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Date : 20020712

Dossier : T-38-01

Référence neutre : 2002 CFPI 787

Ottawa (Ontario), le 12 juillet 2002

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BEAUDRY                          

ENTRE :

                                                                 DR SHIV CHOPRA

                                                                                                                                                     demandeur

                                                                                   et

                                           LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                                      défendeur

                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                 Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire concernant une décision de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) en date du 19 décembre 2000, par laquelle la plainte du demandeur a été rejetée.

QUESTIONS EN LITIGE

[2]                 Quelle norme de contrôle judiciaire s'applique à la décision de la Commission de rejeter la plainte?


[3]                 La Commission a-t-elle enfreint le principe d'équité procédurale en ne communiquant pas avec le demandeur après la lettre qui lui a été envoyée en octobre 2000?

[4]                 La Commission a-t-elle enfreint le principe d'équité procédurale en omettant de mener une enquête approfondie au sujet de la plainte?

[5]                 La Commission a-t-elle mal appliqué le fardeau de preuve pertinent dans son évaluation de la plainte du demandeur?

[6]                 La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

CONTEXTE

[7]                 La plainte sur laquelle l'espèce est fondée traite d'événements qui se sont produits depuis 1992. Le demandeur a déposé une autre plainte qui a depuis été transmise au Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) pour nouvelle audition à la suite d'une ordonnance à cet effet rendue par la présente Cour (voir Canada (CCDP) c. Canada (Ministère de la Santé nationale et du Bien-être social) (concernant Chopra), [1998] 146 F.T.R. 106, conf. (1999) 235 N.R. 195 (C.A. féd.)). Le Tribunal est maintenant saisi de la plainte et les faits et allégations qui s'y rattachent sont exclus de la présente analyse.

[8]                 Le demandeur, qui est originaire de l'Inde, travaille depuis 1969 à Santé Canada, qui est représenté par le défendeur. C'est un scientifique qui travaille au Bureau des médicaments vétérinaires (BMV).

[9]                 Le demandeur, qui fait également partie d'une minorité visible, prétend que Santé Canada a fait preuve à son égard de discrimination fondée sur la race, la couleur ou l'origine nationale, en contravention de l'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la Loi). Le demandeur soutient également qu'il a fait l'objet de discrimination systémique à Santé Canada, contrairement à ce que prescrit l'article 10 de la Loi.

[10]            Dans ses prétentions, le demandeur relate plusieurs incidents au cours desquels des possibilités de promotion lui ont été refusées. Ces incidents sont décrits individuellement ci-dessous.

[11]            En 1993, le demandeur a posé sa candidature au poste de directeur, Bureau des médicaments vétérinaires (BMV). Sa candidature a été refusée à cause d'une exigence voulant que le candidat retenu possède une expérience « récente » en gestion, en communication avec les médias et en relations internationales. Le demandeur prétend qu'il possédait cette expérience. Le candidat retenu a été le Dr Tim Scott qui n'est pas membre d'une minorité visible.


[12]            En 1996, le poste de directeur intérimaire, BMV, s'est libéré par suite d'une affectation spéciale confiée au Dr Scott. Le directeur général de la Direction des aliments a assumé lui-même le poste de directeur intérimaire plutôt que de tenir un concours parmi le personnel du Bureau. Le demandeur prétend que cela l'a privé, lui et ses collègues de minorité visible, de la possibilité de poser leur candidature.

[13]            Le poste de directeur, BMV, s'est de nouveau libéré en février 1998. Le Dr André Lachance a été directement détaché d'Agriculture Canada pour occuper le poste, malgré son manque d'expérience dans l'évaluation des médicaments vétérinaires. Le Dr Lachance n'est pas membre d'une minorité visible.

