n'est plus protégé. Ainsi, sa vie et sa sécurité pourraient être menacées.

[27]            En conséquence, les attentes et le degré d'équité procédurale requis sont élevés.

[28]            En l'espèce, le commissaire adjoint a permis au service de police local de présenter des observations défavorables au demandeur sur les questions en litige. Le demandeur n'a pas eu la possibilité de répondre à ces observations, et ce n'est qu'après (peu de temps après en fait) avoir reçu les observations du service de police local que le commissaire adjoint a mis fin à la protection. Il est clair qu'il existe un lien entre ces observations et la décision contestée.

[29]            Le fait de ne pas avoir permis au demandeur de répondre constitue en soi un manquement tellement évident aux principes fondamentaux de l'équité et de la justice naturelle qu'il est suffisant pour annuler la décision du commissaire adjoint. Je vais donc annuler cette décision pour ce motif.

[30]            D'autres aspects du processus ayant mené à la décision de mettre fin à la protection du demandeur sont également troublants. Un élément manquant fondamental de ce processus était l'accord de protection conclu entre le service de police local et le demandeur.

[31]            Aucun accord de protection n'a été conclu directement entre le commissaire et le demandeur. Or, le témoin peut conclure avec le commissaire ou faire conclure en son nom un accord de protection (alinéa 6(1)c)). Il semble que toutes les personnes concernées ont agi comme si l'accord de protection conclu avec le service de police local avait engendré un accord entre la GRC et le demandeur, à tout le moins en ce qui a trait aux obligations du bénéficiaire.

[32]            L'article 8 de la Loi décrit les obligations que le bénéficiaire était réputé avoir en vertu de l'accord de protection qu'il a conclu avec le service de police local. Il serait utile d'examiner le libellé de cet accord afin de voir les incidences que ses modalités et sa création peuvent avoir sur les obligations décrites dans la Loi et de savoir s'il y a eu manquement à ces obligations.

[33]            En l'espèce, il aurait été utile - certainement au regard de la question de savoir si le demandeur « a, délibérément et gravement, contrevenu aux obligations énoncées dans l'accord de protection » - d'examiner l'accord de protection conclu avec le service de police local et de savoir si quelqu'un s'est demandé comment le bénéficiaire en l'espèce pourrait exploiter une entreprise sans faire aucune publicité.

[34]            Il ressort clairement du dossier que le commissaire adjoint n'a pas examiné ces questions ni les critères juridiques qui s'appliquent à leur égard. En fait, il a omis de tenir compte d'éléments pertinents, ce qui constitue une erreur susceptible de contrôle.

[35]            L'objectif du programme de protection des témoins est important pour l'administration de la justice. Il est important que les personnes qui en font partie et celles qui pourraient y être admises aient confiance dans tous les aspects du programme, notamment dans l'équité de ses procédures. Il s'agit d'un cas où non seulement les choses doivent être bien faites, mais également sembler l'être.

[36]            En l'espèce, le défendeur a manqué à son obligation en matière d'équité procédurale et a omis de tenir compte d'éléments pertinents pour sa décision.

CONCLUSION

[37]            Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie avec dépens. La décision du commissaire adjoint de mettre fin à la protection du demandeur est annulée.

« Michael L. Phelan »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                         T-1151-05

INTITULÉ :                                                        MONSIEUR UNTEL

                                                                            c.

                                                                            LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :                                 TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                LE 13 DÉCEMBRE 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :                   LE JUGE PHELAN

DATE DES MOTIFS :                                      LE 27 JANVIER 2006

COMPARUTIONS :

Marshall Swadron                                                 POUR LE DEMANDEUR

Ameena Sultan

Nancy Noble                                                        POUR LE DÉFENDEUR

Natalie Henein

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Swadron Associates                                              POUR LE DEMANDEUR

Avocats

Toronto (Ontario)

John H. Sims, c.r.                                                  POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

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