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Date :20021218

Dossiers : T-1252-99

T-1538-95

Référence neutre : 2002 CFPI 1312

ENTRE :

JEANNINE MORIN, en son nom et au nom

d'une catégorie de personnes ayant le même intérêt,

décrite plus en détail à l'appendice « A » de la déclaration

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

                                                        MOTIFS DE JUGEMENT

LE JUGE DAWSON

[1]                Le règlement de ces actions exige que la Cour applique les principes établis par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Bande indienne de Musqueam c. Glass, [2000] 2 R.C.S. 633 quant à la détermination de la juste valeur marchande de terrains faisant partie d'une réserve indienne et cédés afin d'être donnés à bail.


1.          Le contexte

[2]                Les demandeurs sont preneurs à bail de terrains résidentiels situés dans le lotissement de Jocko Point. Le lotissement de Jocko Point est situé sur la rive nord du lac Nipissing, à l'est de North Bay (Ontario), dans les limites de la réserve indienne no 10 de Nipissing.

[3]                Le lotissement contient 300 terrains de superficies diverses. L'accès aux terrains se fait par une route de gravier, la route de Jocko Point, qui sépare les terrains en retrait des terrains en bordure du lac. Les terrains en retrait ont généralement à peu près 100 pieds de front et une profondeur d'à peu près 150 pieds. Les terrains en bordure du lac ont 100 pieds de front et varient en profondeur de 112 à 224 pieds. De plus, les terrains en bordure du lac ont une réserve de 66 pieds de profondeur par rapport à la ligne des eaux, dont les preneurs à bail ont la jouissance. La route de Jocko Point traverse deux ruisseaux qui forment la limite naturelle des ensembles de terrains descendant vers le lac. Il est convenu que les terrains se répartissent naturellement en huit ensembles aux fins de la détermination de leur valeur.

[4]                La réserve indienne no 10 de Nipissing a été réservée à l'usage et au profit de la bande des Ojibways de Nipissing (la bande de Nipissing). Le terrain où se trouve le lotissement a été cédé à la Couronne en 1962 afin d'être donné à bail. Par la suite, la bande de Nipissing a été mandatée par la Couronne, en vertu des articles 53 et 60 de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5, pour administrer les baux et les terres cédées à bail au nom de la Couronne.


2.          Le bail

[5]                Chaque terrain fait l'objet d'un bail distinct, consigné par écrit, qui lie chaque preneur à bail au bailleur, Sa Majesté la Reine. Bien que les baux ne soient pas identiques, les parties ont présenté conjointement en preuve un bail décrit comme le bail type. Dans les présents motifs, ce bail sera appelé « le bail » .

[6]                Le bail expire le 31 mars 2004. Le calcul du loyer doit être fondé sur l'article suivant du bail (disposition de révision du loyer) :

[traduction]

Le loyer pour la période quinquennale commençant le 1er avril 1984 et pour chaque période quinquennale successive et reconduction de celle-ci est fixé avant le commencement de chaque période en fonction de la juste valeur marchande du terrain à ce moment-là, en faisant abstraction de la valeur des améliorations construites ou apportées par le preneur sur le terrain cédé à bail mais en tenant dûment compte de la valeur des autres terrains cédés à bail de la région. Une fois que les évaluateurs du bailleur ont établi la juste valeur économique du terrain, le(s) représentant(s) du bailleur, le preneur et son(ses) représentant(s) et le conseil de bande ou son(ses) représentant(s) se rencontrent pour négocier le juste loyer économique aux conditions suivantes :

Le loyer annuel est calculé en appliquant (par multiplication) à la juste valeur marchande du terrain le taux débiteur moyen auquel la Banque du Canada consent des prêts aux banques à charte canadiennes.

Pour l'application du présent article, le taux débiteur moyen correspond au taux fixé aux termes du présent contrat le premier septembre de chacune des cinq (5) années précédant la date d'expiration du terme stipulé au présent contrat1.

[7]                Le bail porte que si les parties n'arrivent pas à s'entendre, c'est le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien (le ministre) qui fixe le loyer. S'ils ne sont pas d'accord avec cette décision, les preneurs à bail peuvent soumettre la question du loyer à notre Cour pour décision.


3.          Les présentes instances

[8]                La compétence du ministre pour fixer le loyer a été déléguée à la bande de Nipissing. En vertu de cette délégation, le chef et le conseil de la bande de Nipissing ont fixé le loyer annuel pour la période de cinq ans qui commence le 1er avril 1994. Les preneurs à bail étant en désaccord avec cette décision, ils ont introduit l'action T-1538-95 pour obtenir une décision quant au juste loyer économique payable pour la période de cinq ans qui commence le 1er avril 1994. Une défense a été déposée, ainsi qu'une demande reconventionnelle visant les preneurs à bail demandeurs, pour l'obtention du plein montant des arriérés de loyer dûs en vertu du bail, ainsi que des intérêts avant et après jugement et des dépens.

[9]                Pour la période de cinq ans qui commence le 1er avril 1999, le chef et le conseil de la bande de Nipissing ont de la même façon fixé le loyer annuel. Les preneurs à bail étaient en désaccord avec cette décision et, dans l'action T-1252-99, ils cherchent à obtenir une décision quant au juste loyer économique à payer pour la période de cinq ans qui commence le 1er avril 1999. Une défense a aussi été déposée dans cette instance, ainsi qu'une autre demande reconventionnelle visant à obtenir le paiement des arriérés de loyer, ainsi que des intérêts avant et après jugement et des dépens.


[10]            En 1996, dans l'action T-1538-95, les demandeurs ont sollicité une ordonnance tranchant la question de droit qui consiste à savoir quel est le sens à donner à la phrase « tenant dûment compte de la valeur des autres terrains cédés à bail de la région » , que l'on trouve dans la disposition de révision du loyer. La question en litige visait essentiellement à savoir s'il y avait lieu de tenir compte des loyers payés pour des terrains semblables pris à bail et qui forment partie de la même réserve indienne no 10 de Nipissing, dans un lotissement connu sous le nom de parc Beaucage.

[11]            Dans sa décision publiée à (1996), 114 F.T.R. 141, M. le juge Gibson a décidé que la phrase en cause devait être « interprétée à toutes fins que de droit comme exigeant que l'on tienne dûment compte de la valeur des autres terres cédées à bail de la réserve indienne de Nipissing et plus particulièrement des terres cédées à bail comprenant la partie de la réserve connue sous le nom de parc Beaucage » (citation tirée de l'ordonnance de M. le juge Gibson).

[12]            En 2000, une deuxième question de droit a été présentée à la Cour dans le cadre de l'action T-1252-99. Il s'agissait de savoir si la Loi de 1997 sur la protection des locataires, L.O. 1997, qui est une loi d'application générale, s'appliquait aux baux en cause. Mme le juge Heneghan a conclu, dans une décision publiée à (2000), 184 F.T.R. 231, que la Loi de 1997 sur la protection des locataires ne s'appliquait pas aux baux en cause.

[13]            Par la suite, les actions ont été jointes dans le cadre d'un procès fondé sur une preuve commune. Ce procès s'est tenu à North Bay (Ontario), du 28 au 30 mai 2002. Par la suite, les parties ont présenté leurs prétentions écrites et la réponse finale des demandeurs a été déposée le 27 septembre 2002.


4.          Les questions en litige

[14]            Afin de fixer le loyer annuel pour l'une des périodes de cinq ans prévues au bail il faut déterminer la juste valeur marchande du terrain à ce moment-là, ainsi que le taux débiteur moyen auquel la Banque du Canada consent des prêts aux banques à charte canadiennes. Les parties ont convenu du taux d'intérêt applicable pour la période de cinq ans commençant en avril 1994, mais ils ne sont pas d'accord quant au taux applicable à la deuxième période de cinq ans. Il n'y a pas d'accord sur la juste valeur marchande des terrains. Par conséquent, les questions à trancher sont les suivantes :

i.           La juste valeur marchande d'un terrain type au 1er avril 1994;

ii.           La juste valeur marchande d'un terrain type au 1er avril 1999; et

iii.          Le taux d'intérêt applicable à la détermination du loyer pour la période de cinq ans commençant le 1er avril 1999.

[15]            Une fois fixé le taux d'intérêt et la valeur d'un terrain type pour chacune des périodes de cinq ans, les parties se sont mises d'accord sur les pourcentages permettant de déterminer la valeur de chaque terrain. Ces pourcentages se trouvent à la page 25 de la pièce J-3, ainsi qu'aux pages 23 et 24 de la pièce J-4. Ils reflètent les huit ensembles de terrains aux fins de l'évaluation et tiennent compte des différences entre les terrains, y compris la topographie, la qualité du front sur le lac et la superficie.


5.          La preuve

[16]            Chaque partie a présenté deux témoins au procès. L'un d'eux a fait porté son témoignage sur les faits pertinents, alors que l'autre, un évaluateur compétent, a donné un témoignage d'expert quant à la valeur d'un terrain type à chacune des deux époques en cause. Voici un bref résumé du témoignage de ces témoins.

