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Date : 20020201

Dossier : IMM-5764-00

                                                                                              Référence neutre : 2002 CFPI 126

ENTRE :                                                                                                   

SAI JIN CHI (alias DIA, SUI GIN)

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

                                               MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE HANSEN

[1]                 La présente demande de contrôle judiciaire fondée sur l'article 82.1 de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, vise l'annulation de la décision par laquelle la Section du statut de réfugié (SSR) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a refusé, en date du 19 octobre 2000, de reconnaître à Sai Jin Chi (la demanderesse) le statut de réfugié au sens de la Convention.


Contexte

[2]                 La demanderesse est une citoyenne de la République populaire de Chine (RPC) âgée de 29 ans qui est entrée au Canada par bateau en août 1999 et qui a été maintenue sous garde depuis son arrivée. Elle dit avoir laissé derrière elle son mari et sa fille de cinq ans. Elle craint que le gouvernement de la RPC ne lui enlève la possibilité de donner naissance à un fils, en l'obligeant à la stérilisation, à l'avortement ou au port d'un stérilet.

[3]                 La demanderesse affirme être le troisième enfant d'une famille rurale de la province de Fujian. Elle s'est engagée dans un mariage arrangé à l'âge de 25 ans. Elle déclare que ce mariage n'a jamais fait l'objet d'un enregistrement. Elle a commencé à vivre avec son mari dans la maison familiale de ce dernier et, en septembre 1996, elle a donné naissance à une fille avec l'aide d'une sage-femme dans une résidence privée. La naissance de l'enfant n'a jamais été enregistrée. La demanderesse ajoute qu'en ne révélant pas l'existence de sa fille, elle se donnait la possibilité d'avoir un autre enfant. Elle affirme vouloir un fils, ce qui ferait plaisir à son époux. Un mois après la naissance de sa fille, on l'a forcée à se faire poser un stérilet. Les autorités de la planification familiale l'ont informée qu'elle était tenue d'attendre cinq ans avant d'avoir un deuxième enfant. Elle s'est plaint de douleurs et de maux à la suite de la mise en place du stérilet, mais les responsables de la planification familiale ont rejeté ses plaintes.


[4]                 Quoi qu'il en soit, la demanderesse affirme qu'elle et son mari ont tenté de tromper la vigilance des autorités de la planification familiale en ne faisant pas enregistrer la naissance de leur fille et en retirant illégalement le stérilet. Peu de temps après, elle est devenue enceinte. Craignant que les autorités ne suspectent une grossesse quand elle a omis de se présenter à son examen gynécologique trimestriel, elle est allée se cacher chez un ami. Finalement, les autorités ont découvert qu'elle était enceinte et l'ont forcée à se faire avorter alors que sa grossesse était avancée. Sa demande fait état qu'après cet événement traumatisant, son mariage s'est effondré, son mari l'a quittée et elle a fait une dépression.

[5]                 C'est à ce moment que la demanderesse a adhéré à la doctrine Tien Dao et qu'elle a commencé à fréquenter le temple régulièrement. Le 1er juillet 1999, le Bureau de la sécurité publique (BSP) a fait une descente au temple, mais la demanderesse a réussi à s'enfuir par la porte arrière et à se cacher dans une caverne avant de se réfugier chez sa tante le lendemain matin.

[6]                 Plusieurs jours après, sa mère et sa soeur sont venues lui porter une sommation ordonnant son arrestation. Dans ses motifs, la SSR résume comme suit les raisons qui ont poussé la demanderesse à fuir la Chine :

  • [...] Selon son témoignage, la revendicatrice avait désormais deux raisons de craindre. Elle devait se méfier des autorités responsables de la planification de la famille. Elle risquait, croyait-elle, d'être stérilisée et pouvait craindre d'être arrêtée et incarcérée en raison de son attachement àla doctrine de Tien Dao. C'est ce qui l'a décidée àfuir vers le Canada, ce qu'elle a fait par bateau, même si elle s'est montrée vague quant aux mobiles exacts et àqui a assuméles frais du voyage.