[14]            Le demandeur déclare qu'aucun concours ouvert ne s'est tenu au sein du BMV pour ce poste, et que Santé Canada a arrangé la mutation du Dr Lachance d'Agriculture Canada afin d'empêcher un membre d'une minorité visible d'accéder à ce poste. Le défendeur soutient que cette mutation s'est effectuée dans le contexte d'un programme d'échanges en vertu duquel le Dr Scott a été muté à un poste qui devait être graduellement supprimé à Agriculture Canada. Cette affectation avait pour but de faciliter le départ à la retraite du Dr Scott tout en assurant au Dr Lachance le maintien de son emploi dans la fonction publique. De l'avis du défendeur, cela était conforme aux politiques d'échanges d'employés établies par le Conseil du Trésor du Canada, et n'était pas inapproprié.


[15]            À la suite de sa nomination au poste de directeur, le Dr Lachance a été présenté au personnel du BMV au cours d'une réunion. Dans ses observations, le Dr Lachance aurait dit : [TRADUCTION] « J'aime les minorités visibles » . Bien qu'il n'y ait pas unanimité parmi le personnel du BMV quant aux mots exacts utilisés par le Dr Lachance, de nombreux employés appartenant à des minorités visibles ont affirmé que les références faites par le Dr Lachance aux minorités visibles les ont mis mal à l'aise. En outre, au cours de la même réunion, le Dr Lachance se serait plaint qu'il y avait [TRADUCTION] « une trop grande mentalité de minorités visibles » au sein de Santé Canada.

[16]            Le sous-ministre adjoint (SMA) de Santé Canada est également accusé d'avoir déclaré que les membres des minorités visibles n'ont pas les [TRADUCTION] « compétences générales » qui vont de pair avec la façon de faire des affaires en Amérique du Nord. Cela impliquait qu'ils ne sont pas aptes à occuper des postes de gestion.

[17]            En mai 1999, le Dr Lachance a nommé le Dr Ian Alexander comme chef intérimaire de la Division de l'innocuité pour les humains (DIH) du BMV. Le demandeur prétend que sa candidature n'a jamais été prise en compte pour cette nomination intérimaire, même s'il travaillait à la DIH et qu'il était aussi qualifié que le candidat retenu. À la fin de l'intérim, le poste a été confié au Dr Kelly Butler. Le Dr Butler, qui n'appartient pas non plus à une minorité visible, n'avait aucune expérience de travail dans aucune des divisions du BMV.


[18]            Outre ces [TRADUCTION] « incidents liés à la dotation » , selon les mots utilisés par le demandeur, celui-ci prétend également qu'il a été la cible d'efforts ayant pour but de le discréditer. En 1990, une note de plainte a été déposée dans son dossier personnel. Le demandeur n'en a été informé qu'en décembre 1993, après qu'il eut présenté une demande d'accès à l'information concernant son dossier.

[19]            La note a été retirée en 1995, après le dépôt d'un grief par le demandeur. La plainte avait été versée au dossier du demandeur bien qu'elle eut été résolue en sa faveur en 1990. Cette note avait été mentionnée dans un rapport d'évaluation établi en 1991 par Santé Canada.

[20]            Malgré le retrait de la note, le demandeur soutient que sa réputation professionnelle en a souffert au cours de cette période et il se plaint de ne pas avoir obtenu de redressement pour ce préjudice. Il est également consterné par le fait que les responsables de la note ne se sont pas vu imposer de sanction pour ce geste, du moins pour ce qu'il en sait.

[21]            En 1997, une société pharmaceutique, Elanco, a prétendu que le demandeur et l'un de ses collègues avaient manqué de professionnalisme au cours d'une réunion avec ses représentants. Le demandeur accuse Santé Canada de s'être rangé du côté de la société et d'avoir agi d'une manière qui a appuyé l'impression que le demandeur avait agi de façon inappropriée, plutôt que d'user de discrétion et de faire une enquête complète sur l'incident.


[22]            En 1999, le Dr Lachance a suspendu le demandeur pour une période de cinq jours. Ce dernier croit que la suspension est en fait une mesure de représailles pour les observations qu'il a formulées lors d'une conférence sur la discrimination raciale au cours de laquelle il a exprimé ses opinions sur le traitement des minorités visibles à Santé Canada.