(i) La demanderesse désignée pour la catégorie, Mme Morin

[17]            Mme Morin est un des preneurs à bail dans le lotissement de Jocko Point et elle est membre de l'association des preneurs à bail. Elle a siégé au comité exécutif de l'association et elle fait partie du comité de négociation de l'association depuis 1994. Elle est désignée comme l'agent de liaison en l'instance.

[18]            En plus de faire une description générale du lotissement, Mme Morin a décrit les deux services que la bande fournit au lotissement : l'entretien des routes, y compris l'enlèvement de la neige, et le ramassage des ordures. Ces services sont facturés aux preneurs à bail en sus du loyer. L'association des preneurs à bail a son propre service de lutte aux incendies.

[19]            Mme Morin a confirmé que la seule amélioration apportée aux terrains cédés à bail est la construction d'un ponceau. Toutes les autres améliorations, y compris la mise en état du terrain, sont à la charge du preneur.


[20]            Le lotissement de Jocko Point est situé dans une zone reconnue comme inondable. Mme Morin a témoigné longuement au sujet de l'historique des inondations, décrivant celles-ci comme [traduction] « un événement se reproduisant quasiment chaque année » . Mme Morin a identifié et décrit un disque compact contenant des images digitales illustrant les inondations par le passé, disque qui a été déposé en preuve.

[21]            Mme Morin a aussi témoigné que les preneurs à bail ne peuvent obtenir aucun financement. Ceci veut dire que les preneurs à bail ne peuvent vendre les améliorations qui sont de leur fait, soit leurs maisons, qu'à un acheteur qui paye comptant ou s'ils consentent à cet acheteur une hypothèque mobilière. Par le passé, la Banque de Nouvelle-Écosse était la seule institution financière qui prêtait de l'argent pour l'achat de propriétés à bail à Jocko Point, sous réserve d'hypothèques accessoires sur l'intérêt à bail. Toutefois, cette banque ne consent plus de tels prêts. L'assurance hypothèque de la SCHL n'est pas disponible, étant donné que le lotissement est situé dans une zone inondable.

(ii) L'évaluateur des demandeurs, M. Peter Rueck

[22]            M. Rueck est un évaluateur accrédité de l'Institut canadien des évaluateurs (AACI) depuis 25 ou 26 ans. Il pratique cette profession à plein temps.

Voici son avis quant à « la valeur marchande de l'intérêt en fief simple » d'un terrain type :


·            Au 1er avril 1994 : 19 200 $

·            Au 1er avril 1999 : 24 000 $

[23]            M. Rueck a utilisé une démarche en deux étapes pour arriver à son avis quant à la valeur des terrains. Premièrement, il a déterminé la valeur marchande d'un terrain en se fondant sur l'hypothèse qu'on pouvait le vendre en fief simple au 1er avril 1994 et au 1er avril 1999. Pour ce faire, il a procédé par une simple comparaison, savoir par un estimé fondé sur une comparaison des ventes ou des mises en vente de propriétés semblables. Deuxièmement, M. Rueck a analysé la question de savoir si le marché fait une différence entre un intérêt à bail et une propriété franche. À cette fin, il a effectué trois études.

[24]            La première étude pour déterminer si le marché fait une différence entre un intérêt à bail et une propriété franche a consisté en un sondage mené auprès de sept courtiers en immeubles qui connaissent Jocko Point, afin de connaître leurs avis au sujet de l'effet du statut de propriété franche d'un terrain, par rapport à un intérêt à bail, sur sa valeur marchande. Chacun de ces courtiers devait répondre à une seule question, savoir :

[traduction]

« Si un terrain à bâtir semblable de toutes façons au terrain 100 (Jocko Point), y compris la situation, le terrain, la superficie, les aménagements, etc., a une valeur marchande hypothétique de 50 000 $, un tel terrain à Jocko Point aurait-il la même valeur, ou plus ou moins 50 000 $, si l'on considère sa situation et son statut d'intérêt à bail? »

[25]            Voici les résultats de ce sondage :


Réponse

Nombre de courtiers

Un peu moins

1

20 % de moins

2

25 % de moins

1

30 à 40 % de moins

1

50 % de moins

2

[26]            Dans la deuxième étude, M. Rueck a cherché à déterminer s'il existait une différence dans le taux de dépréciation entre le coût de remplacement et le prix de vente des maisons situées sur des terrains à bail et sur des propriétés franches. Il a analysé la vente de six propriétés franches en bordure d'un lac, en déduisant la valeur estimée du terrain du prix de vente, ce qui lui a donné un chiffre qu'il considérait représenter la valeur des améliorations. M. Rueck a ensuite procédé à un ajustement pour les maisons ayant un sous-sol, afin d'assurer la comparabilité de l'ensemble. Il n'a apporté aucun autre ajustement.

[27]            Les prix unitaires déterminés par M. Rueck pour les bâtiments vont de 72,49 $ à 121,01 $ le pied carré. La valeur médiane, savoir 90 $ le pied carré, a ensuite été utilisée pour faire une projection de la valeur des améliorations apportées aux terrains à bail au parc Beaucage (utilisé plutôt que Jocko Point du fait que les propriétés qui s'y trouvent sont de construction plus récente et donc plus facilement comparables).


[28]            Il a ensuite examiné les ventes de quatre propriétés à bail dans le parc Beaucage et comparé le produit de ces ventes avec le produit qui serait obtenu par la multiplication de la superficie des améliorations vendues par 90 $ le pied carré. Il a donc multiplié la superficie de chaque propriété par la somme de 90 $ le pied carré. Le produit des ventes des améliorations à bail au parc Beaucage s'élevait entre 37 et 44 p. 100 de celui qu'on pouvait obtenir en multipliant leur superficie par 90 $ le pied carré. Selon M. Rueck, ceci représentait une réduction de 40 p. 100 de la valeur des terrains à bail par rapport aux propriétés franches.

[29]            Dans la troisième étude, M. Rueck a comparé les ventes de propriétés à bail du lotissement Jocko Point avec les ventes de propriétés franches dans le canton Springer avoisinant. À cette fin, M. Rueck a d'abord procédé à une analyse de données par paire dans laquelle une propriété de Jocko Point et une propriété semblable du canton Springer ont été comparées, des ajustements étant apportés pour qu'elles soient le plus comparables possible (sauf l'emplacement). M. Rueck a utilisé ceci comme comparaison entre la valeur des propriétés à bail et celle des propriétés franches. Deuxièmement, M. Rueck a utilisé une approche globale par laquelle les propriétés de Jocko Point qui ont changé de mains entre 1994 et 2001, ayant front sur le lac Nipissing, consistant de maisons à un seul étage, ont été portées sur un graphique pour obtenir un prix de vente moyen. Un processus semblable a été utilisé pour les propriétés comparables du canton Springer. Les deux prix de vente moyens obtenus par ces approches ont ensuite été comparés, la différence étant censée donner une indication quant au facteur de réduction.


[30]            L'analyse de données par paire indiquait un facteur de réduction allant de 53,92 à 61,90 p. 100. On a choisi la médiane approximative de 58 p. 100 afin d'établir le facteur de réduction. L'analyse globale donnait une réduction de 56,79 p. 100.

[31]            Après avoir obtenu ces divers facteurs de réduction par les trois approches utilisées, le résultat de chaque approche a été pondéré. Un facteur de pondération de 5 p. 100 a été accordé au sondage des courtiers en immeubles, un facteur de pondération de 25 p. 100 à l'analyse de la différence du taux de dépréciation et un facteur de 35 p. 100 à chacune des analyses globales et de données par paire Jocko Point/canton Springer. Avec ces pondérations, on a obtenu un facteur de réduction de 52,07 p. 100, arrondi à 52 p. 100.

[32]            En appliquant ce facteur de pondération aux deux valeurs que M. Rueck avait déterminées pour un intérêt en propriété franche dans un terrain type, il a conclu que la juste valeur marchande d'un terrain type était la suivante :

·            Au 1er avril 1994 : 19 200 $

·            Au 1er avril 1999 : 24 000 $

(iii) La représentante de la défenderesse, Mme McLeod


[33]            Mme McLeod est gestionnaire des terres relevant du gouvernement de la bande de Nipissing. Elle a décrit le processus de révision du loyer tel qu'il s'est produit pour le lotissement de Jocko Point et pour celui du parc Beaucage, y compris les discussions portant sur l'intérêt applicable au bail pour 1999-2004, ainsi que la négociation récente du loyer avec les preneurs à bail du parc Beaucage.

[34]            Mme McLeod a témoigné que l'entretien des routes est fourni pour 180 $ par an par bail, et que les ordures sont ramassées pour la somme de 120 $ par an par bail. Ces taux sont fixés par résolution du conseil de la bande Nipissing, qui sont incorporés au bail en vertu de l'article 33.

(iv) L'évaluateur de la défenderesse, M. Duncan Bell

[35]            M. Bell est un évaluateur accrédité (AACI) depuis 1987. Il exerce à plein temps la profession d'évaluateur, tout en étant courtier en immeubles pour son propre compte.