[7]                 À son arrivée au Canada, elle souffrait encore de problèmes médicaux importants liés au port du stérilet. Son dossier médical comporte un certain nombre de plaintes en rapport avec le stérilet, mis en place il y a plusieurs années. Le stérilet a finalement été retiré. La demanderesse craint que si elle retourne en Chine, elle sera obligée de se faire poser un stérilet ou de se faire stériliser. Même si elle est autorisée à avoir un autre enfant, elle craint que, peu importe le sexe de l'enfant, elle devra par la suite se faire stériliser.

La décision faisant l'objet du présent contrôle judiciaire

[8]                 La SSR a accepté le fait que la demanderesse est une résidente de la province de Fujian, en RPC. Elle a toutefois conclu que la demanderesse n'avait pas fourni de preuve crédible quant à son mariage, à la naissance de son enfant et à l'avortement auquel on l'avait forcée.


[9]                 La SSR n'a pas jugé plausible le fait que la demanderesse n'ait pas de certificat de mariage, puisque, de par sa vaste expérience avec les revendicateurs de la province de Fujian, il apparaît normal que les personnes mariées de cette province, quelle que soit leur position sociale, disposent d'un certificat de mariage ou d'un « certificat du double bonheur » . Le tribunal a mentionné qu'un certificat de ce genre pose les fondations d'une grossesse légale sous l'égide du programme de planification familiale en vigueur en Chine, ce que, selon l'affirmation de la demanderesse, elle et son mari voulaient. De plus, compte tenu du fait que la naissance de l'enfant n'avait pas été enregistrée, la SSR s'est demandée comment les autorités de la planification familiale avaient été alertées au sujet de l'enfant et comment elles avaient réussi à obliger la demanderesse à se faire poser un stérilet.

[10]            Deuxièmement, la SSR a noté que la demanderesse n'a pas produit d'enregistrement de résidence pour démontrer qu'elle était mariée, qu'elle résidait à la même adresse que son mari, ou qu'elle avait une fille. Elle a plutôt produit un hukou délivré en 1997 qui indiquait qu'elle vivait toujours avec ses parents. Le tribunal a noté que les noms de ses frères et soeurs qui avaient quitté le domicile familial pour se marier ne figuraient plus sur le hukou, mais que le nom de la demanderesse y était toujours. La SSR en a déduit que si la demanderesse avait quitté le domicile familial en 1995 pour se marier, comme elle l'a dit, son nom aurait dû également être effacé du hukou de 1997. Selon la SSR, il existe de nombreuses raisons de se fier à l'exactitude du système d'enregistrement hukou : il est conçu pour confirmer le lieu de résidence des personnes en Chine et un document à jour permet au titulaire d'obtenir des avantages sociaux, tels que de l'huile et de la nourriture. Donc, mis à part le caractère obligatoire de la mise à jour du hukou, il existe d'autres incitatifs pour garder ce document à jour. La SSR a estimé qu'il n'était pas logique que la revendicatrice ne se soit pas conformée aux procédures normales du système d'enregistrement hukou, si elle avait effectivement quitté le domicile de ses parents pour aller vivre avec son mari.


[11]            La SSR a également estimé que l'allégation selon laquelle la demanderesse n'avait pas fait enregistrer la naissance de sa fille parce qu'elle ne voulait pas que les autorités de la planification familiale soient mises au courant était « remarquablement incohérente » considérant qu'elle avait admis que les autorités « savaient à coup sûr » au sujet de sa fille.