[23]            Il faut noter qu'en 1997 le Tribunal a entendu une plainte déposée par l'Alliance de la capitale nationale sur les relations inter-raciales (ACNRI). Le demandeur est le président de l'ACNRI et il a joué un rôle important dans le dépôt de cette plainte. Le Tribunal a statué que Santé Canada mettait en oeuvre des pratiques de dotation qui avaient des effets discriminatoires sur les minorités visibles. Le Tribunal a ordonné à Santé Canada de prendre plusieurs mesures pour contrer les effets de ses pratiques discriminatoires. Parmi ces mesures, mentionnons l'augmentation du nombre de postes de gestion offerts aux membres des minorités visibles. En l'espèce, le demandeur et le défendeur ne s'entendent pas sur la mesure dans laquelle Santé Canada s'est conformé à l'ordonnance prononcée en faveur de l'ACNRI depuis que celle-ci a été rendue.

DÉCISION DE LA COMMISSION

[24]            La plainte dont il est question en l'espèce a d'abord été déposée en 1998, mais l'enquête s'est ouverte à l'automne 1999, après que des modifications eurent été apportées à la plainte en janvier 1999, au sujet d'autres allégations d'actes discriminatoires qui auraient eu lieu entre le dépôt de la plainte et le début de l'enquête.


[25]            En juin 2000, l'enquêteur de la Commission recommandait que la plainte soit rejetée au motif que la preuve n'appuyait pas les allégations indiquant que Santé Canada soit avait des pratiques ou des politiques qui empêchaient les membres des minorités visibles d'être pris en compte pour des postes de gestion, soit privaient le demandeur de possibilités de promotion du fait de sa race, de sa couleur ou de son origine nationale ou ethnique.

[26]            Après le dépôt du rapport, des observations ont été faites à la Commission par le demandeur en juillet 2000 et, plus tard, par Santé Canada. La Commission a décidé de renvoyer la plainte à l'étape de l'enquête en octobre 2000. Le 19 décembre 2000, la Commission a décidé de rejeter la plainte.

[27]            Cette décision se fondait sur l'opinion de la Commission selon laquelle la preuve n'appuyait ni l'allégation selon laquelle le demandeur s'était vu refuser des possibilités de promotion ou avait été traité d'une manière défavorable du fait de sa race, ni l'affirmation selon laquelle Santé Canada appliquait une politique qui privait les membres des minorités visibles de possibilités d'avancement. La Commission était également d'avis que Santé Canada n'avait pas traité le demandeur d'une manière défavorable en prenant des mesures de représailles contre lui.

PRÉTENTIONS DU DEMANDEUR


[28]            Le demandeur soutient que même si la jurisprudence prévoit que la norme de contrôle applicable aux décisions comme celle qui est soulevée en l'espèce est habituellement la norme de la décision raisonnable simpliciter, il conviendrait d'appliquer en l'espèce la norme de la décision correcte. Cette norme, de l'avis du demandeur, est justifiée par le fait que la Commission aurait manqué à l'équité procédurale dans sa décision et dans le processus qu'elle a suivi pour parvenir à cette décision.

[29]            Le demandeur soutient également que la Loi doit être interprétée aussi largement que possible compte tenu de sa vocation en tant que mécanisme de protection des droits et d'élimination de la discrimination. À son avis, l'intention du législateur exprimée partout dans la Loi doit être prise en compte quelle que soit la norme de contrôle applicable.

[30]            Le fait que la décision de la Commission est définitive pour ce qui est des droits d'un plaignant concernant la plainte signifie que la Commission doit fonder sa décision sur un examen complet de la preuve. L'intervention judiciaire s'impose lorsque la décision de la Commission n'a pas de fondement factuel approprié.