[36]            M. Bell a témoigné que l'évaluation des terrains sur les réserves indiennes [traduction] « a été l'occupation principale de mon bureau dans le secteur des évaluations » . Depuis le milieu des années 1980, M. Bell a évalué des terrains dans les lotissements de Jocko Point et du parc Beaucage, ainsi que des terrains dans les parcs industriels situés sur la réserve de la Première nation Nipissing. M. Bell a aussi travaillé comme évaluateur pour trois autres premières nations. Il a témoigné que son évaluation des terrains situés sur des réserves visait principalement la négociation de baux, mais qu'il a aussi été impliqué dans l'évaluation de terrains aux fins des revendications territoriales.


[37]            M. Bell a témoigné au sujet de l'importance de l'arrêt Musqueam pour les évaluateurs fonciers. Afin de mieux comprendre les principes établis par cet arrêt, M. Bell a lu les motifs de décision en première instance, en appel et en Cour suprême. De plus, il s'est procuré les 12 volumes de la transcription du procès et le rapport de l'expert dont l'opinion a été retenue par la Cour, documents qu'il a lus. M. Bell a aussi communiqué par téléphone avec cet évaluateur, M. Oikawa, afin de mieux comprendre l'affaire.

[38]            Selon M. Bell, la juste valeur marchande du terrain type était la suivante :

·            Au 1er avril 1994 : 42 000 $

·            Au 1er avril 1999: 51 500 $2

[39]            M. Bell a préparé un rapport d'évaluation séparé pour chaque période de bail en cause. L'approche a un peu varié d'un rapport à l'autre. Il a utilisé deux méthodes pour chacune des périodes, puisqu'en théorie, les deux méthodes devraient produire des résultats au moins semblables bien que non nécessairement identiques.

a) La période de bail commençant le 1er avril 1994

[40]            M. Bell a commencé son analyse à partir de l'exigence prévue au bail voulant que la juste valeur marchande du terrain soit déterminée « en tenant dûment compte de la valeur des autres terrains cédés à bail de la région » .


[41]            Pour la période de bail allant de 1994 à 1999, M. Bell a examiné la valeur des terrains dans le parc Beaucage. Ceci respecte la décision de M. le juge Gibson que tout évaluateur doit tenir compte de la valeur des autres terrains de la réserve cédés à bail, y compris les terrains du parc Beaucage.

[42]            Le père de M. Bell, aussi un évaluateur, a évalué la valeur des terrains Beaucage à la somme de 40 000 $ en avril 1992, avant d'y appliquer une réduction. M. le juge Cullen a accepté ce chiffre dans la décision de notre Cour Rodgers c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien) (1993), 74 F.T.R. 164. M. Bell a accepté cette valeur et conclu que les terrains Beaucage auraient une valeur semblable à celle d'un terrain type qu'on lui demandait d'évaluer, à la même date.

[43]            Afin de refléter la différence du marché entre le 1er avril 1992 et le 1er avril 1994, M. Bell a examiné la vente de 12 terrains non bâtis à l'extérieur de la réserve. Il a noté une tendance à la hausse de 1991 à 1997. M. Bell estime cette augmentation de valeur au cours des deux années en cause à 5 p. 100. Par conséquent, en application de cette méthode la valeur estimative d'un terrain à Jocko Point au 1er avril 1994 était de 42 000 $.


[44]            Avant de quitter cette méthode, il y a lieu de noter que le bail type du parc Beaucage porte qu'on doit évaluer les terrains au vu de parcelles de terrains non bâtis situées à l'extérieur de la réserve. Par conséquent, en examinant la valeur des terrains du parc Beaucage, il n'y a pas eu de réduction fondée sur le fait qu'ils étaient situés sur une réserve indienne.

[45]            La deuxième méthode employée par M. Bell se fonde sur l'utilisation des principes établis dans l'arrêt Musqueam. Il a d'abord estimé la valeur de terrains situés à l'extérieur de la réserve, mais semblables aux terrains situés sur la réserve, s'ils étaient vendus comme propriétés franches. Ensuite, certains ajustements ont été apportés pour tenir compte des caractéristiques des terrains situés sur la réserve.

[46]            Afin de déterminer la valeur des terrains situés à l'extérieur de la réserve, M. Bell a examiné les ventes de terrains non bâtis faisant front sur un lac. Il a utilisé des terrains où il y avait peu ou pas d'améliorations, afin d'éviter les complications causées par les ajustements liés à la valeur des améliorations. M. Bell a ensuite utilisé la méthode par tranches pour arriver à une meilleure échelle de valeurs et il a déterminé une valeur hypothétique de 47 500 $ pour l'intérêt en fief simple dans un terrain type situé à Jocko Point.


[47]            M. Bell a ensuite tenu compte du fait que la valeur hypothétique en fief simple des terrains situés sur une réserve doit refléter les restrictions légales auxquelles ils sont assujettis, ainsi que le marché. Par conséquent, il faut adapter la valeur à l'extérieur de la réserve pour refléter ces facteurs. Pour ce faire, M. Bell a examiné les quatre facteurs qui s'appliquaient aux terrains de Musqueam et qui ont donné lieu à l'application d'un facteur de réduction à leur égard. Il a conclu que deux de ces facteurs, les frais de viabilisation et les évaluations et taxes foncières, ne s'appliquaient pas au lotissement de Jocko Point. Les restrictions à l'obtention d'une hypothèque et le fait que les non-Indiens ne peuvent participer à l'élection du chef ou du conseil de bande (qui prennent des décisions qui peuvent avoir un impact sur le bail) étaient des facteurs s'appliquant au lotissement de Jocko Point, nonobstant le fait que selon M. Bell la situation politique à Jocko Point n'avait pas la même importance que dans l'affaire Musqueam, étant donné que la bande de Nipissing n'évalue pas les propriétés foncières et ne les frappe pas d'un impôt.

[48]            Après avoir parlé avec M. Oikawa, l'évaluateur dans l'affaire Musqueam, M. Bell est arrivé à la conclusion qu'il y avait lieu de donner un poids égal à chacun des quatre éléments qui avaient justifié un facteur de réduction de 50 p. 100 de la valeur des terrains Musqueam. Comme deux seulement s'appliquaient à Jocko Point, le facteur de réduction serait de 25 p. 100.

[49]            M. Bell a ensuite examiné les aspects positifs du marché des terrains à Jocko Point. Un des aspects positifs du lotissement de Jocko Point est que les preneurs à bail ne paient aucun impôt foncier sur les terrains ou les améliorations. Selon M. Bell, cet avantage représente à peu près 10 p. 100 de la valeur du terrain.


[50]            M. Bell a aussi exprimé l'avis que lorsqu'un marché est affecté par des aspects négatifs, les propriétés les plus chères sont plus touchées que les moins chères. Le prix de vente type de terrains non bâtis dans la zone de Musqueam était de 500 000 $ à 650 000 $. Par conséquent, selon M. Bell, même si les terrains de Jocko Point étaient visés par les mêmes facteurs et incertitudes que les terrains de Musqueam, leur effet combiné sur la valeur des terrains de Jocko Point serait moindre. Il fallait donc, selon M. Bell, tempérer le facteur de réduction de l'ordre de 50 p. 100.

[51]            Ceci a donné lieu au calcul suivant :

VALEUR ESTIMÉE - FIEF SIMPLE À L'EXTÉRIEUR DE LA RÉSERVE                                      47 500 $

MOINS :

Préoccupations hypothécaires (12,5 %)                                            5 938 $

Autres, y compris les remous politiques (12,5 %)                           5 938 $

11 876 $

AJUSTEMENT MODÉRATEUR SELON LE NIVEAU DU MARCHÉ                                                 50 %

                                                    5 938 $

                                                41 562 $

PLUS : avantage fiscal (10 % de 47 500 $)                                                                                             4 750 $                

VALEUR SELON LA MÉTHODE II                                                  46 312 $

arrondi à                                                                                46 300 $


[52]            En comparant les résultats produits par les deux méthodes (42 000 $ par rapport à 46 300 $), M. Bell est arrivé à la conclusion que la première méthode était plus fiable lorsqu'il s'agissait de déterminer la valeur. Par conséquent, il a conclu que la valeur d'un terrain type au 1er avril 1994 était de 42 000 $.

b) La période de bail commençant le 1er avril 1999

[53]            M. Bell a en substance utilisé les mêmes méthodes pour cette évaluation.

[54]            Toutefois, en ce qui concerne la première méthode, aucune valeur n'avait été établie ou convenue pour les terrains du parc Beaucage aux fins de déterminer le loyer à payer pour le bail de 1997 à 2002. Les loyers ont été fixés dans le cadre d'une négociation non liée aux conditions du bail. M. Bell a donc utilisé le loyer négocié et il a essayé de remonter à partir de ce chiffre pour obtenir la valeur estimée.