[12]            Selon le tribunal, il n'était pas plausible que, dans une société aussi axée sur la bureaucratie et aussi politiquement consciente que la RPC, la demanderesse ait pu ne pas être au courant du processus du système hukou. La SSR a laissé entendre que le témoignage de la demanderesse sur ce point entachait la crédibilité de sa revendication de façon générale. Elle a d'ailleurs fait état de ce qui suit :

  • Devant son argumentation, le conseil de la revendicatrice a affirméque la méconnaissance des hukou et des procédures d'immatriculation s'y rattachant de la revendicatrice s'expliquent par le fait qu'elle n'était pas responsable du hukou et ne savait rien àce sujet. Le tribunal refuse d'y voir une explication légitime de l'incompréhension de la revendicatrice àce sujet. J'ai déjàfait allusion àl'observation du tribunal selon laquelle la Chine est une sociététrès bureaucratique dans laquelle les citoyens sont dès leur plus jeune âge habitués àsignaler les événements fondamentaux de la vie et àen rendre compte aux autorités. Or, le hukou est une méthode essentielle de contrôle non seulement des mouvements de la population chinoise, mais aussi du droit des citoyens àdes avantages. Si la revendicatrice affirme n'avoir rien su du hukou parce que cette responsabilitépourtant très minimale ne relevait pas d'elle, le tribunal doit se demander s'il en va pas de même pour d'autres éléments de sa revendication. Ou bien elle assoit sa revendication sur des preuves, auquel cas on peut se fier àla connaissance qu'elle a de la situation, ou bien elle n'est pas au courant des renseignements fournis dans le hukou et d'autres éléments de son récit. La revendicatrice doit choisir.

[13]            Outre le fait que la demanderesse n'avait pas été en mesure de fournir des documents à l'appui de sa demande, la SSR a estimé qu'elle n'avait pas répondu aux questions de façon claire et précise. Elle semblait se contredire en affirmant qu'elle voulait avoir un fils pour faire plaisir à son mari, tandis que son formulaire de renseignements personnels (FRP) faisait état qu'elle était séparée. À ce propos, la SSR a souligné que son FRP contenait « des indications très claires selon lesquelles le mariage s'était en réalité effondré » . Elle a jugé qu'elle ne disposait pas d'éléments preuves fiables lui permettant de conclure que le mariage de la demanderesse était légal et toujours existant. Qui plus est, elle a estimé que le régime de planification familiale était appliqué de manière souple dans la province de Fujian, où le nombre moyen de naissances vivantes dépasse 2,5 par famille, et que bon nombre de ménages vivant en milieu rural ne sont pas limités à deux enfants, particulièrement si ces enfants sont des filles.

[14]            Bref, la SSR a conclu que la demanderesse n'était pas un témoin fiable ou digne de confiance considérant les principales allégations invoquées à l'appui de sa revendication. Les motifs du tribunal se terminent de la façon suivante :

  • Tout compte fait, le tribunal est d'avis que la revendicatrice n'est pas un témoin fiable ni digne de foi en ce qui a trait àses principales allégations et que les documents qui ont étésoumis n'ont pas d'assise convaincante ni objective capable de soutenir ou d'étayer de telles allégations au vu de la situation aujourd'hui en vigueur en Chine.

Questions en litige

[15]            La demanderesse allègue que la SSR a tiré des conclusions de fait qui sont injustes, qui ne sont pas soutenues par la preuve, qui sont directement contredites par la preuve et qui vont au-delà de son expertise particulière à titre de tribunal spécialisé.


[16]            La demanderesse fait valoir qu'elle n'aurait eu aucune raison de se faire poser un stérilet si les autorités de la planification familiale ne l'y avait pas obligé afin de prévenir d'autres grossesses. Aucun élément de preuve ne démontre qu'elle avait elle-même choisi cette méthode de contraception. La demanderesse allègue que la présence du stérilet prouve clairement l'existence d'au moins un enfant. De plus, elle fait valoir que la SSR n'a pas du tout tenu compte du fait qu'elle a exprimé de façon répétée son désir de donner naissance à un garçon. Par conséquent, la SSR lui a laissé entendre qu'elle ne courait aucun risque en retournant en RPC parce qu'elle serait une femme qui vit sans conjoint et sans enfant et qui ne porte pas de stérilet.