[31]            Le fardeau de la preuve dans l'évaluation des plaintes relatives aux droits de la personne exige que le plaignant établisse une cause probable d'action. Une fois que cela est démontré, il incombe alors au défendeur de prouver, de façon claire, que la plainte n'est pas fondée. La Commission doit tenir compte du fait que la discrimination ouverte est rare de nos jours. Elle se produit généralement de façon subtile. Une observation à cet effet a été mentionnée dans Basi c. Chemins de fer nationaux du Canada, [1988] C.H.R.D. no 2 T.D. 2/88 (Q.L.). La Commission doit être particulièrement consciente de la nature subtile et voilée de la discrimination dans son analyse des plaintes de discrimination systémique.


[32]            En l'espèce, le demandeur soutient que la décision de rejeter la plainte en décembre 2000 était incompatible avec sa décision de renvoyer la plainte à l'étape de l'enquête en octobre 2000. Le demandeur prétend que la décision de rouvrir la plainte a été prise à cause des observations qu'il a faites à la Commission en juillet 2000, et dans lesquelles il demandait que la Commission le consulte de nouveau et en fait mène une enquête plus approfondie sur la discrimination systémique à Santé Canada. L'omission de la Commission d'agir de la sorte sans justification est, de l'avis du demandeur, une erreur susceptible de contrôle.

[33]            Le demandeur prétend que les principes d'équité procédurale ont été enfreints. Il croit qu'il avait convaincu la Commission de faire enquête sur l'aspect systémique de sa plainte en matière de discrimination. Le demandeur croit qu'il était raisonnable qu'il s'attende à être consulté avant que la Commission procède à une étude plus approfondie de la plainte. Il affirme également qu'il avait le droit de répondre aux motifs fournis par la Commission pour justifier sa décision de rejeter sa plainte après avoir pris la décision de rouvrir l'enquête.

[34]            Le demandeur est d'avis que la décision de décembre 2000 de rejeter la plainte a dû être basée, du moins en partie, sur des arguments, des renseignements ou des éléments de preuve que la Commission a obtenus après la décision qu'elle a prise en octobre 2000 de rouvrir l'enquête. Le demandeur n'a pas eu la possibilité de répondre à ces arguments et, par conséquent, la Commission a manqué à l'équité procédurale.


[35]            Le demandeur allègue que, même si l'équité procédurale a été respectée à d'autres égards, la Commission a enfreint les principes d'équité procédurale en fondant sa décision sur une enquête qui n'a pas été suffisamment rigoureuse, comme en fait foi le manque apparent d'examen des questions de discrimination systémique à Santé Canada. Apparemment, l'enquêteur a accordé de l'importance à des décisions qui avaient peu de pertinence, sinon aucune, à l'égard d'une plainte en matière de discrimination, par exemple la décision d'un tribunal d'appel nommé en vertu de la Loi sur l'emploi dans la Fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-33, art. 21.

[36]            L'enquêteur a décidé à tort que certaines des observations que le demandeur a jugé offensantes n'étaient pas discriminatoires parce qu'aucun effet discriminatoire n'était voulu. Le demandeur soutient que l'intention n'est pas un facteur dont il faut tenir compte pour décider si un acte est discriminatoire. De même, d'autres incidents n'ont pas été analysés pour savoir s'ils appuyaient la plainte du demandeur.

[37]            L'enquêteur a également ignoré l'ordonnance rendue en faveur de l'ACNRI et les mesures que Santé Canada devaient prendre pour se conformer à cette ordonnance, malgré les efforts du demandeur pour attirer son attention sur cette question.

[38]            Le demandeur résume cette partie de ses observations en déclarant que, si l'analyse effectuée au cours de l'enquête est évaluée au regard des allégations et de la preuve dont l'enquêteur était saisi, on ne peut dire que l'enquête a été rigoureuse.

PRÉTENTIONS DU DÉFENDEUR

[39]            Pour ce qui est de la norme de contrôle judiciaire applicable, le défendeur est d'avis qu'il y a lieu de faire preuve de beaucoup de retenue à l'égard des décisions de la Commission. Puisque sa décision constitue essentiellement une évaluation des faits, effectuée par la Commission en sa capacité d'organisme qui rejette les plaintes non fondées, la norme de contrôle fondée sur la décision manifestement déraisonnable devrait être appliquée. La preuve n'indique pas que l'application de la norme de la décision correcte s'impose du fait que la Commission a omis d'examiner les documents dont elle était saisie.