[55]            Cette approche a été plus difficile à appliquer du fait que les parties ne s'entendaient pas quant au taux d'intérêt s'appliquant au deuxième bail. Les demandeurs soutiennent que ce taux d'intérêt doit être de 5,15 p. 100, alors que la défenderesse avance le taux d'intérêt de 5,39 p. 100. Par conséquent, les calculs ont été faits en utilisant ces deux taux.

[56]            En utilisant le taux d'intérêt de 5,15 p. 100, on arrive à la valeur de 45 745 $ pour un terrain non bâti. Si l'on utilise le taux d'intérêt de 5,39 p. 100, la valeur d'un terrain non bâti est de 43 708 $.


[57]            En ce qui concerne la deuxième méthode, on a utilisé la même approche de comparaison directe entre les ventes de terrains non bâtis à l'extérieur de la réserve pour obtenir une juste valeur marchande estimée des terrains de Jocko Point, savoir 55 000 $.

[58]            Quant au facteur de réduction de cette valeur estimée, M. Bell a pu obtenir des renseignements sur les taux d'imposition municipaux applicables aux terrains s'ils avaient été situés à l'extérieur de la réserve. Ceci lui a permis d'établir les ajustements suivants à la valeur hypothétique en fief simple :

VALEUR ESTIMÉE - FIEF SIMPLE À L'EXTÉRIEUR DE LA RÉSERVE                                      55 000 $

MOINS :

Préoccupations hypothécaires (12,5 %)                                            6 875 $

Autres, y compris les remous politiques (12,5 %)                           6 875 $

13 750 $

AJUSTEMENT MODÉRATEUR SELON LE NIVEAU DU MARCHÉ                                                 50 %

                                                    6 875 $

                                                48 125 $

PLUS : avantage fiscal (sur le terrain seulement)                                                                                 3 400 $

VALEUR SELON LA MÉTHODE II                                                  51 525 $

arrondi à                                               51 500 $


[59]            Quant aux valeurs résultant de l'application de chacune de ces méthodes au présent bail, M. Bell était d'avis que la valeur obtenue par la première méthode ne reflétait pas la juste valeur marchande, mais plutôt qu'elle reflétait les loyers négociés en laissant de côté les conditions du bail. Selon les mots de M. Bell dans son rapport :

[traduction]

Pour leurs raisons, les parties ont convenu que les loyers, au moins ceux qui étaient fondés sur l'évaluation de Peter Minoque, étaient moins élevés que la juste valeur économique. Bien que je n'ai pas confirmé la [véracité] de l'évaluation de M. Minoque, son chiffre de 55 000 $ m'amène à penser que le chiffre de 51 500 $ que j'ai obtenu en utilisant la méthode II est un reflet plus juste de la juste valeur marchande. Ceci est particulièrement vrai car le chiffre de 55 000 $ de M. Minoque est identique à la valeur « hypothétique en fief simple » à laquelle j'étais arrivé avant d'appliquer un facteur de réduction reflétant le fait que j'évaluais des terrains sur une réserve indienne et non des terrains en propriété franche.

6.          Analyse de la preuve

a) L'évaluation de la valeur marchande d'un terrain type

[60]            En contre-interrogatoire, Mme McLeod a convenu qu'il y avait eu de la publicité dans les médias au sujet des relations entre les résidents de Jocko Point et la Première nation de Nipissing dans le cadre des négociations du loyer. Elle n'a pas exprimé de désaccord lorsqu'on a suggéré que depuis 10 ans il y avait eu 23 articles en première page dans le journal local au sujet du différend quant au loyer. Les résidents des environs ont assisté en bon nombre au procès.


[61]            Par conséquent, il peut être utile de traiter brièvement de la nature de la question présentée à la Cour avant d'examiner la preuve. Les parties ont signé les baux existants de leur plein gré. Mme Morin a témoigné qu'elle avait signé après avoir consulté son avocat, qui lui a expliqué quels étaient ses droits et obligations en vertu du bail. L'évaluation des terrains et du loyer qui en découle ne peut être fondée sur ce qui serait souhaitable ou approprié sur les plans économique ou social. Comme l'indique le juge Rothstein, dans la décision Musqueam en première instance (1997) 137 F.T.R. 1, elle doit plutôt découler d'une décision fondée sur l'interprétation du bail et sur l'évaluation par la Cour des éléments de preuve pertinents et dignes de foi.

[62]            Le résultat sera donc largement fondé sur l'examen par la Cour de la preuve des évaluateurs. Notre Cour a été saisie par le passé de différends de ce genre et elle a donc fait des commentaires sur la nature de l'évaluation foncière. Il ne s'agit pas d'une science exacte. Dans Rodgers, précité, M. le juge Cullen fait le commentaire suivant, au paragraphe 28 :

En écoutant les opinions des deux « experts » sur ce que doit être le loyer, j'ai l'impression que, quoi qu'ils disent, ce domaine de l'évaluation immobilière est aussi loin de la science exacte que l'astrologie est loin de l'astronomie. L'un comme l'autre témoin se réclame de son expérience et de ses vues subjectives pour établir la valeur locative, ce qui fait que j'ai été saisi de vues divergentes sur la méthode à suivre et sur la valeur locative à adopter.

[63]            L'aspect inexact de cette science ressort du paragraphe 17 des prétentions écrites des demandeurs, lorsqu'ils soutiennent ceci, en présentant la preuve de leur évaluateur :

[traduction]

Néanmoins, RUECK a utilisé trois approches innovatrices, les résultats pondérés de ces approches renvoyant l'un à l'autre afin d'arriver à une supposition éclairée quant à la valeur recherchée.

[64]            Les avocats des demandeurs et de la défenderesse conviennent que la façon de trancher le litige consiste essentiellement à choisir la preuve de l'un ou de l'autre des évaluateurs dans son entier. Encore une fois, voici ce qu'en dit l'avocat des demandeurs au paragraphe 29 de ses prétentions écrites :

[traduction]


Avec respect, nous soutenons qu'en l'instance les parties ont choisi leurs témoins et préparé leurs dossiers et que chacun de ces dossiers est présenté à la Cour comme un tout organique. Ceci veut dire que les éléments de preuve de chaque argument s'appuient les uns les autres pour constituer un tout et que le résultat final est plus grand que la somme des parties, la tâche peu enviable de cette Cour étant de choisir l'un ou l'autre. Il est admis qu'une Cour n'est jamais tenue d'accepter une proposition qui n'a pas de sens ou un fait qui est clairement incohérent. Toutefois, s'il n'y a pas de telle proposition ou de fait, ou s'il est possible de les exclure sans que l'argument de la partie s'écroule, alors la Cour doit adopter globalement l'argument qui est le « meilleur » ou le plus « convaincant » , puisque c'est là qu'il est plus probable qu'on trouve la vérité.

[65]            Voici ce qu'en dit l'avocat de la défenderesse :

[traduction]

[...] la position du Canada est que c'est seulement dans le cas où la preuve de l'évaluateur qui sera retenue est évidemment déficiente sur un point particulier, et qu'il y a une preuve crédible dans le sens contraire, qu'il serait approprié que la Cour procède à des ajustements.

[66]            Après avoir examiné avec soin la preuve de chaque évaluateur, donnée lors de leur interrogatoire en chef et de leur contre-interrogatoire, et ayant examiné les avis écrits qui ont été déposés en preuve au procès, c'est sans hésitation que je retiens la preuve et l'avis de M. Bell. Je considère que cette preuve est la plus digne de confiance, pour les motifs suivants.

[67]            Premièrement, j'accepte le témoignage de M. Bell voulant qu'il se soit donné beaucoup de mal pour comprendre et appliquer les principes établis par l'arrêt Musqueam quant à la détermination de la juste valeur marchande des terres de réserves indiennes cédées pour être données à bail. Le contre-interrogatoire de M. Bell n'a pas insisté sur cette preuve. Par contre, M. Rueck a témoigné en contre-interrogatoire que :

[traduction]

Je n'ai pas examiné en détail l'arrêt Musqueam. Je l'ai utilisé comme un guide très préliminaire, une indication qu'il y avait une différence entre les deux types de propriétés. J'ai fondé mon analyse sur le marché.


[68]            Plus tard, M. Rueck a réitéré qu'il [traduction] « n'a pas fait une analyse approfondie » de l'arrêt Musqueam et qu'il a [traduction] « utilisé l'arrêt Musqueam comme établissant simplement qu'il y avait une différence entre un intérêt à bail et une propriété franche » .

[69]            En fait, la majorité de la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Musqueam déclare, au paragraphe 52, que « [l]e fait de réduire la valeur du terrain parce qu'il possède les attributs d'un intérêt à bail constitue une erreur de droit » . Au paragraphe 41 du même arrêt, la majorité avait aussi noté que le fait d'évaluer des terrains sur une réserve « en tant que propriétés franches est conforme à l'interprétation des baux voulant que la clause de révision du loyer vise à tirer un juste rendement annuel d'une immobilisation. La valeur des terrains en tant que propriétés franches permet davantage d'obtenir un tel rendement que ne le fait la valeur des terrains en tant que propriétés à bail » . Ceci correspond au témoignage de M. Bell, savoir que c'est un principe de base d'évaluation qu'en matière de bail à long terme, la valeur actuelle de tous les versements de loyer soit généralement égale à la valeur du terrain en fief simple.