[17]            Le défendeur soutient que la SSR a le droit d'apprécier la crédibilité d'un revendicateur et de tirer des conclusions raisonnables à la lumière de l'ensemble de la preuve. Il invoque l'arrêt Aguebor c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.), dans lequel la Cour d'appel fédérale a affirmé ce qui suit au paragraphe 4 :

  • Il ne fait pas de doute que le tribunal spécialisé qu'est la section du statut de réfugié a pleine compétence pour apprécier la plausibilité d'un témoignage. Qui, en effet, mieux que lui, est en mesure de jauger la crédibilité d'un récit et de tirer les inférences qui s'imposent? Dans la mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d'attirer notre intervention, ses conclusions sont à l'abri du contrôle judiciaire. Dans Giron, la Cour n'a fait que constater que dans le domaine de la plausibilité, le caractère déraisonnable d'une décision peut-être davantage palpable, donc plus facilement identifiable, puisque le récit apparaît à la face même du dossier. Giron, à notre avis, ne diminue en rien le fardeau d'un appelant de démontrer que les inférences tirées par le tribunal ne pouvaient pas raisonnablement l'être. L'appelant, en l'espèce, ne s'est pas déchargé de ce fardeau.

Analyse

[18]            La conclusion selon laquelle la demanderesse ne sera pas punie à son retour en Chine se fonde sur le refus de la SSR d'admettre la preuve concernant l'existence de son mariage et de sa fille. Pour cette raison, je commencerai mon analyse en me demandant si la SSR a commis une erreur en concluant que la demanderesse n'a présenté aucun élément de preuve crédible relativement au fait qu'elle soit mariée et ait un enfant.


Le tribunal a-t-il commis une erreur en concluant que la demanderesse n'a présenté aucun élément de preuve crédible relativement à l'existence de son mariage et de son enfant?

[19]            La demanderesse soutient que la conclusion de la SSR selon laquelle il n'y avait aucune preuve crédible que la demanderesse était mariée et avait un enfant est une conclusion de fait injuste tirée sans égard à la preuve.

[20]            La demanderesse allègue que la SSR n'a pas du tout tenu compte de la signification culturelle du stérilet. Selon la demanderesse, en Chine rurale, le fait qu'une femme porte un stérilet est une preuve de la mise en application à son endroit de mesures de l'État visant à limiter les capacités reproductives des femmes. Elle souligne qu'il n'existe aucune raison pour une femme de porter un stérilet si les autorités de la planification familiale n'essaient pas de l'empêcher de devenir enceinte. La preuve documentaire n'indique pas qu'en Chine, les femmes célibataires ou qui ne sont plus mariées se font poser un stérilet pour des raisons personnelles. La demanderesse soutient que le port d'un stérilet est une preuve manifeste non seulement du contrôle exercé par l'État sur son corps, mais aussi de son mariage et de l'existence d'au moins un enfant.


[21]            La demanderesse s'appuie également sur son témoignage verbal. Elle fait valoir que la SSR n'avait aucune raison de douter de l'existence de son mari et de sa fille, en s'appuyant sur la ligne de conduite adoptée dans l'arrêt Maldonado c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1980] 2 C.F. 302 (C.A.F.), où la Cour d'appel fédérale a statué, à la page 305, que : « Quand un requérant jure que certaines allégations sont vraies, cela crée une présomption qu'elles le sont, à moins qu'il n'existe des raisons d'en douter [¼] » .

[22]            La SSR a insisté beaucoup sur le fait que la demanderesse ne pouvait pas produire de documents établissant son identité et elle a conclu que, si elle avait été mariée, il était peu plausible que son nom ait toujours été inscrit sur le hukou de ses parents. La demanderesse prétend que la SSR a :

[traduction] [¼] une propension à faire référence de manière concluante aux faits touchant la société chinoise. Ces références sont soit contredites par la preuve ou sans aucun fondement. Elle affirme, par exemple, qu'il est normal dans la société chinoise d'être en possession de pièces d'identité primaires.

Dans sa réponse, le défendeur s'appuie sur la décision Shahamati c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 415, dans laquelle la Cour d'appel fédérale a affirmé, au paragraphe 2, que : « [¼] la Commission a le droit, pour apprécier la crédibilité, de se fonder sur des critères comme la raison et le bon sens. »

[23]            Toutefois, la demanderesse signale une preuve documentaire, mise à la disposition de la SSR, qui contredit directement cette conclusion. Elle souligne que la [traduction] « population nomade » en Chine existe, en grande partie, pour éviter l'application des règles de planification familiale tout particulièrement.