[40]            Le défendeur prétend que l'obligation d'agir équitablement exige simplement que les parties soient informées de la substance de la preuve obtenue par l'enquêteur et déposée devant la Commission et qu'elles aient la possibilité de réfuter cette preuve. Cette obligation envers les parties a été respectée en l'espèce.


[41]            Pour ce qui est de la période entre la réouverture de l'enquête en octobre 2000 et la décision de la rejeter en décembre 2000, le défendeur signale que la réouverture de l'enquête ordonnée par la Commission n'était pas une « décision » au nombre de celles que la Loi autorise la Commission à prendre. Par conséquent, elle ne peut être comparée à la décision réelle de la Commission, c'est-à-dire la décision de rejeter la plainte en décembre 2000. L'enquête est demeurée ouverte jusqu'à ce que cette décision soit prise. La lettre du mois d'octobre faisait donc partie d'un processus continu plutôt que de constituer une étape distincte pouvant faire l'objet d'un examen.

[42]            Le défendeur soutient que le demandeur a eu toute la possibilité d'influencer la décision de la Commission de rejeter sa plainte. Le demandeur a eu la possibilité de traiter de l'ensemble de la preuve, des renseignements et des arguments dont était saisie la Commission quand elle a rendu sa décision en décembre 2000. La doctrine des attentes légitimes ne crée pas l'obligation de mener une enquête plus approfondie. La décision quant à savoir s'il convient ou non d'enquêter de façon plus approfondie relève strictement du pouvoir discrétionnaire de la Commission.

[43]            Quant à l'argument fondé sur la rigueur, le défendeur fait valoir que l'enquêteur n'est pas tenu d'analyser chaque allégation, d'interroger chaque témoin et de traiter de chaque allégation dans la préparation de son rapport pour le mettre à l'abri d'un examen par les tribunaux. L'argument selon lequel il y a des limites au degré de rigueur que l'on peut raisonnablement attendre d'une enquête est fondé sur les observations formulées à ce sujet dans la décision Slattery c. Canada (Commission des droits de la personne), [1994] 2 C.F. 574 (C.F. 1re inst.) à la page 600.


[44]            De toute façon, le défendeur soutient que l'enquête a en fait été rigoureuse. Il signale le nombre de témoins qui ont été interrogés et la quantité de documents qui ont été examinés par l'enquêteur. Selon le défendeur, l'enquêteur a sérieusement examiné l'allégation de discrimination systémique et a décidé après cet examen que la preuve ne justifiait pas que le Tribunal enquête sur cette plainte.

ANALYSE

1. Dispositions législatives applicables

[45]            L'article 7 de la Loi est rédigé dans les termes suivants :


7. Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

7. It is a discriminatory practice, directly or indirectly,

a) de refuser d'employer ou de continuer d'employer un individu;

(a) to refuse to employ or continue to employ any individual, or

b) de le défavoriser en cours d'emploi.

(b) in the course of employment, to differentiate adversely in relation to an employee, on a prohibited ground of discrimination.


[46]            L'article 10 de la Loi dispose comme suit :


10. Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite et s'il est susceptible d'annihiler les chances d'emploi ou d'avancement d'un individu ou d'une catégorie d'individus, le fait, pour l'employeur, l'association patronale ou l'organisation syndicale :

10. It is a discriminatory practice for an employer, employee organization or employer organization

a) de fixer ou d'appliquer des lignes de conduite;

b) de conclure des ententes touchant le recrutement, les mises en rapport, l'engagement, les promotions, la formation, l'apprentissage, les mutations ou tout autre aspect d'un emploi présent ou éventuel.