[70]            Par conséquent, non seulement l'avis de M. Bell est-il aligné sur les principes juridiques applicables, mais le rapport de M. Rueck a été préparé sur une base rejetée par la majorité en Cour suprême, savoir qu'on peut appliquer une réduction à la valeur d'un terrain du fait qu'il est donné à bail.


[71]            Deuxièmement, M. Bell a témoigné qu'il était familier avec la réserve Nipissing et il a parlé de son expérience dans l'évaluation des terrains sur les réserves. On ne l'a pas contre-interrogé à ce sujet. M. Bell a confirmé en contre-interrogatoire qu'il avait de l'expérience dans l'évaluation des « terres indiennes » . M. Rueck n'a pas mentionné dans son témoignage qu'il avait une expérience antérieure dans l'évaluation des terrains situés sur une réserve, ou des terrains d'une réserve cédés pour être donnés à bail. À mon avis, la connaissance et l'expérience de M. Bell, qui n'ont pas été contestées, vient appuyer le fait que son avis est vraisemblablement fiable.

[72]            Troisièmement, j'ai constaté que M. Bell était un témoin réfléchi et crédible. Il a expliqué son avis de façon convaincante et il ne m'est pas apparu qu'on l'ait diminué ou mis en cause de façon significative en contre-interrogatoire. Le fait que M. Bell a utilisé deux méthodes différentes pour chaque période de bail, chacune de ces méthodes venant appuyer en partie la preuve de la valeur constatée par l'autre méthode, est venu confirmer d'une certaine manière le caractère raisonnable des avis conséquents quant à la valeur des terrains.

[73]            Quatrièmement, je considère que l'analyse de M. Bell au sujet de la réduction à appliquer est plus fiable que celle de M. Rueck. Ceci est significatif étant donné que les valeurs avant réduction utilisées par chacun des évaluateurs sont fort semblables. Voici ces valeurs :


M. Rueck

M. Bell

1994

40 000 $

42 000 $

1999

50 000 $

51 500 $

Par conséquent, les valeurs très différentes identifiées en fin de course par chaque évaluateur sont liées aux approches différentes qu'ils ont adoptées pour déterminer la réduction.

[74]            En examinant les trois différentes analyses de M. Rueck au sujet de la réduction applicable, on constate immédiatement la disparité considérable des valeurs obtenues par chacune de ces analyses. Voici les chiffres en cause :

i)           Sondage auprès des courtiers en immeubles : d'un peu moins, jusqu'à moins de 20 à 50 p. 100;

ii)          Différence dans le taux de dépréciation : de 37 à 44 p. 100; et

iii)          Comparaison entre Jocko Point et le canton Springer

Données par paire : de 53,92 à 61,90 p. 100

Analyse globale : 56,79 p. 100.

[75]            Le taux de réduction de 52 p. 100 utilisé en définitive par M. Rueck ne correspond en fait à aucun des chiffres obtenus par les méthodes qu'il a utilisées.


[76]            De plus, chacune des méthodes utilisées par M. Rueck comporte des difficultés qui, à mon avis, ont un impact sur leur fiabilité.

[77]            Par exemple, s'agissant du sondage auprès des courtiers, M. Rueck a admis que la question qu'il leur a posée ne faisait mention d'aucune date précise et il a ajouté que s'il y avait eu une telle mention les réponses auraient pu être différentes. M. Rueck a décrit cette méthode comme un « point de départ » , disant qu'il ne s'y fiait pas trop. Comme lui, je ne me fie pas trop à cette méthode de réduction.

[78]            S'agissant de la différence dans le taux de dépréciation, M. Rueck dans son analyse a d'abord déduit la valeur du terrain des ventes réalisées à l'extérieur de la réserve. Cette valeur a été simplement estimée en demandant au courtier de l'acheteur quelle était la valeur du terrain à son avis, pour ensuite examiner [traduction] « quelques ventes de terrains afin de vérifier quelle était la valeur des terrains » . Cette façon de procéder introduit de l'inexactitude, étant donné que M. Rueck n'a pas fondé son analyse sur une comparaison directe.


[79]            M. Rueck a ensuite dû faire d'autres ajustements, pour tenir compte des améliorations apportées à chacune des parcelles de terrain afin qu'elles soient « réellement comparables » et pour établir une différence dans le taux de dépréciation. Toutefois, le seul ajustement apporté par M. Rueck au titre des améliorations venait tenir compte du fait que cinq des six propriétés franches examinées avaient un sous-sol. Parmi les ajustements que M. Rueck n'a pas envisagés afin d'assurer que les propriétés étaient vraiment comparables, on trouve notamment : la différence entre les revêtements en cèdre, en aluminium ou en vinyle; la question de savoir si les améliorations apportées étaient réalisées sur des plans d'architecte et avaient un revêtement de grande qualité, ou s'il s'agissait de maisons préfabriquées Viceroy; le fait qu'on trouvait ou non une piscine intérieure; et l'obsolescence.

[80]            J'accepte la preuve de M. Bell voulant que chaque élément additionnel d'une propriété située à l'extérieur de la réserve dont on ne tient pas compte dans les ajustements va venir réduire le facteur de réduction. C'est-à-dire que les différences entre les propriétés situées sur la réserve et celles à l'extérieur de la réserve s'amenuisent dès qu'on examine les améliorations additionnelles qui affectent la valeur d'une propriété située à l'extérieur de la réserve. Je conclus que le fait de ne pas avoir tenu compte de facteurs autres que l'existence d'un sous-sol vient réduire considérablement le niveau de confiance qu'on peut avoir en cette approche.

[81]            De plus, dans le cadre de cette méthode il s'agit de déterminer la valeur des constructions sans le terrain. C'est là une façon fort indirecte d'arriver à ce qui est mentionné dans le bail, savoir la détermination de la valeur du terrain sans les constructions.


[82]            S'agissant de la troisième méthode de calculer le facteur de réduction, savoir une comparaison directe entre les ventes de Jocko Point et celles du canton Springer, M. Rueck a comparé les ventes à l'extérieur de la réserve aux ventes sur la réserve sans apporter aucun ajustement aux ventes à l'extérieur de la réserve, notamment sans déduire quoi que ce soit pour la valeur du terrain. Encore une fois, j'accepte le témoignage de M. Bell que le prix des propriétés à l'extérieur de la réserve sera plus élevé, puisque lorsqu'on achète une telle propriété on obtient à la fois les constructions et le terrain. Il faut se souvenir que si le loyer sur une propriété cédée à bail correspond à la juste valeur marchande, l'intérêt des preneurs à bail dans leur terrain n'a aucune valeur puisque l'utilisation qu'ils font de ce terrain a comme contrepartie le loyer qu'ils doivent payer. Par conséquent, qu'on n'apporte aucun ajustement suite au fait que les ventes à l'extérieur de la réserve comprennent une composante correspondant à la valeur du terrain a comme résultat que cette méthode est peu fiable. Je n'accepte pas l'explication de M. Rueck voulant que la valeur de l'intérêt à bail dans les terrains de Jocko Point équivaut à la valeur de l'intérêt que possède le propriétaire d'une propriété franche dans le canton Springer. M. Rueck a accordé une pondération de 70 p. 100 à la réduction obtenue par cette approche.

[83]            Finalement, avant de décider que l'avis de M. Bell était préférable, j'ai examiné les motifs spécifiques invoqués par les demandeurs pour contester cet avis. Ce sont les suivants :

i)           Rien dans le rapport de M. Bell ne tient compte du fait que les terrains sont dans une zone inondable, comme en a témoigné Mme Morin; et


ii)          La substitution non intentionnelle d'une annexe incorrecte au rapport de M. Bell pour la première période de bail (1994-1999) vient mettre en cause sa [traduction] « diligence et son zèle dans la présentation d'un rapport d'évaluation cohérent » . On a déclaré que le contre-interrogatoire au sujet de la bonne annexe a démontré que M. Bell n'avait pas examiné toutes les propriétés mentionnées et que, par conséquent, il ne pouvait tenir compte des améliorations à ces propriétés; qu'il ne vérifiait que rarement ces faits au bureau d'enregistrement; et qu'il avait fait des erreurs significatives au sujet de la superficie des propriétés utilisées comme comparables.

[84]            Quant à la première des préoccupations, le bail porte expressément que chaque preneur est responsable de toutes les améliorations, y compris la mise en état de l'emplacement. Mme Morin a admis ce fait dans son témoignage. M. Bell a témoigné ainsi à ce sujet :

[traduction]

Q.             Êtes-vous surpris de constater que c'est le preneur à bail qui a l'obligation de prendre des mesures pour éviter les inondations?