[24]            Le défendeur réplique expressément à ces allégations en affirmant ce qui suit :

[traduction] [¼] la seule explication que la demanderesse a fournie pour justifier qu'elle n'était pas inscrite sur le hukou de son mari était qu'il y avait eu des réticences au mariage arrangé. Il était raisonnablement loisible à la Section du statut de réfugié de faire une inférence défavorable à partir du fait qu'elle a dit s'être mariée en 1995 et être allée vivre avec son mari et que, par ailleurs, le hukou de 1997 de ses parents comportait son nom et ne mentionnait pas qu'elle était mariée. La demanderesse ne s'est pas présentée comme faisant partie de la population nomade [¼]

[25]            La preuve documentaire produite en septembre 1998, par la Direction des recherches de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié révèle que l'expression « population nomade » désigne les personnes [Traduction] « qui n'habitent plus leur lieu de résidence inscrit mais qui n'ont pas modifié leur hukou » et que « ces nomades ne sont pas toujours en déplacement; certains habitent un même endroit pendant des années » .

[26]            La preuve documentaire montre également que la migration sans modification du hukou est souvent la solution retenue pour éviter la planification familiale. Il existe des réseaux chargés d'aider les femmes du milieu rural à se déplacer vers différents endroits pour leur permettre d'accoucher et de se cacher des autorités locales de la planification familiale. En ce qui a trait à la question des stratégies utilisées par les femmes du milieu rural pour contourner la réglementation en matière de planification familiale, un article publiée dans l'édition de septembre 1998 de la revue Current History révélait ce qui suit à la page 1188 :

[traduction] [¼] la campagne de l'enfant unique exerce une pression incroyable sur les femmes paysannes [¼] Les paysans s'opposent évidemment aux méthodes coercitives et à la logique de la campagne. Les couples continuent d'avoir plusieurs enfants dans l'espoir d'avoir un ou plusieurs fils, qui sont considérés comme une aide indispensable [¼] Les paysans ont également choisi des méthodes plus inoffensives [que l'infanticide, l'abandon et l' « avortement sélectif » ], comme ne pas enregistrer la naissance d'une fille, pour contourner la politique de l'enfant unique [¼]

[texte entre crochets non dans l'original]


[27]            Non seulement cette preuve corrobore-t-elle la version des faits de la demanderesse, mais aussi elle contredit directement les conclusions du tribunal.

[28]            La demanderesse, dans son plaidoyer, a fait référence à la décision Valtchev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] A.C.F. no 1131, dans laquelle M. le juge Muldoon a souligné qu'un tribunal se devait d'être prudent lorsqu'il tire des conclusions de vraisemblance fondées sur les paradigmes canadiens. Il a déclaré au paragraphe 7 que : « [¼] les revendicateurs proviennent de cultures diverses et que des actes qui semblent peu plausibles lorsqu'on les juge en fonction des normes canadiennes peuvent être plausibles lorsqu'on les considère en fonction du milieu dont provient le revendicateur » .

[29]            La SSR affirme à maintes reprises qu'un certificat de mariage et un hukou à jour auraient été utiles :

  • [¼] le tribunal constate que les résidents chinois doivent avoir un tel document en main pour être autorisés àavoir un enfant aux termes du programme de planification familiale de la Chine, ce que, au dire de la revendicatrice, son mari et elle espéraient fortement réaliser.

[30]            La SSR a estimé qu'il était inconcevable que la demanderesse ne se soit pas conformée à ces exigences qui l'auraient aidée.


[31]            La demanderesse soutient que le tribunal n'a pas tenu compte de l'élément de preuve principal de sa demande : elle désirait désespérément donner naissance à un garçon. Elle affirme que ce désir des femmes du milieu rural se justifie de façon évidente par des raisons d'ordre culturel et pratique.

