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Date : 20050531

Dossier : IMM-379-04

Référence : 2005 CF 752

Ottawa (Ontario), le 31 mai 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SHORE

ENTRE :

WAHID RAZZAK

RIDA KANWALA RAZAK

NASIMA WAHID

MEHWISH KAMWAL RAZZAK

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

INTRODUCTION

[1]                La préférence accordée à la preuve documentaire objective plutôt qu'aux témoignages personnels doit être justifiée par des motifs clairs et explicites qui ne sont pas nécessairement très longs. Le juge des faits, en première instance, dispose d'une marge de manoeuvre raisonnable pour tirer la conclusion de son choix, mais cette dernière doit être étayée par des motifs suffisants.

LA PROCÉDURE

[2]                Il s'agit d'une demande contrôle judiciaire en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés[1] (la Loi) de la décision de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) qui, le 27 novembre 2003, a refusé aux demandeurs la qualité de « réfugiés » au sens de l'article 96 et celle de « personnes à protéger » au sens du paragraphe 97(1) de la Loi.

LE CONTEXTE

[3]                Des ressortissants du Pakistan, les demandeurs, Wahid Razzak, son épouse Nasima Wahid et leurs deux filles Mehwish et Rida, prétendent craindre avec raison d'être persécutés du fait de leur religion, en tant que musulmans sunnites.

[4]                Les problèmes de la famille Razzak ont débuté le 24 octobre 2002, date à laquelle deux chiites ont attaqué Mme Wahid devant chez elle, à Karachi. M. Razzak a déclaré dans son témoignage que les deux chiites sont liés au Muttahida Quami Movement (MQM). Ils se sont emparés de Mme Wahid et l'ont saisie par les poignets en essayant de l'obliger à les suivre. M. Razzak a dû se battre contre les deux agresseurs, qui l'ont frappé. Ils ont finalement quitté les lieux en menaçant de revenir s'en prendre à son épouse et à leurs deux enfants. M. Razzak a declaré l'incident à la police et, le jour suivant, il est allé à une clinique médicale pour le traitement de contusions à l'oeil droit.

[5]                Le 12 novembre 2002, la fille aînée de M. Razzak, Mehwish, lui a dit que les deux mêmes chiites se sont rendus à son école pour lui demander de les suivre, mais elle a couru à l'intérieur de l'école et demandé le secours de son professeur. M. Rezzak a signalé cet incident à la police.

[6]                Une semaine après cet incident, la fille cadette de M. Razzak a aussi été abordée par les deux mêmes chiites. Ces incidents ont aussi été suivis d'appels téléphoniques de menace.

[7]                Le 26 décembre 2002, Mme Wahid a remarqué les deux chiites qui rôdaient à l'extérieur de la résidence familiale. Elle a appelé son mari qui est revenu immédiatement à la maison. Toute la famille s'est rendue au poste de police pour demander de l'aide et ils ont signalé de nouveau les deux chiites qui les harcelaient. Les policiers leur ont dit qu'ils ne pouvaient rien faire pour aider la famille dans sa situation difficile. Les policiers considéraient tout simplement que les incidents n'avaient pas eu lieu.

[8]                À leur retour à la maison tard le même soir, ils ont constaté que l'intérieur avait été saccagé et ils ont trouvé une note sur laquelle on pouvait lire : [traduction] « il n'y a pas de place pour un riche sunnite au Pakistan, partagez votre argent, votre femme et vos filles avec les autres » .

[9]                La famille Razzak a quitté le Pakistan en début 2003 et demandé l'asile au Canada le 13 mars 2003.

LA DÉCISION EXAMINÉE

[10]            La Commission a analysé uniquement la protection offerte par l'État. Elle a déclaré que la défaillance de la police locale du district de Karachi, où habitait la famille Razzak, ne justifie pas nécessairement la conclusion selon laquelle l'ensemble de l'État n'offre pas une protection à ses citoyens. La Commission a déclaré avoir tenu compte des allégations de la famille Razzak selon lesquelles les agresseurs chiites étaient reliés au MQM et que, par conséquent, ils ne pouvaient obtenir la protection de l'État. Cependant, la Commission a conclu, en s'appuyant sur l'examen complet de la preuve documentaire objective relative à la protection offerte par l'État pakistanais, que les musulmans sunnites en général et la famille Razzak en particulier pouvaient maintenant obtenir une protection adéquate - quoique pas nécessairement parfaite - de l'État contre les deux chiites qui les avaient menacés et les autres militants chiites. La Commission a déclaré qu'elle [traduction] « préférait au témoignage du demandeur la preuve indépendante fournie par un vaste éventail de sources fiables citées dans la preuve documentaire » .

LA QUESTION EN LITIGE

[11]            La Commission a-t-elle eu raison de conclure que les demandeurs bénéficiaient d'une protection suffisante de l'État au Pakistan?