R.             Non, cela ne me surprend pas.

Q.             Pourquoi?

R.             Dans la plupart des situations que je connais où les terrains sont cédés à bail, les propriétés sont cédées à bail dans leur état original ou comme terrains non bâtis et toutes les améliorations à y apporter, qu'il s'agisse de la mise en état de l'emplacement ou de son aménagement, ainsi que des constructions, sont à la charge des preneurs.

Q.             Donc, les mesures à prendre pour éviter les inondations sont une amélioration?

R.             Eh bien, les mesures prises pour éviter les inondations seraient comprises... parmi les améliorations, oui, c'est certainement le cas.

Q.             Donc, nous rapportant au bail type, si le preneur à bail ne prend pas de mesures pour éviter les inondations, comme cela est prévu par le bail, en supposant que le bail n'impose pas cette obligation au preneur, et si le terrain est inondé, y a-t-il dans votre esprit la moindre question quant à savoir si les inondations devraient être prises en compte dans la détermination du juste loyer économique?


R.             Non, les inondations ne seraient pas... pas les dommages causés aux améliorations parce qu'on n'a pas pris des mesures pour éviter les inondations. Nous évaluons les propriétés dans leur état original. Le fait que le niveau de ces terrains soit assez bas est pris en compte lorsqu'on examine la valeur du terrain non bâti. Toutefois, pour la plupart des terrains que j'ai vus ayant front sur une étendue d'eau, il est nécessaire de procéder à une mise en état. S'il ne s'agit pas de dynamitage, il s'agit de prévoir l'entrée des voitures ou de rehausser le niveau du terrain selon les besoins. On l'examine donc du point de vue de savoir comment il se compare aux autres terrains non bâtis qui n'ont pas été mis en état. Si vous me demandez de tenir compte du fait qu'il y a des dommages à cause des inondations, ce n'est pas là quelque chose dont il y a lieu de tenir compte dans l'évaluation des propriétés comme terrains non bâtis.

Q.             Donc, lorsque vous procédiez à faire vos évaluations aux fins de déterminer la juste valeur marchande hypothétique, je considère donc, comme vous venez de le dire, que vous avez tenu compte du niveau des terrains de Jocko Point?

R.             J'ai tenu compte de ce niveau.

Q.             Quelles seraient les conséquences pour le preneur si les améliorations, en partie ou en totalité, étaient ajoutées à la valeur du terrain lors du calcul du juste loyer économique?

R.             Eh bien, les loyers augmenteraient. C'est parce que les loyers sont fondés sur un taux d'intérêt donné multiplié par la valeur de la propriété évaluée. Si vous ajoutez les améliorations, la valeur de la propriété va augmenter et le loyer fera de même.

Q.             Donc, à ce moment-là, le preneur, selon mon interprétation, paierait un loyer sur les améliorations dont il a assumé le coût?

R.             Tout à fait.

Q.             Voyons si je peux inverser la question pour déterminer votre point de vue. Quelles seraient les conséquences pour le propriétaire si les améliorations qui n'ont pas été apportées au terrain étaient prises en compte dans l'évaluation du juste loyer économique?

R.             Je ne comprends pas très bien. Les améliorations qui n'ont pas...

Q.             Bon. Disons, par exemple, que si un preneur ne faisait rien pour éviter les inondations de la propriété, en d'autres mots s'il n'apportait pas cette amélioration, et s'il subissait des conséquences négatives, quel serait l'impact pour le propriétaire si on tenait compte de ce fait?

R.             Encore une fois, tout ce qui fait diminuer la valeur du terrain se soldera en fin de compte par une diminution du loyer annuel. En conséquence, le loyer serait moindre.

Q.             Vous témoignez donc que les facteurs liés à la situation dans une zone inondable, ou les inondations, ont été pris en compte dans votre analyse visant à déterminer la juste valeur marchande hypothétique?

R.             C'est le cas. [non souligné dans l'original]


[85]            M. Bell n'a pas été contre-interrogé sur cette partie de son témoignage et j'accepte sa preuve à ce sujet. Selon moi, ceci règle la première préoccupation des demandeurs. M. Bell a tenu compte du niveau des terrains en déterminant leur valeur hypothétique en fief simple. Par la suite, qu'il y ait ou non un aménagement du site par la prise de mesures pour éviter les inondations est une question liée aux améliorations apportées aux terrains cédés à bail.

[86]            Quant à la seconde préoccupation, il est vrai de dire que le rapport de M. Bell pour la première période de bail, pièce J-3, a d'abord été déposé avec une annexe A incorrecte. (On y avait attaché le document qui constituait l'annexe A au deuxième rapport, pièce J-4.) Cette situation a été signalée à la Cour lors de l'interrogatoire principal de M. Bell. L'annexe A porte sur le calcul de la valeur hypothétique en fief simple. Toutefois, le corps même du rapport intègre les données utilisées et on peut donc le lire sans avoir recours à l'annexe A. Cette annexe ajoutait tout simplement d'autres données sur les comparables, afin d'en faciliter la compréhension. L'annexe appropriée était contenue dans une version antérieure du rapport de M. Bell, déposée à la Cour et signifiée à l'avocat des demandeurs.

[87]            Bien que cette erreur soit regrettable, je ne peux conclure que le fait d'attacher cette mauvaise annexe après qu'un avis ait été exprimé fondé sur les bonnes données diminue de façon significative la fiabilité de l'avis de M. Bell.


[88]            Quant aux questions subsidiaires liées à ce sujet, aucune mention spécifique n'a été faite par les demandeurs dans leur preuve à l'appui des trois préoccupations énoncées au paragraphe 83. Toutefois, M. Bell a témoigné qu'il avait examiné les terrains mentionnés à l'annexe A. La preuve n'appuie donc pas la prétention que M. Bell n'aurait pas examiné les propriétés.

[89]            S'agissant de la vérification des faits au bureau d'enregistrement, le témoignage de M. Bell porte qu'il ne se charge pas personnellement de cette question. On ne lui a mentionné qu'une erreur liée à un prix de vente, erreur qu'on aurait pu déceler en faisant une recherche au bureau d'enregistrement. Cette erreur porte sur la première vente mentionnée dans l'annexe appropriée, qui indique un prix de vente de 50 000 $ alors que la copie de l'acte de vente présentée à M. Bell indique que le prix de vente était de 47 500 $. Quant à l'impact de cette erreur, M. Bell, à la page 32 de son rapport, s'est appuyé sur le prix de vente des terrains 1, 5 et 6 pour obtenir la valeur de 47 500 $. Je ne suis pas convaincue par conséquent que l'erreur consistant à augmenter le prix de vente de 47 500 $ à 50 000 $ ait été importante dans l'avis de M. Bell.


[90]            Finalement, il n'est pas clair sur quelle preuve les demandeurs s'appuient lorsqu'ils parlent « d'erreurs significatives » dans la description de la superficie des propriétés que M. Bell a utilisées comme comparables. S'agissant de la parcelle de terrain 2 qui est illustrée à l'annexe A, ce terrain mesure 96 pieds de largeur et 150 pieds de profondeur. Dans l'annexe A de M. Bell, on l'a inscrit comme mesurant 46 par 150 pieds. M. Bell croit qu'il s'agit d'une erreur typographique et il a témoigné comme suit dans son interrogatoire subséquent :

[traduction]

Q.             M. Bell, au sujet de cette erreur typographique, savoir 46 pieds au lieu de 96, si on tient compte de cette erreur est-ce qu'il s'ensuit une différence dans votre détermination de la valeur?

R.             Non. Cette vente est très proche en superficie du terrain en cause. La valeur de ce terrain était de 42 000 $ et cette vente était de 43 500 $. Je considère donc qu'elle est légèrement supérieure au terrain en cause.

Q.             Il n'y a donc pas lieu de procéder à un nouveau calcul?

R.             Non.

[91]            J'accepte cette explication.

[92]            M. Bell a aussi été contre-interrogé au sujet de la description de la vente no 5 à l'annexe A, qui ne comprend pas ce qui semble être une ancienne servitude de passage. Toutefois, M. Bell a fait remarquer que, nonobstant le fait qu'on ne mentionne pas spécifiquement cette question dans la description abrégée du terrain, la superficie et la description du terrain étaient en général alignées sur le cadastre. Cette preuve n'a pas été contestée.

[93]            Aucune de ces questions ne vient contredire ou restreindre de façon importante l'avis de M. Bell.


[94]            J'ai aussi examiné la question de savoir s'il y a lieu de modifier les conclusions de M. Bell. Compte tenu des prétentions des avocats que j'ai citées au début de cette analyse, je n'ai pas été convaincue que la conclusion de M. Bell soit si déficiente sur un point donné qu'une intervention de la Cour s'avérerait nécessaire.

b)          Le taux d'intérêt pour le bail de 1999 à 2004

[95]            Le bail type, déposé comme pièce J-1, porte que :

[traduction]

Une fois que les évaluateurs du bailleur ont établi la juste valeur économique du terrain, le(s) représentant(s) du bailleur, le preneur et son(ses) représentant(s) et le conseil de bande ou son(ses) représentant(s) se rencontrent pour négocier le juste loyer économique aux conditions suivantes :

Le loyer annuel est calculé en appliquant (par multiplication) le taux de location fixé par le conseil de la bande des Ojibways de Nipissing en négociation avec le(s) preneur(s) ou son(ses) représentant(s).