[32]            La demanderesse explique que, compte tenu du fait qu'elle et son mari désiraient s'assurer d'avoir un garçon, l'enregistrement de leur mariage et de la naissance de leur fille aurait diminué leurs chances d'en avoir un. Tel qu'il est clairement établi dans la documentation, même si les ménages vivant en milieu rural sont parfois autorisés à avoir un deuxième enfant lorsque le premier est une fille, la femme sera stérilisée après la naissance de ce deuxième enfant, peu importe le sexe.

[33]            La SSR a conclu que la demanderesse s'était contredite sur la question de savoir si les autorités étaient au courant au sujet de sa fille. Elle a notamment noté que son FRP comportait la déclaration suivante : [Traduction] « J'ai donné naissance à un enfant, une fille, le neuvième jour du neuvième mois 1996. Alors qu'elle n'avait qu'un mois, le gouvernement m'a avisée de me faire poser un stérilet. J'étais tenue de subir un examen tous les trois mois. » Mais, le tribunal a souligné par la suite que la demanderesse avait dit : [Traduction] « [¼] je n'ai pas fait enregistrer la naissance de mon premier enfant parce que j'espérais ainsi empêcher le gouvernement de savoir combien j'avais d'enfants. »


[34]            À mon avis, cette incohérence apparente ne résiste pas à un examen minutieux. La demanderesse a témoigné que, même si elle et son mari avaient pris des mesures pour essayer de les empêcher de découvrir qu'ils avaient une fille, les autorités ont malgré tout réussi à le savoir. Un examen minutieux de la transcription révèle que la demanderesse a affirmé à maintes reprises qu'elle ne savait pas comment les autorités avaient réussi à savoir qu'ils avaient un enfant. Le fait que la stratégie de la demanderesse pour tromper les autorités de la planification familiale ait échoué ne fait pas foi d'une incohérence dans son témoignage. Au moment de la naissance de l'enfant, les époux ont convenu de ne pas procéder à l'enregistrement dans l'espoir de garder son existence secrète.

La conclusion selon laquelle la demanderesse n'a présenté aucun élément de preuve crédible pour établir qu'elle était mariée et avait un enfant est-elle injuste ou a-t-elle été tirée sans égard à la preuve?

[35]            La demanderesse a bel et bien produit une preuve à ce sujet. Elle a témoigné qu'elle avait été mariée et qu'elle avait donné naissance à une fille. Son témoignage est cohérent avec le contenu de son FRP. De plus, la demanderesse allègue que la présence du stérilet constitue la preuve de l'ingérence de l'État en matière de reproduction. Elle note que le stérilet revêt une signification particulière en Chine; sa présence indique que la femme est mariée et qu'elle a au moins un enfant.


[36]            Il est bien établi dans la jurisprudence que la SSR ne peut pas conclure que les éléments de preuve présentés par la partie demanderesse ne sont pas crédibles du simple fait qu'elle a omis de produire des documents à l'appui de son témoignage verbal (Ahortor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 65 F.T.R. 137 et Attakora c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1989), 99 N.R. 168).

[37]            Par conséquent, j'estime que le tribunal a commis une erreur en concluant que la demanderesse n'avait pas présenté d'éléments de preuve crédibles pour établir qu'elle était mariée et qu'elle avait un enfant. La demanderesse avait le droit à la présomption que son témoignage était vrai et il ne devait pas être déconsidéré du seul fait qu'elle ne pouvait pas produire les pièces justificatives. En outre, la demanderesse a donné une explication logique pour justifier le fait que son mariage et la naissance de son enfant n'avaient pas été enregistrés. Elle a également expliqué de façon raisonnable le fait que son nom figurait toujours sur le hukou de son père. La SSR a omis de prendre en considération ces explications.

[38]            Pour obtenir gain de cause, la demanderesse doit non seulement convaincre la Cour que la SSR a tiré une conclusion de fait erronée, mais aussi qu'elle a tiré cette conclusion « sans tenir compte des éléments dont elle disposait » . (Voir notamment Sivasamboo c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1995] 1 C.F. 741 (C.F. 1re inst.))