(a) to establish or pursue a policy or practice, or

(b) to enter into an agreement affecting recruitment, referral, hiring, promotion, training, apprenticeship, transfer or any other matter relating to employment or prospective employment, that deprives or tends to deprive an individual or class of individuals of any employment opportunities on a prohibited ground of discrimination.


[47]            Le fondement de la décision de la Commission de rejeter la plainte se trouve au sous-alinéa 44(3)b)(i) de la Loi. L'alinéa 44(3)b) de la Loi stipule qu'une fois que la Commission a reçu le rapport ayant trait à la plainte, elle


[la Commission] rejette la plainte, si elle est convaincue :

[...] shall dismiss the complaint to which the report relates if it is satisfied

(i) [...] que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l'examen de celle-ci n'est pas justifié [...]

(i) that, having regard to all the circumstances of the complaint, an inquiry into the complaint is not warranted [...]


2. Norme de contrôle

[48]            Le demandeur soutient que la norme de contrôle de la décision correcte devrait être appliquée parce que la décision a été rendue en contravention des principes d'équité procédurale, ce qui justifie l'application de cette norme plus rigoureuse. Le demandeur s'appuie sur l'analyse de la Cour suprême du Canada dans Syndicat des employés de production du Québec et de l'Acadie c. Commission canadienne des droits de la personne, [1989] 2 R.C.S. 879, à la page 899.

[49]            Le demandeur s'appuie également sur l'analyse faite dans Singh c. Canada (Procureur général), [2001] A.C.F. no 367, pour justifier l'application de la norme de contrôle fondée sur la décision correcte. Toutefois, le paragraphe 13 de la décision Singh, précitée, appuie le recours à la norme de la décision raisonnable simpliciter dans le cas du contrôle des décisions prises par la Commission de rejeter les plaintes.

[50]            Le défendeur soutient que je devrais appliquer la norme de la décision manifestement déraisonnable. L'arrêt Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté), [1998] 1 R.C.S. 982 résume brièvement tous les précédents jurisprudentiels importants concernant le contrôle judiciaire qui ont précédé le prononcé de ce jugement.

[51]            La détermination de la norme de contrôle judiciaire qui doit être appliquée est centrée sur l'intention du législateur qui a créé le tribunal dont la décision est en cause (Pushpanathan, précité au paragraphe 26). L'analyse pragmatique et fonctionnelle, adoptée dans l'arrêt U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048, et élaborée davantage dans Pushpanathan, exige que ce processus d'interprétation des lois prenne en considération toute une série de facteurs. La présence ou l'absence d'une clause privative, l'expertise du tribunal, l'objet de la Loi en question dans son ensemble et de la disposition en cause, ainsi que la nature du problème, à savoir s'il s'agit d'une question de droit ou de fait, sont les quatre facteurs clés qui doivent être examinés.

[52]            La décision du juge McKeown dans Singh appuie la règle selon laquelle « la norme de contrôle applicable à la décision de la Commission, quant à savoir si la plainte doit être rejetée ou non, est celle de la décision raisonnable simpliciter » (Singh, paragraphe 13). La décision Singh traitait également d'une décision de la Commission dont une autre décision est en cause en l'espèce.


[53]            La norme de la décision raisonnable simpliciter est justifiée en l'espèce puisqu'il y est question de la même Loi que dans la décision Singh. L'absence d'une clause privative, l'expertise de la Commission, l'objet de la Loi et du sous-alinéa 44(3)b)(i) en particulier sont les mêmes en l'espèce que dans la décision Singh, tout comme la nature du problème.

[54]            La définition de la norme de la décision raisonnable simpliciter a été élaborée dans Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Loi sur la concurrence) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748. Cette norme exige que l'on fasse preuve d'un plus haut degré de retenue judiciaire à l'égard du tribunal en question que celui dont on ferait preuve dans le cas de la norme de la décision correcte. Essentiellement, si le défaut est manifeste au vu des motifs du tribunal, la décision de celui-ci est alors manifestement déraisonnable. Cependant, s'il faut procéder à un examen ou à une analyse en profondeur pour déceler ce défaut, la décision est alors simplement considérée comme déraisonnable (Southam, précité, au paragraphe 57).