[96]            Le bail type que la Cour doit utiliser aux dires des avocats, et qui est cité à l'appui des conclusions des rapports de M. Bell, porte que dès que la valeur marchande du terrain est fixée :

[traduction]

Le loyer annuel est calculé en appliquant (par multiplication) à la juste valeur marchande du terrain le taux débiteur moyen auquel la Banque du Canada consent des prêts aux banques à charte canadiennes.

Pour l'application du présent article, le taux débiteur moyen correspond au taux fixé aux termes du présent contrat le premier septembre de chacune des cinq (5) années précédant la date d'expiration du terme stipulé au présent contrat.

Il y a une différence entre les deux versions du bail quant à savoir si le loyer est le produit de la valeur du terrain multiplié par le taux de location convenu ou le produit de la valeur du terrain multiplié par le taux débiteur moyen de la Banque du Canada.


[97]            M. Bell a témoigné que le taux débiteur moyen de la Banque du Canada applicable était de 5,15 p. 100.

[98]            Toutefois, la défenderesse plaide pour un taux plus élevé, qui aurait été établi dans une entente distincte. Le témoignage principal de Mme McLeod à ce sujet est transcrit comme suit :

[traduction]

Q.             Mme McLeod, vous avez sous les yeux une lettre de mon collègue, l'avocat du lotissement de Jocko Point, adressée à la Première nation de Nipissing, lettre qui est datée du 25 mars 1999. Est-ce bien le cas?

R.             Oui.

Q.             Reconnaissez-vous cette lettre?

R.             Oui, je la reconnais.

Q.             Si vous allez à la page 2 de la lettre, vous y verrez une série de calculs. Pourriez-vous indiquer à la Cour quel est le pourcentage utilisé pour l'augmentation du loyer en 1999-2004?

R.             5,39 p. 100.

Q.             Sur la base de cet intérêt de 5,39 p. 100, la Première nation de Nipissing a-t-elle pris des mesures par rapport à ce taux?

R.             Oui. Ils ont examiné la lettre. Ils ont considéré qu'elle était inacceptable et ils ont pris le rapport d'évaluation qui fixait la juste valeur marchande du terrain et lui ont appliqué le 5,39 p. 100 pour obtenir le loyer de 1999. [non souligné dans l'original]

[99]            Voici ce que Mme McLeod a déclaré en contre-interrogatoire :

[traduction]

Q.             Simplement pour traiter de cette question de taux d'intérêt dès maintenant et sans préjudice à l'objection que j'ai présentée, il y avait d'autres offres faites dans cette lettre au même moment qu'on avançait un taux d'intérêt de 5,39 p. 100. Est-ce bien le cas?

R.             Oui.

Q.             Avez-vous accepté l'une ou l'autre des offres faites?


R.             Non, nous ne les avons pas acceptées parce que le conseil considérait que les offres contenues dans la lettre n'avaient pas de sens.

Q.             Mais vous préconisez le taux d'intérêt de 5,39    p. 100?

R.             Eh bien, lorsque vous avez dit dans la lettre qu'il y avait lieu de procéder à une détermination en vertu du bail, le conseil a dit : « d'accord, déterminons les loyers en vertu du bail » . [non souligné dans l'original]

[100]        Selon moi, le témoignage de Mme McLeod ne démontre pas qu'il y avait entente entre les parties quant au taux d'intérêt applicable. Selon ce que je comprends de son témoignage, elle a déclaré que les demandeurs avaient proposé un taux d'intérêt de 5,39 p. 100 en même temps qu'ils avançaient des chiffres quant à la valeur des terrains qui n'étaient pas acceptables à la bande de Nipissing. La bande a accepté le taux d'intérêt, mais elle a rejeté les autres propositions. Cette preuve ne suffit pas à établir qu'il existait un consensus aux fins du procès quant au taux d'intérêt applicable.

[101]        Toutefois, dans ses prétentions écrites la défenderesse souligne que la déclaration des demandeurs au sujet de cette période de bail contient les paragraphes 6 et 7 suivants :

[traduction]

6.              Les demandeurs déclarent que le bail contient un article qui définit la façon de déterminer le nouveau loyer, savoir :

« ... Le loyer pour la période quinquennale commençant le 1er avril 1994 et pour chaque période quinquennale successive et reconduction de celle-ci est fixé avant le commencement de chaque période en fonction de la juste valeur marchande du terrain à ce moment-là, en faisant abstraction de la valeur des améliorations construites ou apportées par le preneur sur le terrain cédé à bail mais en tenant dûment compte de la valeur des autres terrains cédés à bail de la région. Une fois que les évaluateurs du bailleur ont établi la juste valeur économique du terrain, le(s) représentant(s) du bailleur, le preneur et son(ses) représentant(s) et le conseil de bande ou son(ses) représentant(s) se rencontrent pour négocier le juste loyer économique aux conditions suivantes : ... »


7.              Les demandeurs déclarent que les parties ont convenu que les « conditions suivantes » susmentionnées correspondent au fait que le loyer sera calculé en appliquant (par multiplication) à la juste valeur marchande des terrains le taux débiteur moyen de la Banque du Canada pour le mois de septembre de chacune des cinq années précédentes. Cette moyenne pour 1994-1998 est de 5,39 p. 100. [non souligné dans l'original]

[102]        Au paragraphe 4 de sa défense modifiée et de sa demande reconventionnelle, la défenderesse déclare ceci :

[traduction]

S'agissant du paragraphe 7 de la déclaration, la défenderesse admet seulement que le taux débiteur pertinent de la Banque du Canada devant être appliqué pour obtenir le juste loyer économique pour la période de cinq ans commençant au 1er avril 1999 est de 5,39 p. 100. C'est le taux qui est proposé par les demandeurs et que la défenderesse a accepté et utilisé.

[103]        Se fondant sur la preuve et les actes de procédure, la défenderesse déclare donc que :

i)           Un aveu fait dans un acte de procédure est probant et la Cour ne peut tirer une conclusion de fait qui diffère des faits affirmés et admis dans les actes de procédure. La Cour ne peut arriver à une telle conclusion que si les demandeurs ont obtenu l'autorisation de retirer leur aveu en modifiant leur déclaration. Une telle modification après l'audition des témoignages causerait un préjudice à la défenderesse; et


ii)          Il est bien établi comme principe d'équité en droit qu'une partie peut se voir opposer une fin de recevoir lorsqu'elle cherche à faire appliquer ses droits juridiques stricts lorsque sa conduite a amené l'autre partie à s'attendre à une certaine situation, ou lorsqu'il serait inéquitable que cette partie procède ainsi au vu des négociations qui ont lieu entre les parties. Étant donné l'entente entre les parties en l'instance au sujet du taux d'intérêt à utiliser, ainsi que le fait que la défenderesse s'est appuyée sur cette entente, les présentes justifient l'utilisation de la doctrine de la fin de non-recevoir.

[104]        J'ai conclu que la preuve présentée au procès ne démontre pas qu'il y a eu entente pour fixer le taux d'intérêt à 5,39 p. 100. Toutefois, en l'absence d'une telle entente, il y a lieu d'examiner l'argument de la défenderesse qui veut que les demandeurs se soient conduits de telle façon qu'ils ne peuvent maintenant obtenir la sanction de leurs droits. Dans ses arguments, la défenderesse n'indique pas exactement quelles actions auraient été prises à son détriment par suite de la correspondance reçue de l'avocat des demandeurs qui mentionne le taux d'intérêt plus élevé. La défenderesse a demandé à son témoin expert de préparer un rapport d'évaluation fondé sur les deux taux d'intérêt et on n'a présenté aucune preuve de préjudice. En l'absence d'une preuve portant sur ce qui aurait été fait au préjudice de la défenderesse, je ne suis pas convaincue qu'il y a des considérations d'équité suffisantes pour justifier l'utilisation de la doctrine de la fin de non-recevoir.


[105]        Le premier argument avancé par la défenderesse est plus sérieux. Il s'agit de l'assertion que la Cour ne peut tirer une conclusion de fait qui diffère de ce qui a été affirmé par les demandeurs et admis par la défenderesse dans les actes de procédure. Cette assertion s'appuie sur une décision, Canada Permanent Mortgage Corporation v. The City of Toronto, [1951] O.R. 726 (C.A.), qui détermine que les aveux de fait ont valeur judiciaire et qu'ils sont probants pour la partie qui les fait.