[39]            Dans la décision Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. no 1425 (C.F. 1re inst.), M. le juge Evans a donné les explications suivantes aux paragraphes 15 à 17 :

La Cour peut inférer que l'organisme administratif en cause a tiré la conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » du fait qu'il n'a pas mentionné dans ses motifs certains éléments de preuve dont il était saisi et qui étaient pertinents à la conclusion, et en arriver à une conclusion différente de celle de l'organisme. Tout comme un tribunal doit faire preuve de retenue à l'égard de l'interprétation qu'un organisme donne de sa loi constitutive, s'il donne des motifs justifiant les conclusions auxquelles il arrive, de même un tribunal hésitera à confirmer les conclusions de fait d'un organisme en l'absence de conclusions expresses et d'une analyse de la preuve qui indique comment l'organisme est parvenu à ce résultat.

Par ailleurs, les motifs donnés par les organismes administratifs ne doivent pas être examinés à la loupe par le tribunal (Medina c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1990) 12 Imm. L.R. (2d) 33 (C.A.F.)), et il ne faut pas non plus les obliger à faire référence à chaque élément de preuve dont ils sont saisis et qui sont contraires à leurs conclusions de fait, et à expliquer comment ils ont traité ces éléments de preuve (voir, par exemple, Hassan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1992), 147 N.R. 317 (C.A.F.)). Imposer une telle obligation aux décideurs administratifs, qui sont peut-être déjà aux prises avec une charge de travail imposante et des ressources inadéquates, constituerait un fardeau beaucoup trop lourd. Une simple déclaration par l'organisme dans ses motifs que, pour en venir à ses conclusions, il a examiné l'ensemble de la preuve dont il était saisi suffit souvent pour assurer aux parties, et au tribunal chargé du contrôle, que l'organisme a analysé l'ensemble de la preuve avant de tirer ses conclusions de fait.

Toutefois, plus la preuve qui n'a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l'organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l'organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » : Bains c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l'obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l'organisme a examiné l'ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n'a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l'organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu'elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d'inférer que l'organisme n'a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait.


[40]            Considérant que l'une des principales conclusions de la SSR était que la demanderesse n'avait pas produit d'éléments de preuve crédibles pour établir qu'elle était mariée et qu'elle avait un enfant et considérant que les explications de la demanderesse ne sont pas fondamentalement illogiques, l'obligation pour le tribunal d'expliquer pourquoi il a rejeté la preuve documentaire qui appuyait les explications de la demanderesse était accrue. À mon avis, le tribunal n'a pas satisfait à cette obligation.

[41]            Dans ses motifs, la SSR a fait allusion à la possibilité que même si elle avait accepté le fait que la demanderesse était mariée et avait un enfant, elle aurait malgré tout rejeté sa revendication.

  • Àla lumière des interprétations que fait le tribunal des documents, il n'y a donc aucune raison de croire que la revendicatrice subira une stérilisation forcée si elle rentre dans la province de Fujian, qu'elle réintègre ou non une union conjugale valide et durable, sans égard àl'existence d'une fille et àsa volontéd'avoir un enfant de sexe masculin, comme elle le prétend.

[42]            Pour cette raison, je dois également considérer la conclusion selon laquelle la demanderesse ne risquait pas d'encourir la stérilisation forcée à son retour dans la province de Fujian.

Le tribunal a-t-il commis une erreur en concluant que la demanderesse ne risquait pas d'encourir la stérilisation forcée à son retour?


[43]            Le tribunal a jugé que le régime de la planification familiale était appliqué de manière souple dans la province de Fujian et que la demanderesse ne serait pas punie si elle y retournait. Le rapport Chine : politique de l'enfant unique - mise à jour publié par la Direction des recherches de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié en juin 1999 comporte l'information suivante :

Dans le mois suivant la naissance du premier enfant, il faut enregistrer celui-ci auprès de la police, et dans les deux mois suivant la naissance, la mère doit se faire poser un stérilet; si l'un ou l'autre de ces délais n'est pas respecté, la mère encourt la stérilisation. [¼] Si le premier enfant est une fille, la mère doit se faire poser un stérilet et le couple doit attendre 38 mois avant d'essayer d'avoir un deuxième enfant.