[55]            Dans un contrôle faisant appel à la norme de la décision raisonnable, la décision doit être examinée pour vérifier si elle peut être étayée par des motifs capables de résister à un examen assez poussé. Un défaut dans la preuve sur laquelle s'appuie la décision ou dans le raisonnement qui a été appliqué pour tirer les conclusions de cette preuve est le type de défaut qui ne pourrait être décelé qu'au moyen d'un examen approfondi et rendrait une décision déraisonnable, mais non pas manifestement déraisonnable (Southam, paragraphe 56).

[56]            J'appliquerai donc en l'espèce la norme de la décision raisonnable simpliciter.


3. Équité procédurale

[57]            Pour les fins de l'analyse, il est nécessaire de reproduire la lettre que la Commission a fait parvenir au demandeur le 4 octobre 2000.

[TRADUCTION]

La présente a pour objet de vous informer de la décision prise par la Commission canadienne des droits de la personne à l'égard de votre plainte (H47521) déposée contre Santé Canada.

Avant de rendre leur décision, les membres de la Commission ont examiné le rapport qui vous a déjà été communiqué ainsi que toutes les observations déposées en réponse à ce rapport. Après avoir examiné ces renseignements, la Commission a décidé de renvoyer la plainte à l'étape de l'enquête.

L'enquêteur communiquera sous peu avec vous pour vous expliquer les prochaines étapes du processus. [Non souligné dans l'original.]

[58]            Les deux avocats admettent qu'on n'a pas communiqué avec le demandeur après le 4 octobre 2000. Même si le dossier indique que la Commission n'a procédé à aucune autre enquête ou n'a examiné aucune autre preuve, je suis d'avis que le demandeur pouvait raisonnablement s'attendre à ce que l'enquêteur communique avec lui avant que la Commission rende sa décision. J'estime donc qu'il y a ici manquement à l'équité procédurale.

4. Rigueur de l'enquête


[59]            L'omission de prendre en compte la preuve considérable concernant la discrimination systémique à Santé Canada remet en question la rigueur de l'enquête parce que la décision favorable à l'ACNRI, selon laquelle de nombreux symptômes de discrimination ont été décelés dans les pratiques de dotation à Santé Canada, méritait clairement un examen plus approfondi que celui qui lui a été accordé. Le juge Nadon (maintenant juge à la Cour d'appel) dit ceci à la page 600 de la décision Slattery, précitée :

Pour déterminer le degré de rigueur de l'enquête qui doit correspondre aux règles d'équité procédurale, il faut tenir compte des intérêts en jeu : les intérêts respectifs du plaignant et de l'intimé à l'égard de l'équité procédurale, et l'intérêt de la CCDP à préserver un système qui fonctionne et qui soit efficace sur le plan administratif. En réalité, l'extrait suivant de l'ouvrage Discrimination and the Law du juge Tarnopolsky (Don Mills : De Boo, 1985), à la page 131, semble aussi s'appliquer à la détermination du degré de rigueur nécessaire pour l'enquête :

[TRADUCTION] Avec la lourde charge de travail qui est imposée aux Commissions et la complexité croissante des questions de droit et de fait en cause dans bon nombre des plaintes, ce serait se condamner à un cauchemar administratif que de tenir une pleine audience avant de rejeter une plainte que l'enquête a estimée ne pas être fondée. D'autre part, la Commission ne devrait pas évaluer la crédibilité lorsqu'elle prend ces décisions, et elle devrait être consciente du simple fait que le rejet de la plupart des plaintes entraîne la perte de tous les autres moyens de réparation légale pour le préjudice que la personne invoque.

Il faut faire montre de retenue judiciaire à l'égard des organismes décisionnels administratifs qui doivent évaluer la valeur probante de la preuve et décider de poursuivre ou non les enquêtes. Ce n'est que lorsque des omissions déraisonnables se sont produites, par exemple lorsqu'un enquêteur n'a pas examiné une preuve manifestement importante, qu'un contrôle judiciaire s'impose. Un tel point de vue correspond à la retenue judiciaire dont la Cour suprême a fait preuve à l'égard des activités d'appréciation des faits du Tribunal des droits de la personne dans l'affaire Canada (procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554. [Non souligné dans l'original.]