[106]        La réponse simple des demandeurs à cet argument de la défenderesse est la suivante :

[traduction]

Nonobstant les prétentions de la défenderesse, la question du taux d'intérêt est une question mécanique qui ne dépend pas de la crédibilité. Elle exige tout simplement qu'on téléphone à la Banque du Canada pour déterminer exactement quel était le taux d'intérêt pour la période en cause. Les demandeurs sont convaincus que l'évaluateur de la défenderesse a passé ce coup de téléphone et qu'il sait que le taux d'intérêt applicable est de 5,19 p. 100 et non de 5,39 p. 100, nonobstant ce que les demandeurs avaient présumé au moment où ils ont rédigé leurs actes de procédure. De plus, le témoignage de l'évaluateur de la défenderesse porte qu'il s'agit de 5,19 p. 100 et les demandeurs s'y rangent. De toute façon, la Cour n'est pas liée par une erreur d'arithmétique que l'on peut corriger sans mettre en cause la crédibilité des témoignages. Les tribunaux font régulièrement droit à des requêtes pour que les actes de procédure soient rendus conformes aux conclusions d'un jury. Par exemple, si un demandeur poursuit pour la somme de 50 000 $ et que le jury lui en accorde 75 000 $, le tribunal l'autorisera à modifier ses actes de procédure pour augmenter sa demande afin qu'elle soit conforme à ce qui est accordé. [renvois omis]

Nonobstant cet argument, aucune requête expresse de modification d'un acte de procédure n'a été présentée par l'une ou l'autre des parties.

[107]        Selon moi, il y a deux points qui permettent de répondre à l'argument de la défenderesse que les actes de procédure sont probants.


[108]        Premièrement, bien que les demandeurs aient utilisé le taux d'intérêt de 5,39 p. 100 dans leur déclaration, l'admission à ce sujet provient de la défenderesse. Pourtant, c'est la défenderesse qui, par l'entremise du rapport d'expert de M. Bell et de son témoignage, a présenté une preuve contraire portant que le taux d'intérêt était de 5,15 p. 100.

[109]        Deuxièmement, la Cour fédérale du Canada n'a pas appliqué la jurisprudence de l'Ontario quant à la rétractation des aveux. Dans l'arrêt Andersen Consulting c. Canada, [1998] 1 C.F. 605 (C.A.), la Cour d'appel déclare ceci, aux paragraphes 12 et suivants :

[12]          Différents critères de rigueur inégale ont été appliqués par les différentes juridictions à travers le Canada en matière de rétractation d'aveu. À une extrémité, la jurisprudence ontarienne, en ce qui a trait à l'interprétation de la Règle 51.05 des Règles de procédure civile, impose trois conditions à la partie qui demande l'autorisation de rétracter un aveu :

(1)    la modification proposée doit faire valoir un point jugeable;

(2) l'aveu a été fait par inadvertance ou par suite de mauvaises instructions; et

(3) la rétractation ne doit causer aucun préjudice qui ne soit réparable par dommages-intérêts.

[13]          À l'autre extrémité, les juridictions de Colombie-Britannique, adoptant une conception plus souple, ne posent pas pour condition essentielle de rétractation que l'aveu contenu dans la défense ait été fait par inadvertance ou de façon hâtive. Le critère qu'elles observent pose que dans toutes les circonstances de la cause, il doit y avoir un point jugeable, qui devrait passer en jugement dans l'intérêt de la justice et qui ne devrait pas se résoudre par une admission de fait. Selon ce critère, l'inadvertance, l'erreur, la précipitation, l'ignorance des faits, la découverte de faits nouveaux, et l'introduction en temps opportun de la requête sont autant de facteurs à prendre en considération pour examiner s'il ressort des circonstances qu'il y a un point jugeable, lequel devrait passer en jugement dans l'intérêt de la justice.

[14]          Nous préférons la voie empruntée par les tribunaux de Colombie-Britannique, qui assure à la juridiction saisie d'une requête en modification des plaidoiries, même lorsque la modification vise à rétracter un ou des aveux, la souplesse nécessaire pour faire en sorte que les points jugeables passent en jugement, sans que les parties n'aient à subir d'injustice. [renvois omis]

[110]        Au vu de la jurisprudence de la Cour d'appel fédérale, la décision citée par la défenderesse n'est pas convaincante. Toutefois, aucune requête en modification d'un acte de procédure n'a été présentée. En l'absence d'une telle requête, le taux d'intérêt demandé dans la déclaration et concédé dans la défense doit être utilisé.


7.          Conclusion

[111]        Étant donné que j'ai considéré l'avis de M. Bell préférable à celui de M. Rueck, il s'ensuit que je conclus que la juste valeur marchande des terrains est telle que M. Bell l'a établie.

[112]        Par conséquent, la défenderesse a droit aux loyers calculés par l'application de ces valeurs aux pourcentages consignés à la page 58 de la pièce J-3 et, à moins qu'on présente une requête pour modifier la déclaration, à la page 53 de la pièce J-4. La défenderesse a aussi droit d'obtenir gain de cause dans sa demande reconventionnelle pour obtenir tout arrérage de loyer. Les sommes en cause n'ont pas été déposées en preuve.

[113]        Normalement, la défenderesse aurait aussi droit à ses dépens et aux intérêts avant et après jugement. Aucune des parties n'a présenté d'argument quant à savoir si ces mesures seraient appropriées et, si c'est le cas, quelles seraient les sommes appropriées.

[114]        Étant donné ces incertitudes, la Cour ne peut délivrer un jugement formel en ce moment. Par conséquent, les parties reçoivent les directives suivantes :


1.          Comme je l'ai fait remarquer, les demandeurs n'ont présenté aucune requête expresse pour modifier leur déclaration dans l'action T-1252-99 afin de la rendre conforme à la preuve présentée au procès par la défenderesse au sujet du taux de la Banque du Canada. Étant donné les circonstances très inhabituelles, où c'est la Couronne défenderesse qui a présenté la preuve d'un taux d'intérêt contraire à celui qu'elle avait admis dans sa défense, et où on peut trouver dans les prétentions écrites des demandeurs en réponse une demande implicite de modification des actes de procédure, les demandeurs, s'ils considèrent que c'est indiqué, peuvent présenter un avis de requête ainsi que des prétentions écrites pour obtenir une ordonnance modifiant leur déclaration dans l'action T-1252-99. Cet avis et les prétentions qui l'accompagnent doivent être déposés et signifiés dans les 14 jours de la réception des présents motifs. La défenderesse aura alors 14 jours de la date de la signification des documents des demandeurs pour effectuer le dépôt et la signification de ses prétentions écrites en réponse. Par la suite, les demandeurs peuvent faire signifier et déposer leurs prétentions en réponse dans les cinq jours de la réception des documents de la défenderesse.


2.          La défenderesse doit faire signifier et déposer ses prétentions écrites quant au quantum de ses demandes reconventionnelles, des intérêts avant et après jugement et des dépens, au plus tard 14 jours après la réception des présents motifs. Les demandeurs peuvent faire signifier et déposer leurs prétentions en réponse au plus tard 14 jours après qu'ils auront reçu signification des documents de la défenderesse. Par la suite, la défenderesse peut faire signifier et déposer toute prétention en réponse dans les cinq jours de la réception des documents des demandeurs.

[115]        Par la suite, un jugement sera délivré en accord avec les présents motifs et les prétentions écrites déposées suite à mes directives.

            « Eleanor R. Dawson »          

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 18 décembre 2002

1.          La période précitée n'est pas indiquée dans le bail type déposé comme pièce J-1. Toutefois, les avocats ont convenu qu'il s'agit de la période applicable. Voir la transcription des témoignages, 30 mai 2002, page 57, lignes 14 et suivantes.

2.          C'est la valeur que M. Bell a mentionné dans son témoignage oral (voir, par exemple, son témoignage au volume 2 de la transcription du procès, à la page 136) et la valeur que l'on trouve utilisée très souvent dans son rapport d'évaluation pour la période de 1999-2004 (pièce J-4). C'est cette valeur que M. Bell a utilisée pour calculer les loyers applicables dans son rapport. Toutefois, ce n'est pas la valeur que l'on trouve à la page 2 de son rapport. M. Bell ne s'est vu poser aucune question au sujet de cette divergence apparente.

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                                 COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                            SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIERS :                                       T-1252-99 et T-1538-95

INTITULÉ :                                        Jeannine Morin et autres c. Sa Majesté la Reine

LIEU DE L'AUDIENCE :                  North Bay (Ontario)

DATES DE L'AUDIENCE : Les 28, 29 et 30 mai 2002

PRÉTENTIONS ÉCRITES :             Reçues les 16 août, 20 et 27 septembre 2002

MOTIFS DE JUGEMENT DE MADAME LE JUGE DAWSON

DATE DES MOTIFS :                       Le 18 décembre 2002

COMPARUTIONS :

M. Hubert E. Mantha                                                                POUR LES DEMANDEURS

M. Gary N. Penner                                                                    POUR LA DÉFENDERESSE

Mme Stephanie Paul

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

M. Hubert E. Mantha                                                                POUR LES DEMANDEURS

Toronto (Ontario)

M. Morris Rosenberg                                                                POUR LA DÉFENDERESSE

Sous-procureur général du Canada

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