ANALYSE

[12]            La Cour exerce le contrôle judiciaire de décision relatives à la question de la protection par l'État selon la norme de la décision raisonnable simpliciter (Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[2], Machedon c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[3]).

[13]            La Cour juge qu'il ne suffit pas de déclarer, comme la Commission l'a fait, qu'elle [traduction] « préférait au témoignage du demandeur la preuve indépendante fournie par un vaste éventail de sources fiables citées dans la preuve documentaire » . La Commission n'a pas abordé les essais faits par les membres de la famille Razzak pour obtenir la protection de l'État ni les réactions et la passivité de la police par la suite. Ces faits n'ont pas non plus été comparés aux témoignages des Razzak, qui n'ont pas été évalués en fonction de la preuve documentaire objective sur la protection offerte par l'État. La Commission n'a pas tiré de conclusion sur la crédibilité; elle n'a pas non plus précisé qu'elle rejetait les témoignages de la famille Razzak concernant les incidents antérieurs de persécution, y compris les vaines tentatives de la famille pour obtenir de l'aide du poste de police local. Dans Coitinho c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[4], la juge Snider a tiré la même conclusion dans une affaire portant aussi sur la protection de l'État :

La Commission tire ensuite une conclusion très troublante. Sans affirmer que la preuve présentée par les demandeurs n'est pas crédible, la Commission « accorde plus de poids à la preuve documentaire parce qu'elle provient de sources connues, informées et qui n'ont aucun intérêt dans l'issue de la présente audience » . Cela revient à dire qu'on devrait toujours privilégier la preuve documentaire au dépens de la preuve présentée par le demandeur d'asile parce que ce dernier a un intérêt dans l'issue de l'audience. Si on l'acceptait, ce raisonnement aurait pour effet de toujours écarter la preuve soumise par un demandeur d'asile. La décision de la Commission ne fait pas état des raisons pour lesquelles la preuve présentée par les demandeurs, bien qu'elle fût censée être présumée véridique, (Adu précité), a été jugée suspecte. (Non souligné dans l'original)

[14]            La Cour fait entièrement sienne la conclusion suivante du juge Gibson dans Bougai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[5] :

Certes, il appartient principalement à la SSR de soupeser les éléments de preuve dont elle dispose; mais je ne suis pas convaincu que, selon l'analyse faite dans les motifs à cet égard, ce tribunal a agi de manière à démontrer qu'il a tenu compte de la totalité des documents dont il disposait. Pour ce motif seul, je conclus que la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie et que l'affaire devrait être renvoyée pour nouvelle audition et nouvelle décision. Cela ne veut pas dire que la conclusion tirée par la SSR en l'espèce n'aurait pas pu être celle qu'il lui était raisonnablement loisible de tirer. C'est pour dire que les motifs de la SSR n'étayent simplement pas, de façon adéquate, la conclusion qu'elle a tirée. (Non souligné dans l'original)

[15]            En conclusion, même s'il était loisible à la Commission de tirer la conclusion qu'elle a tirée, elle l'a fait sans avoir démontré qu'elle avait tenu compte des témoignages individuels des membres de la famille Razzak et ce, sans avoir fourni de justification claire et explicite de la préférence qu'elle a accordée à la preuve documentaire objective plutôt qu'aux témoignages individuels des membres de la famille Razzak. C'est une attitude qui est jugée déraisonnable et qui exige que l'affaire soit renvoyée pour être entendue de nouveau.

CONCLUSION

[16]            Pour ces motifs, la Cour répond par la négative à la question en litige. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE

            1.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

            2.         Aucune question n'est certifiée.

« Michel M.J. Shore »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Poirier, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                        IMM-379-04

INTITULÉ :                                                       WAHID RAZZAK

                                                                           RIDA KANWALA RAZAK

                                                                           NASIMA WAHID

                                                                           MEHWISH KAMWAL RAZZAK

                                                                           c.

                                                                           LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                           ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                                 TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                               LE 19 MAI 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                       LE JUGE SHORE

DATE :                                                               LE 31 MAI 2005

COMPARUTIONS :

M. Ali M. Amini                                                   POUR LES DEMANDEURS

Mme Leena Jaakkmainen                                       POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

AMINI CARLSON LLP                                     POUR LES DEMANDEURS

Toronto (Ontario)

JOHN H. SIMS, c.r.                                            POUR LE DÉFENDEUR

Sous-ministre de la justice et

Sous-procureur général



[1] L.C. 2001, ch. 27.

[2] [2005] A.C.F. N º 232 (C.F., 1re inst.) (QL), paragraphes 9 à 11.

[3] [2004] A.C.F. N º 1331 (C.F., 1re inst.) (QL), paragraphe 75.

[4] [2004] A.C.F. N º 1269 (C.F., 1re inst.) (QL), paragraphe 7.

[5] [1995] A.C.F. N º 910 (C.F., 1re inst.) (QL), paragraphe 14.

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