[60]            Ayant à l'esprit ces principes, j'estime que la décision est déraisonnable parce que l'analyse de la discrimination systémique n'est pas suffisamment rigoureuse. Pour ce motif, l'équité procédurale a été refusée au demandeur.


5. Application du fardeau de la preuve

[61]            Le fardeau de la preuve incombe tout d'abord au plaignant qui doit établir une cause probable de discrimination, après quoi le fardeau est transféré au défendeur qui doit démontrer que la plainte n'a pas de fondement.

[62]            Il est établi depuis longtemps dans le droit canadien que l'intention de faire de la discrimination n'est pas un élément nécessaire pour que l'on conclut à l'existence d'un acte discriminatoire. Ce fait a été établi par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Ontario (Commission des droits de la personne) c. Simpsons-Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536.

[63]            En l'espèce, l'enquêteur a commis une erreur en décidant que certaines déclarations n'étaient pas discriminatoires parce que l'intention de discrimination ne pouvait être prouvée à l'égard de ces déclarations.


[64]            Comme il a été mentionné dans Simpsons-Sears, précité, l'intention n'est pas une condition préalable nécessaire pour conclure au harcèlement. À ce titre, l'enquêteur aurait dû faire un examen plus approfondi des observations contestées afin de déterminer ce qu'elles signifiaient pour le demandeur. Des mots qui, dans l'abstrait, pourraient mener un observateur impartial à ne pas se sentir offensé, mais, en fait, à percevoir qu'on a fait montre d'une préoccupation authentique pour les cibles historiques de discrimination, ont été perçus comme étant offensants et ont provoqué un malaise dans le climat tendu qui régnait à Santé Canada. En analysant la plainte à l'égard des déclarations faites par le Dr Lachance sans examiner adéquatement le contexte dans lequel elles ont été prononcées et l'impact global de ces mots et de ce contexte sur le demandeur, la Commission a engagé sa responsabilité à l'égard de cette omission.

[65]            Je suis donc d'avis que la Commission a mal appliqué le fardeau de la preuve en l'espèce.

CONCLUSION

[66]            La demande de contrôle judiciaire est accueillie et une ordonnance est rendue pour que la question soit renvoyée à la Commission afin qu'une enquête soit menée par un nouvel enquêteur. Cette enquête devrait tenir compte de la nature systémique de la preuve de discrimination à Santé Canada. Il faudrait également accorder de l'importance à la décision rendue en faveur de l'ACNRI. Le contrôle judiciaire est accueilli avec dépens.

                                           ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.                    La demande de contrôle judiciaire est accueillie.


2.                    La question sera renvoyée à la Commission pour qu'une enquête soit menée par un nouvel enquêteur. Cette enquête devra tenir compte de la nature systémique de la preuve de discrimination à Santé Canada. Il faudra également accorder de l'importance à la décision rendue en faveur de l'ACNRI.

3.                    Le contrôle judiciaire est accueilli avec dépens.

                                                                                    « Michel Beaudry »            

                                                                                                             Juge                        

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                          COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

                                                         

DOSSIER :                  T-38-01

INTITULÉ DE LA CAUSE :                          DR SHIV CHOPRA et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                   

LIEU DE L'AUDIENCE :                                Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                              le 28 mai 2002

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :              LE JUGE BEAUDRY

DATE :                         le 12 juillet 2002

COMPARUTIONS :

David Yazbeck                                                     POUR LE DEMANDEUR

David Migicovsky                                                

Perley-Robertson, Hill & McDougall                                POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Yazbeck                                                     POUR LE DEMANDEUR

Ottawa (Ontario)

Morris Rosenberg                                                 POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada                    

Toronto (Ontario)

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