[44]            Le rapport précise également que, dans la province de Fujian, la politique en matière de population n'est pas mise en oeuvre de manière uniforme dans les zones rurales. Un autre rapport, Caught between Tradition and the State, réitère qu'[traduction] « il n'y a pas d'uniformité » dans la mise application des politiques de planification familiale dans les zones rurales. Ce rapport décrit ensuite la violation infligée aux femmes par les autorités locales chargées de la mise en oeuvre des stérilisations et des avortements forcés. Il confirme l'utilisation, dans la province de Fujian, de tactiques violentes et coercitives à l'endroit des femmes qui ne se conforment pas à la réglementation.

[45]            Le défendeur fait référence à un rapport intitulé Heaven is High and the Emperor Far Away: Report from the Fuzhou Metropolitan Counties of Liangjiang, Mawei, Fuquing, and Changle, publié en mars 2000, qui comprend l'information suivante :

[traduction] La mise en application de la politique de l' « enfant unique » est moins efficace ici que dans les autres régions de la Chine. Presque le tiers des familles dans les quatre comtés ont au moins trois enfants. Les sanctions à l'encontre des naissances « hors plan » ne se sont pas révélées efficaces [¼] L'avortement forcé et la stérilisation forcée ne sont, semble-t-il, actuellement pas tolérés, bien que les autorités locales reconnaissent qu'il y ait eu un problème à ce sujet par le passé.

[46]            La conclusion selon laquelle la demanderesse n'encourrait pas de peine de stérilisation forcée si elle retournait dans la province de Fujian est coeur du refus par le tribunal d'accorder le statut de réfugié à la demanderesse. Sur cette question, une preuve documentaire substantielle corrobore les craintes de la demanderesse et contredit la preuve documentaire sur laquelle le tribunal s'est appuyé. Dans les circonstances, le défaut du tribunal de justifier sa préférence quant à la documentation sur laquelle il s'est appuyé m'amène à conclure que le tribunal a tiré sa conclusion sans tenir compte des éléments de preuve dont il disposait.

[47]            Il devrait être noté que même si la demanderesse n'a pas de conjoint ou n'est pas en mesure de se réconcilier avec son mari, la perspective de la mise en application à son endroit de mesures de l'État visant à la limiter les capacités reproductives des femmes n'est pas écartée. La preuve documentaire précise qu'en Chine, les femmes enceintes qui ne sont pas mariées peuvent être obligées de se faire avorter.

[48]            La demanderesse craint que l'État ne lui impose des mesures visant à l'empêcher d'avoir des enfants. En laissant entendre que la demanderesse pouvait retourner en Chine et y vivre seule sans crainte d'être ciblée pour la stérilisation ou le port d'un stérilet, le tribunal lui imposait un choix personnel important qu'elle ne voulait pas faire et il omettait de prendre en compte le contexte culturel.


Dispositif

[49]            Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu'il statue à nouveau sur celle-ci.

    

                                                                              « Dolores M. Hansen »            

Juge                      

OTTAWA (ONTARIO)

Le 1er février 2002

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     IMM-5764-00        

INTITULÉ :                          SAI JIN CHI (alias DIA, SUI GIN)

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

     

LIEU DE L'AUDIENCE :              VANCOUVER (C.-B.)

DATE DE L'AUDIENCE :              Le 1er AOÛT 2001

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :          MADAME LE JUGE HANSEN

DATE DES MOTIFS :                  LE 1er FÉVRIER 2002

COMPARUTIONS :                 

Me DOUGLAS R. CANNON                 POUR LA DEMANDERESSE

Me EMILIA PECH                                           POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

ELGIN, CANNON & ASSOCIATES        POUR LA DEMANDERESSE

VANCOUVER (C.- B.)

M. MORRIS ROSENBERG                  POUR LE DÉFENDEUR

SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL

DU CANADA

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